Décembre-1940

Cahier n°39

1[er] décembre [1940]

Visites de Poughéon, de Greber, de Garnier et de Dufresnoy.

Poughéon n'a pas de bonnes nouvelles de la situation anglaise, dont le ravitaillement est très gêné. Pourquoi ces gens-là ne font-ils pas la paix? On ne peut rien attendre d'autre que la ruine grandissante. Le vainqueur, s'il y en a un, sera aussi ruiné que le vaincu. Haine, haine, haine. Il n'y aura plus que haine par le monde. Quelle régression! Dix siècles de lentes conquêtes morales anéanties. Dix siècles de conquêtes matérielles anéanties. L'Europe n'a même plus à manger. Elle est menacée de famine. Tout le monde est également coupable.

Je leur ai montré la Porte[1]. Elle plaît. Hélas! de nouveau je n'y travaille pas beaucoup. Il est vrai que le froid de l'atelier ne m'encourage guère à m'y tenir.

Greber dit que le gouvernement va venir à Versailles, très prochainement.

Paulette me le confirmait ce soir. Le général Brécard était à Paris et annonçait à la Légion d'honneur sa prochaine installation "en même temps que le gouvernement s'installerait à Vichy [2]"

2 déc[embre 1940]

Anniversaire fameux dont personne ne parle plus.

Ordinaire matinée à l'École. Après-midi, assemblée des professeurs pour essayer de bloquer les cours et séances d'ateliers en harmonie avec la séance unique des administrations. Ça s'arrange à peu près.

Fin de journée : séance du Comité des Artistes français où Bouchard nous met au courant des derniers événements de la fameuse Fédération des Sociétés d'Artistes. Les premiers délégués de cette Fédération ne me paraissent pas avoir bien compris ce qui se passait. Il s'agit de Billoul[3], Bouchery, Tournaire. Ils nous ont très mal renseignés. Si bien qu'aujourd'hui les A[rtistes] f[rançais]. qui comptent environ 4 000 adhérents a autant de délégués que les décorateurs qui en comptent à peine 400 dont pas mal de négociants. C'est un beau ratage. Mais il ne faut pas trop se frapper. Je ne crois pas que rien de ce qui aura été créé dans les conditions actuelles subsistera. En tout cas pour les A[rtistes] f[rançais]. la position n'est pas acceptable.

3 [décembre 1940]

Lettre de M. Gache, du ministère des Finances. Nos démarches pour l'autonomie commencent à porter leurs fruits. Nos jeunes gens vont enfin toucher leurs bourses, prix, etc. Mais ce n'est pas encore l'autonomie. Donc continuer.

Nous voici aux dernières séances de la Réforme de l'arch[itecture]. Ça va. Mais Marrast, jusqu'à la dernière minute, lancera d'adroites torpilles. Aujourd'hui il prétendait demander à l'État de subventionner et même d'appointer les ateliers extérieurs et les professeurs choisis par les élèves! Ainsi, d'un côté l'État veut nommer directement lui-même tout son corps enseignant, puisqu'il supprime tous les Conseils etc., et en même temps appointerait des maîtres non choisis par lui, non contrôlés directement par lui. Incohérence, mais que cache cette proposition? À mon avis, tout simplement le désir, suscité par la crainte d'une prédominance trop grande de l'École officielle, de rendre peu à peu officielles les Écoles extérieures actuelles qui vivotent si péniblement.

4 [décembre 1940]

Si un titre devait être donné un jour à chacun de ces cahiers, celui-ci devrait recevoir celui de "Il paraît que…"

Ladis[4] me disait hier que le médecin de Daladier, quelque temps avant la guerre, est allé trouver Lebrun, au moment d'un remaniement, et l'a averti de la dipsomanie de son client.

— Ce faisant, aurait-il ajouté, je viole le secret professionnel, mais je considère de mon devoir de Français de vous mettre au courant.

À quoi Lebrun aurait répondu :

— Je le sais déjà, mais il m'a aidé à être élu président de la République.

Et ça me fait penser à son :

— Comment, M[onsieur] Landowski, un homme raisonnable comme vous peut dire des choses pareilles?

quand je l'avertissais à mon retour de Rome de la situation sérieuse de l'Italie, de la certitude qu'elle entrerait en guerre contre nous, si on ne faisait pas sans tarder une politique plus active et plus compréhensive et plus réaliste à son égard. Les sourcils levés et son regard idiot.

Ce soir, pour la première fois depuis le désastre, je suis allé à l'Entr'aide. Atmosphère toute changée — peu agréable — avec très peu de ceux du début. La réunion ne se tient plus dans le salon, mais à l'ancien office. Plafond bas. Murs marrons. Lumière brutale et très réduite. Sinistre, quoi. Garnier me conduit dans les coulisses et m'introduit dans une réunion en petit comité. Darras présidait. Il y avait Perret, Dejean, Heuraux, pas mal d'autres — j'ai eu l'impression en arrivant que j'étais un intrus — aussi Lamourdedieu, Montagnac. À mots couverts on s'est donné rendez-vous pour une entrevue qu'on demandait au ministre. J'ai deviné qu'il s'agissait de cette fameuse Fédération des Sociétés. Et après, j'ai su de quoi il s'agissait, du moins d'après ce que m'a raconté Lamourdedieu, sur l'invitation de Montagnac. Il paraît qu'à une réunion avec les Allemands, après que Desvallières eût annoncé l'accord, Bouchard a protesté, disant qu'on n'était pas du tout d'accord, que la S[ociété] des A[rtistes] f[rançais] avait été dupée, etc., et qu'il demandait aux All[emands] de nous donner leurs directives. Protestation de Desvallières qui dit qu'il n'avait à recevoir de directives que de son gouvernement. L'officier allemand demanda au Comité directeur de se réunir à nouveau et de faire ce que voulait le professeur Bouchard. Quand les membres du Comité se sont retirés, B[ouchard] est resté avec les All[eman]ds. Alors, grosse irritation, c'est plus que jamais le panier de crabes. Je me réjouis d'en être resté à l'écart. Et tout ça tient au fait que les gens se prêtent les uns aux autres des sentiments hostiles qu'ils n'ont souvent pas. On les leur donne. Et comme on agit comme si ils les avaient, ils agissent finalement comme on le craignait. Si tout cela ne se passait pas dans des conditions aussi graves, si on ne se donnait pas ainsi en spectacle, ridiculement, ça ne serait qu'une scène d'opérette de plus, au lieu d'être une scène d'ambigu.

9 [décembre 1940]

Ce matin à l'École. Visite de Leconte, assez irrité de ne pas être présenté en première ligne pour le cours de théorie, et surtout de l'accueil fait par Siméon à sa réclamation. Siméon a eu tort d'avoir rompu brutalement l'entretien, mais lui a eu tort de réclamer. Il faut savoir s'incliner devant les votes. Autrement autant se nommer soi-même.

Visite du transporteur Guérin. Il croit que je ferais bien de mettre à l'École mes tableaux et quelques meubles. Il dit qu'en zone libre la fabrication intensive de l'aviation de guerre a repris, ce serait pour aider nos "collaborateurs". Il y a toujours un parti qui pousse à une rentrée en guerre, mais avec changement de partenaire. Ce serait dans ce but qu'aurait eu lieu le voyage de Lav[al] à Paris et que devait avoir lieu celui à Berlin. Mais on sent une trop grosse opposition dans l'opinion.

Il paraît, disaient hier Ladis et Benj[amin][5] que les divergences entre Pétain et Laval sont de plus en plus grandes. Le Mar[échal] aurait dit qu'il ne pouvait se séparer de L. à moins de le mettre immédiatement en accusation, car il l'aurait menacé, au cas où il le remplacerait, de créer un autre gouvernement à Paris… Durant son dernier voyage en diverses villes de Fr[ance], le Maréchal n'aurait pas caché son désappointement. Il paraît aussi que le général W[eygand] fait un sérieux retour sur lui-même et tournerait vers un comportement plus indépendant, si possible. Le bruit a couru dans Paris d'un attentat contre Laval. C'est faux.

Je ne sais plus qui me disait que le M[aréchal] ne viendrait pas à Versailles.

L'affaire de la Féd[ération], du point de vue de son organisation, s'arrange tout de même. Poughéon me le téléphonait, en revenant des A[rtistes] f[rançais]. Il semble que c'est une affaire absurde et non viable. En fait, jamais rien d'aussi provisoire ne peut être créé que ce qui se fait en ce moment, dans n'importe quel domaine. Lamourdedieu est venu m'expliquer toute son histoire. Il m'a envoyé ses procès-verbaux.

Retouché aujourd'hui les terres cuites pour la petite exposition chez Cognacq-Jay : "Noël des Artistes". Tout est long à bien faire. Surtout la Becquée où il y avait beaucoup à reprendre. Mais ces terres à cuire sont bien ennuyeuses à travailler, tellement sablonneuses.

10 [décembre 1940]

L'éternelle Commission de Réf[orme] de l'arch[itecture]. Difficile de changer sans détruire. Et de ménager tout…

Réunion d'une sorte de réduction du Conseil Supérieur des B[eau]x-A[rts] pour attribution des prix du Salon et bourses de voyage. C'est un peu par hasard que j'ai été convoqué. Parce que renseigné j'ai demandé si le renseignement était exact. Voici la composition de la commission : Hautecœur, Poli, Guill[aume] Janneau, Ladoué, Heuraux, Beltrand, Dauchez, Desvallières, Subes, moi et deux autres fonctionnaires dont j'ignore les noms. Au moins il n'y avait pas de journalistes. Mais six fonctionnaires, Heuraux, amateur, et cinq artistes. D'ailleurs, si le jury avait été autre, le jugement eût été à peu près le même.

Je reviens avec Hautecœur. Il me dit que Pierre Marcel et Bloch devront cesser leurs cours à l'École. Comme Deshairs doit être mis à la retraite en févr[ier], il me demande pour ce moment de lui étudier un projet — chiffré — de réunion des deux Écoles. À faire prudemment, car vers quelle bagarre on va…

11 [décembre 1940]

Avec Olmer, nous étudions chez moi la constitution nouvelle des jurys d'architecture. Il s'agit de ramener un jury de 38 membres à 12… Et on voudrait quand même que tout le monde en fasse partie! Pas commode.

Chez Ladis. Le président Bouisson est passé à Paris. Il est, paraît-il, d'après les nouvelles lois, responsable de tous les articles qui paraissent dans L'Œuvre puisqu'il est président du conseil d'adm[inistration]. Il rapportait des nouvelles, probablement fausses, sur la situation dans le sud : l'Italie serait à la veille de déposer les armes. La Russie aurait fait savoir à l'All[emagne] qu'elle prendrait les armes si l'All[emagne] venait au secours de l'Italie contre la Grèce. Mais l'Amérique préparerait une intervention pacificatrice. L'Amérique prépare toujours une intervention pacificatrice. C'est pourquoi on se bat toujours.

12 [décembre 1940]

Retouché Becquée et Concert pour la vente de l'Entr'Aide.

14 [décembre 1940]

En allant à l'Institut, je rencontre M. Delpeuch. Il m'annonce de futurs grands changements dont P[ierre] Laval serait la cheville ouvrière, combinaison dans laquelle il me laisse entendre qu'entreraient Déat et le président.

À l'Institut, on décide finalement d'accepter Nice pour installer provisoirement les grands prix. Bouchard est hostile, il se dit le porte-parole des pensionnaires. Que ce départ pour Nice est très gênant pour eux, etc. La vérité serait qu'il voudrait être officiellement chargé de l'intérim du poste de directeur des pensionnaires, restant à Paris, et recevoir une indemnité pour. Boschot dixit. Ce doit être vrai. Et c'est très dans la manière Bouchard. Argent d'abord.

Mme D. me téléphone. Il paraît que Laval n'est plus ministre. Il paraît que Flandin le remplace. Je pense aux déclarations faites à moi ce matin par Delpeuch. Le plan a été devancé.

15 [décembre 1940]

Salle Pleyel. Nicole Henriot jouait la ballade de Fauré, remarquablement. Il faudra qu'un jour j'écrive cette comparaison qu'il faudrait faire sur la virtuosité en art musical et la virtuosité en art plastique. L'oreille serait-elle un sens plus affiné que la vue, car elle ne peut accepter la fausse note, tandis que ne fait-on accepter à l'œil! Pourquoi une pièce musicale doit-elle être d'écriture parfaite, techniquement? Pourquoi l'exécutant doit-il être impeccable, ni fausse note, ni faute de mesure, ni d'expression, pas même de négligence. Pourquoi non seulement l'à-peu-près, mais les fautes les plus grossières sont-elles acceptées — que dis-je — encouragées dans les arts du dessin? De même en d'autres activités, comme la danse, comme l'acrobatie. Tout est étudié, raisonné, soigné. S'il n'en est pas ainsi, on n'aime pas, on siffle. Il ne s'agit pas là de "s'exprimer",  ni de "personnalité". Il s'agit de bien faire. Qui y pense, qui en parle même, en peinture ou en sculpture? Ébauches. Esquisses. À-peu-près. Bouts de torse. Têtes coupées. On accepte tout. C'est composé comme ça peut. C'est exécuté sans aucun soin. Ça ne fait rien. Davantage, on aime mieux se laisser aller. J'avais concentré mon attention sur le groupe des violons. Je pensais que si un seul de ces musiciens déplaçait son doigt de quelques millimètres, toute cette harmonie serait détruite et cette faute ne serait pas acceptée. Tous ces doigts se mouvant ensemble, et les archets glissant, ondulant, tous ensemble, si bien qu'on ne sait plus si ce sont les harmonies qui les mènent ou si se sont eux qui les déchaînent. Et ceci nous conduit à la danse où l'émotion esthétique est plus complètement encore provoquée par des concordances physiques et auditives parfaitement réglées. Pourquoi applaudit-on le résultat du travail, là; pourquoi au contraire a-t-on tendance à rabaisser le savoir, la virtuosité même dans les arts plastiques. Nous tombons là sur ce que j'appelle la lassitude de la perfection, phénomène vraiment singulier, mais qui permet à quiconque de juger, même à quiconque de produire.

16 [décembre 1940]

À l'École, je visite le soldat allemand sculpteur. Il est dans l'à-peu-près. Je pense à ce que j'écrivais hier. Cela tient à ce que l'œil est certainement un organe moins sensible que l'ouïe. Entre les sens supérieurs que sont la vue et l'ouïe, l'ouïe est le premier. D'ailleurs la musique agit plus puissamment sur l'émotion que la peinture et même la sculpture.

Pas mal de visites. Hulot, le fils, pour l'installation de l'atelier — Bigot — rue Jacques Callot; dont Leleu aussi, qui semble satisfait de la solution de Nice. Il ne semble pas que Bouchard ait renseigné très sincèrement l'Ac[adémie] sur l'état d'esprit des pensionnaires. Poughéon vient me raconter des histoires de Roux-Spitz, de Leconte, de Dupas, de Jeanniot. Mon Dieu! S'il fallait faire attention à ce que disent tous!

Je passe rue de Grenelle où j'attends une heure pour voir une minute le colonel chargé des laissez-passer. Quel métier. Madame Bonvoisin vient nous voir. Elle est en liaison avec l'ambassade. Elle nous raconte l'entrevue Hitler-Pétain. qui débuta mal, car, paraît-il, le Chancelier commença par demander la flotte et ce qui reste de l'avia[tion]. Refus courtois du Maréchal. D'où menaces, auxquelles le Mar[échal] aurait répondu en offrant d'être emmené le premier dans un camp. Interruption. Reprise où tout fut changé. Plus de demandes impossibles, et établissement d'un programme vague de collaboration.

Situation intérieure bien complexe. On dit que Lav[al] aurait même été arrêté, serait en surveillance. Flandin le remplace aux A[ffaires] é[trangères]. Ripert a démissionné. Son remplaçant, M. Chevalier, est bien. On dit que Déat aussi a été arrêté pendant q[uel]q[ue]s heures, mais relâché sur ordre impératif.

Buss[er] téléph[one] pour m'avertir des ambitions financières de Bouchard à propos de la délégation que l'Ac[adémie] lui a confiée pour les g[ran]ds prix.

17 [décembre 1940]

Changement assez sérieux à la Porte[6]. J'ai modifié les motifs circulaires autour des deux groupes : la Mort et la Vie. Les cadres sont complètement nourris et c'est mieux, plus franc. Je comprends ce qui gênait Debat[-Ponsan]. La critique était justifiée. Mais la correction était mauvaise.

Poughéon me téléphone, à propos de Leconte. Il protesterait toujours contre cette commission officieuse qui l'a classé en seconde ligne. Drôle de mentalité vraiment. On voudrait s'élire soi-même. "Tous les autres candidats, Nicod, Tournon, etc., sont nuls". Il n'y a que lui, Leconte, qui ait de la valeur. L'avoir classé second est un scandale!, etc. Mais on va voir. L'association des Arch[itectes] Combattants va intervenir. On ira jusqu'au ministre.

Il paraît que l'amb[assadeur] Abetz, porteur d'un ultimatum, est à Vichy. Il s'agit d'obtenir la libération de Laval.

Ladis me raconte ce qu'on raconte du Conseil des ministres où Lav[al] a été démissionné.

Le Maréchal a demandé à tous ses ministres leur démission, que tous ont donnée. Puis il les a renommés tous, sauf Laval et Ripert. Laval est devenu tout blanc puis a protesté violemment dans un long discours véhément que Pétain aurait scandé, en répétant très calmement :

— M. Laval vous avez perdu ma confiance.

À la sortie du Conseil, L[aval] a été suivi et surveillé. Cependant à Paris on faisait, par le général de la Laurencie, arrêter Déat. Quatre heures après, Déat était relâché, sur ordre des Allemands, et le général le remplaçait (?). À présent, on parle d'une marche sur Vichy, d'une occupation de tout le pays. Le fond de la question serait qu'on aurait voulu participation française auprès des Italiens contre la Grèce, notamment par la flotte… Que ne dit-on pas? Tout ça me paraît parfaitement idiot.

Il paraît qu'à cette heure où j'écris — 10 heures — le Maréchal reçoit Laval. Téléphone de Madame L.

18 [décembre 1940]

Mal de gorge. Fatigue. Je termine enfin ma notice sur Desruelles-Boucher. Je dis des choses qu'il fallait dire et j'amorce pas mal de questions explosives.

19 [décembre 1940]

Pendant la Commission d'Architecture, visite de Hautecœur. Fort utile intervention. Nous a permis de mettre au point les dernières questions en suspens : jurys - équivalences - période intermédiaire pour les jeunes.

Déjeuner chez Lucas, avec l'ambassade d'Espagne. Il paraît que l'Espagne se conduit très correctement. Le Louvre a fait un échange avec le Prado; on lui donne l'Assomption de Murillo en échange d'un Vélasquez et d'un Greco. À mon avis ce n'est pas nous qui perdons.

Travaillé à la Porte[7], cette modification aux panneaux centraux, conséquence de l'observation de Debat-Ponsan. C'est mieux. D'ailleurs, quand on travaille et retravaille, c'est toujours mieux. C'est encore plus fourni. Et l'inconvénient qui avait frappé Debat[-Ponsan], mais qu'il n'avait pas trop bien analysé, disparaît. Les motifs centraux ne sont plus des couronnements. La composition se continue.

20 [décembre 1940]

C'est fantastique ce que les bruits les plus énormes, les plus contradictoires circulent. Il y a, au premier plan, l'histoire d'un complot machiné contre le Maréchal. On l'avait invité à assister aux Invalides à la cérémonie de minuit. Mais on l'aurait alors gardé. On aurait dissous le gouvern[emen]t de Vichy. Un nouveau gouvernement se serait constitué avec P[ierre] L[aval] avec le titre de Régent…

C'est pourquoi le Mar[échal], renseigné à temps, ne serait pas venu à Versailles, aurait renvoyé P[ierre] L[aval], qui aurait été arrêté. C'est l'ambassadeur d'All[emagne], M. Ab[etz] qui l'aurait fait libérer, s'étant rendu à Vichy, encadré de deux autos blindées. P[ierre] L[aval] serait revenu à Paris avec A[betz].

21 [décembre 1940]

Centenaire de Rodin - Monet à l'Orangerie.

Des deux hommes je suis déçu. Sauf l'Âge d'Airain et le s[ain]t Jean, tout le reste de Rodin, plein de fougue, est en même temps bien berninesque. Même Les Bourgeois de Calais, quelle composition désordonnée, et pourquoi cette exécution abandonnée? Pour le Victor Hugo, c'est pire; la figure de Hugo est d'un beau geste, mais la composition d'ensemble est terriblement baroque, et terriblement sous l'influence des gens de lettres.  Il y a toujours un côté lâché, inacceptable. De bons dessins. De charmantes esquisses, pleines de trouvailles. Il reste un des secoueurs de formules de la précédente génération. Mais à ce point de vue, Constantin Meunier, moins fort, est néanmoins supérieur. Monet doit à Clemenceau le principal de sa réputation. Pour l'avenir, cette protection qui joue encore aujourd'hui, sera à renversement, car ces Nymphéas, c'est bien faible. Aucune émotion. Agrandissement de petites notes, d'où aucune fraîcheur. Tentative de profondeur. Ça frise la céramique commerciale de salle de bain. De fort jolies études, bien entendu. Très lumineuses. Très sensibles. Mais la présentation est mauvaise. Désordonnée. Comme Monet a assez souvent changé, on ne comprend pas la contradiction de certains voisinages. De cette génération, je préfère beaucoup Boudin, Sisley, Lépine, Manet et Renoir (jusqu'en 1900).

À l'Académie, discussion à propos d'une éventuelle installation des pensionnaires à Nice. Bouchard y est opposé parce que les pensionnaires actuels préfèrent rester à Paris. On les comprend, mais il faut penser à la question en général, à l'avenir de l'institution, et à sauvegarder certains principes essentiels. Mais tout le monde a été contre notre Bouchard, sauf Hourticq, qui n'avait pas, étant absent, suivi la question et ne pensait qu'aux origines de la fondation.

22 [décembre 1940]

À Marigny. Joli spectacle de danses par une c[ompagn]ie s'appelant "Les Baladins". Ballets et petites comédies, très bien donnés. Compagnie russe. Ce sont encore les laissés-pour-compte des Ballets russes d'un lointain passé. Deux énormes guerres depuis, qui sont après tout la même.

En ce moment, c'est l'aviation qui travaille surtout. Donc guerre de destruction. Ça s'appelle préparer les offensives de printemps. Il semble que l'Italie se fait sérieusement piler en Grèce et en Libye et que l'Angleterre est sérieusement pilonnée. Elle ne peut rendre grand chose. Il y aurait cette médiation américaine en cours… On ne voit pas très bien sur quelles bases. Malgré les succès actuels en Méditerranée, l'Angl[eterre] est loin d'être victorieuse, on peut même dire qu'elle est loin de n'être pas battue. L'Allemagne est tellement victorieuse en ce moment. Elle n'a aucune raison de rien abandonner de ses exigences, puisque la question a été posée sous le signe de la force. L'Amérique ne paraît pas pouvoir faire autre chose qu'une pression morale, avec peut-être vague menace d'intervenir par les armes, mais à très lointaine échéance. Guère plus d'efficacité que les homélies du S[ain]t-Père. Si la médiation ne réussit pas, nous recevrions cette mise en demeure de "collaborer" avec la flotte et l'aviation, de laisser passer des troupes par la route Grenoble-Nice-Menton, car le Brenner est obstrué par les neiges. En cas de refus, occupation totale… Voilà ce qui se raconte… Et la suite qui serait une sorte de déposition du Maréchal, la constitution d'un triumvirat Laval, Flandin, Darlan.

23 [décembre 1940]

Visite de mon élève Gilly.

Visite chez Marius Roussel dont les esquisses pour la Faculté sont bonnes. Je frappe chez Belmondo, si charmant comme toujours. Il fait de bons bustes. Qui ne fait pas de bons bustes après quinze ou vingt ans de profession. Pour le reste c'est pauvre. Des nus assez bien exécutés, mais qui ne veulent rien dire. Sculpture pure… Influence néfaste de Despiau, dont Belmondo a chez lui un buste et l'étude si faible de cette femme dont nous avons vu la grande exécution si mauvaise, agrandissement à la machine. Comme je m'en allais arrive précisément Despiau. Je le trouve très vieilli. Il me dit ne peser que cinquante kilos. Depuis qu'on en fait le grand pontife de l'indépendance, il est devenu fort antipathique. La vanité apparaît dans chaque geste et chaque grimace de son visage fripé. Je ne reste pas longtemps.

On raconte aussi que le projet de déposition ou plutôt d'escamotage du Maréchal devait se réaliser dans la nuit des Invalides. Laval était du complot. Le Maréchal, avisé à temps, a pris les devants en balançant Laval. Il l'aurait même fait arrêter. D'où la tension, accumulation des troupes le long de la ligne de démarcation, prêtes à tout occuper. Abetz part pour Vichy avec deux automitrailleuses. Fait libérer Laval et le ramène avec lui à Paris. Il y aurait en ce moment légère détente, mais cette mise en demeure demeure, qui expirerait demain… Mise en demeure de quoi? En fait et en dessous, c'est la lutte entre le parti royaliste qui a toute l'influence sur Pétain, et les chefs éventuels du futur parti national-socialiste français, qui est bien embryonnaire.

24 [décembre 1940]

Expert, retour de Bordeaux, ce matin, à la Commission, nous dit tenir de Marquet que tout ce qui se raconte sur le soi-disant complot contre Pétain est invention totale. Il est vrai cependant que le Chancelier a offert Versailles. Finalement le Maréchal a refusé, après de longs pourparlers qui ne lui ont pas donné tout ce qu'il aurait voulu comme indépendance. D'où grande irritation. Mais, toujours d'après Marquet, il n'y aurait rien de vrai dans les histoires de traversée de la France. Par contre il est vrai que les troupes sont massées le long de la ligne de démarcation.

C'était l'avant-dernière séance. Maintenant on tape l'ensemble. Chacun va recevoir le document et une dernière réunion où tout sera définitivement voté, chacun ayant eu le temps de relire, dans le silence du cabinet et de faire les dernières observations.

La maquette de la Porte[8] aussi s'achève.

Il paraît que Laval avait grand peur d'être assassiné, dans la zone libre. C'est lui qui aurait demandé à être mis en surveillance pour être veillé par la police. Puis à rejoindre Paris où il se sent en sécurité. Voilà qui est fort contradictoire avec ce qui se racontait il y a quelques jours, exactement le contraire, qu'à Paris il serait sûrement assassiné.

26 [décembre 1940]

Maquette de la Porte est terminée. Tout est en place. Rien n'est laissé au hasard. En la regardant ce soir, avant de remonter, je me réjouissais comme si j'avais vingt-cinq ans de l'exécution en grand. Ça va être une "délectation". Poussin, certainement, quand il écrivait que la peinture c'est la délectation pensait d'abord à lui-même. Joie de peindre, joie de sculpter. J'ai trouvé un arrangement heureux pour les bases des bas-reliefs qui sont au sol. Mais avant la joie de l'exécution grandeur, il y aura celle de voir le moulage installé dans l'architecture.

On ne parle plus de ces retraites. Je ne serais pas fâché de n'avoir plus qu'à sculpter. Espérons que lorsque viendra la liberté, je serai encore en bon état et surtout que vivre et travailler seront possibles, que nous ne serons pas en total chaos. Presque tout le monde demande : "Que pensez-vous? Où allons-nous?" Hélas! La presque certitude est que nous allons vers ce total chaos.

27 [décembre 1940]

École. Visite de Courtois. Remerciements pour son introduction auprès de la Ville de Paris, au poste de coordinateur de l'aménagement de la zone autour de Paris, jardins et stades. Visite de la petite Martin qui a retrouvé son mari. Après-midi, trois commissions successives, architectes, peintres, sculpteurs, pour les bourses d'État, dernier trimestre.

Le Maréchal aurait très habilement maintenu auprès de l'ambassade d'Allemagne sa volonté à propos de Lav[al]. Il aurait simplement posé la question sur le terrain honnêteté. Le dossier qu'on lui aurait soumis sur l'activité de L[aval] serait tel qu'il aurait considéré comme impossible d'accréditer un tel personnage auprès d'autres gouvernements.

On parle réellement de pourparlers de paix.

28 [décembre 1940]

Au ministère de l'Éducation nationale. On y pénètre sans rencontrer personne. Pas d'huissiers. Je monte, descends des escaliers interminables. Enfin amorcé par un bruit de voix je tombe dans un bureau de dactylos. Et je joins enfin Rozier, toujours aussi aimable. Nous traitons les questions de restaurant, soins médicaux; puis je suis reçu par M. Lavelle, représentant ici du ministre. Il est entouré des restes du règne de Laugier, des sculptures réellement honteuses à voir dans le ministère des Beaux-Arts. Évidemment il y a de la vésanie dans le cas Laugier. C'était le grand conseiller d'Y. Delbos, et ici, et aux Affaires étrangères. M. Lavelle se demandait comment de pareilles horreurs pouvaient se trouver là. Tout cela va disparaître, heureusement. Ma visite n'avait plus que le but de le connaître, ce M. Lavelle, qui est philosophe de formation. Un homme grand, grisonnant. Du charme et le désir d'être aimable. Il me dit toutes les difficultés et l'incertitude du moment. On attend encore des changements dans le ministère, me dit M. R[ozier], le ministre de la Jeunesse, celui de la Justice.

Je vais rue de Grenelle, avec l'espoir de faire changer mon "ausweiss". Je le reçois ce matin 28. Il est valable jusqu'au 31 décembre! Rendez-vous pour lundi pour en obtenir la prolongation.

Acheté pour Marcel l'œuvre en prose de R[ichard] Wagner, 13 volumes. Jeté un coup d'œil. Tous ces grand créateurs ont eu une inspiration universelle. On doit trouver là de grandes richesses. Ce qui me paraît intéressant, très, est qu'il a fait la théorie de son art avant ses grandes créations. Car souvent, on fait sa théorie après. Je me réjouis de lire tout cela.

29 [décembre 1940]

Après déjeuner chez les Riou, au Cercle Interallié (fondation de l'après-guerre 1918 — mais quel changement!), avons été avec Lily au Palace. Spectacle un peu toujours le même, mais très utile à voir. Comme toujours, des trouvailles de mise en scène (un paysage de neige, et un effet de figures mouvantes comme dans l'eau) et ces acrobaties réglées avec musique, qui sont vraiment des œuvres d'art, par la difficulté vaincue, par la justesse des mouvements, - par la coordination de tous les éléments du jeu -, en un mot par un ensemble de qualités qui constituent la perfection de la forme. À méditer réellement du point de vue "esthétique", et leçon à tirer.

30 [décembre 1940]

Matin École. Visites comme toujours.

Après-midi à la Délégation pour faire prolonger mon laissez-passer. Je suis reçu par un capitaine Meves, d'abord assez froidement, puis très cordialement, chaleureusement même dès qu'il a situé son interlocuteur. Il est ancien élève de l'École. Alors tout s'est arrangé. Je pourrai aller là-bas en février.

Marthe de Fels recevait au Ritz. Rien de sensationnel. On ne sait rien. Mais on croit savoir… On croit savoir qu'il y a grande discussion avec grande résistance du Maréchal. Il aurait même menacé de se retirer en Afrique… Je ne le crois pas. Renverser à nouveau sa politique serait une nouvelle erreur. Maintenant qu'on a pris le parti imposé par les événements de mai, il faut s'y tenir. Ou alors, en mai aussi on s'est trompé? On s'est trompé en se croyant plus préparé à la guerre qu'on ne l'était. Se serait-on trompé aussi en se croyant plus battu qu'on ne l'était? Mais maintenant c'est fait.

31 [décembre 1940]

Je ne termine jamais une année sans penser aux mémoires d'A[lfred] de Vigny : "Je ne crois pas avoir fait aucune peine à personne" écrivait-il une fin d'année. Je crois aussi, cette année, pouvoir dire de même. Je crois même avoir fait plaisir à beaucoup. J'ai sauvé la vie à au moins 150 de nos artistes, en les faisant muter de leurs formations d'infanterie dans le Génie à la F.L. Ils n'y ont pas fait grand chose. Ce n'est pas leur faute. Étant donné la façon dont ont tourné les événements, on ne peut que se réjouir.

Ce midi j'ai commencé mon petit discours pour samedi prochain à l'Académie, premier samedi de ma présidence.

J'ai tranquillement travaillé à l'atelier. Colin a commencé le moulage des battants de la Porte[9]. J'ai, moi, précisé le tympan.

Il n'y aura pas un coin de cette énorme surface qui ne sera intéressant.

Je ne crois pas que 1941 puisse être pire que 1940.

 

 

[1]    Nouvelle Faculté de médecine.

[2]    . Il s'agit de Versailles.

[3]    Biloul ?

[4]    Ladislas Landowski.

[5]    Ladislas et Benjamin Landowski.

[6]    Nouvelle Faculté de médecine.

[7]    Nouvelle Faculté de médecine.

[8]    Nouvelle Faculté de médecine.

[9]    Nouvelle Faculté de médecine.