Février-1941

1er février [1941]

Chez Hautecœur. Toujours le difficile projet de l'École unique. On n'arrivera à rien. Les gens de l'École des a[rts] d[écoratifs] protestent déjà, alors que rien n'est fait. Que restera-t-il d'ailleurs de ce qu'on fait actuellement? Que sera la France? Il y aura-t-il encore une France? Ou bien, si l'Angleterre continue à tenir comme elle tient, si des secours réellement lui viennent, si un bonheur miraculeux permet un retournement de situation, tout ce qui aura été établi par Vichy, sera automatiquement détruit. Hautecœur me disait que de Brinon, quelle sale tête a ce type, lui avait dit que la situation va s'arranger à Vichy.

2 février [1941]

On m'apporte, pour que je les abrite pendant l'affreuse crise de vols contre les israélites, deux toiles appartenant à Henri Kapferer. Un Bonnard, un Dufy. Elles sont, chacune dans leur genre, aussi mauvaises.

4 février [1941]

Laval semble reprendre de plus en plus du poil de la bête. Aujourd'hui il a eu une entrevue avec l'amiral Darlan.

6 fév[rier 1941]

Paquet vient me voir. Affaire du cours de peinture et sculpture pour les Monuments historiques, plutôt création d'atelier. Je n'aime pas cet homme au crâne bas et aux dents longues. Son sourire ressemble au rictus d'un petit fauve. Il veut s'emparer de cette création, la rattacher aux Monuments historiques, faire en somme une autre École des beaux-arts. Je ne sais pas si je pourrai empêcher les choses d'aller dans cette voie. J'ai eu l'imprudence de demander des crédits aux Mon[umen]ts hist[ori]ques pour cela, sur les conseils d'Hourticq. Perchot suit Paquet. C'est absurde. Car ici, avec un crédit très limité je réalisais. Eux, voient tout un système fort coûteux. Ils doubleront l'École des b[eau]x-arts en bien des points. Je me contentais de développer une spécialisation.

Mon fronton de porte, Asklepios, vient bien. Quelle chance d'avoir un pareil sujet. Surtout d'avoir été absolument libre de faire ce que je voulais.

Les difficultés continuent entre Vichy et Paris. Paris, autrement dit les Allemands veulent absolument le retour de Laval, le seul homme qui leur inspire confiance, à défaut de Déat, Doriot ou autres qu'ils savent tout de même impossibles. Alors la discussion porterait sur la présidence du Conseil. Deux propositions se heurtent. Première, Laval président du Conseil et Intérieur. Darlan, vice-présid[ent]. Solution Paris-Allemand. Vichy prépare Darlan présidence. Laval v[ice]-p[résidence] et Intérieur. Au fond, c'est risible. Je suis d'ailleurs bien persuadé que Laval sera de nouveau président. Vichy cédera pour ne pas avoir le pire, le ministre croque-mitaine Doriot-Déat dont on agite l'épouvantail devant Pétain pour le faire céder à tout.

Les Allemands prépareraient une offensive énorme contre l'Angleterre. Des armées de parachutistes seraient prêtes à être déversées dans l'île.

7 février [1941]

Travail régulier à la porte. Quel grand thème. Je le dis et le redis sans cesse.

Les intrigues finissent par aboutir entre Vichy et Paris. Le curieux est que l'Allemagne semble discuter. C'est très malin. C'est donner à Pétain une responsabilité réelle en lui laissant cette apparence d'indépendance dans le choix d'un ministre imposé. En tout cas, on nous annonce presque officiellement un changement sensationnel.

8 février [1941]

Ce sensationnel changement consisterait[1] à faire de Pétain une sorte de chef d'État et président du Conseil. Le gouvernement actif serait présidé par un duumvirat composé de l'amiral Darlan et du général Huntziger...

À l'institut, l'amiral Lacaze m'annonce un rendez-vous pour samedi prochain chez le cardinal Suard. Pour l'église de la porte de S[ain]t-Cloud. Il faudrait la confier à Bigot.

9 fév[rier 1941]

Toute cette agitation aboutit à la nomination de Darlan comme seul président du Conseil. Laval qui ne veut que ce poste, a refusé tout autre ministère qui lui était offert. Mais que se disputent-ils, ces idiots?

10 février [1941]

Hilt vient me parler d'un journal d'architecture qu'il est en train de fonder.

Toujours la porte[2]. Quel travail! Guiberti a mis sa vie à faire la sienne. Je devrai faire la mienne en deux ou trois ans. Quoique cette guerre me donne du répit.

11 fev[rier 1941]

Le fronton d'Asklépios. Mon arrangement de la statue sur le serpent est, je crois, très bien.

Le général Franco traverse aujourd'hui la France comme un pays conquis, pour aller en Italie rencontrer Mussolini. Qu'est-ce que ça prépare?

12 fev[rier 1941]

Déjeuner de Maxime Leroy, où se rencontrent quelques-uns des anciens rédacteurs du Temps.

La conversation a surtout roulé sur la politique française d'avant la guerre et les raisons de l'attitude anglaise à notre égard. Pourquoi ne nous a-t-elle pas soutenus lorsque Hitler est venu border le Rhin? Parce que nous ne l'avions pas soutenue au moment des sanctions contre l'Italie. À ce moment je trouvais que l'Angleterre avait tort. Elle avait raison. Nous avions déjà fait une autre grave faute, il y a dix ans, lorsque nous avons refusé d'aider l'Allemagne ruinée. C'était la pousser aux dernières extrémités. Cette attitude mécontenta toute l'Europe.

On parle d'un nouveau scénario qui se préparerait à Vichy. Le maréchal quitterait le pouvoir. Darlan deviendrait chef de l'État et Laval, enfin, premier ministre. Quand la tragédie sera terminée, que la comédie de Vichy sera effondrée sous les huées, quelle trace misérable laissera dans l'histoire le Pétain-État!

13 fevrier [1941]

Franco rencontre Mussolini à Bordighera et Pétain à Montpellier.

14 fev[rier 1941]

Je rencontre Poughéon qui revient de Vichy. Il en revient avec la mission, la commande d'un projet de costume pour le maréchal. Il va lui faire un grand manteau, avec des franges et des broderies! Lui n'est, parait-il, pas très chaud. Mais l'entourage y tient. Il a, disent ces gens, un pouvoir plus grand que Louis XIV. C'est bien le moins, qu'il ait un aussi beau costume. Le plus drôle, c'est que c'est vrai. Penser à des choses quand "ce pouvoir plus grand que celui de Louis XIV", on l'a acquis, on sait dans quelles conditions. Poughéon me disait qu'à Vichy on est très inquiet des intrigues de Laval, à Paris, avec les Allemands.

15 fev[rier 1941]

L'amiral Lacaze, dans un petit groupe[3], continuait ce qui se disait l'autre jour au déjeuner Maxime Leroy. Départ du maréchal. Remplacement par Darlan. Laval au pouvoir. Il n'aime pas beaucoup Darlan. Il le considère comme un politicien. Darlan ne me fait pas cette impression.

Après la séance, pendant laquelle Hourticq présente le second volume des procès-verbaux de l'Académie, mis en ordre par Bonnaire (entre la Révolution et la Restauration. Ceux-ci vont de 1801-1805), nous allons à l'archevêché pour cette fameuse commission créée sur l'initiative de Tournon. L'archevêché, rue Barbey-de-Jouy, c'est le quartier[4] S[ain]t-Germain classique. L'archevêché est un ancien hôtel sans aucun caractère. Il ne doit son caractère épiscopal qu'à la banalité de sacristie du mobilier et aux images de piété très S[ain]t-Sulpice qui sont aux murs. Voilà qui donne à méditer sur l'influence de la religion sur l'art et vice versa. Art et Religion, art religieux. Grosse et grave question. On peut affirmer que l'esprit religieux ne suffit pas pour créer l'œuvre d'art. Une foi absolue, n'y parviendra pas, si l'artiste est sans talent. Par contre, l'artiste de talent, sans foi, pourra très bien créer l'œuvre à souffle religieux intense. C'est Le Paradoxe du comédien, de l'artiste plastique.

Le cardinal Suard présidait. Nous l'avons rencontré à Rome, à l'occasion de je ne sais plus quel jubilé. Comme il est vieilli, dos rond, tête comme ayant plissé jusqu'au creux claviculaire. Il y a là un prêtre, abbé, monseigneur Juin, d'aspect intelligent, qui est le chef des travaux du diocèse. Mais il a ses idées, très arrêtées. Ses idées sont de ne pas confier cette église (porte de S[ain]t-Cloud, église S[ain]te-[Jeanne de] Chantal, dont l'abside seule est faite) à Bigot, mais au fils de l'architecte précédent, mort. Ce fils, d'après ce que nous avons vu est absolument sans talent. Mais le monseigneur y tient, ça se sent, parce qu'il sera le maître. En somme, séance sans aucun intérêt.

19 février [1941]

Visité l'École des arts appliquées. C'est bien décidément ce que devrait être l'École des arts décoratifs. D'ailleurs, la première marche sur les programmes de la seconde, avec l'avantage d'ateliers techniques excellents.

Travail de ces jours derniers. L'article sur l'enseignement qui devient volumineux[5]. Et porte de l'École de médecine[6]. Et besogne quotidienne à l'École. À deux jeunes dont je suis sûr, échappés du stalag, je donne deux fausses cartes. Ils n'ont pas d'autres pièces d'identité. Ça leur servira à s'en faire donner de magnifiques dans l'autre zone. La deuxième fois que je le fais. J'ai tellement regretté, et je regrette encore de n'avoir pas pensé à le faire pour ces deux jeunes officiers de zonards[?], amis de Jean-Max, il y a quelques mois. C'était tout au début, je crois qu'un peu partout chacun commence à savoir ce qu'il peut faire.

20 février [1941]

Lily revient du Brusc où l'alimentation est déplorable. On a eu des nouvelles de Jeannot[7].

21 [février 1941]

Dernier-Quart. Je suis entre Verne et Pichon. Lacour-Gayet qui le [défend] me demande ce que j'ai fait du buste de la Grande Duchesse. Je le rassure. Quand le sortirons-nous?

Verne parle de la situation ministérielle. En somme rien ne change. Tout ça est absolument sans intérêt. C'est une affreuse comédie qui brouille tout le monde, casse le pays en deux. Peut-être un jour, de braves types, fidèles au maréchal, paieront-ils cher cette fidélité. Il n'est pas libre. Il le sait. Il fait semblant de l'être.

Rue de Valois, où je discute encore avec cet imbécile de Siméon. Comme, dans sa jeunesse il a quelque peu dessiné, il prétend s'y connaître en enseignement. Que de temps perdu.

Chez Scapini pour l'organisation du travail des architectes dans les camps. Les gens du 52 nous aident bien. Scapini ne manque pas d'une certaine allure.

23 fev[rier 1941]

Müller m'amène un type qui s'intéresserait au journal auquel je pense Arts et Lettres.

Marguerite Long qui déjeune nous dit qu'Abel Bonnard deviendra ministre de l'Éducation nationale.

Concert chez Pasdeloup. Je note un morceau symphonique du jeune Grünenwald, bien fait sans doute, mais plus intellectuel que sensible. J'aime beaucoup la symphonie de Goubert.

24 fev[rier 1941]

Mademoiselle F[iévet] m'apporte une médaille, un projet de méd[aille] qu'elle fait pour le concours des pièces de 10 et 20 F. On m'avait dit que cette jeune fille était tombée sous l'influence d'une femme. C'est certainement vrai. Son aspect physique est changé. Elle s'habille avec la chemisette, la cravate masculine qu'arborent ces dames. Elle n'a pas tout à fait l'allure de Mme de L., mais elle y tend. Tout ça n'empêche pas que le maréchal n'a pas une tête de médaille. Sa moustache coupée n'y change rien.

Content de mon fronton d'Asklépios[8].

Les Allemands, dit-on, préparent une attaque formidable contre l'Angleterre.

25 fev[rier 1941]

Le 52 Champs-Élysées me téléphone pour un rendez-vous demain matin.

Le fronton est presque fini[9].

26 fev[rier 1941]

C'était pour me faire faire la connaissance de son chef, le lieutenant Lücht que le capitaine Ehmsen m'a demandé de venir. Lieutenant Lücht, bien moins sympathique. C'est un nazi, un fonctionnaire. Quoique grade inférieur à Ehmsen, il lui est supérieur dans le service. Ehmsen, c'est un mobilisé de guerre. Lücht, c'est un professionnel, un blond à yeux bleus sans expression, assez à fleur de tête. Yeux, cheveux, peau, tout est de la même couleur blafarde. Avec cette petite veste verdâtre, mal taillée, trop courte, l'ensemble est peu sympathique. Ce Lücht m'emmène dans son cabinet. Je me dis ; "C'est le moment de me tenir". Ehmsen avait été prié de rester chez lui. On s'assied dans de confortables fauteuils. Cigarettes. Il me fait une profession de foi. Je le laisse parler. Je ne saisis pas très bien à quoi il veut en venir. Il ne le sait probablement pas lui-même. Il me dit tout ce à quoi "nous tenons", qu'il est bon Allemand, que je suis bon Français, qu'il y a une question juive, me demande ce que j'en pense. Je réponds très nettement et prudemment que j'ai rencontré dans ma vie des israélites, je n'emploie jamais le mot juif, qui m'ont rendu de si grands services que je ne suis pas antisémite par principe, et que, comme directeur de l'École je m'inclinerai devant les instructions du gouvernement français, et que d'ailleurs, à l'École, le nombre des israélites était infime, que la question ne pouvait pas se poser pour nous. La conversation n'a pas été plus loin. Bavardage quelconque. Nul doute que ces gens s'efforcent d'être aimables. Mais quel système idiot! Que faire?

Busser à déjeuner. Comme toujours, farci d'anecdotes.

27 fev[rier 1941]

Entrevue avec M. Garras, un de ces jeunes "ordre nouveau" promus[10] à des postes pour lesquels ils ne sont pas faits. Il semble de très bonne volonté, ce beau brun bien rasé. Il croit découvrir les affinités de l'art et du sport. Il est secrétaire du sous-secrétaire des Sports. L'entrevue a pour but d'établir un programme d'action artistico- sportive. Le jeune Leclerc qui est avec moi est plein d'entrain. Il me dit que Robert Guillon, ce journaliste tapeur, s'occupe parallèlement de la même question.

Je déjeune avec Boschot.

Nouvelle séance de la commission diocésaine des Églises. Mais nous n'arriverons à rien. Une certaine entreprise Werner a l'affaire en mains, et ne la laissera pas échapper. Bigot, avec raison, veut être seul et ne se laisser imposer personne.

28 fev[rier 1941]

Visite d'un M. Neumann. C'est un israélite très âgé. Il vient me soumettre son intention de léguer une partie de sa fortune à l'École, dont un immeuble dans le quartier de l'Europe.

C'est la série des tribades. Aujourd'hui c'est Mme de L. Celle-là est aussi cynique que la jeune F[iévet]. est réservée. Cette grosse petite méridionale, chez qui tout est boule, yeux, bout du nez, bouche aussi haute que large, tête toute ronde, toute entière aussi large que haute, est, parait-il, un irrésistible Don Juan féminin, pour les femmes. Elle est dans l'emballement de sa dernière conquête, une jeune femme mariée dont elle faisait le buste.

Changement de décor avec le lent Boileau. Projets d'agrandissement de l'École.

Rue de Valois avec Lamblin pour la jonction des 2 Écoles.

Enfin à l'Hôtel de Ville, chez Contenot, pour le projet de four crématoire[11]. Je lui parle aussi de la Réforme de l'enseignement et à ce propos des traitements si maigres des professeurs de dessin des écoles de la Ville de Paris. Il en est toujours à l'idée que ces traitements ne sont que valeur d'appoint. Ces professeurs gagnent leur vie avec leur art. Il ne connaît rien à la question. Il ne sait pas les heures que ces malheureux et malheureuses traînent dans le métro, à courir d'une école à l'autre. Avec leurs vingt heures par semaine, dispersées, ils perdent des matinées entières. Mais c'est un entêté auquel il n'y a rien de sensé à faire comprendre.

Quelles journées fatigantes! Encore, si on arrivait à un résultat!

 


[1]. Au lieu de : "serait", raturé.

[2] Nouvelle Faculté de médecine.

[3]. Suivi par : "après la séance", raturé.

[4]. Au lieu de : "boulevard", raturé.

[5]. Au lieu de : "énorme", raturé.

[6] Nouvelle Faculté de médecine.

[7] Jean-Max Landowski.

[8] Nouvelle Faculté de médecine.

[9] Nouvelle Faculté de médecine.

[10]. Au lieu de : "bombardé", raturé.

[11] Le Retour éternel.