Mai-1941

1er mai [1941]

Je préside la 1ère réunion de la future Corporation. Il y a Poli, et le conseiller Richard, et Desvallières, Temporal, Bouchard et le remplaçant de Dufresne. Temporal qui se fait toujours un haut front en se rasant le crâne, parait désespéré sur toutes ces questions. Bouchard file avant la fin de la séance pour aller recevoir au Salon "les autorités d'occupation". En partant je rencontre Delvincourt qui me parle de son intention de faire décorer à fresque certaines salles du Conservatoire. Travail en vu pour mes décorateurs.

2 mai [1941]

À l'École, jugement du concours des trois arts. La nécessité d'un atelier commun s'impose. Terroir et Lebout le mèneraient très bien. Et [Labreux] pour la réalisation des maquettes. Mais création d'un poste supplémentaire. On me le refusera.

Déjeuner au Cald'arrosti, où Lejeune insiste vraiment trop pour que je vote pour lui. Il a des côtés sympathiques.

Institut. Commission du règlement pour les élections prochaines. L'amiral Lacaze n'a pas une attitude chique vis-à-vis d'Ibert. Je n'arrive pas à trouver grave ce qu'on lui reproche : étant malade, d'avoir consulté un médecin militaire de Terre au lieu de la Marine! C'est pour cela qu'on l'a suspendu de sa direction!

5 mai [1941]

Visite de Mme B. Elle annonce comme très proche le retour de Laval au pouvoir. Londres ferait en sous mains, des démarches pour la paix. Les pourparlers entre la France et l'Allemagne continuent. Comme si la France pouvait discuter. L'Allemagne proposerait en attendant, de supprimer la ligne de démarcation en échange des ports de la Méditerranée.

8 mai [1941]

Toujours travail au groupe et fond du Père-Lachaise. Ce matin incident violent entre Da[nis] et Siméon. Comme Siméon parlait, tranchait avec son habituelle suffisance, Danis lui a rappelé qu'il n'était que fonctionnaire. Ce fut très beau! Engueulade à la suite de laquelle Siméon déclara qu'il se retirait sous sa tente.

Aucune solution pour l'aff[aire] suscitée par Ehmsen-de Brinon, me concernant. Ils n'ont toujours ici aucune réponse, ni retour du dossier que Verrier a fait porter.

Dans la rue je rencontre Darras et sa femme, lui portant toujours précieusement sa ronde tête d'idiot satisfait.

10 mai [1941]

Matin, présidence de la commission des corporations des centres graphiques et plastiques. Procès-verbal.

Aux Cald'arrosti nous fêtons les 81 ans du vieux Baschet. À l'Institut, on parle de Rome, villa Médicis et de la villa Vélasquez. Que vont devenir ces deux institutions? Rabaud qui revient de Vichy assure que Hautecœur comme Carcopino en désirent absolument le maintien. Puis discussion confuse sur la réforme de la profession d'architecte. Aucun des interlocuteurs ne savait exactement ce qu'on est en train de faire et qui n'est pas si mal. Moi seul suis au courant par contrecoup de la réforme de l'enseignement. Je me suis bien gardé de prendre la parole. Laissons les architectes entre eux.

11 mai [1941]

Journée partagée entre le grand projet de réforme de l'enseignement et le motif du Père-Lachaise[1].

12 mai [1941]

Rarement j'ai eu une aussi désagréable impression qu'aujourd'hui, dans ce café où, après le jury du Salon, nous sommes allés. On parlait de l'élection prochaine d'un sculpteur à l'Ac[adémie]. Lejeune était là. Et l'on bavait sur le concurrent D[espiau], à qui mieux mieux. Ils finissaient par le rendre sympathique.

13 mai [1941]

École des arts décoratifs. École des beaux-arts, où nous jugeons le concours d'esquisse.

Après-midi, groupe du Père-Lachaise.

La situation générale se détend, parait-il, en France. En Angleterre changement de ministère.

Visite de Despiau pour son élection. Je lui dis qu'il sera à peu prêt sûrement élu. Surtout qu'il ne fasse pas attention au classement de la section. Ainsi moi, je suis depuis longtemps engagé avec Lejeune. On ne pensait pas à ce moment à une candidature Despiau.

— Même si je lâche Lejeune, tu ne seras pas classé en première ligne.

Les classements de section ne sont pas toujours ratifiés à la séance suivante de l'élection définitive. Ce sera le cas. Nous bavardons longuement. Je le trouve de nouveau, comme il y a bien des années, sympathique.

14 mai [1941]

Je reçois la visite de M. Briault. C'est un architecte. Il était capitaine de réserve. Fait prisonnier, il a été libéré pour état de santé. C'est un homme assez âgé, dont le fils architecte aussi, est également prisonnier. Le fils est resté en Allemagne. M. Briault venait me parler des ateliers d'architecture que les architectes prisonniers essayent de former dans les camps. Il voudrait établir une liaison avec l'École des b[eau]x-arts, arriver même à ce que des valeurs soient données aux projets. Idée fort intéressante. Je l'adresse à E[hmsen] que j'irai voir pour cela, dès que réponse aura été donnée à propos de mon arianisme. Quelle sottise! On devrait avoir le courage de tout supporter plutôt que de se prêter à cette comédie sinistre. C'est la grosse faute de Pétain, de nous mettre dans les alternatives.

J'avais rendez-vous chez de Brinon, Hôtel Matignon, à ce propos. Joli hôtel, mais vilain propriétaire provisoire. C'est un Mendel gras. Il me reçoit aimablement, me dit que c'est une affaire sans importance.

De là, comme j'avais plus tard rendez-vous chez Verrier avec Lacaze et Boschot, je fais un tour au musée Rodin. Nous avons eu en cet homme un très, très grand sculpteur. On ne fait pas assez cas de Ugolin. Il y a évidemment ce grand drap bouche trou qui est malheureux, linge trempé dans le plâtre. Mais l'Ugolin, quelle trouvaille? La composition manque de concentration, manque totalement d'effet décoratif. C'est ça le difficile, d'unir le pathétique au décoratif. Le Balzac, remarquable esquisse, mais ébauche seulement. Et puis vraiment, ce peignoir qui semble aussi un chiffon moulé, n'a pas de beaux plans. Je me rappelle ce qu'il me disait lui-même, chez Paul Adam. Ah! il n'aurait pas accepté la présentation du boulevard Raspail.

Chez Verrier, le garçon d'honneur, l'entrevue avait pour but d'arriver à un accord pour installer les grands prix à la villa Vélasquez. Je n'aime pas voir prendre ainsi des dispositions comme si la situation de la France devait pour toujours rester ce qu'elle est. Accepter? Se résigner?

L'amiral Lacaze me parle de l'élection de Despiau, Boschot aussi. Il a été le voir. Il n'est pas tellement emballé. Mais il se tient à son point de vue. Comme Despiau ne veut pas se déranger pour faire les visites, c'est Cognacq, membre de l'Institut, président du secours national, qui porte les cartes de Despiau chez les membres de l'Institut. Il en profite pour demander à ceux qui le reçoivent de voter pour D[espiau]. C'est idiot.

15 mai [1941]

Courrier. Réforme.

Après-midi, esquisse du Père-Lachaise[2].

Visite de Lejeune. Il me rappelle que je me suis formellement engagé, la dernière fois, à voter pour lui. Je réponds que c'est une faute de prendre de pareils engagements. Si Michel-Ange se présentait, alors je devrait voter contre M[ichel]-A[nge]. Il rétorque que Despiau est loin d'être M[ichel]-A[nge]. Afin d'être fidèle à ma parole, je lui laisse entendre que je voterai pour lui au premier tour.

Guérin téléphone que le capitaine Ehmsen ou lieutenant, viendra demain après-midi visiter l'École avec d'autres officiers et personnalités allemandes.

16 mai [1941]

Le lieuten[an]t Ehmsen vient avec le lieut[enan]t Lücht, et autres officiers en civil. Visite de l'École. C'était le jugement du concours de dessin par les Écoles de l'État. Dans le jury, Despiau. Dès qu'il l'aperçoit, le lieut[enan]t va à lui. Je savais que Bouchard était fort bien avec lui. Je ne savais pas qu'il en était de même de Despiau. Qu'on entre en relation avec eux, quand on n'y est pas forcé par sa fonction, je ne comprends pas! Vers la fin de la visite, une engueulade sérieuse a surgi entre un des types en civil et le gros Ehmsen. Et ce type, un gaillard énorme, a planté là brusquement ces compagnons et est parti à grands pas à travers la Melpomène, presqu'en marchant au pas de l'oie. J'avais de la peine à m'empêcher de rire.

17 mai [1941]

À la commission du Règlement (Institut), Bouchard dit savoir que le violent personnage d'hier est un des gros personnages du gouverne[men]t militaire de Paris. J'ai l'impression qu'il voit continuellement Ehmsen et Lücht.

Classement des sculpteurs. À contrecœur je suis fidèle à la parole donnée à Lejeune. Je ne suis pas content de moi. Despiau est classé second ex aequo avec Paris. Des trois candidats, c'est celui qui a le moins de talent qui est classé en tête.

Soirée Bonvoisin, où jouait Lillament[3], ou Marguerite Long nous dit que la ligne de démarcation sera probablement reculée.

18 [mai 1941]

Réforme de l'enseignement.

Le chic Gérôme vient me voir. Hautecœur me téléphone. Il a vu les lieutenants du 52. Ils lui ont dit que ce sont de mes confrères qui leur ont affirmé que j'étais juif. On aimerait savoir leurs noms. C'est quand même inouï d'accepter ainsi sans preuve le premier délateur venu. Si j'étais juif je ne le renierais certainement pas. Mais tout de même, Hautecœur aurait bien pu régler la question, puisqu'il avait mon dossier. Ce dossier je vais demander à Verrier ce qu'en ont pensé les Allemands.

— Je ne leur ai pas donné, dit-il.

Je suis stupéfait.

— Mais je vous l'ai apporté d'urgence. Vous me l'aviez demandé.

— Sans doute mais nous n'avons absolument rien fait.

Je lui demande de me le rendre. On me l'apporte.

— Oui, en effet, dit M. Roy, j'ai été empêché l'après-midi où je devais le porter. Depuis il est resté là.

Je demande à Verrier l'autorisation de le porter moi-même, comme j'ai rendez-vous le lendemain au 52. D'accord. Et je quitte ce serin distingué. Et je reconnais qu'ils ont raison ceux qui disent que bien des Français, soit par inertie, soit par sournoiserie, facilitent tout ce que font les Allemands.

Viennent à l'École Desruelles et sa femme. Puis Poughéon.

19 [mai 1941]

Aux Champs-Élysées, Ehmsen et l'élégant Schnurr. Aussi un jeune garçon d'honneur. Ils me disent avoir reçu des lettres, les unes anonymes, les autres signées affirmant que j'étais juif. Ils regardent vers un casier comme s'ils se proposaient de me les montrer. Alors, j'ai un geste idiot. Je leur dis :

— Je ne vous le demande pas. J'aime mieux ne pas connaître le nom de mes collègues.

L'incident passe. Mais je crois que si je les leur avais demandées, ils me les auraient données, tout au moins montrées. Conversation courtoise au cours de laquelle ils me disent que Hautecœur est aussi l'objet de dénonciations analogues. Nous parlons question juive. Je leur dis qu'en France, pour la grande majorité, ça n'existe pas. Ils m'affirment qu'ils ne veulent pas la régler inhumainement ! Mais même dans nos Écoles, ils voudraient un enseignement à part. Pas autre chose. Je leur dis qu'à l'École, ils sont tellement peu nombreux, qu'il vaut bien mieux laisser les choses en l'état. Tout de même quelle sottise. Quand on réfléchit en sortant, on a l'impression qu'on a conversé avec des demi-fous et qu'on a déraillé avec eux. Puis nous parlons de ces ateliers d'architecture. Ils ont pris contact avec Briault et faciliteront de tout leur pouvoir l'échange des sujets et des projets.

Je déjeune boulevard Montparnasse, au déjeuner hebdomadaire, où je retrouve Jeanniot, Fougerat, Gaumont, vient Delvincourt. Je le vois arriver avec émotion. Mon petit Marcel concourait ce matin pour son prix d'orchestre. Delvincourt me dit son navrement. C'était très bien. Mais le jury était très dur. Il n'a pas donné de premier prix. Marcel[4] ne pouvait avoir que celui-là. J'en ai une vraie peine.

À l'École, Temporal vient me voir. Quel bavard. Il se grise de mots. C'est un artiste de réunion publique.

20 mai [1941]

Lejeune me téléphone que Despiau retire sa candidature. Il en est dans l'enchantement, moi moins. Il me dit qu'il veut offrir un grand déjeuner à ses futurs électeurs. Je l'en dissuade.

Les Allemands viennent de s'emparer de la Crête. L'avis général est que les Anglais feraient bien de demander la paix.

22 mai [1941]

Visite de Morizet. Il me demande d'accepter d'être conseiller municipal de Boulogne. Je me récrie. Impossible. Il insiste.

— Vous n'aurez rien à faire.

— Alors, n'en nommez pas.

Il s'en va en me disant qu'il me proposera quand même.

23 mai [1941]

Jugements des concours affiche et objet pour la journée des Mères.

Viennent visiter l'École, des Allemands : professeur Kurt Wehlt et ce critique d'art, Buesche qui était venu me voir, quelques années avant la guerre, pour se documenter sur mon œuvre, dont il voulait faire une étude. J'oublie de lui en reparler quoiqu’y ayant pensé un moment. Ils sont très intéressés. Le concours de Mitrecey est vraiment une belle chose, ça vaut un Géricault, un Delacroix du même âge, un H[enri] Regnault.

À l'École, commission Expert, Marrast, Desmaret. Visite d'expositions Maurice Denis, d'Espagnat. Très faible, excessivement faible, sans parti pris.

24 mai [1941]

Troisième réunion de la commission des corporations. Déjeuner chez La Pérouse. Hautecœur invitait le 52. On a parlé de la question juive et je reste choqué de la façon plate et dégoûtante dont Bouchard et Guirand de Scévola parlaient des juifs, pour flatter Lücht. Je parle des Écoles allemandes avec mon voisin qui me dit qu'il y a aux environs de Dusseldorf, une extraordinaire École fondée par le maréchal Goering, et que dirige le peintre professeur Pfeinhen.

Téléph[one] stupide de Siméon, qui me parle de retouches qu'il fait au texte établi par la commission. Les commissions techniques se réunissent, perdent du temps, perdre au sens réel du mot, établissent un texte bien réfléchi. Puis, dans son bureau, un fonctionnaire à moustache hitlérienne remanie tout.

Lejeune est élu. C'est très mauvais pour l'Académie. Il ne pouvait en être autrement. Un véritable malaise a régné sur l'Académie après la proclamation du scrutin. Bouchard, très content, s'est précipité au téléphone.

26 mai [1941]

Visite maintenant d'un général von Speidel et de son officier d'ordonnance lieut[enan]t Krüger. On sent qu'ils ont le mot d'ordre [de] séduire.

Deux cinéastes viennent visiter les locaux pour un film de propagande sur l'École.

27 mai [1941]

Rue des Petits-Pères. Commissariat des affaires juives. Ça en France! Ce sera la honte éternelle de ce gouvernement d'avoir accepté pareil cruauté. J'y allais voir Xavier Vallat. Et on trouve des hommes pour prendre ce poste. C'était pour lui parler de Paul Léon, de son appartement. Il a été excessivement courtois et m'a paru sincère en me promettant de veiller.

Lettre ci-contre reçue de de Monzie[5], l'importun, à propos de l'élection de samedi dernier.

Dessin de Pandore.

28 mai [1941]

Je réponds à de Monzie[6].

Jugement d'esquisse pour un billet de banque.

Après-midi avec Temporal, statut des corporations.

29 mai [1941]

J'arrive à la fin de mon gros rapport sur la coordination des deux Écoles.

J'ai fini le groupe du Père-Lachaise[7].

30 mai [1941]

Nous partons tout à l'heure pour Arcachon. Invités par les de Fels.

 


[1] Retour éternel.

[2] Retour éternel.

[3] Pour Charlie Lilamand.

[4] Marcel Landowski.

[5]. Lettre à l'entête de la Chambre des députés : "26.5.41/Mon cher maître et ami,/J'avais appris avec surprise et/ contentement que Despiau était/ candidat à l'Institut. On m'assure/ maintenant que la candidature/ de notre ami a été écartée. Soyez/ aimable de me dire si cette/ information est exacte. Je/ voudrais le savoir pour encourager/ ou décourager une initiative de/ nos camarades qui se/ refusent à admettre sans/ réaction les vieilles exclusives./ Croyez à mes meilleurs/ sentiments/ De Monzie"

[6]. Il s'agit du brouillon de la lettre, glissée dans ce cahier n° 40. Entête du "Ministère de l'Éducation nationale/ École nationale supérieure des beaux-arts/ le directeur".

"Réponse à de Monzie/ Mais, cher Président et ami, la candidature/ de Despiau n'a nullement été écartée! Elle/ avait été accueillie au contraire avec ferveur./ Il aurait été élu, à mon avis, au premier/ tour, s'il s'était maintenu. Mais, c'est lui/-même qui s'est retiré au dernier moment./ Ce retrait a été une déception pour beaucoup,/ parmi lesquels je me compte./ Vous aviez été mal renseigné. Croyez bien/ qu'il n'y a à l'Académie aucun esprit/ d'exclusive. Les nombreuses dernières élections/ en sont la preuve. L'Académie doit,/ avant tout, représenter, dans toute la mesure/ du possible, toutes les tendances de l'Art/ français contemporain. Elle sait, pour/ cela, pratiquer largement l'oubli/ des injures. Surtout en cette époque où tous nous/ devons nous tenir étroitement unis. C'est/ pourquoi, une initiative comme celle à laquelle vous/ faites allusion si on y donnait suite/ serait la preuve bien plus qu'un vote qui n'a/ pu avoir lieu, que l'esprit d'exclusive n'est/ pas du tout du côté de l'Académie./ Je souhaite pour ma part, que Despiau revienne/ un jour sur sa décision."

[7] Retour éternel.