Février-1945

3 février [1945]

Toujours à la chambre, mais beaucoup mieux. Je reçois la visite de Paul Jouve, candidat dans la section de peinture. Bien sympathique. Il a du talent, mais son talent est assez monotone. On a l'impression à chacune de ses expositions qu'il vous montre quelque chose de déjà vu.

En Prusse Orientale où la guerre marchait si bien, le dégel arrêterait quelque peu la poussée russe.

4 février [1945]

Visite de Subervie. Il a du charme. Mais il a l'attitude de tous ceux de son milieu que caractérise une énorme satisfaction d'eux-mêmes. Et pourtant! Je lui demande où il en est de sa grande décoration pour le musée des Travaux publics. Il n'a pas été plus loin. Il se sent, au fond, incapable d'aboutir. Il n'y a pas là de quoi tant se gober. Mais il doit avoir de gros besoins d'argent. Il consacre la plus grande partie de son temps à corriger des élèves dans des tas d'institutions diverses. À l'École d'abord, à l'Académie Julian, dans une académie autre de la rive gauche. Quel métier! Il me parle de l'esprit des élèves de l'École, auxquels il ne me semble pas comprendre grand chose. Sauf quelques petites jeunes filles que ce genre de peintre séduit, parce que c'est facile, il ne doit pas être très estimé comme artiste, mais il se fera aimer, car il semble très bon.

5 février [1945]

Première sortie, au bois. Je me sens bien, quoiqu'une impression de vertige. Je crois que ce n'est qu'une appréhension nerveuse.

Je me remets à mes dessins dantesques. Le procédé lithographique me conquiert de plus en plus. Et puis c'est fort agréable de se dire que ce qu'on fait se reproduira sans aucun intermédiaire.

Visite du général Dumanois qui venait nous parler de Jean-Max[1]. À propos de la guerre et de la Russie, il nous dit son admiration pour l'organisation russe. Il a fait un voyage d'étude là-bas. Le tsar actuel, c'est la machine. Les palais sont les usines. Tout un peuple croit exclusivement à la machine. Leur organisation doit donner au fur et à mesure du rendement, un bien être de plus en plus grand à tous. Il en est réellement ainsi.

Guerre : les Russes à 50 km de Berlin. Les Français reprennent le dessus et reprennent les Allemands vers le Rhin entre Colmar et Strasbourg.

6 février [1945]

Reprise du travail à l'atelier. Bien. Pas trop fatigué. Je refais dans le plâtre le bras gauche du Cantique.

Visite de Jonas, aussi candidat à l'Institut. Type bien sympathique, avec son allure allongée, souple. Mais son talent est assez vulgaire. Il me demande de faire un dessin de moi, en dix minutes, grandeur nature! Et il le fait. J'ai l'air d'un bon ivrogne. Tout en le faisant, nous bavardons. Il est de ces artistes dont mains et yeux besognent, tandis que l'esprit est à autre chose. À moi, ça m'est impossible.

Nous parlons du cas Bouchard. Il me dit qu'au ministère on voudrait bien le tirer d'affaire. Mais que c'est difficile. Une démarche de l'Institut pourrait avoir de l'effet pour revenir sur la révocation.

Guerre : L'agonie est commencée. Foudroyante avance des Russes.

7 fév[rier 1945]

Élection de Jouve qui surprend un peu tout le monde. Mais c'est bien. Ce sera un agréable camarade.

Bien gênante, l'atmosphère de l'Académie. L'esprit y est plutôt réactionnaire. Tournon me dit qu'il a annoncé à B[ouchard] sa révocation, annoncée officiellement par le ministre.

8 fév[rier 1945]

Marie Bouglé vient voir le buste de Célestin[2]. Bien entendu, il ne lui plaît pas beaucoup. Elle le voudrait rajeuni, souriant, l'air fendant. Au fond, elle a une âme de midinette.

En ce moment, Roosevelt, Staline, Churchill sont ensemble réunis et décident de la guerre et de l'après guerre.

9 fév[rier 1945]

Dessin de l'Enfer. Je commence à bien manier ce procédé passionnant. C'est vrai qu'on ne nous apprenait pas grand chose à l'École. On ne nous mettait pas assez au contact des techniques. Je l'ai dit avec raison dans mon bouquin.

Les Américains attaquent la ligne Siegfried. La situation est de nouveau complètement retournée. L'All[emagne] a été incapable d'une opération de redressement. D'ailleurs, à la radio, le dernier discours de Goebbels est l'aveu à peine dissimulé de la défaite décisive prochaine.

Potins sur ce qui s'est passé à Moscou pendant la visite de de Gaulle, Bidault, etc. Quand Bidault eut signé le pacte, Staline lui frappa sur l'épaule lui disant : "vous êtes roulés". Au grand banquet de clôture, Staline porte une suite impressionnante de toasts. Notamment au gouvernement provisoire de Lublin. Le général de Gaulle ne se leva pas. Staline en porte à tous ses ministres et à son ministre de la Guerre dont il loua les qualités, ajoutant que si les munitions n'arrivaient pas à temps, il serait fusillé! De Gaulle cligna de l'œil vers son ministre. On a fait visiter Moscou à la mission, le métro dont ils sont très fiers. Les policiers, pour faire place, écartaient la foule à coups de fouets.

11 fév[rier 1945]

Les dessins du premier chant s'achèvent. En frontispice, ce sera l'apparition de Virgile.

"Je distinguais devant moi un personnage à qui un long silence paraissait avoir ôté l'usage de la parole".

Le grand dessin hors textes :

"Cependant une nouvelle frayeur me saisit à l'apparition d'un lion horrible : il semblait courir sur moi à travers l'air épouvanté, portant la tête haute et paraissant pressé d'une faim dévorante. En même temps, une louve avide, d'une maigreur repoussante et souillée encore des traces de ses fureurs, etc."

Le cul-de-lampe marquera le parti gibelin de Dante :

"Mais bientôt paraîtra le lévrier qui doit exterminer cette louve sans pitié." Je crois bonne l'idée de faire de l'empereur une sorte de s[ain]t Georges. Ainsi apparaissait-il dans l'esprit des gibelins qui voyaient politiquement en lui le sauveur de l'Italie.

À déjeuner, Marthe Millet nous montre les magnifiques citations de Bob[3].

Benj[amin][4] vient nous voir et nous indique les dispositions à prendre pour le futur musée. On est toujours, dans la vie, en présence d'intérêts contradictoires. Je ne veux pas léser mes enfants et j'ai le droit d'assurer la pérennité de l'œuvre de mon esprit. Mes œuvres aussi sont mes enfants. C'est pour elles seules que les artistes survivent. Si les événements, du point de vue financier, ne deviennent pas trop catastrophiques, j'espère bien laisser assez pour que tout soit concilié. Je pense surtout à mon petit Marcel[5], si chic, et dont la profession n'est guère lucrative, surtout comprise avec sa dignité.

12 fév[rier 1945]

Chez la comtesse de Dampierre, réunion du comité artistique Art et Tourisme. Il y avait Lemoyne, Hautecœur, Heuraux, le vieux Carnot, Chapelain-Midy, Daragnès toujours aussi prétentieux, Cl[aude] Roger-Marx, J[ean]-L[ouis] Vaudoyer, Cognet, Bizardel. Il s'agissait d'organiser des expositions franco-anglaises, à Londres et à Paris.

Françoise[6], ce soir, faisait téter son enfant. Elle a eu un mouvement très heureux qui me donne ce que je cherchais pour le panneau central de la porte, le couple humain devant la vie.

13 fév[rier 1945]

On m'avait annoncé la visite d'un groupe de jeunes sculpteurs américains que devait me conduire une Mademoiselle Panier. Un seul est venu avec elle. On a attendu les autres en vain. Pas bien intéressant d'ailleurs ce jeune homme. [Il] m'a paru fort satisfait de lui et désireux surtout que les études de sculpture lui soient prétexte à liberté. Quand on est soldat, tout cela se conçoit.

La mystérieuse conférence de la mer Noire publie aujourd'hui une déclaration, ma foi, fort bonne. Là où seront Roosevelt et Churchill il n'y aura que de belles choses.

Je relis les mémoires de Mlle de Meysenbug[7], qui connut, à la fin du XIXe tant de gens remarquables. Elle était très liée avec Nietzsche. Elle raconte, sans savoir encore de quoi il s'agissait, les débuts de la maladie de cet homme, qui fut sans doute sympathique à connaître, mais si néfaste psychologiquement et philosophiquement. Les Hitler, les Mussolini, toutes les dictatures modernes sortent de ses élucubrations de fou. Il y a dans ses mémoires d'intéressants aperçus sur la personnalité des grands artistes, leur rôle, leur influence. Grand problème : Les grands artistes donnent-ils le branle à leur époque ou sont-ils le réceptacle d'aspirations éparses qu'ils concrétisent? On pourrait dire qu'aux époques où le culte de la personnalité, de l'originalité n'existait pas, ou les individualités se formaient sans qu'on le recherchât, les grands artistes exerçaient d'indiscutables influences. Donatello, Giotto, Michel-Ange, Pérugin, Raphaël, Bernino marquèrent leur époque. Depuis le Romantisme, depuis que la "nouveauté" est le but exclusif, ces influences ne peuvent plus être ; au contraire, les élèves de Rodin, par exemple, ne pensent qu'à s'évader. Chaque artiste devient plante unique et sans graine. Et les influences viennent de groupements, de cénacles où l'on s'excite, en proie à des petites folies collectives. Quelques écrivains, quelques journalistes faméliques adjoints à ces cénacles et nous avons ces mouvements comme le cubisme, surréalisme, etc. Mais tout cela ne fait pas une grande époque.

14 f[évrier 1945]

J'ai eu aujourd'hui chez Verne, l'entrevue depuis longtemps retardée avec ce serein d'Isay. Il n'est décidément pas sympathique. Mais il fallait que je lui explique mon attitude. C'est assez humiliant d'être obligé de plaider quand on n'a vraiment rien à se reprocher, au contraire, vis-à-vis d'un personnage que l'on sait assez peu estimable. Ce qui importe pour moi, c'est d'arrêter les bavardages inconsidérés et les fausses interprétations. Je n'en ai pas fini avec les entrevues de ce genre. En tout cas, celle-ci s'est bien passée. Il ne peut guère en être autrement, en tout cas, par les apparences.

17 février [1945]

Le Japon et Tokyo très pilonnés par les avions américains. En Allemagne, plus de 10 000 avions, ne cessent, depuis deux jours, de bombarder villes, usines, voies de communication. Sur terre, succès partout. Mais ici, grosses difficultés intérieures.

18 fév[rier 1945]

À déjeuner, le lieutenant américain Rorimer, chargé de la sauvegarde des œuvres d'art en France. J'imagine qu'il doit y avoir quelques heurts avec nos services à nous chargés de la même mission. Mais eux ont des moyens que nous n'avons plus. Il est, lui, conservateur des rayons du Moyen Âge au Metropolitan museum de New York. Bien sympathique, complètement.

Expert déjeunait avec nous, toujours enthousiaste et charmant.

19 fév[rier 1945]

Je partage mon temps entre le buste de la g[ran]de Duchesse[8] et les retouches au plâtre grandeur du g[ran]d Cantique et les dessins du Dante. J'ai campé aujourd'hui un Minos que je crois bien.

Comité aux A[rtistes] f[rançais]. Visite de Madame Napp.

21 fév[rier 1945]

À l'Institut. Réunion très importante. Il s'agit de la création d'une grande revue de l'Académie des beaux-arts. Membres de cette commission : Paul Léon, David-Weil, Lemaresquier, Leroux et Boschot. Boschot y est comme un chien qu'on fouette. À tout il fait des objections; au fond très hostile, comme à tout ce qu'on propose. C'est un frein mal graissé. Paul Léon voit la chose très viable, au contraire, et il a raison. David-Weil aussi semble très partisan. Ce serait très important de réussir. Il faudrait absolument que l'Académie ait un organe sérieux et repasse à l'action. Il faut reconnaître définitivement que sans la presse on ne peut arriver à aucun résultat.

Visite à Beltram. Il n'est pas bien. Je suis très inquiet pour lui. Il me montre des dessins fort bien pour Les Fleurs du mal. Quelle habileté. Il me disait avoir reçu la visite d'un de ses amis revenant d'Allemagne qui considère que les Allemands, en mettant les choses au mieux pour eux, ne pourront pas résister plus de six mois, au maximum. Alors à quoi bon cet entêtement au massacre.

22 fév[rier 1945]

Jacques Rouché est suspendu de ses fonctions de directeur de l'Opéra.

23 fév[rier 1945]

Réception chez Marthe de Fels en l'honneur de musiciens anglais.

David-Weil a lancé le nom de Huyghe pour étudier les premiers éléments de la revue. Rendez-vous est pris avec lui, avec Huyghe et Paul Léon, pour mercredi prochain.

Très gentille visite de Madame V[incent] Auriol et de sa belle-fille.

Madame Napp vient me parler d'un important tombeau qu'elle veut élever au cimetière de Passy.

24 févr[ier 1945]

Fantastique divagation d'Hitler. Toujours les mêmes boniments anti-judéo-maçonniques-communistes. Puis il s'est comparé à Frédéric le grand, puis a dit : "je prophétise la prochaine victoire allemande".

Souvent, les gens se demandent comment lui et Mussolini finiront. On imagine des attitudes grandioses, à la Sardanapale, à la Cléopâtre. Moi, je crois qu'ils finiront piteusement en essayant de se sauver, sous des déguisements. Ils seront reconnus. Conduits en prison à coup de pieds dans le derrière. Et seront fusillés ou pendus, tout tremblants. Ça, sûrement pour Mussolini. Hitler a plus d'imagination. Peut-être aura-t-il tout de même une attitude spectaculaire.

Dessins pour Dante. Frontispice du ch[apitre] III

25 fév[rier 1945]

Visite de M[arcel] S[amuel]-Rousseau à propos de la prochaine élection à l'Académie.

26 fév[rier 1945]

Les Américains marchent sur Cologne.

28 fév[rier 1945]

Le rendez-vous chez Huyghe dans les nouveaux bureaux du Louvre. Huyghe est un grand garçon long et souple. Je ne peux pas le voir sans penser à l'histoire du faux Gauguin, de M. Labeyrie.

Voici ce qui ressort de notre entrevue :

Il faudrait annuellement un budget de 2 000 000. Les recettes seraient les abonnements et la publicité, comme pour tous journaux. Mais nous n'avons pas les recettes clandestines comme les autres. Paul Léon me disait que les abonnements seraient certainement fort nombreux pour une revue de ce genre : toutes les bibliothèques étrangères et françaises, entre autres.

Quant au programme :

D'abord en tête un éditorial signé d'un grand nom d'un membre de l'Institut, mais pas nécessairement Beaux-Arts. Puis un article sur art ancien (à propos des collections de l'Institut); 3° un article d'art moderne, un problème d'ordre général. 4° Chronique (sur les expositions, les livres, la musique, le théâtre); 5° le bulletin de l'Académie; naturellement des illustrations de qualité. On réunirait même en fin d'année ces illustration hors texte en un album ce qui augmenterait les recettes.

Qui s'est posé la question du rédacteur en chef. Qui? Florisoone? Il parait qu'il est déjà très pris. Huyghe disait qu'ils sont très peu. Tous ont déjà mille choses. Lui-même, en même temps que Les Arts (Wildenstein), va diriger une nouvelle revue qui s'appellera Quadrige. Il disait qu'on ne se doute pas de la quantité de revues nouvelles qui n'attendent que le retour du papier pour s'abattre sur les kiosques.

Déjeuner avec Expert qui se désole de la situation de l'École et de son affaiblissement. Le dernier concours de torse des peintres a été au-dessous de tout. Quant à l'architecture, les séances de réforme de son enseignement continuent, sous la présidence de Tournon.

Boulevard S[ain]t-Germain, je rencontre Despiau, plus fluet que jamais, excessivement aimable.

 


[1] Jean-Max Landowski.

[2] Célestin Bouglé.

[3] Robert Millet.

[4] Benjamin Landowski.

[5] Marcel Landowski.

[6] Françoise Caillet-Landowski.

[7] Malwida de Meyzenbug, féministe, a écrit Mémoires d’une idéaliste.

[8] Duchesse de Luxembourg.