Août-1945

3 août

On a le procès-verbal de la fin de la conférence de Potsdam. Je ne pense pas qu'il fut possible de faire mieux. Ces trois hommes se montrent d'une étonnante liberté de pensée. Étonnante à cause de Staline. On sait qu'il a sur la conscience d'abominables massacres. C'est un jacobin extrémiste qui devient Thermidorien et de Thermidorien Girondin, et de Girondin Bonapartiste. Il canalise la révolution russe vers une sorte de monarchie élective. Finalement une sorte de quinqumvirat est créé qui du point de vue international réglera souverainement les conflits. Au-dessus de lui il y aura quand même le triumvirat anglo-américano-russe. C'est curieux. Je n'aime pas que la Russie soit sur le même pied. Je ne peux oublier le début de la guerre, la Russie agissant vis-à-vis de la Pologne, comme l'Italie à notre égard. Sa chance, la nôtre a été que l'Allemagne fut plus traîtresse qu'elle, lui sautant à la gorge.

4 août

Et voici l'apparition de Laval. Il semble que ce fut sinistre. Laval et Pétain, ce sont les grands responsables des déportations, de l'extension de la persécution juive. L'Armistice c'est une plaisanterie de discuter autour. À son propos ils peuvent fort bien arguer que c'est l'armistice qui a permis l'organisation de la résistance. Oui, mais, malgré eux puisqu'ils l'ont truquée. En tout cas personne ne peut affirmer, contre eux, que l'opération du transfert en Afrique eût été une opération réussie. Nul doute que l'Allemagne aurait aussitôt envahi l'Espagne. Gibraltar aurait alors rapidement cessé d'être un obstacle infranchissable. Les vrais crimes impardonnables de Pétain, Laval, ce sont les livraisons des réfugiés politiques, ce sont les fusillades, c'est l'appui officiel donné aux bandes Darnand et... les déportations etc. Et c'est aussi la destruction de la République III, du coup d'État idiot, de ces lois "ordre nouveau" ineptes. En un mot d'avoir "profité de l'occasion" pour établir une sorte de système dictatorial inepte. Ces fautes-là sont suffisantes et impardonnables. Elles n'amnistient pas les sauvetages post-effectués, et avec l'arrière-pensée de se créer des alibis.

5 août

Je lis la Révolution de Thiers et le Consulat et l'Empire. Ce sont deux ouvrages séparés, mais qui forment à eux deux un monument remarquable, extraordinaire même. Je ne crois pas qu'on puisse trouver plus d'analyse, plus de clarté dans aucun ouvrage historique sur la question. Tous les dits spécialistes de Napoléon ont dû y puiser largement. C'est bourré de détails. On y trouve aussi bien des aperçus d'ordre général dignes de méditation. À moi, en ce moment, cette lecture m'aide à comprendre le moteur secret qui fait agir les partis d'extrême gauche. Ils veulent répandre la révolution avant Thermidor. On cherche à redorer Marat. On le présente en ce moment à la radio, comme un des plus grands écrivains français! Or la révolution française est grande par les idées de liberté qu'elle a réellement apportées et auxquelles elle a donné corps dans ses constitutions de 91, 95, surtout avec le Consulat avant que Bonaparte, si excellent, irréprochable jusque là, n'ait voulu le Consulat à vie puis l'Empire. Alors ont  commencé les bêtises.

6 août

Vie régulière, calme, vrai repos. Nous commençons à avoir de vraies bonnes mines. Je me suis promené ce matin, avec Lily[1], par le sentier à flanc de coteau, qui domine la Marne, sur la hauteur du lieu-dit Proslin. C'est un très grand paysage qu'on a là, un de ces paysages d'allure classique qui fait, une fois de plus penser à Poussin. C'est là la grandeur de certains artistes d'avoir su identifier leur personnalité à un tel point avec la nature qu'il semble que ce soit la nature qui s'est identifiée à eux. Après tout, que veut dire "allure classique"? C'est en somme facile à expliquer. Paysage dont l'aspect rappelle les paysages composés par les maîtres. Car il est le premier à avoir fait dans certaines de ces toiles, du paysage, le principal sujet. Les êtres y sont très petits. Tel Diogène, la mort de Phocion, etc. Le paysage existe déjà sans eux. C'est un décor tout prêt. Mais l'idée ne lui viendra jamais de laisser ce décor vide. Il faudra arriver aux romantiques, et ensuite, aux réalistes (Courbet, Corot) pour voir le paysage devenir sujet unique. Mais ces paysages ne sont plus classiques parce que ce peintre ne composera plus. Il les prendra tel qu'il les voit, sans rien changer à ce qu'il a sous les yeux. Il en découlera une infinie vérité. L'unité de l'œuvre de l'artiste sera dépendante de sa vision colorée uniquement. Laquelle vision est sujette à bien des fluctuations (voir Manet). Mais comme elle est belle cette vallée de la Marne, entre ses coteaux boisés, sous une lumière à la fois tendre et éclatante. Devant nous, à partir de Nogent, la rivière couleur de ciel, coule entre des collines assez rapprochées. Elle disparaît à l'est, derrière le mamelon du bois de l'Abbaye et reparaît de l'autre côté; dans une immense plaine grillée, roussie, qui va à des lieux jusqu'à Château-Thierry. J'imaginais ces plaines traversées par les bandes d'Aétius, de Mérovée, de Théodoric allant combattre, non loin de là, dans les champs catalauniques, Attila qui s'avançait.

7 août

J'ai dû passer quelques heures à rédiger une assez longue lettre à H[enri] B[ouchard] pour en finir avec lui, lui faire savoir à quel point je suis au courant de ses agissements. Je l'assure en même temps, que je ferai mon possible pour atténuer les déclarations de M[ontagnac]. qui avait répété ce que je lui avais dit à propos de Desvallières, je ne pouvais cependant pas donner de démenti à M[ontagnac].

8 août

Ces promenades dans Chézy me font revivre toute ma jeunesse, je retrouve très présents, les fantômes de jolies jeunes filles. Quelques-unes finissent ici leurs jours, toutes ridées, ratatinées, colonnes vertébrales voûtées. Il y aurait une autre Tristesse d'Olympio à écrire. Je me mets à un schéma d'un livre dont le thème est la querelle des images. Il s'appellerait "la Vierge d'Ivoire".

Il y a ici un M. Vian, fabricant d’objets de précision, pour l'aviation et la marine. Il a une immense fortune. Sa propriété est sur les bords du Dolloir. Il a installé là des serres où il entretient une magnifique collection de plantes grasses. Certaines ont près de trois mètres de hauteur. Il a aussi de splendides orchidées, énormes. J'ai fait pour la porte[2] un croquis d'une de ces plantes dont le nom est "Monstruosus" (famille des Cerius).

Nous avons été revoir le monument de Chalmont[3]. Il est en très bon état. C'est vrai que les Allemands ont détruit la stèle où était gravé le récit de l'événement. Il y a deux défauts dans ce monument. La France n'est pas assez étoffée, les plis tombent trop froidement. Du groupe il n'y aurait rien à redire. Il est seulement trop petit. Il devrait être double. Le ciel était gris. Un vent violent faisait voler rapidement les nuages. Ils tamisaient le soleil qui se couchait derrière le groupe. Les huit fantômes dressés dans ce contre-jour étaient d'un grand effet, malgré leur dimension insuffisante.

9 août

Je me fais expliquer par Henry[4] ce que c'est que cet uranium. Pourquoi on l'appelle élément 92. Un savant russe, Mendeleieff a fait une classification de corps simples, d'après le nombre de molécules qui gravitent autour du noyau des atomes. Plus ces corpuscules sont nombreux plus ils sont faciles facile est une manière de parler à désagréger. Le premier de ces éléments est l'Hydrogène. Le dernier connu est cet uranium qui arrive avec le numéro 92. Les corpuscules tournent et veulent agglomérer autour du noyau par un mouvement concentrique pour une force d'attraction pareille à celle qui tient les astres et les mondes suspendus dans l'espace. Quand on arrive à rompre ce système attractif, comme il faut bien qu'une force détournée de son objet aille quelque part, comme en outre cette force n'a plus de direction, elle s'en va au hasard, elle fait explosion. Le problème actuel est, en dehors de son application militaire, de capter ces forces et de s'en servir pour le bonheur des hommes. En attendant, Hiroshima[5]?

On discute de savoir si pareille découverte est un bien ou un mal. Mon Dieu! Comme toutes les choses inventées par les hommes, elle est tout à la fois un bien et un mal. Pour le moment elle est un bien, puisqu'elle permettra une rapide victoire sur le Japon. Et ma confiance est telle dans l'Amérique et les Anglais que je suis sûr que ces deux grandes nations trouveront les applications pratiques, solides pour faire de cette invention l'arme invincible de la société des Nations. Elle permettra de solutionner la si délicate question de l'armée internationale sur laquelle avait buté la société des Nations de 1919. Quant aux solutions pratiques industrielles, je suis bien tranquille, on les trouvera rapidement. Alors! Comment dire que c'est peut-être un mal.

11 août

En deux bombes[6], l'Amérique a terminé la guerre! Et voilà donc une dure histoire qui finit bien, moralement. Les méchants sont punis et les bons récompensés. Entre les trois États par qui le monde a été conduit à une catastrophe sans précédent, le Japon est le plus coupable. C'est lui qui le premier commença cette politique du coup de force, cette politique internationale du fait accompli, de l'espace vital, cyniquement énoncés. Et maintenant, toutes les forces actives du monde vont s'orienter vers les œuvres de paix. Si on veut bien y employer la moitié de la volonté, de l'activité jusqu'à présent dévolues aux œuvres de guerre, la reconstruction du monde ira vite.

Au travail à présent. Je rendre demain. Je suis reposé. Il faudra que je me disperse moins. Je me le disais hier encore, à la butte de Chalmont[7]. La statue de la France manque d'étude. Je m'étais fait aider pour elle, par ce jeune D., pas maladroit mais chiqueur. Comme toujours lorsque je me fais aider, grosse faute, j'ai laissé des imperfections. De dos c'est même mauvais, le profil gauche est mince. On voudrait passer un an ou deux à refaire un certain nombre de ses œuvres. Décision à prendre. Premièrement ne plus accepter aucune commande nouvelle importante. J'ai suffisamment de travaux jusqu'à la fin de mes jours. 2° exécuter sans défaillance mon programme actuellement en cours : finir Michel-Ange. Continuer la porte. Refaire les têtes du s[ain]t François et du Héros. Corriger les bras de l'Homme de l'Hymne à l'aurore et différentes choses dans ce groupe. Terminer le Cantique du soleil en pierre. Alors tout le Mur des Hymnes sera achevé. J'ai envie, dès mon retour, d'aller à la galerie Charpentier, retenir la grande salle pour 1948. Avec comme pièces centrales le Mur des Hymnes, la Porte d'Asklépios, La France (celle qui est à faire). Ça pourrait être une exposition marquante. Au travail.

12 août

Mornet[8] demande la condamnation à mort de Pétain. Le juge certainement le condamnera. C'est mérité. Cependant ce verdict va entraîner les condamnations de la plupart de ses ministres, parmi lesquels plusieurs n'ont rien à se reprocher. Carcopino par exemple. Promenade solitaire à la ferme Proslin. Un des plus belles vues que je connaisse. Bien que peu élevée, cette colline est le centre d'une immense cuvette. La Marne y serpente à l'ouest. Des collines couvertes de bois interrompus de temps à autre par de grands champs labourés ou fauchés s'échelonnent en profondeur. Très très loin à l'est est Château-Thierry. À l'est encore des collines. Premier plan des champs labourés qui dévalent, barrés par des bosquets d'où émerge le joli clocher renaissance de Chézy gris ardoise, et les rouge-terre cuites de quelques toits. Ce 12 août, depuis toujours est un des jours sacrés de notre famille; c'était la fête de Wanda[9]. Je pensais à elle un peu plus que d'ordinaire.

Bien qu'elle soit morte il y a plus de 40 ans, elle m'est étonnamment présente, avec son élégante silhouette, sa démarche souple, sa chevelure d'or. Les êtres qui sont morts jeunes ne vieillissent pas dans notre souvenir. Au milieu de ces vieilles dames voûtées, blanchies, elle apparaît comme une jeune fille lumineuse. Mais bientôt, quand nous, ses contemporains, aurons disparus à notre tour, son souvenir disparaîtra avec elle, et il ne restera plus rien. Les morts ne sont pas morts lorsqu'on pense à eux. Quand il n'y a plus personne pour penser à eux... Ainsi nous emporterons avec nous non seulement ce qui est essentiellement nous-mêmes, mais un ensemble de présences d'êtres à tout jamais absents.

13 août Chézy-sur-Marne

Notre séjour est terminé. Nous partons ce soir. Fait une dernière promenade à la ferme Proslin. Elle est gérée par des fermiers hollandais. Une femme dont le visage, fatigué avant l'âge a dû être fort joli. Le mari est un énorme gaillard, énorme comme les gros cochons sales et roses qui grognent, fort nombreux autour des granges; plus loin, est une autre ferme, appelée La Queue que gère une famille belge. Là il y a dix enfants. Sauf les petits, tout le monde travaille à la terre. En ces temps de main-d'œuvre chère, ce fermier est très jalousé, car ses frais d'exploitation sont réduits au minimum. Tout se calcule ici. C'est tout juste si on n'inscrit pas les pas faits dans la journée. Mais on n'en vit pas moins largement. Nous avons assisté au goûter du personnel. C'est-à-dire des enfants dont l'aîné a une vingtaine d'années. La Mère robuste, autoritaire, taillait de larges tartines dans une de ces miches de pain de lointain souvenir. Chaque tartine est à la fois beurrée et confiturée. Arrivaient tour à tour s'asseoir à la longue table de chêne épais les enfants retour des champs. Deux jolies filles de 14 et 15 ans. Un gamin de 12 ans, un petit garçon de 7 ans. À chacun était immédiatement octroyé une de ces énormes tartines que la mère leur débitait avec la même générosité qu'elle avait dû leur débiter son lait. Est arrivée la fille aînée, très élégante, joli visage intelligent. Elle venait de Chézy où elle avait été se faire faire une indéfrisable... À Chézy en effet, ce petit village de neuf cent habitants environ, s'est installé une coiffeuse pour dames. Elle gagne une fortune. Toutes les fermières des environs, jeunes et demi-vieilles y accourent. Il faut retenir son tour, dix à douze jours d'avance. Dans Chézy même, sur la place, il y a une troisième petite ferme. Petite ferme comme bâtiment. Grande ferme en réalité. Car M. Ponsin propriétaire est éleveur et possède de grands pâturages et un très important cheptel. Mais il possède surtout une femme très distinguée et trois filles, toutes trois très intéressantes. L'une au visage un peu plat, à angle facial presque nul, caractéristique de la région, nez court, s'occupe de la ferme, trait les vaches, etc. Une autre est licenciée d'anglais, veut entrer aux sciences politiques. Une troisième est en Allemagne, infirmière active, prenant part aux actions quand on était à l'époque des combats et devait partir en Indochine. Ainsi dans toute la région, chaque femme renferme son petit monde où se reflète l'évolution de notre temps. Mais là, tout le monde gagne beaucoup d'argent. Toute la journée, on voit s'acheminer d'un air indifférent des gens porteurs de quelques sacs inoffensifs, dans lequel les fermiers glissent, avec un air indulgent et protecteur, un bout de beurre, un morceau de fromage, quelques œufs. Périodiquement arrive quelque contrôleur du service des réquisitions. Toutes les professions sont ainsi actuellement soumises, énervées par d'incessants contrôles. Comment le nombre des fonctionnaires cesserait-il d'augmenter? Il y en avait 700.000 en France. Ils sont 2 000.000 aujourd'hui. Deux à trois cent mille de plus qu'en Amérique. Si encore ce système d'inquisition économique aboutissait à quelque chose de bien. Il ne semble pas. La plainte est unanime. Sur l'augmentation des difficultés de l'alimentation. Mais on nous donne la distraction de la politique, les distractions byzantines sur le scrutin d'arrondissement ou le scrutin de liste etc. Je crois que tout cela aurait pu être plus simplement et plus rapidement. Mais tout cela n'empêchera pas tous ces braves gens dans leurs fermes, au milieu de leurs labours, sous le ciel d'où descend le chant de l'alouette, de mener leur vie saine et robuste. Leur bonheur, ils le font eux-mêmes, comme les artistes.

15 août. Boulogne

J'ai retrouvé Ladis[10]. Je croyais qu'il serait mieux. Il n'est pas mal, mais encore excessivement faible. Avec des à-coups.

Michel-Ange m'a fait très bonne impression. Je vais y travailler tout à l'heure. La condamnation de Pétain est quand même impressionnante. Il l'a méritée. Il y a un singulier fond de miséricorde en moi. C'est à peine même si j'en veux à Bouchard! Dès qu'un homme est à terre, le sentiment de la pitié l'emporte en moi. J'ai trop d'imagination, et mon imagination leur prête des notions de regrets qu'ils n'ont probablement pas. Quand on a soi-même aucun sentiment de méchanceté, on ne les imagine pas. Mais quel formidable succès que la capitulation définitive du Japon. Il paraît que les Allemands étaient vraiment à la veille de réaliser cette invention. Le jeune Dumanois[11] m'affirmait hier que quelques savants qui en connaissaient le secret, se sont fait sauter, au cours d'une expérience?

16 août

La proclamation du Mikado à son peuple est d'une splendide hypocrisie. Ça fait penser à Pétain. Il a l'air d'agir de son plein gré. Le plus amusant est le ton de leur presse : « On nous impose une paix de violence... ».

Maintenant que toutes les guerres sont finies, on va s'en donner à cœur joie de politique intérieure. J'ai l'impression que le parti socialiste en fait de l'excellente. Vis-à-vis du parti communiste il a pris une position remarquable de netteté. Auriol a rédigé un manifeste excellent. Je ne suis pas emballé de l'Assemblée unique. Je crains une Convention dont les excès n'auront pas l'excuse de la menace extérieure. C'est le seul point sur lequel je ne suis pas d'accord.

Bien repris le travail. Les bottes de Michel-Ange. Je travaille aussi à ce projet de drame lyrique sur la Querelle des Images. Magnifique thème. Bien difficile. Et trop prenant.

18 août

Michel-Ange et après-midi au bas-relief de Pandore[12]. Je me sens bien. Il le faut, avec tout ce que j'ai à faire.

J'hésitais un moment à propos de Michel-Ange à moitié nu. Je me demandais si ça ne serait pas mieux de l'habiller. Afin de le mieux situer dans le temps, de lui enlever son caractère trop ouvrier. Gaumont me disait : on pourrait dire que c'est un forgeron. En fin de compte, peu importe, je crois. Le sculpteur est, parmi les artistes, celui qui est le plus proche de l'ouvrier. Le sculpteur, aux prises avec la matière, ne le différencie pas de son tailleur de pierre.

20 août

Très content de la frise Pandore[13]. Sera bientôt finie. Je finirai d'abord ces quatre petites frises. Par la suite je tirerai au sort. Cependant, commencer par les panneaux du bas me tente beaucoup.

22 août

À l'Institut, Paul Léon se penche vers moi et me dit, regardant Lejeune, rougeaud, gros, s'agitant : "C'est incroyable ce que Lejeune est grossi, vulgaire. Un vrais commis voyageur." Descatoire présidait, l'air plus abruti que jamais. Voilà les acquisitions que l'Académie doit à Bouchard, pour avoir des gens à sa dévotion. Boschot qui va faire à la séance annuelle de l'Académie son discours sur Ingres à l'Académie de France à Rome racontait à propos d'un petit modèle qui posait pour lui, dans ses dernières années, propos noté par je ne sais plus quel mémorialiste "Il pique encore bien, M. Ingres..." Je crois que c'est dans une lettre inédite d'Amaury Duval.

Réception à l'Ambassade de Grèce. Je fais la connaissance du nouvel Ambassadeur de Norvège, de la nouvelle Ambassadrice de Chine : tout à fait charmants.

23 août

La petite frise Pandore. Tout est trouvé. Des parties sont fort avancées même. Mon programme pour la Porte[14] : faire d'abord les quatre petites frises. Puis je tirerai au sort pour les panneaux. Michel-Ange avance vers sa fin. Je lis en ce moment les quatre entretiens sur la peinture de Hollande. Ce n'est pas très intéressant. Il est quand même très émouvant de participer au loin à ces conversations dans le cloître de S[ain]t-Sylvestre, d'assister à l'arrivée de Michel-Ange etc. Séance à l'Entraide rue Berryer. C'était pour la première distribution à des artistes catastrophés, d'envois des artistes français en Amérique. Le ministre de la Santé publique a fait un bon discours. Il y avait Perret, Dropsy, Poughéon, Montagnac, Goutal, Bizardel, etc. Je demande à Bizardel où en est la question de l'augmentation des crédits pour mon affaire du Père Lachaise[15]. Il me répond assez évasivement. Difficultés d'argent! Et on vient d'augmenter de 1.200.000 le nombre des fonctionnaires... On nomme à l'École des Beaux-Arts deux professeurs pour un atelier! On maintient deux directeurs à l'Académie de France à Rome. Ne discutons pas c'est trop bête.

Ce matin Marcel G[imond]... vient me voir. Il m'apporte une petite esquisse d'une Jeanne d'Arc, pas mal, mais pas du tout personnel. J'aime mieux du peu personnel, que ce soit rien que du personnel et que ce soit stupidement prétentieux.

Herriot est nommé président du Parti Radical. C'est très bien. C'est autre chose que cet imbécile de Daladier. Mais pourquoi Herriot a-t-il accepté en principe d'être inscrit au M.U.R[16] qui serait un groupe communiste camouflé?

24 août

Albert Sarraut vient déjeuner. Nous avons aussi Marthe Millet. Albert Sarraut n'est pas beaucoup changé. Maigri. Mais le teint est bon. Allure toujours énergique et toujours ce charmant accent toulousain un peu atténué par la vie parisienne.

Au commencement de sa déportation il a été aussi malheureux que possible. Battu, coups de pied, schlague. Il avait été déporté en Allemagne sur demande de la milice. L'assassinat de Maurice avait fait un tel effet que pour Albert elle n'osa pas opérer elle-même. Il fut donc déporté avec intention de le faire mourir au camp. Il finit par attraper une broncho-pneumonie. Le médecin allemand qui le soignait et qui était un homme bien décida son transfert. Ce qui le sauva. Il fut envoyé dans la montagne dans une résidence surveillée, là où était François-Poncet, la duchesse d'Aoste et autres gens de marque.

Nous parlons du congrès du Parti Radical, il dit que ce fut fort houleux. Il y a deux groupes : les Herriotistes et les Daladieristes. Sarraut me paraît pencher pour Daladier. Herriot est pourtant un homme d'une autre envergure. Mais Sarraut dit que Herriot est devenu de plus en plus égocentrique, ne pense qu'à avoir des présidences, être ceci ou cela. Il trouve que Blum est remarquable en cette période si difficile. Le gros danger de la situation est l'équivoque communiste. Que fera-t-on si par cette équivoque ils obtiennent la majorité, qu’alors l'Assemblée Constituante le proroge indéfiniment avec un gouvernement à sa merci. Après avoir vu la dictature de droite, nous verrons la dictature de gauche. Et ce sera la même chose! Sarraut est aussi partisan des deux Assemblées. J'ai malheureusement le pressentiment que la constitution nouvelle n'en comportera qu'une.

Je continue la lecture de François de Hollande[17]. Je me trompais, c'est intéressant, mais je n'ai pas encore trouvé ce que j'espérais y trouver.

Il y a eu un incident assez gros, au Congrès Radical, à propos de l'adhésion de principe donnée pour Herriot au M.U.R.F. qui est aussi un mouvement communiste camouflé. Or cette adhésion est décidée pour l'intérêt électoral d'Herriot. Comme les socialistes votent contre lui, il a besoin des voix communistes pour être élu... Est-ce vrai? En tout cas, ce congrès radical ne parait pas avoir été bien brillant. L'ovation de Daladier a choqué tout le monde. Le fait est… Ce Daladier toutes les fois où je l'ai rencontré, pas souvent, m'a toujours fait l'effet d'un parfait idiot, abruti.

25 août

Aujourd'hui, j'ai travaillé sans fatigue, ce matin de 9 heures à 12h à Michel-Ange, l'après-midi de deux heures et demie à sept heures et demie au bas-relief Pandore[18]. Tout ça va bien, j'espère terminer ces deux morceaux dans le courant de la semaine prochaine. Dans son article du Populaire de ce matin, Blum se rallie complètement à de Gaulle, pour l'élection de la Constituante. L'actuel gouvernement a risqué une partie bien dangereuse. Si les communistes triomphaient nous pourrions avoir une Assemblée et un gouvernement inamovibles! Le ralliement de Blum est d'une extrême importance. Sa remarquable campagne du Populaire oblige peu à peu et de plus en plus les communistes à retirer leur masque patriotard, pour laisser voir leur vrai visage soviétique et dictatorial. C'est très bien de vouloir consolider la vie gouvernementale. Mais entre les deux dangers, instabilité gouvernementale et stabilité excessive, c'est le premier le moins grave. En fait, la constitution de 1875 n'avait besoin que de très peu de retouches.

26 août

Visite de M. et Mme Trémond. C'est un sculpteur luxembourgeois. Il venait de la part du grand Chambellan de la Gr[an]de Duchesse pour voir où en est le buste. Très sympathique visite. Lui est sculpteur animalier. Commença en peinture dans l'atelier de Gabriel Ferrier, à l'Ecole, à Paris.

Je construis le livret de la "Vierge d'Ivoire". Ce serait un beau sujet pour un auteur dramatique vrai. Je ferai ce que je pourrai... Car c'est un travail qui demanderait beaucoup de temps. Marcel[19] l'arrangera avec les nécessités de la musique.

27 août

Avec Benjamin et Louise[20], nous allons au cinéma voir le film à gros succès Les Enfants du Paradis. C'est vivant. Mais le coup de foudre à persistance ce n'est pas d’une psychologie vraie. On passe une bonne soirée peu émotive.

28 août

Déjeuner chez Riou. Convives : Mme X. (Je ne me souviens plus de son nom) une grande amie de É]douard]. Herriot et M. Auximos, battu récemment comme président politique du parti R.S.[21] La conversation ne s'est guère élevée au-dessus des calculs électoraux et des arrière-pensées des adversaires. Pourquoi prête-t-on aux communistes plus d'arrière-pensées qu'aux S.F.I.O.? Car pour le parti R.S. c'est tout le problème. Mais tous les partis ont une arrière-pensée commune, deux mêmes. La principale est celle-ci : quelle qu'elle soit, la nouvelle constitution donnera une stabilité solide au gouvernement. Il s'agit donc d'être du gouvernement, car on y sera pour longtemps. La seconde arrière-pensée est : quand on y sera, on verra... L'alliance électorale du R.S. avec les communistes est quand même choquante, très. La campagne de Blum est par contre remarquable. S'il reniait, et il devrait courageusement le faire, le marxisme et la dictature du prolétariat, on le suivrait, sans hésiter. Au contraire, il a bien déclaré qu'il y restait fidèle. Alors? Quelle différence avec les communistes? Ce sont les R.S. qui sont dans la voie la plus humaine, la plus logique, la plus républicaine. Mais j'espère que le successeur de Daladier, quoique de son clan, est plus intelligent que lui.

 


[1] Amélie Landowski.

[2] Nouvelle faculté de médecine.

[3] Les Fantômes.

[4] Henry Landowski.

[5] La bombe atomique a frappé Hiroshima le 6 août.

[6] La bombe de Nagasaki a explosé le 9 août.

[7] Les Fantômes.

[8] Procureur général pour le procès de Pétain.

[9] Wanda Landowski.

[10] Ladislas Landowski.

[11] Voisin de P .L.

[12] Porte pour la Nouvelle Faculté de médecine.

[13] Nouvelle Faculté de médecine.

[14] Nouvelle faculté de médecine.

[15] Le Retour éternel.

[16] Mouvements unis de la  résistance ?

[17] Dialogues avec Michel-Ange, 1548.

[18] Nouvelle Faculté de médecine.

[19] Marcel Landowski.

[20] Benjamin et Louise Landowski.

[21] Radical-Socialiste.