1er février
Deux téléphones aujourd'hui viennent me déranger dans mon travail. 1° Chataigneau entendu hier soir dans la Commission des arts graphiques etc. Le nommé Fougeron (le nom de ce garçon mérite de rester comme symbole de l'impuissance jalouse) a fait parvenir à la commission des coupures de journaux du moment où Arnold Breker était à Paris (1942 printemps) où sont notées les réceptions organisées par le gouvernement. Comme j'ai été à certaines dont une au Musée Rodin, il paraît qu'on va me convoquer. Celle du Musée Rodin était sous les auspices du scandaleux groupe collaboration, paraît-il. D'où nécessité de demander l'explication. C'était pour moi le moyen normal de revoir Breker pour lui rappeler ses engagements pour mes libérations. Je ne pensais plus à toute cette guerre du voyage en Allemagne. Fougeron avait aussi apporté une déclaration du malheureux H[enri] B[ouchard] à la radio. 2° Beltram-Massés si malade du cœur, a reçu une visite inopinée d'inspecteurs de la police. Il serait accusé d'avoir fait faire une pression sur l'Académie des Beaux-Arts par les Allemands pour son élection de membre correspondant! Ca, alors, c'est plus qu'un bouquet. Le pauvre est tout chamboulé. Je lui envoie immédiatement un pneumatique remettant tout au point. Invraisemblable qu'on puisse ajouter foi à des racontars pareils. J'avertis Boschot. Mais le travail, quelle consolation!
2 février
Journée très bonne. J'ai, une fois de plus, bien fait de continuer Michel-Ange. Il devient très complètement bien. Je maintiens que c'est ce qu'il y a de plus difficile, faire vrai. Sous prétexte de personnalité on s'autorise toutes les négligences, toutes les facilités. Vaincre la difficulté voilà la suprême satisfaction. La difficulté vaincue est à la base de tous les chefs d'œuvres. À cela on n'arrive qu'à force d'étude et de travail. Malgré cela, il arrive que les plus grands abandonnent devant la difficulté. Michel-Ange lui-même n'a t-il pas abandonné la Piéta à Florence, comme celle de Palestrina, si elle est de lui. Pourquoi? Parce que manque de méthode au départ. Il faut avoir le courage de le dire, bien qu'il s'agisse du plus grand de tous les temps. Travailler avec méthode, quoi que disent les imbéciles, ne refroidit nullement. Au contraire. La sécurité permet à la fougue de s'élancer avec toute sa puissance au moment de l'achèvement qui est le moment le plus difficile. C'est le moment où l'on abîme, comme c'est celui où s'affirme la maîtrise. On s'affirme d'autant plus qu'on se sent sur de solides bases. On est comme le soldat qui combat sûr de n'être pas surpris par derrière. Chez Mme de Dampierre. On y est triste, bien préoccupé, devant les incohérences habituelles. J'ai posé au général A[ ?] la question suivante : expliquez-moi comment il se fait qu'on inscrivait au budget de la guerre une dépense de 240 milliards et qu'aujourd'hui (un mois après) 120 milliards. Quel est le bon, celui de 240 milliards ou celui des 120? Le général n'a pas répondu très nettement. Il m'a dit que c'était question de personnel, qu'en fin de compte l'armée avait du matériel mais pas de munitions et pas d'hommes. Si jamais on avait besoin de l'armée contre un mouvement insurrectionnel, le gouvernement n'aurait rien. Tandis que le parti insurrectionnel est remarquablement organisé, noyauté, discipliné et armé. L'avis du général A[ ?] semble être que de très grosses dépenses sont nécessaires pour réorganiser véritablement une armée.
Madame de Dampierre est inquiète et assez indignée. Le plus triste, dit-elle, est qu'on semble résigné au coup de main communiste. Les fonctionnaires, même les hauts fonctionnaires sont prêts à s'incliner. Elle est très excitée sur la fondation d'un nouveau parti qui s'appelle parti de la libération. Mais il semble vouloir recueillir et fondre tous les détritus des anciens partis de droite, y compris sans doute ceux qui firent le 6 février, les anciens camelots du roi, qui s'y infiltreront. Ca ne m’emballe pas du tout. Ca me paraît voué à l’échec. Je crois qu'un parti nouveau est à créer qui réunirait le parti radical socialiste et la partie modérée des S.F.I.O., nuancée, Blum, Auriol. Mais il ne faut pas compter sur les anciens partis réactionnaires. Il faut les rejeter.
3 février
Pas mal de jeunes gens ce matin. La fille de Griaule, fort intelligente, le jeune Guy Pierre, graveur, le petit Garavaglia, le jeune Terrioux et B. de Bouillon, Beaugrand, garçon à tête caractérisée, hautes pommettes, yeux enfoncés, bouche sensuelle, teint mat sous des cheveux noirs. Un Delacroix grand. Mais il commence à tourner un peu en rond. Il n'a que 18 ans. Ce qu'il fait est un mélange de drame et de caricature. Je ne regrette pas les Directions. C'est trop de responsabilités et d'un contact trop éloigné de la jeunesse. Mais je regrette de n'avoir plus d'atelier, d'élèves. C'est d'un intérêt continuel. Etre instructif, utile par soi-même dans le plus grand sens du terme.
Téléphone de Beltram qui me demande de venir demain au moment où doit venir chez lui un inspecteur de police! pour la soi-disant pression allemande au moment de son élection, j'irai bien sûr. Il paraît que même les jeunes filles à l'Ecole sont brimées, déshabillées etc. C'est stupide. Les brimades entre jeunes hommes sont admissibles. Vis-à-vis des jeunes filles, elles ne le sont pas. D'ailleurs toutes ces jeunes filles aux Beaux-Arts c'est idiot.
4 février
Chez Beltram, son histoire avec la police. Il semble que c'était une tentative de chantage d'un policier trop malin. Il se disait chargé d'une enquête, sous prétexte que Beltram avait fait exercer par les Allemands une pression sur l'Académie pour son élection comme membre correspondant! Mon pneumatique et l'intervention de Justin Godard auprès du Préfet ont stoppé le gaillard.
Quelques mots échangés avec Justin Godard me montrent qu'il a une forte admiration pour la Russie. Tout le monde oublie la trahison de 1939, comme celle de 1917.
Aux A[rtistes] f[rançais], je vois Chataigneau. Il avait eu quelques renseignements sur ce qui s'est passé à la commission d'Epu[ration] jeudi dernier. Le Fougeron est venu apporter une brochure du [illi.] « Collaboration » dans laquelle il est parlé de la réception de Breker au Musée Rodin, où j'étais. La corporation des artistes est la seule où l'on aura vu quelques-uns d'entre eux s'acharner même contre ceux qui ont beaucoup risqué comme moi. Comparer cette façon de faire avec la façon dont se sont comportées la commission des hommes de lettres et celle des musiciens. Chataigneau sera renseigné sous peu sur l'effet du témoignage Fougeron. Cet à-coup est ennuyeux parce que mon cas était réglé et le procès-verbal m'aurait voté des félicitations.
5 février
Exposition avant le départ pour la Suisse, de peinture française destinée à Berne. Je comprends que les organisateurs de cette exhibition l'aient fait confidentiellement. Quelle singulière image de l'art français ces conservateurs du Musée vont donner à la Suisse. Dans cette France si riche, malgré tout en talents remarquables, ne plus considérer que ce Wolek[1] avec ses tâches incohérentes, Gischia, le "demeuré", André Marchand et sa peinture mortellement lâche ou Dunoyer au nu inconstruit, aux valeurs fausses, Pignon, Fougeron, le Mouchard, Delaunay qui essaie de sortir de ses serpentins, André Lhote plat comme un mauvais "artiste français", Braque, Bonnard, etc. et Picasso! J'ai beau me forcer, m'appliquer de toute mon indulgence, il n'y a rien, absolument rien là. Une bonne tentative de nu vuen raccourci par Roehner. Je déclare à Salles que j'ai horreur de ça. Moi j'admire me dit-il, et il commence leur perpétuelle explication : pensez aux impressionnistes... etc. Il y a un grand Bonnard, scène de famille dans un jardin, faible, gris. Deux très bons Vuillard, et un joli paysage de Cézanne. D'excellents Marquet. Ils vont envoyer là-bas aussi le Cirque de Seurat si mauvais, si ridicule, sans esprit et sans qualité picturales. L'exposition commence avec Delacroix. Une décollation de s[ain]t Jean qui n'est pas un de ses meilleurs. Quelle tristesse se dégage du 14 juillet d'André Lhote. C'est plat. Je suis déçu par Grüber, un nu morbide, sinistre. Mais il y a un assez joli paysage, de facture habile, assez italienne. Brianchon construit mieux. Sa toile sobre est émouvante. Peut-être le seul de l'exposition. Mais il faut voir les gaillards qui ont organisé ça. Cassou, Rey, Salles, Mme Cuttoli, leur air satisfait d'eux-mêmes, leurs apartés complices. Et penser que tout ça, dans moins d'années qu'on ne pense, ça ira dans l'enfer infini des Musées. Le roi c'est Laugier, le Docteur paranoïaque. C'est lui avec ses millions, le responsable. Surtout cette exposition est un témoignage accablant de l'incohérence de l'époque. Cette "monstra" n'est pas celle d'un grand pays. On se croirait dans un petit musée de quelque petite ville provinciale de Tchécoslovaquie. M. Laval [?], si charmant, et qui ne cache pas son opinion, me dit que Picasso a remis de grosses sommes (plusieurs millions) au parti communiste.
6 février
Visite de Belmondo. Venait me parler de cette commission. C'est Fougeron qui a demandé à être entendu par la commission, Auricoste le pousserait. Belmondo avait conservé des tas de documents de toute la période d'occupation. A Isché qui l'interrogeait trop supérieurement il a rappelé que la P.2 avait publié un article sur lui. Il ne donne pas grande importance à l'intervention de Fougeron. Mais demain, je pense, j'aurai des renseignements par Chataigneau. Lejeune qui a eu un accident, pas trop grave heureusement, une chute du 3e! me téléphone qu'il a reçu la visite d'un policier encore, à propos des passeports du fameux voyage! Visite à Delamarre, je n'avais pas, lorsque je me suis présenté, cette prétention d'être comme ça, tout de suite élu.
À l'Institut, la chose grave est la situation des pensionnaires dont les pensions sont évidemment insuffisantes. Des augmentations sont impossibles à obtenir. Il faut trouver autre chose. Aucun autre moyen que l'un des deux suivants : A - diminuer le temps de pension. B distribuer les prix tous les deux ans. Il faut à tout prix éviter une fermeture "provisoire" de l'Académie de France. La seconde solution me paraît la meilleure. J'écris à Boschot dans ce sens.
Classement des candidats à la succession Dampt. Michelet, naturellement. Puis Brasseur, qui sera dangereux. (Dommage qu'il soit si peu sérieux). Puis Sarrabezolles (dommage que si charmant, il n'ait pas un bien gros talent), puis Martial (dommage qu'il n'ait pas plus de talent que Sarabezolles), puis Lemaresquier (ça, c'est une autre histoire).
8 février
Je travaille à Michel-Ange, sans lassitude. Je me félicite une fois de plus, de ma ténacité. Je tiens le grand morceau. Il n'y en aura plus pour longtemps maintenant avant de finir.
Bientôt finie aussi la seconde frise "Malédiction" je la crois mieux que la "Malédiction Pandore".[2]
9 février
Sur son lit de mort, la vieille Mme Thomson[3]. Son visage émacié aussi blanc que l'oreiller. Symphonie toute blanche, toute blonde, les seules taches sombres sont les orbites profondes. Autour du lit, l'ombre et le silence d'où, de temps à autre, une silhouette imprécise se détache qui pose des fleurs sur le lit. Le profil est aigu comme celui de Voltaire. Tous les morts âgés se ressemblent. La mort est ce grand mystère. La vie est un mystère plus grand.
10 février
Gaumont vient me voir avec ses élèves américains. Il n'en a plus que deux. Tous les autres sont repartis pour l'Amérique. Visite de plus de deux heures qui se déroula dans l'atmosphère la plus sympathique. Lagriffoul aussi vient, toujours le même, si franc, si droit. Il me raconte l'aventure de Remondet, un de mes pensionnaires architecte. Après l'armistice 1940, il fila en Angleterre où il se maria et de là en Amérique. Quand l'Amérique entra en guerre, il s'engagea. Après son instruction il fut incorporé, débarqua en France. Bref se trouva finalement avec l'armée qui marchait sur Prague. Les Russes avançaient de l'Est sur la ville. Les conventions obligèrent l'armée américaine à s'arrêter à une distance x de Prague, partie réservée aux Russes. Étant Français, Remondet et un de ses camarades, également architecte, décidèrent d'aller à l'avant, pour visiter Prague. On le leur déconseilla. Il y avait entre la ville et eux, d'abord les partisans tchécoslovaques qui attaquaient les Allemands dans le dos, puis la division Adolphe Hitler qui défendait Prague. Ils partirent quand même, joignirent les partisans, reçurent des coups de feu, furent arrêtés, se firent reconnaître et à leurs risques et périls, autorisés à continuer. Ils continuèrent. Arrivèrent dans les arrières des Allemands. Arrêtés, ils se présentèrent comme plénipotentiaires envoyés auprès des Allemands pour leur demander de se rendre, leur situation étant désespérée. Ils furent envoyés d'E[tat] M[ajor] en E[tat] M[ajor] ; mis au courant en effet de leur situation, le général commandant l'armée SS accepta de se rendre, à la condition que la reddition se ferait dans les mains des Américains. Etre pris par les Russes ou les partisans était leur crainte extrême. La négociation fut menée rapidement. Remondet et son ami revinrent vers l'armée américaine, escortés de voitures amenant les officiers supérieurs allemands. Et le commandant de la division A. Hitler se rendit aux deux jeunes architectes français.
Eté à une séance de lutte, où Cl[ ?] m'avait demandé de servir. Ça m'a rajeuni. C'est moins intéressant que la boxe. L'amusant était la salle. Au milieu d'un public clairsemé, les lutteurs se déshabillaient sans vergogne. Après les femmes les frictionnaient. Peu de bruit. Lumière grise. Taches lumineuses des chairs nues. Eau-forte. Trois ou quatre athlètes très beaux. La beauté est un fait. C'est aussi un singulier problème. Il y a des beautés. Mais il y a une beauté.
11 février
G[ustave] Roussy a prononcé un discours réellement parfait, d'une forme remarquable aux obsèques de la pauvre tante Henriette. Cette femme étonnante était un prétexte pour évoquer la IIIe République, depuis Gambetta. Roussy le fit avec un tact appréciable. Et vraiment, l'œuvre de la IIIe République méritait qu'on ne profite pas comme on l'a fait, du passage de Pétain, pour la considérer comme finie et nous lancer dans l'aventure où nous sommes. La Russie a subi au début de la guerre une suite de défaites pires que notre malheureuse bataille des frontières. La superficie seule l'a sauvée. Elle a été victorieuse ensuite grâce aux mêmes secours que nous. Et nous, entièrement occupés, nous avons eu autrement de mal à organiser la résistance. Evidemment on ne pourra pas revenir à un système exactement le même que la Constitution de 75. Mais c'est à quelque chose d'assez semblable qu'on reviendra. Et je souhaite que cette IVe, qui débuta malheureusement un peu trop par une ruée sur les postes, conserve à la France le domaine colonial que la IIIe lui avait donné.
Aux Artistes français, séance du comité de sculpture. Rien de passionnant. Chataigneau qui a vu un des membres de la fameuse commission qui opère depuis octobre! me dit qu'il ne croit pas que je serai convoqué de nouveau. Il confirme que le nommé Fougeron est venu exciter à la sévérité. Il craint que des mises hors de cause ne le mettent lui dans une situation dangereuse.
12 février
La récompense approche de ma ténacité pour la statue Michel-Ange. Ce sera bien. C'est plus difficile de faire vrai que de faire de l'à-peu-près, avec de la soi-disant "personnalité". Et elle en aura de la personnalité, ma statue. De la vraie. Celle qui sort de ce qu'on veut représenter. Pas celle que l'artiste prétend donner de lui-même. La vraie personnalité est objective. La doctrine de Flaubert est valable plus encore pour les arts plastiques que pour les arts littéraires. Bien difficile par exemple que la poésie ne soit pas subjective.
13 février
Le matin je vais à Clamart voir Halbout qui fait, d'après nature, un cadavre. De me retrouver dans cette salle de dissection, je me suis cru dans le laboratoire Farabeuf. C'est tout le symbole des camps de torture. Sur les tables de zinc bleu, les cadavres étendus exhalaient leur plainte silencieuse. Quel désespoir sur les visages des morts! Quand on a laissé les [ ?] se détendre. Bouches ouvertes qui semblent pousser un cri d'éternelle horreur. Yeux enfoncés au fond des orbites comme pour mieux les tenir fermés. Détresse de la vie perdue. C'est tout. C'est suffisant. Qu'avons-nous d'autre, pauvres humains que notre vie? La vie. Dans une énorme cuve, comme chez Farabeuf, il n'y avait que des têtes coupées. Une autre des torses, sans jambes, tranchées à l'origine des cuisses, comme des bêtes dans une boucherie. Et toujours ces masques suppliants. Depuis ce qu'on sait d'Auschwitz, de Buchenwald, ces spectacles prennent un sens plus poignant qu'avant. Ce qu'on voit ici par vingtaines, c'est par centaines, par milliers. J'ai envié Halbout de travailler là, tranquillement. Si j'en avais le temps, j'aimerais y venir dessiner, comme si j'avais vingt cinq ans. Il y avait notamment une tête de femme encore jeune, extraordinaire d'émotion. Toute la plainte humaine.
Déjeuner aux Cald'arrosti. Nous n'étions que huit. On est là comme des survivants d'un autre âge.
À l'Institut nous élisons Brasseur. C'est bien. [Ill.] c'était le meilleur. C'est un réaliste vigoureux. Mais l'homme est moins bien. Un peu fou-fou.
Formigé me rend la copie d'une lettre qu'il vient de recevoir de Bizardel. Stupéfiante. Elle mérite d'être consignée ici. Voilà qu'ils veulent amputer ma composition et, eux, ces fonctionnaires haut placés, qu'on a augmentés dans les proportions que l'on sait, ne veulent pas augmenter mon travail commandé depuis 1943. Cette façon humiliante, blessante de traiter l'artiste que je suis se passe de commentaires. C'est monnaie courante dans notre existence. Puvis de Chavannes, Géricault, Delacroix, même Michel-Ange en ont bien vu d'autres, la sottise d'un Bizardel, la prétention perfide de sa collaboratrice qui s'appelle Lechat méritent de passer à la postérité comme exemples de plus de la stupidité des fonctionnaires.
14 février
Matin : Action artistique. C'est du point de vue de la peinture et sculpture, toujours la même chose. C'est bien monotone et conformiste. Toujours les mêmes noms et les mêmes admirations béates pour le mauvais, plutôt le mal foutu. L'art n'est plus que chose sensorielle. Cet art-là, tout le monde peut en faire. Voilà ce que ces gens ne comprennent pas. C'est pour cela que ça ne m'intéresse pas. J'aime ce qui est bien et j'aime les difficultés vaincues. On a encore distribué des centaines de mille francs. Huyghes nous a lu une lettre de conservateurs de musées de New York et autre ville d'Amérique demandant qu'on n'envoie pas dans les expositions d'œuvres "académiques". On parle d'une exposition à Londres qui, cette fois, réunirait Braque et Léger! ou Rouault. Mais voilà pour Rouault c'est de Gallée qui est héritier de Vollard (Mme de Gallée était la maîtresse de Vollard). Et de Gallée ne veut pas se débarrasser de ce Rouault. La galerie Charpentier se trouve aussi mêlée à l'affaire, je ne me rappelle plus très bien comment, parce qu'elle en possède beaucoup. C'est donc une galerie de commerce qui exposera sa marchandise aux frais et sous l'égide de l'État.
Déjeuner Dernier-Quart. On y est très monté contre de Gaulle, responsable du désastre de l'après-guerre. Finalement il se révèle un imbécile. Avoir mis sa confiance en un grand type était aussi idiot que de l'avoir mise en Pétain. Ce sont des militaires. Restons fidèles à notre point de vue sur ces gens-là. Tout le monde est très pessimiste.
Après le déjeuner, j'entre dans un cinéma où on donnait une adaptation du Livre de la Jungle. En couleur de très belles vues. De beaux animaux. Un Mowgli magnifique. Passé d'agréables heures de détente.
Ce matin à l'Expansion,Bizardel.[4] Je parle à Bizardel de l'affaire du Père Lachaise[5]. Pas de sa lettre à Formigé. Pour entamer la question je lui demande s'il a reçu le rapport du contrôleur des dépenses et des devis. Il me répond que non, qu'il l'attend pour prendre une décision. De sorte qu'il m'apparaît qu'il n'est pas le moins du monde au courant de la lettre signée de lui que m'a communiquée Formigé !
15 février
L'Anatomie reste le grand secret de la bonne construction. Et surtout l'Ostéologie. Ne pas oublier que Michel-Ange voulait écrire un livre d'anatomie. C’est le seul ouvrage qu'il se soit proposé d'écrire sur l'art.
17 février
La vérité vraie sur la situation de la France, ce qu'annonce le Président, Gouin le crie, la France est au bout de son rouleau. Seul le prêt américain, qui est un expédient, peut la sauver, en lui donnant le temps de se reprendre. Mais quelles dettes sur les épaules de ce pays, pour des générations! À moins de faire une révolution totale, comme l'Allemagne hitlérienne fit, comme la Russie soviétique fit, tout renier, faire faillite réelle. On comprend l'hésitation américaine. L'aventure des dettes de la guerre 14-18 et des réparations est présente encore à l'esprit des Yankees. Mais s'en remettre à ce Sphinx qu'on appelle le suffrage universel, dont la majorité est si malléable, à la fin magnifique et si décevante, n'est-ce pas une dérobade, une fuite devant la responsabilité? Ma foi, puisqu'il s'agit de démocratie, allons-y! pour le tyran à plusieurs milliers de têtes.
Et pourtant, je suis démocrate. Quelle contradiction entre les aspirations et les faits. Mme Battignes vient me voir avec Paul Léon. Son fils a perdu une fillette de 5 ans. Elle me demande d'en faire un buste. Elle m'apporte son masque moulé. Petite tête ravissante. Quel malheur!
On parlait de l'Espagne. On y vit fort bien. On y mange plus qu'à sa faim. Mme Battignes a vu des amis qui en reviennent. Les Espagnols, ceux qui vivent en Espagne, demandent qu'on ne se mêle pas de leurs affaires. Oui. Mais que disent les milliers qui sont en prison?
18 février
Enfin je tiens le bras droit de Michel-Ange. D'un geste si subtil. On peut dire que ce geste est question d'un demi, d'un quart de centimètre à droite, à gauche, en avant, en arrière. C'est là aussi un des secrets de la composition. Il y a un point, il n'y en a pas deux, où le geste est ce qu'il doit être. Quand ce point, comparable à ce qu'on appelle lieu géométrique, est trouvé, l'œuvre est très bien. Autrement, ce n'est que de l'à-peu-près. Pour y parvenir, il faut savoir ce que l'on veut, ne se laisser entraîner ni par le modèle, ni par les imprévus de l'exécution. Mais quelle patience! quelle volonté! Surtout quel but à atteindre!
Suite de la visite de Fenaux. Je suis allé rue S[ain]t-Dominique cet après-midi. Vu Mortreux comme toujours très charmant, très compréhensif. Il m'a beaucoup rassuré. Je crois vraiment que nos pensionnaires vont enfin avoir les pensions correspondantes au prix de la vie. Cette administration des Beaux-Arts est très calomniée, à ce point de vue R[obert] Rey lui-même s'est beaucoup et attentivement intéressé à la question. D'ici une dizaine de jours, si les choses vont comme Mortreux m'a dit, cette affaire sera réglée comme nous souhaitions.
Voilà la chère Lily[6] de nouveau malade, sérieusement grippée. Je pense à cette broncho-pneumonie qu'elle a attrapée il y a deux ans. Je la sens angoissée, dans la peur que ça ne recommence. Ladis[7], magnifiquement remis de son opération, vient la soigner, car Paulette[8] est malade de son côté.
Fin de journée, j'ai la surprise de recevoir la visite de Martin-Ferrière, le fils de Henri Martin. Il a eu de cruelles aventures. Sa maison a été le centre d'un combat entre FFI et Allemands, peu de temps avant la Libération. Sa maison a été prise d'assaut par les Russes qu'employaient les Allemands. Lui a été pris, emmené, sur le point d'être fusillé. Sa femme a été violée. Elle en est restée mutilée. Depuis elle ne se remet pas, ne peut guère se lever, vit dans la hantise de la scène de violence sadique dont elle fut victime.
19 février
Bien mauvais article de Mauriac, il y a deux jours, dans le Figaro, approuvant la limitation par censure de la liberté de la presse. Pour justifier cette mesure réactionnaire on rappelle les excès d'un Daudet. Sans doute. Mais il serait facile par des peines sévères contre les calomnies, par des facilités réelles donner un droit de réponse, par des peines très sévères, de contrebalancer par la liberté les abus de la liberté. Il y a longtemps qu'on l'a dit : le correctif à la liberté, c'est la liberté. Qu'est-ce que ça veut dire une censure limitée. On peut facilement deviner ce que peut devenir une censure limitée dans certaines mains. Il est donc vrai que les vaincus en fin de compte, conquièrent leurs vainqueurs. Ce qui domine en sourdine nos actuels législateurs, c'est le fascisme, c'est l'hitlérisme, contempteurs des "immortels principes". Il va falloir de nouveau combattre et souffrir pour eux. La IVe République prend parti contre eux. Toute l'œuvre du XIXe siècle, à mon avis, dans le sens humain, le plus grand siècle de l'Histoire, toute son œuvre est à refaire. Si j'osais, j'écrirais à Mauriac.
20 février
Sortant de l'Institut, rencontre de Belmondo. Il me dit que la commission d'Ep[uration] des arts graphiques transmettrait ses dossiers à une cour civique. Alors une cinquième juridiction? Je ne crois pas même que les plus grands criminels passent ainsi de juridiction en juridiction s'ignorant les unes les autres. C'est comique. Mais c'est aussi bien énervant quand, comme moi, on n'a, non seulement rien à se reprocher, mais qu'au contraire on aura beaucoup risqué, garanti bien des gens. Mon agacement vient aussi, en grande partie, d'être mêlé à quelques types que je n'estime pas du tout. Mais attendre vérification du propos.
21 février
Le comique du projet de constitution nouvelle est de voir ces néolâtres s'essouffler à chercher autre chose que celle de 1875 et n'y pas parvenir, à moins de faire des sottises.
J'étais tellement fatigué tout à l'heure en travaillant que je me suis positivement endormi debout devant le bas-relief. Il est vrai que depuis dimanche je veille Lily[9] toutes les nuits.
22 février
Lily est mieux. Mais quelle faiblesse.
Fin de la frise Malédiction de la Terre. La semaine prochaine commencement des frises supérieures : Apollon victorieux[10]. Quel mal se donnent ces malheureux constituants pour abîmer la constitution de 1875. Avoir un président de la République soliveau! Quelle conception absurde. Quoi qu'on fasse il sera quand même le contrepoids au président du Conseil. Celui-là on veut en faire le servant de l'Assemblée. On lui donne cependant, en même temps des pouvoirs étendus. C'est vraiment curieux de sentir en arrière-plan les relents du fascisme qu'on essaye de contrebalancer par un système larvé des usages parlementaires anglais. Ni ça ni ça. Vive la constitution de 1875.
En somme la meilleure constitution républicaine fut l'œuvre des néoroyalistes. Mais de même que les constituants d'aujourd'hui sont, malgré eux, sous l'influence de Lénine, Karl Marx, Mussolini, Hitler, les hommes de 1875 étaient sous celle de Hugo, Michelet, ces magnifiques penseurs de 1848. C'était mieux. Bien [ ?] le XIXe siècle.
23 février
À travers le monde la vague nationaliste s'étend. C'est l'Angleterre, qui la première en pâtit. L'Angleterre dans cette première moitié du XXe siècle n'a pas eu d’homme politiquement grand. Elle vivait sur la vieille formule de l'équilibre européen. Or l'équilibre est toujours un exercice d'acrobatie. Un équilibre finit toujours par se rompre. Comme on avait eu en France et en Angleterre, l'intelligence de conclure ce qu'on appelle l'entente cordiale, il aurait fallu aller jusqu'au bout. L'Angleterre aurait dû soutenir énergiquement la France contre les menaces allemandes avant 1914. Les hésitations ont donné à ce pays l'espoir de l'abstention des conflits. L'Angleterre paye aujourd'hui cette erreur fondamentale. Même bêtise faisait de Gaulle lorsqu'il prétendait tenir l'équilibre entre la Russie et l'Amérique... Et notre pauvre pays n'a pas même l'excuse qu'avait l'Angleterre forte de sa marine invincible. S'imaginer que nous pesons du plus petit poids dans une balance dont les plateaux sont occupés par les U.S.A et l'URSS. Il faut être bâti comme un général pour le penser et le dire. Le général de Gaulle, ce grand nom qui reste quand même un grand nom, quelle déception il est, cependant. En politique extérieure, il s’est trompé terriblement. Il fallait laisser la Russie à sa politique tortueuse d'oppression et se rapprocher clairement des U.S.A. En politique intérieure il n'a pas fait mieux, adoptant les préjugés des partis extrêmes contre 1875. C'était l'esprit de l'armée. Le résultat c'est le pétrin où nous sommes.
Jacques[11] me téléphone : d'abord pour l'exposition des œuvres de Nadine[12]. Je ne suis pas partisan d’une exposition en mai prochain. Le moment sera trop trouble. Puis il me demande s'il sera bon de faire passer un article de Waldemar George très rude contre Picasso. Je l'y encourage.
25 février
Il parait (Lejeune dixit) que Picasso, trafiquant avec Fabiani, a gagné 1.300.000 en vendant tableaux et objets à Gœring et consorts. Il en repasse deux ou trois au parti communiste au moment de la Libération, ce qui lui donne le droit de s'y faire inscrire... Et voilà.
Aux Artistes français. Chataigneau me dit que l'intervention de Fougeron a apeuré la majorité de la Commission. Ils se croient obligés maintenant de marquer une désapprobation aussi légèrement que possible, mais de la marquer tout de même. Jusqu'à ce moment, l'avis était au contraire de me féliciter de ce que j'avais fait. Il s'agirait d'une interdiction d'exposer pendant trois mois, en considérant cette interdiction comme accomplie. Mais comme on vient de découvrir une quantité de dessinateurs laissés jusqu'à présent dans l'oubli, ça va traîner encore pendant plusieurs mois.
Mais je suis très gonflé [?] sur mon Michel-Ange.
26 février
Ladis[13] nous dit que, dans l'armée, tous les officiers connus comme amis ou fidèles de de Gaulle sont peu à peu éliminés. Lui-même est très surveillé. Voilà plutôt un retournement rapide! O reconnaissance des hommes. Et c'est Thorez, le déserteur de 1939, qui s'apprête à le remplacer quand F[élix] Gouin, dont on doit honorer l'effort et le courage, aura échoué. Encore tout cela pourrait s'admettre peut-être, si on sentait un redressement, une orientation nouvelle et logique de la politique. Or sauf en matière militaire, c'est la politique de de Gaulle exagérée. Lutte contre Franco, allant jusqu'à recommander la rupture. Dans la France exsangue, sortant à peine d'une guerre effroyable, on va risquer on ne sait quelle aventure. Veut-on aider maintenant militairement les Républicains espagnols à éliminer Franco par la force? C'est trop fou. Si un mouvement éclatait spontanément, évidemment. C'est à eux que doit aller, à eux seuls, le peu d'aide que nous pourrons fournir. Mais m'assure-t-on les Espagnols d'Espagne demandent qu'on les laisse souffler. Je ne suis pas de ceux qui défendent le principe d’absolue souveraineté nationale. Mais une intervention comme celle qu'on devrait faire en Espagne doit l'être après une décision de l'O.N.U. Autrement c'est sans effet. Donc il me paraît là y avoir faute. Il y a la question américaine : a-t-on fait la démarche politique de rapprochement bien nette? Son corollaire devrait être un dégagement vis-à-vis de la Russie. À propos de je ne sais quel anniversaire, Staline vient de faire un discours qui aurait pu, sans y changer un mot, être signé Hitler ou Mussolini. Il y a peu d'escroquerie politique pareille à celle du gouvernement Staline.
27 février
À l'Institut, je présente le livre de L[ouis] Riou sur les Sculpteurs français en Italie. Puis séance assez vaseuse à propos des pensionnaires de Rome.
Verne me raconte qu'ayant fait un article sur une exposition dans une galerie, celle-ci lui écrivit pour le remercier et ajoutait : "si vous voulez passer tel jour, à telle heure nous vous remettrons notre remerciement".
28 février
Le Zéro et l'Infini d'Arthur Kœstler. Bien que tout à fait différent je classe ce livre dans la catégorie hors pair à côté de Sparkenbroke de Charles Morgan. Ce sont de ces romans nécessaires, où des questions essentielles sont traitées dans la seule forme où elles puissent l'être. Car la difficulté dans l'étude de grands thèmes généraux est de les traiter de manière concrète, vivante, frappante. Ainsi l'Art, l'Amour, la Mort dans Sparkenbroke, leur symbiose si l'on peut dire. Mais de Sparkenbroke il reste l'impression d'une certaine confusion. Meilleur peut-être est Le Zéro et l'Infini. Quand on a lu on a compris. Peut-être, parce qu'il s'agit uniquement des hommes, qu'aucune métaphysique n'y est mêlée. La métaphysique comporte toujours un côté nébuleux qui m'intéresse de moins en moins, moi en tout cas. Le poignant dans le livre de Kœstler est la révélation de l'insensibilité toute animale des êtres vrais qui agissent là. C'est la lumière jetée sur la mentalité des révolutionnaires d'aujourd'hui qui aiment leur système incarné dans leur Parti, mais sont sans aucune pitié pour l'humanité dont ils prétendent faire le bonheur. À ce bonheur futur ils sacrifient le bonheur présent de tous, impitoyablement. Ces révolutionnaires soi-disant démocrates, ont absolument la mentalité des réactionnaires les plus autocrates. Pas d'opposition. La fin justifie les moyens. Est vrai ce qui est utile au Parti. Est faux ou injuste tout ce qui lui nuit. Une seule foi : le Parti. Tout lui sacrifier jusqu'à sa vie, jusqu'à son honneur. En allant au fond de cette mentalité, en le dépouillant de tous les raisonnements spécieux qui en cachent la cruauté, on retrouve tout bonnement le comportement instinctif des insectes sociaux, comme les abeilles ou les termites. Mais eux, font mieux. Ils fabriquent dans l’oeuf [ ?] tous les rouages animaux de leur société collectiviste modèle. Idée qui mériterait d'être développée. Elle est très juste. Elle éclaire sur l'avenir qu'on prétend nous préparer. Quelle escroquerie!
Dans le Figaro, interview de Robert Rey par Warnod. Robert Rey y raconte qu'il achète en tâchant de deviner les artistes qui auront du succès dans vingt ans. Il cherche les futurs Bonnard, Matisse et Braque! Si vraiment ceux-ci sont nos grands peintres, pauvre art français!
[1] Ou Walek ?
[2] Nouvelle Faculté de médecine.
[3] Henriette Thomson.
[4] Plusieurs lignes barrées.
[5] Le Retour éternel.
[6] Amélie Landowski.
[7] Ladislas Landowski.
[8] Paulette Landowski.
[9] Amélie Landowski.
[10] Nouvelle Faculté de médecine.
[11] Jacques Chabannes.
[12] Nadine Landowski-Chabannes.
[13] Ladislas Landowski.