1er mai [1952]
Nouvelle maquette du nouveau projet Méhémet Ali avec un très beau modèle. Ce sera beaucoup mieux. J'étudie le nu d'abord. Je ne l'ai pas assez fait sur la maquette précédente. C'est beaucoup plus original. Le cavalier debout sur ses étriers fait autrement ardent que le bonhomme assis.
Après-midi j'ai enfin trouvé complètement la composition Le Mystère de la mort[1] dont je n'étais pas sorti encore à ma satisfaction. Ce coup ci, ça y est.
2 mai [1952]
Le père Albert a été hier aux deux manifestations. De Gaulle à Bagatelle et socialo-communiste à la Nation. Foule considérable partout et également enthousiaste. Qui arrivera à unifier tout ça!
À la fonderie Susse, je vois tout un tohu-bohu de bronze en partie doré. C'est un Phénix de Zadkine acheté pour Anvers. Cet achat m'éclairerait si j'en avais besoin sur l'échec de l'achat Michel-Ange ou le Berger[2]. Les gens d'Anvers sont venus à Paris. Ils ont évidemment vu les conservateurs, les Cassou, les Chamson, etc. Le même barrage a joué. Et la même orientation vers les artistes liés aux marchands. Et comment réagir! Voici que Denis de Rougemont, l'auteur de Penser avec les mains, publie dans le Figaro, un article "préface" à l'expo[sition] qui se prépare sous le signe de l'association pour la liberté. Cet article combat l'art qu'on appelle réaliste-socialiste au bénéfice de l'art dit aujourd'hui de la Liberté. Il parle de passéistes et de modernistes. Tous les paravents. M. Denis de Rougemont ne pense ni avec son esprit, ni avec ses mains, mais avec ses oreilles. J'ai trop à faire et d'intéressantes choses pour lui écrire. Je le devrais.Car si la tyrannie est un désordre, le mercantilisme en est un encore plus grand. Si l'art dirigé au nom d'un principe politique est peut-être une erreur, l'art dirigé apparemment au nom de la liberté, souterrainement au nom d'un modernisme mercantile, est une sale opération. En fait, tout l'art, en France et dans le monde est sous la dictature de la presse qui est sous la dictature des marchands. Les seuls gens qui soient en accord avec eux-mêmes, ce sont les marchands. Les affaires sont leur but. Mais qu'un Rougemont se laisse aussi naïvement rouler, qu'il emploie tous les slogans à la mode pour amorcer une exposition qui ne reflétera nullement l'art du XX° siècle, première moitié. Car très nombreux sont les artistes que cette exposition ignorera et qui seront plus tard le vrai témoignage. Quand le monde retrouvera santé intellectuelle, avec quels yeux on regardera les murs de nos musées modernes! Et le lamentable c'est qu'il n'y a là pas même de la sincérité.
Le mouleur a patiné la maquette Méhémet Ali. C'est mieux. Pour les colonnes, elles prennent l'aspect qu'elles devraient avoir par l'effet même de la sculpture, si Gaumont et Niclausse veulent bien donner plus de puissance à leurs saillies en défonçant quelque peu plus les fonds. Je devine dans cette minceur une préoccupation de gain. C'est dommage. Les statues allégoriques sont de moins en moins d'accord avec l'ensemble. Le juste milieu est à trouver entre Gaumont trop maniéré et Niclausse trop figé. Pourquoi s'entêter à ce style régence-moderno-dix-huitième, alors qu'ils ont les belles égyptiennes de nos jours?
3 [mai 1952]
Excellente journée. Le matin à l'étude de nu du Méhémet à l'épée. C'est 100 % mieux.
Après-midi, Le Mystère de la mort[3], l'homme. Aucun très beau modèle (un Yougoslave, évadé presque encore enfant, élevé en Italie). Sa tête a énormément de caractère.
Je reçois visite d'une Madame Conesnou, journaliste à la Gazeta Polska. Sous prétexte d'une quête pour les enfants polonais des régions de l'Oder, elle venait me demander :1. une cotisation; 2. de signer une sorte de manifeste pour le maintien des frontières polonaises sur l'Oder. Je lui dis :
— D'accord, mais qu'on lui rende aussi sa frontière de l'est.
Nous recevons l'analyse sanguine dont la prise a eu lieu mercredi dernier. C'était pour un contrôle de l'urée, en quantité un peu forte 0,54 au lieu du maximum 0,50 admis. Après six semaines d'un régime presque exclusivement végétarien, j'ai la déception de voir 0,58. Il parait (Paulette dixit), que ce n'est pas grave, mais il ne faut pas laisser ça s'installer. Peut-être parce que je ne bois pas assez. Je ne peux pas me décider à considérer mon âge. Dans six semaines, j'aurai 77 ans! Je me rappelle le Journal de Delacroix, notant avec rage :"aujourd'hui j'ai 63 ans!" Si je n'avais pas accepté les grosses commandes que j'ai, ça aurait peu d'importance. Comme dit Paul Léon, tout ce qu'on vit après 60 ans, c'est du rabiot. Jusqu'à présent, ce rabiot n'a pas été trop désagréable, et assez pareil à la période qui n'était pas du rabiot. Mais j'en ai besoin de ce rabiot. Très. Donc, faire énergiquement le nécessaire pour qu'il dure. Et par conséquent, que cet excès d'urée disparaisse. Mais comment y arriver en ayant un régime quand même fortifiant.
4 mai [1952]
Françoise[4] est rentrée dans la nuit. Elle est très bien. Il ne reste rien de son érysipèle. Un peu maigrie. Elle me montre un dessin fait dans une église. Excellent. Je me demande, je n'ose certes pas le lui dire, si elle ne ferait pas bien de lâcher le piano professionnellement pour se mettre au dessin et à la peinture. Elle est étonnamment artiste. Au piano, où elle est malheureusement barrée, elle n'a, finalement que des déceptions. Elle n'arrive pas à la place de premier plan qu'elle devrait avoir. Par la force des choses son frère ne peut pas l'aider. C'est une situation inéluctable de fait. Or, une pianiste, dans la période d'inflation de virtuoses où nous sommes, ne peut pas arriver sans qu'un chef d'orchestre ou un compositeur la prenne en mains. C'est dommage, car son jeu a de la grandeur. Dans des conditions plus naturelles, elle aurait pu faire une carrière remarquable. Le succès lui aurait fait donner toute sa mesure. Mais ce serait trop grave de l'orienter vers la peinture où l'inflation est aussi grandissante.
Excellente journée de travail à la maquette ronde-bosse : le Mystère de la mort[5]. À tous points de vue le travail en grand va m'être facilité. La combinaison de la réalité et du plan des symboles est trouvée. La composition aussi, tout à fait, depuis aujourd'hui.
Fin de journée triste cependant. Je suis préoccupé de ma santé. Suites de l'opération barbare que je me suis laissé imposer. Il aurait toujours été temps d'y recourir si l'opération américaine n'avait pas réussi. Entre les mains d'un spécialiste, exercé longtemps en Amérique comme de Dr Mounet, elle aurait réussi. J'en sais plus de six à sept exemples autour de moi. Je m'en veux d'avoir cédé. Maintenant que faire? À qui m'adresser? Quand la confiance est partie. Il me faut encore près de trois ans de vie active. Après...
Je note dans le début du journal de Romain Rolland, dont le Figaro Littéraire commençait la semaine dernière la publication, le passage suivant :
"Plus j'écoute Brunetière, plus je sens le dégoût pour la tâche que nous faisons lui et nous, — pour ce métier de critique — avec tous les sophismes dont nous cherchons à nous abuser, afin de nous prouver notre propre utilité. Métier de cuisinier! Et encore, un cuisinier fait-il chose utile : il nourrit le corps. Mais nous, qui passons notre vie à discuter si un plat est bien ou mal fait! Et ce mensonge impudent, par lequel nous voulons nous persuader, à nous et aux autres, de la nécessité de notre tâche. Comme si les autres avaient besoin que nous leur disions ce qui est bon à manger. Nous jouons un rôle dégoûtant : gros esclaves fainéants qui rendent à un maître apathique et stupide des services bas comme de le moucher ou de le faire manger. J'ai honte quand je rencontre un ouvrier qui se tue de travail. Je ne puis prendre au sérieux le rôle qu'une civilisation d'exploiteurs anémique et pourrie, veut nous faire jouer. Ne jamais écrire de critique d'art que pour moi, pour sentir avec plus de précision."
Ainsi pensent tous les grands artistes. Et devrait penser tout le monde. C'est le fond essentiel de la question artistique contemporaine.
5 mai [1952]
Matinée perdue au courrier, puis à la photographie pour Marouteau de la grande maquette du monument Méhemet. Je l'aime de moins en moins ce monument. Contraire à toutes mes idées sur la présentation de la statue équestre. Tant pis.
Après-midi, à la variante de Méhémet, dressé debout sur ses étriers, dressant son sabre. Ça va bien. Ce qui va bien aussi, c'est la maquette du monument du Trocadéro[6]. Je la fais masser par Spranck. Voilà un garçon particulièrement chic et dévoué. Malheureusement son talent n'a pas évolué.
Romain Rolland, dans le fragment de son journal, dont j'ai recopié un passage frappant, parlait de la critique littéraire. Mais la critique des arts plastiques! c'est là que fleurissent les sophismes cent pour cent. Pas même des sophismes, des impostures. Imposture la soi-disant querelle de l'art sacré opposant soi-disant l'art libre à "l'art S[ain]t-Sulpice". Ce n'est pas l'art libre, c'est l'art "La Boétie-avenue de Messine". Quartiers où sont les repaires des marchands du cubisme, de l'art abstrait. Depuis quelque temps, on sort une autre formule : "l'art libre" contre le "réalisme socialiste". L'art libre, c'est toujours celui qui se pratique dans les officines du quartier La Boétie, avenue de Messine. On a ajouté le mot "socialiste" à réalisme, le réalisme-socialiste c'est l'art recommandé, imposé même par la Russie à ses artistes. Cette dictature est plus apparente que celle des marchands du quartier La Boétie, avenue de Messine. Est-ce que ceux-ci par leur presse n'exercent-ils pas une dictature, dont le but est uniquement de faire des affaires, de vendre des tableaux absurdes aux marchands de saucisses américaines, aux snobs imbéciles, aux serins de bourgeois sans courage? Créer artificiellement une vogue analogue à celle qui auprès des mêmes fit ce succès des Meissonier, Bouguereau, etc. Et encore, peut-on dire, Meissonier, Bouguereau savaient leur métier, l'exerçaient avec conscience et ont fait de bonnes choses. Mais ces Matisse, Braque, Picasso l'actuel, c'est la nullité même. Moi qui suis loin d'admirer les Russes, en ceci je les approuve. Des impératifs en art, il y en a toujours eus, et aujourd'hui, il y a ceux que les marchands donnent à leurs poulains, ceux que les fonctionnaires donnent aux artistes courtisans. Si on étudiait à fond la question, on s'apercevrait que les grandes époques artistiques ont été celles où les artistes n'étaient pas tellement libres. Thème à développer et facilement. Si jamais j'écris ce livre commandé par Flammarion et que j'appellerai L'Éternelle querelles des images, il y aurait un chapitre intitulé" les Contraintes", où je prouverai que jamais aucune contrainte, même subie, n'a empêché un grand artiste de produire une belle œuvre. Ex : les deux plus belles époques de l'art, celle de l'art grec classique et celle du gothique classique. Sur les artistes deux contraintes : celle de l'État en Grèce; celle de l'Église au XIIIe, etc., et celle des corporations qui n'étaient pas peu de chose. Si la tyrannie est un désordre, l'anarchie en est un autre. Je trouve l'anarchie pire. Avec tout ce qu'il y a autour d'ambitions mesquines, de cupidité. L'actuelle anarchie artistique n'a pas donné une seule œuvre authentique et valable. Ce qu'on appelle "l'art moderne" n'est qu'une duperie. Peut-être ces peintres tant vantés auraient-ils eu un talent réel s'ils avaient eu plus de courage.
6 mai [1952]
À la fonderie. Je m'aperçois d'un désaccord sérieux entre les proportions données à la maison chargée du cadre et celles d'après lesquelles j'ai sculpté mes modèles. La mesure nouvelle indique 1,25 de largeur au lieu de 1,29 que j'avais. C'est arrangeable. Mais complications bien inutiles. Pour quelle raison ce changement? Sans avoir pensé à m'en avertir! J'ai téléphoné à l'agence. Le chef d'agence me répond d'un air indifférent :
— Peut-être y a-t-il eu une erreur de cote?
Un rendez-vous va être organisé pour régler la question. C'est important et urgent. Ce sont les inconvénients secondaires du métier.
Méhemet, variante au bras levé, très, très bien. Puisque pylône il y a, c'est la meilleure solution. Elle affirme jusqu'à l'extrémité de l'épée, le parti des verticales. C'est une ascendance ininterrompue.
Réception à l'ambassade l'Égypte. Monde fou et comme les autres années, une quantité de jolies femmes. Domergue triomphait de mondanité. Il est gai, amusant, raconte des histoires polissonnes et même pire. Celle qu'il racontait aujourd'hui et qui est vraie est la suivante. Au festival cinéma de Cannes, un monsieur ronflait, ronflait. Tout le monde protestait. Enfin le dormeur s'est tu. Quand la lumière revint, on s'aperçut qu'il était mort. Il en a raconté une autre plus classique. Dans un asile d'aliénés, un visiteur remarque un pensionnaire suspendu au plafond par les aisselles, la ceinture. Qu'est-ce qu'il fait là, ce pauvre bougre? Il se prend pour le soleil, et ne veut pas qu'on le retire. Tout de même, il faudrait le retirer, malgré lui. Impossible répond le directeur, comment serions-nous éclairés?
Il racontait aussi qu'à ce festival du cinéma de Cannes, il n'y avait rien de bon sur la 60aine de films présentés. Le meilleur à son avis était Fanfan la Tulipe. On ne l'a pas bien récompensé parce que pas assez étrange. On a récompensé un film italien assez sordide, parait-il.
Parlé avec Charles-Roux, fort mécontent de l'attitude francophobe du monde arabe et qui le dit à Vaucher, ce journaliste égyptien, qui s'en défendait, en tout cas, personnellement. Il a toujours écrit des articles francophiles, dit-il. Charles-Roux insista. Mais je pensais que c'était bizarre de la part d'un ancien ambassadeur de faire une scène de ce genre dans un salon, en grignotant des petits fours. Plusieurs Égyptiens me parlent de Méhemet, bien sûr, Cattani, l'ambassadeur. Et une jeune femme très blonde qui me dit être arrière-petite-fille de Méhémet Ali, par les femmes.
7 mai [1952]
Téléph[one] de Susse pour un rendez-vous organisé chez Madeline. J'ai dû lâcher ma séance de Méhemet. Rien à faire. Il y avait la maison Moisan, la maison Braun et Susse. Ils reconnaissent avoir changé les mesures, mais Madeline insiste pour que j'accepte ce changement nécessaire pour la solidité du châssis. Chaque vantail pèsera 1 tonne. Il faut exagérer les précautions. Il va donc falloir scier de 1 à 2 centimètres les parties exécutées. C'est embêtant, mais ça ne changera pas grand'chose. C'est en moins grave, l'histoire de Formigé qui a monté de trois marches le sol de la salle du monument et m'a obligé à abraser la frise ajourée[7].
Me promenant ensuite boulevard S[ain]t-Germain et prenant un jus de tomate Aux deux magots, je rencontre le sculpteur Founier-Decora[?]. On parle de choses et d'autres. Il me dit qu'il a paru, je ne sais plus dans quel journal, un article de Picasso, où celui[-ci] dit cyniquement que depuis quelques années il n'a fait que des choses imbéciles pour gagner de l'argent et prouver que le public était imbécile. Maintenant, il était riche et pouvait faire de la bonne peinture. Le pourra-t-il? Nos bons critiques n'ont pas commenté l'aveu de cette escroquerie. Decora doit m'envoyer cette interview.
Je déjeune à la brasserie mitoyenne avec Lipp. Public remuant, avec beaucoup de jolies filles. Il n'y a plus de grues, mais de petites étudiantes. C'est plus sympathique bien que beaucoup ne paraissent pas très soignées. Les peintres ont là de quoi se régaler. Je remarque deux filles aux visages blafards, avec de grands yeux passés au khôl, l'une en corsage vert l'autre gris, jupes noires, (très S[ain]t-Sulpice). S[ain]t-Sulpice en art, signifie le comble de banalité, du bourgeoisisme, etc., en mode, le comble de l'excentricité, de l'avancé.
À l'Institut. Commission du cent cinquantième anniversaire de la villa Médicis. On vote le principe d'une exposition. Mais grosse discussion pour décider si on exposera les vivants ou si on se limitera aux anciens grands prix morts. Je suis pour l'exposition totale. Je suis contre le complexe d'infériorité. La majorité de la commission vote l'exclusive des vivants. L'Académie décidera mercredi prochain.
Je passe rue des S[ain]ts-Pères voir une exposition Goerg. Illustration des Fleurs du Mal. C'est affreux et bête. Insensé qu'un succès soit fait à pareilles âneries puériles. Il est vrai qu'on fait succès à Chagall qui est peut-être pire. Et tant d'autres.
Chez la duchesse [de] la Rochefoucault. J'y suis de bonne heure. On y est en petit comité. Une dame nous annonce que le général Juin est fait maréchal de France. Une autre dit que sa famille était jusqu'en 1914 la seule descendante d'un maréchal de France, Canrobert. Depuis, on en a fait des tas, dit-elle d'un ton désabusé. On parle de Pinay auquel on décerne des louanges avec beaucoup de réserves, dans le fond. Puis le monde arrive, des amis intéressants. Mais il faut que je m'en aille pour aller voir W. Il me trouve bien. Mais me recommande de rester couché une après-midi par semaine... Sans doute. Mais pas avant l'an prochain.
8 mai [1952]
Fête de la chère Lily[8].
Aujourd'hui, monument de l'Armée française[9]. Et Méhemet Ali, la variante bien meilleure au bras levé brandissant un sabre recourbé, le bras droit levé droit. Ce mouvement va terminer le pylône et le rendra, je crois, plus acceptable. Ça complique rudement mon travail, mais je fais mettre aux points, de manière rigoureuse, par le jeune Helbert, et réunir en une les deux esquisses. Il ne faut pas reculer devant ces efforts. Je regrette trop, dans pas mal de mes œuvres, d'avoir manqué de cette énergie. Il faudra aussi que j'aie celle de refaire au fronton de la Porte[10], la partie gauche, le groupe des chevaux et le centaure. C'est la seule partie pour laquelle je me suis fait aider. Je suis bien embêté du changement de mesures, en largeur, des vantaux. Le compartimentage n'est plus carré, mais plus haut que large. Et surtout ça va m'obliger à des sciages dans le bronze. Frais supplémentaires dont je n'ai pas besoin en ce moment.
Il faut que je note un signe de plus pour la façon dont les artistes sont traités par les bureaux. Pour la mise en place du monument du Père-Lachaise[11], j'ai dû engager des ouvriers. L'ensemble de ces frais représentent 72 000 F de dépenses. Je reçois ce matin une lettre de la direction de la ville de Paris me donnant 54 000 F. Le monument coûte des millions. C'est savoureux.
J'apprends avec beaucoup de chagrin la mort du sculpteur breton Armel-Beaufils. C'était un homme de très, très grande valeur. Et bien sympathique! Et un véritable indépendant. Il doit laisser certainement des esquisses et autres choses. Je vais tâcher d'avoir l'adresse de sa femme. Ça vaudrait la peine de réunir et de conserver ce qu'il y a dans son atelier.
Nous dînons chez Gérard et Françoise[12]. C'est aujourd'hui que Lily a 69 ans! Elle est en bonne santé, en somme, et bien active. Quand même, après 60 ans, les anniversaires ne sont qu'à demi des fêtes. Sauf à partir de la centaine, bien sûr!
9 mai [1952]
Drouet vient pour le projet du monument de L'Armée française. Carlu a donné un bon conseil, en recommandant de traiter les frises en forte saillie. Ça prend beaucoup de gueule.
M. et Mme Rosengart viennent revoir le groupe des jeunes filles aux biches dont ils veulent reprendre possession pour leur propriété du Midi.
Bien travaillé au nouveau Méhemet, dressé sur ses étriers. Il commence à avoir grande allure. C'est difficile. Mais depuis que j'ai eu l'idée de ce geste, je suis pris d'un enthousiasme de jeune homme. Mon fond romantique se complaît à ces personnages romantiques.
Lily rentre d'une réunion des Amis de la Liberté. Le comité lui avait demandé de les aider à dépouiller leur documentation. Les impressions qu'elle rapporte de son travail (presse étrangère) sont très pessimistes. La situation internationale est très grave, dit-elle. Car il ressort de tout ce qu'elle a lu que la Russie veut absolument empêcher l'intégration de l'Allemagne ouest dans l'organisation européenne. Le point de vue qu'elle a brusquement adopté (unité allemande, autorisation pour une Allemagne unifiée d'avoir une armée (soi-disant) indépendante), a provoqué en Allemagne un mouvement nationaliste dont les socialistes jouent et leur activité gêne énormément Adenauer. La position actuelle de la question se trouve placée sur le terrain des élections générales dans les deux Allemagnes.
10 mai [1952]
Reçu l'espèce de confession interview de Picasso par Papini. Dans un certain sens, si l'on veut, c'est un peu touchant... C'est surtout méprisable. Cet homme glorieux, ce soi-disant maître de l'art moderne, avoue qu'il s'est moqué du monde, qu'il n'a cherché qu'à gagner de l'argent. L'aveu lui-même laisse à penser qu'il y a dessous une arrière-pensée louche. Ah! Comme l'art a été avili depuis une cinquantaine d'années. Avilissement dont sont responsables, en premier chef les hommes de lettres, et les critiques d'art, si on peut appeler homme de lettres, un critique d'art. "Vous êtes au dernier échelon de l'art, écrivait Flaubert, ce que le mouchard est au soldat."
Gaumont vient voir les épreuves photographiques du monument Méhemet. Allons-nous envoyer ces photos là? avec le Méhemet qui est moins bon que le nouveau en cour? Comme le nouveau commence à être bien avancé, j'estime qu'il vaudrait mieux attendre qu'il soit achevé et envoyer un nouveau jeu de photos. Car Gaumont aussi est formellement d'avis que l'esquisse actuelle est bien meilleure que l'ancienne, d'ailleurs trop petite.
J'avais envoyé à la ville de Paris le relevé de mes dépenses pour les retouches à faire au Père-Lachaise, il y a deux ou trois mois. Mes dépenses se montent à 72 000 F. Réponse : nous ne sommes pas d'accord. Et on m'offre 52 000 F. Ça mérite d'être noté. Et je ne leur demandais absolument rien pour moi, ni pour mes dérangement et mon travail personnel. Uniquement un remboursement.
11 mai [1952]
Avons été voir l'exposition organisée par Les Amis de la liberté, sous le titre, Œuvres du XX° siècle. Elle est installée dans l'officine du palais de Tokyo, où Cassou nous a montré déjà tant d'idioties. Elle est d'un niveau aussi bas que tout ce que nous avons vu là. Elle a cependant une gravité plus grande. Son titre qui est grand comme promesse est une imbécillité ou une imposture. Elle ne montre du XX° siècle que les aboutissements du cubisme, du surréalisme, etc. Tout ce qui touche, même de loin, à la vraie tradition française, en est éliminé et ces salles, mal disposées, toutes en boyaux, me rappellent les expositions des différents Salons des indépendants ou d'automne entre 1910 et 1930, etc.
La première salle, seule, contient une bonne chose : un tableau haïtien de Gauguin. À côté, un Renoir de la fin, mauvais. Une blanchisseuse de Picasso. Il était sans doute à ce moment, influencé par Degas. Mais quelle différence! Cette toile, comme toutes celles de cette époque, qui étaient sincères, qui montrent en tout cas une émotion vraie devant les misères des pauvres gens, réalisme socialiste, le bon, montre en même temps la faiblesse du peintre. Et c'est là le fond de l'aventure cubiste. Picasso, comme Matisse, comme Dufy, etc., est un peintre faible. Il s'est senti vite au bout de son rouleau. Ainsi, lui et ses semblables, se sont-ils jetés dans le cubisme, facile moyen de se faire remarquer. La célébrité de Picasso commença avec ses arlequins. Ce personnage cynique est bien le symbole du peintre.
Pour en revenir à l'exposition, il n'y a rien de valable. De grands Rousseau, Douanier (sans doute que quelque marchand cherche à placer dans nos musées) montrent une fois de plus la bêtise du bonhomme et la sottise des conservateurs de musées. De grands Léger sont plus antipathiques et laids que jamais. Un Bonnard inconsistant comme toujours. De l'art réaliste, réaliste socialiste même, pour employer la nouvelle expression. On peut citer maints chefs-d'œuvre (La Liberté de Delacroix, Courbet, Constantin Meunier, H[ippolyte] Lefebvre, Roger-Bloch, Daumier, etc.), de l'art dit moderne, rien. Et voilà cinquante ans qu'esthéticiens, critiques, hommes de lettres de tout acabit nous vantent ces nouveautés comme si ces laideurs étaient nouveautés. Appeler cette foire d'empoigne l'ouvre du XX° siècle! Triste siècle en effet qui vit déjà deux effroyables tueries organisées. Et qui en verra peut-être une troisième encore pire. Et qui, sous le paravent de la liberté, assiste presque sans réaction à la destruction acharnée de son art.
Et ici se pose l'angoissante question, comment en sortira-t-on? Et voici que s'affirme à nouveau à mon esprit que seule une transformation radicale du milieu social permettra un renouveau, une renaissance véritable, de l'art. Au fond de moi, je pense que seule une société socialiste pourra voir cet accomplissement. Je dois avoir écrit déjà cela, il y a des années et des années, dans un de ces cahiers. Les seules révolutions artistiques valables l'ont été simultanément à des transformations sociales radicales. Le christianisme, en transformant la société, ses pensées, sa philosophie, a fini par créer un art nouveau. La Renaissance qui a été moins profondément révolutionnaire par son retour inconscient au paganisme a créé un art tout différent de l'art médiéval. La Révolution française a créé un climat moral et social tout nouveau qui, par l'intermédiaire du retour à l'antique, a provoqué le romantisme. Toutes ces révolutions esthétiques tirent leur authenticité du fondement réaliste, source inépuisable. Et maintenant se pose la fondamentale certitude que nous allons à la révolution socialiste totale. Je ne dis pas totalitaire qui est une forme politique odieuse. Je dis totale, c['est]-à-d[ire] républicaine. Ici, je flotte un peu. J'entrevois, mais je ne vois pas, politiquement ce qui pourrait être. Mais, ce que je vois très clairement, c'est un retour éclatant au réalisme. Et en ceci je suis en plein accord avec le P.C. Aussi bien, l'art n'a-t-il pas toujours servi à des fins politiques? L'art grec a-t-il été autre chose que la glorification de sa société et de ses dieux? L'art roman et gothique que celle du christianisme? La Renaissance que celui des papes et des grands féodaux? Et le XVII° siècle celui du roi et de ses victoires? Pourquoi Louis XIV créa-t-il le prix de Rome et l'Académie? Pour avoir des artistes capables de fixer sur la toile ou dans le marbre son histoire.
Une des plus belles toiles de Delacroix, La Liberté sur les barricades, est-elle autre chose qu'une toile politique, sociale, devrait-on dire?
Tout autour d'un fond moral, politique commun qui est le grand art d'une époque, l'art individualiste peut fleurir, basé sur des constantes. Constantes qu'on s'est acharné à détruire au nom d'une liberté qui n'est qu'une anarchie.
Tout cela serait le fond essentiel du livre que j'espère pouvoir écrire sous le titre de La Querelle éternelle des images.
12 mai [1952]
Matinée à Méhemet Ali. J'ai enfin trouvé dans le mouvement dressé sur les étriers un arrangement excellent de ce pantalon bouffant, avec ses innombrables plis.
Encore obligé de me faire arracher une dent. Hélas! il y en a d'autres qui tremblent et me gênent. Serais-je vieux?
Chez Susse. Retouche à la cire du Cantique des cantiques pour Peulvey. Je ne sais quels tripotages ils font, mais ce n'est pas très exact. Cela doit tenir aux moules en gélatine. La gélatine sur le plâtre ne peut pas être mise très chaude. Alors ce n'est que de l'à-peu-près. En outre, ça éreinte quand même les plâtres. Mais surtout, j'ai eu une nouvelle mauvaise surprise avec l'encadrement de la Porte[13], Madeline a laissé les ferronniers changer aussi les proportions en hauteur de mes panneaux. C'est évidemment pour des raisons de solidité. Seulement on a oublié de me prévenir. Nous arriverons pourtant à nous en sortir. C'est tout de même insensé que pour une chose de cette importance, l'architecte, en l'espèce le plus que sympathique Madeline, ait oublié de recommander à ses ferronniers de m'avertir.
Ce jeune André Susse m'agace fortement. Impossible d'avoir, au point de vu des chiffres et des frais, des explications claires. Il embrouille les questions à plaisir. Il essaye, en fait, de me faire payer deux fois la fourniture du bronze. Je l'ai payé probablement une première fois. Il le recompte à nouveau dans le détail des morceaux. Pour employer une expression à la mode : je combats sur deux fronts. D'un côté l'État, de l'autre les fondeurs.
Chez Gaumont, se plaisant toujours à faire d'aimables allégories, maniérées, toujours arrangées avec goût, mais qui m'embêteraient joliment. Je n'aime que ce qui est vivant et vrai.
À ce point de vue mon monument de L'Armée (projet Trocadéro)[14] sera, je crois, une belle réussite. Ça prend vraiment de l'allure.
Avec Gaumont, nous décidons d'attendre que mon nouveau Méhemet soit achevé pour faire de nouvelles photos et les envoyer là-bas. Maintenant c'est moi qui suis cause d'un nouveau retard!
13 mai [1952]
Le curé du Brusc[15] de passage, vient déjeuner.
Dans le Figaro Littéraire, un article de Cl[aude] Roger-Marx sur l'exposition grotesque dite : L'Œuvre du XX° siècle. J'y apprends qu'est exposée là une Cène de Derain. Quelle Cène! C'est une mauvaise et banale esquisse d'école, agrandie, sans sujet et sans émotion. J'avais vu cette toile en effet et ne m'y étais pas arrêté, pas même par esprit de curiosité. Il nous donne comme chef-d'œuvre aussi, une grosse mémère, Femme à sa toilette, de Seurat. Georges Lecomte me disait que Seurat était un homme intelligent. Je ne connais de peinture plus bête que la sienne. Cette exposition serait organisée par un Américain, un certain Johnson Sweaney, attaché au musée d'Art moderne de New York. Ces attachés, ou conservateurs de musée sont comme une énorme lèpre que s'étale à travers le monde et moisit tout. De cette exposition, vue dimanche dernier, j'ai conservé une impression de dégoût et de sottise.
Bien travaillé encore aujourd'hui.
14 mai [1952]
En allant au Père-Lachaise[16], passé rapidement à l'exposition des Trésors d'art italien du Moyen Âge. J'ai surtout été intéressé par les fragments de mosaïque, des têtes remarquables, traitées comme de la peinture, avec des intentions de modelés. Volonté de donner l'impression de volume. Rien de systématique sauf les simplifications obligatoires imposées par la technique de cet art. De logiques simplifications pour porter effet de loin. Les morceaux de sculpture, sauf certains grands Christ sans aucune expression (peut-être volonté de sérénité) sont touchants. Nous pourrions les appeler réalités "religieuses", pour être à la mode et caractériser les différents réalismes. Il y aurait un réalisme religieux, un réalisme seigneurial, un réalisme grivois, un réalisme bourgeois, un réalisme socialiste! C'est parfaitement idiot. Il y a un seul réalisme, celui qui s'oppose à toutes les formules qui "tournent le dos à la vie" et est au contraire tourné vers la vie. C'est dans la vie qu'il puise son perpétuel renouveau, en même temps qu'il est lien en profondeur avec les arts du passé, et lien avec l'avenir. La théorie de la sculpture est un sophisme qui cherche à justifier les pires impuissances.
Cette impuissance est flagrante dès qu'on est en présence des travaux de jeunes de ces soi-disant jeunes artistes. La Blanchisseuse de Picasso, ça veut être pitoyable et sans doute ce désir fut-il sincère. Mais quelle faiblesse, de dessin, de construction. Pensez au même thème qui fut traité par Degas. Picasso, comme Matisse, comme Dufy, etc., dans la voie de la vérité se sentirent vite au bout de leur rouleau. Et chacun chercha son truc et son petit scandale. Le scandale est devenu de nos jours, la base du succès.
Mais pour en revenir aux Trésors d'art du Moyen Âge italien, je me suis aperçu que le roman me devenait moins sympathique parce que on l'a trop imité. Et tellement bien, car, imiter des œuvres tellement pleines de défauts flagrants est chose facile, que ce sont les vrais romans qui semblent avoir voulu imiter nos modernes "jeunes maîtres" de la jeune sculpture française. Au fond de moi d'ailleurs si la gaucherie de cette sculpture XI°, XII° m'a toujours intéressé, je ne l'ai jamais admirée dévotement. Je préfère le porche nord de Chartres et les belles statues d'Amiens, par exemple au portail Royal.
Au Père-Lachaise[17], rien n'était prêt. Remis à huitaine.
À l'Institut, on est maintenant dans la discussion sur l'exposition éventuelle à propos du cent cinquantième anniversaire de la villa Médicis. On a voté le principe. On a également voté, lâchement, le principe de n'exposer que les ouvrages des anciens Grands prix décédés. En même temps, certains voudraient noyer l'exposition réelle par de la sauce, comme par exemple "les souvenirs de la villa Médicis". Tous ces gens ont le complexe d'infériorité. Qu'il y ait quelques vitrines avec ce qu'on pourra trouver, mais le principal devra être les œuvres des anciens pensionnaires de valeur. Ils ne manquent pas.
Je passe au Volney où je proteste contre l'emplacement où sont mes deux dessins. Téléph[oné] à Sandoz, qui, demain, arrangera les choses.
15 mai [1952]
Mon pauvre ami Fernand Gregh est battu par Poncet à l'élection de l'Académie française. C'était à prévoir. On n'est pas juste pour Fernand.
Hier, à la vente Cognacq, le Cézanne représentant des pommes sur une table de marbre, que je connais et que je considère comme assez médiocre, a été acheté 33 000 000. C'est l'architecte Walter qui a fait cette enchère. Tout a atteint des prix fort gros. Les peintres (les sculpteurs sont restés très en arrière), pas un seul n'a atteint le million. Ces énormes enchères me rappellent le fameux mot de Degas, lorsque, à une vente de son vivant, chez Durand-Ruel une de ses toiles (Courses) atteignit le prix de 100 000 F.
— Eh, bien! Monsieur Degas, lui demanda Durand-R[uel] à la sortie, qu'en pensez-vous?
— Je pense, lui répondit Degas, je pense qu'il n'y a que moi d'honnête.
Walter, l'acquéreur de ce Cézanne, est cet architecte assez mal considéré par ses confères, qui a fait une fortune immense au Maroc où il est devenu propriétaire d'un terrain au trésor caché. En effet il y découvrit des mines de plomb qui ont fait de lui un milliardaire. C'est lui qui a épousé la veuve du marchand Paul Guillaume, du vivant de Guillaume malade, elle fut la maîtresse d'Albert Sarraut puis simultanément de Walter. Après le décès de Guillaume, tous les trois, elle, Sarraut et Walter firent en commun un voyage de consolation. On les appelait les trois veuves. Ils passent par Rome, où je les ai reçus à la Villa. Au retour de ce voyage, des difficultés d'héritage survinrent qui auraient pu priver la vraie veuve de la fortune et de la collection Guillaume. Alors elle se découvrit enceinte de son mari défunt. Elle disparut pendant un temps, car il lui aurait été très difficile de promener à travers Paris un ventre d'enceinte qu'elle n'avait pas. Elle reparut après le temps à-peu-près nécessaire, mère d'un petit Guillaume... Walter devint l'amant reconnu, puis le second époux. Fortune immense. Réunit celle de Paul Guillaume et la sienne.
17 mai [1952]
Le monument de L'Armée française[18] prend une grande gueule. Si ça se fait, ça sera très épatant. Voilà le vrai art moderne. Une expression réelle de la vie de son temps. D'abord la vie.
Je travaille toujours à Méhemet Ali et cet après-midi, la difficulté dans laquelle j'étais avec ce mouvement excellent comme intuition, du cavalier dressé sur ses étriers, a été résolue. Grâce à la visite d'un jeune officier de cavalerie, faisant partie de l'é[tat] m[ajor] du maréchal Juin. Lieutenant Yves Hervouet. Il a commandé dans un régiment d'Orient. Il a enfourché la selle arabe et m'a donné le mouvement. J'avais ce matin avancé les pieds. Il faut les reculer de nouveau. Plier légèrement les genoux. Enfoncer à fond les pieds dans les étriers.
Les deux jeunes gens me parlent de l'épée du général Juin, et de son buste.
L'ambassadeur d'Haïti, me parle, lui aussi, d'un monument grandiose à l'amitié franco- haïtienne pour Port-au-Prince!
Deux jeunes journalistes venus dans le groupe du Club européen, qui me visitait aujourd'hui, l'un s'appelle Joly et l'autre Claude Broustra (les l'agence France-Presse), me demandent de m'interviewer.
La façon de monter des orientaux avec ces énormes étriers n'a rien à voir avec les subtilités hippiques franco-anglaises. L'étrier n'est pas à demi sous la pointe du pied, mais en plein. Étriers et pieds font un tout.
Tournon a beaucoup apprécié la verticale que fera la statue avec l'épée levée. La flèche qui termine le clocher.
Il y avait de charmantes jeunes femmes, celle de Eustache, celle de Moranda, jolies et intelligentes. La générale Billotte est arrivée à la fin de la journée. Grosse dame, ultra richissime paraît-il mais qui paraît désirer une cour forcenée.
18 mai [1952]
Visite Drouet ce matin. Très emballé de la grande maquette terminée du monument Trocadéro[19]. Grand rendez-vous général dans le courant de la semaine. Quel boulot! Un groupe de 9 figures d'environ 4 m de hauteur. 42 m de longueur totale de frises avec je ne sais combien de figures grandeur nature. Et naturellement on va me demander ça à toute vitesse.
Après-midi Méhemet. J'ai perdu bien du temps sur cette maquette. En m'entêtant à vouloir tirer parti du manteau à longues manches flottantes. Je n'ai été tiré d'affaire qu'avec les litho de Raffet, que je n'ai eues qu'il y a deux mois.
Revu aussi ce matin le petit Gourdon. C'est sûrement quelqu'un. Je le prendrai à l'atelier pour ne pas le laisser errer tout seul. L'École me paraît lui répugner.
19 mai [1952]
Très satisfait de ma journée. Le monument du Trocadéro[20] me donne un véritable enthousiasme. Je suis enchanté aussi de mon Méhémet. J'ai bien fait de ne pas hésiter à le refaire. On ne regrette jamais un effort. On regrette toujours une paresse.
Je calculais la surface des deux frises. Ça fera 90 m2 de bas-reliefs, plutôt hauts-reliefs. Mur du Trocadéro.
Françoise[21] revient de sa journée dans Paris. Elle a été à l'Œdipe de Stravinsky. Musique quelconque. Le reste affreux. Elle a été au salon dit Salon de mai :
— Je reviens d'une journée qui a été un bain de laideur, nous dit-elle.
Visite de la princesse Galitzine avec son jeune compatriote typographe. Grande et belle comme une impératrice byzantine. Toute enthousiasme. Vient à Paris pour son livre sur le folklore provençal.
20 mai [1952]
Travail sans fatigue. Esquisse du Trocadéro. Drouet me téléphone. Le rendez-vous devant le projet définitif aura lieu samedi prochain à 10 h.
Aussi au cheval[22] échelle à 12,5 %. L'étude sera bien meilleure et le travail ensuite très réduit. Je suis atterré du temps que j'ai mis à cette maquette! Et puis on ne travaille pas assez en liaison. Et puis cette statue à 15 m de haut, je trouve ça une énorme erreur et je continue. Mais avec le dernier changement, c'est moi, maintenant qui suis cause du retard! Tant pis.
Enfin! commencé le panneau L'homme et la femme devant le mystère de la mort[23]. Il faudrait que pour la fin juillet soient terminés ce panneau et l'un des deux de la base. Ce n'est pas impossible. Mais...
21 mai [1952]
Au Père-Lachaise[24] pour l'éclairage. Matinée perdue. La maison Mazda n'était pas là, malgré rendez-vous pris. Formigé redemande si la maison adjudicataire ne s'arrange pas pour faire rater ces rendez-vous. Je suis quand même très inquiet sur le résultat final. Je me suis aperçu ce matin que l'entrée souterraine projetait par réflexion sur les escaliers une lumière crue en dessous qui allait jusqu'à mon groupe. Il y a en outre deux lumières du jour qui filtrent à droite et à gauche. Je suis obligé de constater que l'ami Formigé n'a absolument pensé à rien pour éclairer ce groupe auquel il attachait une grande importance. Je suis bien ennuyé. Il faut maintenant que je téléphone à Sinaï de la maison Mazda. Formigé va en faire autant auprès d'un des patrons principaux de la maison.
Déjeuner place de la République. Passé à la banque avant de me rendre à l'Institut. J'ai arrêté la voiture assez loin et m'y suis rendu à pieds. Cette marche m'a été assez désagréable. Sans être essoufflé, je constate une gêne. Ah! vieillir!
À l'Institut, commission du cent cinquantenaire de la villa Médicis. Domergue, incorrigible bavard, expose son point de vue. Il préconise une exposition plutôt petite de "souvenirs de la Villa". Je connais assez la question pour savoir que ce sera très pauvre. Je défends le mien de point de vue, qui est au contraire de faire une grande exposition pour laquelle des grands noms et de belles œuvres ne manqueront pas. Le mieux sera d'y joindre, comme normal, quelques vitrines de ce que l'on pourra trouver comme "souvenirs". Mais l'essentiel est d'abord de voir le ministre, le président Auriol, Cornu et Jaujard. De trouver une salle ? et d'établir un avant-projet de programme et des crédits à demander.
Concert des Amis de la villa Médicis. Nous y sommes restés peu. Entendu un bon quintette de Désenclos, et remarqué surtout une admirable jeune fille violoncelliste. Visage splendide et belle silhouette. Elle avait l'air d'une pyramide, ce qui veut dire qu'elle était très sculpturale. Elle se nomme Annick Geln [ ?].
Nous filons à la Sorbonne à la réception du recteur. Je remarque une autre fort belle personne. Une persane sans doute? Très brune, yeux immenses, nez un peu busqué. De sa chevelure noire tombait autour des oreilles des sortes de résilles de diamants englobant toute l'oreille. Comme une miniature de voie lactée d'étoiles de diamants. Très remarquable. Rencontré beaucoup d'amis : Camille Marbo (Mme Borel) avec un chapeau blanc en forme de casquette de jockey, très laid, ce qui ne l'empêchait pas de se bourrer de petits fours.
De là nous allons chez la duchesse de la Rochefoucauld. Elle pose sa candidature à l'Académie des sciences morales et politiques. Aussi était-elle plus distante que jamais. C'est tout juste si elle ne saluait pas ses visiteurs en leur tendant la main de dos. Visage toujours impassible et sans sourire.
— Ma mère est un frigidaire, dit d'elle sa fille si jolie.
Comme quelques membres de l'Académie sont parmi les fidèles de son salon, elle s'écartait avec l'un ou avec l'autre. Madame de Dampierre cite à Lily[25] quelques surnoms des hommes du jour : On appelle de Gaulle Charles le Téméraire. Elle lui raconte aussi qu'à Vence, autour de la chapelle, s'est créée toute une exploitation commerciale de "la petite catastrophe". Il paraît que les sœurs autorisent la visite aux hommes en short mais pas aux femmes. Alors, chez un troquet en face, une bonne femme loue des jupes.
22 mai [1952]
À déjeuner aujourd'hui : Bosworth, Laprade, les Loiseau (de Vichy), Conti Carrière, Winders et Gérard et Françoise[26] et les Laprade. Celui-ci me parle d'un groupe pour l'ambassade de France à Ankara. Bosworth, comme le fils de Rockefeller, s'appelle David, comme il revoyait mon David combattant, me dit :
— Il faut que je le lui fasse acheter.
Laprade continue son étonnant travail sur tous les architectes et tous les monuments d'Europe, avec des millions de dessins. C'est un type remarquable. Son aspect ne le laisse pas voir, ni sa manière sémillante de se tenir, ni sa manière hésitante de s'exprimer. On a parlé peinture, art moderne, bien entendu. Tout le monde semblait d'accord pour réprouver l'exposition actuelle appelée "L'Œuvre du XX° siècle". Je voudrais écrire à Denis de Rougemont pour lui reprocher, poliment, sa lâcheté intellectuelle. Mais j'ai la flemme.
23 mai [1952]
Le cheval Méhemet à l'échelle 12,5 % fait très bien. Lundi je mettrai Méhemet dessus. Actuellement la nouvelle étude sur la bête en recul et piaffant fait très bien. Avec le cavalier dessus, le cheval a beaucoup gagné dans le mouvement.
À fond maintenant le panneau, le Mystère de la mort[27]. Mon système qui a consisté à étudier la composition en ronde-bosse est excellent. Jamais les sculpteurs ne procèdent ainsi. Si j'avais encore des élèves, je le leur recommanderai.
Hier, mes invités architectes ont beaucoup critiqué le pylône de Séassal-Gaumont. Au fond, c'est une grosse erreur ce pylône. Les critiques ont concerné l'épaisseur des chapiteaux, leur égalité avec les bases, la corniche inutile, et la lourdeur générale. Moi, j'ai toujours critiqué l'idée funeste de placer une figure équestre sur un haut pylône. C'est une erreur fondamentale.
24 mai [1952]
Aujourd'hui visite définitive du "bureau" du monument de L'Armée[28]. Présents : Dr Gardinier, Drouet, Carlu, Fournier (architecte en chef de la Ville), et une autre personnalité dont je ne sais pas le nom. Malheureusement Vergnolles, en voyage, n'était pas là. Tout le monde est vraiment content. Mais la question financière est intervenue, bien entendu. Le développement qu'a pris le projet entraîne une fort grosse dépense. Carlu a conseillé la pierre reconstituée. Ça ne me plaît guère. Mais il y a de gros avantages, évidemment : poids, pas de joints. Malgré le manque de noblesse de cette matière, je m'y résignerai. Dès lundi j'étudierai les prix. Carlu affirme que la pierre reconstituée est plus résistante que la pierre naturelle. Quelque chose d'important manquera toujours, la facture pierre, la facture non modelée. L'essentiel pour moi, c'est l'impression excellente qu'ont ces messieurs. Gardinier était enthousiaste! Et celui dont je ne sais pas le nom, après avoir regardé d'autres choses, La France, les morceaux de la Porte, le monument d'Alger, etc., m'a dit :
— Vous êtes un grand bonhomme.
Il n'est pas de plus grand compliment.
Puis on a parlé de la mise en marche, des commissions, Ville et État, etc. Les ennuis vont commencer.
Déjeuner cher le docteur Debat. On était plus de trente. Réception à grande allure, véritablement de grand seigneur dont il a l'allure, avec ses cheveux gris-bleus, ses vêtements gris-bleus, son beau visage, sa grande silhouette. Sa femme aussi, quoique bien différente. Il y avait le président Buisson, le ménage Duhamel, le docteur Bernard[29], les fils de Tristan[30], le recteur de la Faculté de médecine, plusieurs des grands patrons de la médecine et de la chirurgie; il y avait Mme Petsche, Marthe de Fels (j'étais entre elles deux). Mme Petsche me raconte l'effroyable surmenage de son mari. Marthe se tort en me parlant de la candidature d'Edmée de la R[ochefoucault] à l'Académie des sciences morales. Elle s'était présentée au Sénat. Elle voudrait rattraper cet échec! Marthe me dit que la situation de Pinay est très combattue en-dessous. Le MRP notamment est furieux d'une réussite obtenue par des moyens contraires à ceux qu'il proposait. Elle confirme et d'autres personnes avec elle, que les Américains nous gênent beaucoup en Afrique du nord. Ils écoutent trop facilement, parce qu'avec des idées préconçues, les agitateurs. S'ils connaissaient bien le rôle de la France dans le nord Afrique, ils sauraient que les protestataires actuels sont des candidats négriers, que la France parmi tous les progrès apportés à l'Afrique a aboli l'esclavage (qui se pratique d'ailleurs clandestinement). Un couple très amusant est celui du prince et de la princesse Georges de Grèce. Je crois qu'elle est une Bonaparte[31]. Elle a dû être bien belle. Lui est personnage classique de comédie. Il est grand, on ne voit que son visage que d'immenses moustaches blanches de vieux général qu'il n'est pas. Lily me dit qu'elle était amie de Madame Bulteau, que nous l'avons rencontrés souvent avenue de Wagram. Elle est connue comme élève de Freud.
Nous avons ramené les Büsser chez eux. Lui, dit que Julien Cain se présentera à l'Académie. Il raconte aussi que Boschot pousse la candidature Debu-Bridel. Entre les deux, il sera plus sage d'élire Debu-Bridel, je crois. Mais je regrette que ces gros candidats éteignent des hommes comme Alaux, pas très éminent, mais qui est très dévoué.
25 mai [1952]
Pendant que je travaillais au b[as]-r[elief] le Mystère de la mort[32], j'ai été pris d'une brusque douleur dans le deltoïde gauche et le biceps. Arthritisme? Rhumatisme? Douleur genre sciatique qui m'a gêné ensuite pour travailler le bras levé. Je n'en ai pas moins massé la partie symbolique. Je réduis à 4 motifs : Le sabbat, La jeune fille à la licorne, De profundis clamavi, Les élus. Il n'y a que pour Les élus que je n'ai pas fait de dessin. Les trois autres motifs sont prêts. Quoique, à cause de La jeune fille à la licorne (symbole de la pureté), je serai obligé d'apporter un changement, sans douter aller jusqu'à supprimer la chèvre cabalistique. Il faut savoir sacrifier des morceaux mêmes amusants, à l'ensemble.
Visite de Halbout. Il me demande une lettre pour aider à sa nomination de professeur à l'École polytechnique. Que je lui ferai volontiers. Il est très impressionné par mon esquisse préparatoire du Mystère de la mort.
J'ai arrêté le travail vers 5 heures pour aller, à côté, assister à la fête de petit Marc[33]. Guignol devant une bande de gosses d'une agitation très classique. J'ai retrouvé la si belle Loulou Valabrègue (Lagardelle jeune fille). Quoiqu'elle ait pris de l'âge, elle a toujours ce magnifique visage aux hautes pommettes. Elle me dit que ce matin on a arrêté le rédacteur en chef de l'Humanité, à la suite de l'enquête sur les articles d'agitation, appels au meurtre, parus dans l'Humanité. Je crois qu'on a raison d'agir énergiquement. On appelait entre autres Ridgway, "le général des microbes". Mais, pour bien éclairer l'opinion, il faudrait rapporter à sa satiété que les vrais partisans de la paix ce sont les Européens de l'ouest et rappeler aussi à satiété l'énorme armée soviétique.
26 mai [1952]
À l'École des beaux-arts, jugement du concours d'admission. J'y suis allé, malgré tout ce que j'ai à faire, pour deux raisons : suivre le concours du jeune Tréboit qui m'intéresse beaucoup, et voir l'évolution actuelle du jury. Il ressort très nettement de ce que j'ai vu que des hommes comme Gimond, Janniot sont sincères en soutenant de très mauvaises choses. Janniot voit à travers le roman-primitif. Il a instauré parmi ses élèves un académisme roman, pire que l'académisme classique. Ce dernier était fondé sur la nature. L'autre n'est fondé que sur de vieux chapiteaux médiévaux qui ne valent rien pour l'enseignement. Quand à Gimond, il déclare nul tout ce qui est étudié quelque peu. Il demande de très hautes notes, et les obtient parfois, pour des études plus que sommaires, sans dessin, toutes ravalées. J'ai regretté aujourd'hui de voir refuser une figure que j'estimais devant être parmi les premières et dont l'esquisse aussi était bonne!
Bien travaillé à la Porte, le Mystère de la mort[34].
La situation du monde me paraît bien grave. La Russie qui veut, à tout prix, empêcher de se faire l'union ouest européenne, y compris l'Allemagne, envoie une nouvelle note, très jésuitique, demandant une réunion, encore! des quatre puissances. Rappelons-nous le palais Rose et les pourparlers d'armistice de Corée. Il ne s'agit que de traîner les choses en longueur, et d'empêcher les signatures prochaines. En même temps on crée en France une agitation dans laquelle le P.C., au nom de la paix, toujours le jésuitisme, veut entraîner les autres partis de gauche. Je ne serais pas étonné qu'une grève générale soit tentée, voire même une tentative de coup d'État... ce qu'on appelle un "putsch".
Il y a aussi quelque chose de frappant et de commun à Janniot et Gimond : c'est leur méchanceté, leur manque absolu d'indulgence pour les balbutiements des débutants. Quand ça ne leur plaît pas, ils sont impitoyables, ou quand il s'agit de candidats qui ne sont pas de leurs élèves.
27 mai [1952]
Les bonshommes Baillot et Colin rangent et démolissent de vieux moulages encombrant dont certains datent de 40 ans au moins.
J'ai fait présenter sur le haut socle le cheval[35] à son échelle juste. Beaucoup mieux. Mais des corrections sont nécessaires notamment à la patte droite avant, dont le mouvement a besoin d'être assoupli.
Hier, j'aurais dû aller chez le dentiste et au comité des A[rtistes] français. Je n'y suis pas allé. Aujourd'hui c'était à la commission de Chantilly et à la commission administrative. Je suis resté à travailler. J'irai demain à la séance, et le matin au Père-Lachaise[36]. Le b[as]-r[elief] Mystère de la mort prend tournure. Le groupe va faire très bien. Des difficultés pour les symboles l'entourant.
28 mai [1952]
Au Père-Lachaise[37], enfin, l'éclairage s'arrange. C'est l'ingénieur de Mazda qui a apporté la bonne solution et le bon matériel. Le fond est maintenant parfaitement éclairé. Il y aurait une mise au point à faire : avancer un peu la rampe, l'élever quelque peu, et mieux dissimuler la source lumineuse. Ce sera cependant difficile à cause du manque de prévision du brave Formigé! Rien ne peut être touché au plafond, aux colonnes. C'est insupportable. Et c'eut été si facile de prévoir. Rares sont les constructeurs, qui, en dehors de leurs plans, pensent à ces questions de "finitions" si importantes. Mercredi prochain sera j'espère le dernier rendez-vous. Pour la figure principale. Et puis aussi libérer le socle, actuellement dans des planches.
Passé au Volney. L'exposition est bonne. Depuis plus de dix jours, aucune vente, sauf une toile de Van Hasselt (qui est acheté par le Cercle). Il y a eu des demandes pour mes dessins. Décidément, je ne veux pas les vendre. Je regrette ceux que j'ai vendus, ceux qu'on m'a volés. De temps en temps j'en donne un.
À l'Institut, bagarre autour de l'élection du membre libre. Partisans de Julien Cain, poussé par Paul Léon, Pontremoli, Rouché; partisans de Debu-Bridel, poussé par Formigé, Lejeune. La première manche sera mercredi prochain où la commission des élections proposera ou non de déclarer la vacance.
Debat, qui avait organisé pour ce soir une réunion des Amis de la villa Médicis n'est pas venu. Paul Léon me dit qu'il va faire demander à Debat de présider aussi les Amis de Rome-Athènes. Ce n'est pas malin. C'est aussi une sorte de démolisseur chèvre-chouiste que Paul Léon. Il me dit que pour succéder à Joxe il y a bagarre entre Vincent Auriol qui prône Kosciusko et Schumann qui prône son chef de cabinet.
Passé, pour finir la journée à la réception, à l'hôtel Crillon, des Sociétés à commerce multiple où je reçois beaucoup de compliments pour ma médaille. Ces messieurs en sont très fiers. Ce qui ne les empêche pas de me rouler un peu pour mes droits d'auteur.
Demain, travail sans dérangement, tout au moins, prévu.
29 mai [1952]
Bien travaillé au cheval Méhemet, dont j'ai fini par bien organiser l'avant-main. Ce geste du membre droit très peu levé m'a, depuis le commencement, donné beaucoup de mal. J'ai quand même bien fait de m'y cramponner.
M. et Mme Gingembre viennent voir l'esquisse pour le petit monument du Kouif (Société des phosphates de Constantine). Kouif est le nom de la région, qui a donné son nom au village qui s'est élevé autour des mines.
À fond dans la composition de la partie supérieure du panneau de la Porte[38], le Mystère de la mort.
30 mai [1952]
Très bonne journée, sans dérangement. Matin le cheval, et la grande maquette du monument Trocadéro[39]. Après-midi, le Mystère de la mort.
Pour l'arrivée du général américain Ridgway, les communistes ont organisé une énorme opération d'émeute. Elle n'a pas réussi. Elle a abouti à l'arrestation du député Duclos, à la saisie des numéros de l'Humanité et de Libération. Une information est ouverte pour complot contre la sûreté de l'État. Mais, en fait, l'État est assez désarmé et peut difficilement agir vite contre les mouvements sourdement préparés dans des lieux où aucune surveillance ne peut être effectuée sans avis préalable et encore moins perquisition. Si demain des perquisitions sont décidées, soit au P.C., soit à la C.G.T., soit dans d'autres lieux abritant des associations plus ou moins ouvertement communistes, ce sera trop tard. Tout ce qui pourrait être compromettant sera détruit ou caché ailleurs. Alors, plus de preuves. Et pourtant, cela vaut mieux que le système russe où il suffit que trois personnes se réunissent pour qu'elles soient dénoncées et condamnées sur simple présomption de possibilité de comploter... Ah! comme c'est difficile de trouver le juste milieu, la voie du milieu, comme disait Bouddha, entre la tyrannie et la liberté. Hélas! il faut reconnaître qu'aujourd'hui, au nom de la mystique de la liberté, les difficultés sont grandes, pour gouverner.
31 mai [1952]
Visite de Julien Cain. Jacques Rouché et Paul Léon ont eu l'idée de le lancer dans l'aventure de l'élection au fauteuil de Cognacq. C'est un procédé insupportable que, sans s'être mis d'accord au préalable, de susciter une candidature improvisée alors que des positions sont prises, que des hommes de valeurs sont candidats depuis longtemps, moins en vue, mais ayant manifesté un dévouement certain et fidèle. Je pense à Alaux, dont les œuvres ne sont pas indifférentes, et qui est un brave homme très sûr. Julien Cain est donc venu, haut fonctionnaire, fort de l'appui de Rouché et de Paul Léon. Formigé, lui, depuis longtemps préconise Debu-Bridel, sénateur, rapporteur du budget des Beaux-Arts, et qui a déjà fait beaucoup pour la défense des artistes et notamment pour que le Grand Palais nous soit laissé pour nos Salons. C'est important. Nous avons contre nous de puissants organismes : Arts ménagers, Aéronautique, Automobile, etc. Tout ça riche. Et nous, pauvres. Le Grand Palais, construit par les artistes, comme c'est écrit à son fronton, péniblement, on nous l'a laissé pour deux mois, cette année. Et chaque an, c'est la même bataille. D'autant plus dure qu'en sous-main l'administration est contre nous. Elle rêve d'en revenir au système du III° Empire ou c'était l'administration qui organisait le Salon. Il n'y en avait qu'un. Et maintenant, on relance le slogan du Salon unique, en contre sens de tout ce qui ce passe actuellement où jamais les Salons ne se sont autant multipliés et à vitesse accélérée. Grand Palais et les affreux palais des beaux-arts de l'avenue Wilson abritent les expositions simultanées les plus diverses. Au mouvement contemporain interne, s'ajoutent les expositions étrangères. Et comme on manque de place, on vide provisoirement le musée permanent de l'art français moderne pour installer l'art mexicain. À côté, exposition du dessin et de la peinture à l'eau organisée par la Ville de Paris. Dans le même groupe des palais jumeaux, l'État organise une exposition Waroquier et accueille la fameuse "Œuvre du XX° siècle", sous l'égide de Mouvement pour la Liberté, que préside de Rougemont (et dont je fais partie!). Liberté, que de sottises on commet en ton nom! Cependant le Grand Palais est rempli par les Artistes français, la Société coloniale, la Société nationale, les Artistes décorateurs. Et j'allais oublier, au Palais des beaux-arts de la Ville de Paris, le Salon de mai, où Picasso synthétise toute la tendance de ce "Salon des jeunes" (Picasso a plus de 70 ans) en exposant une Chèvre faite avec une caisse d'osier, des pattes en peau séchée et sous la queue un tube en caoutchouc coupé pour représenter l'anus et dessous une tirelire pour représenter la vessie. On aurait du exposer ça à "l'Œuvre du XX° s[iècle]", comme expression de la liberté dans l'art. En fait, c'est l'expression de la liberté de la dictature de la sottise. Une grande assemblée vient d'avoir lieu où des orateurs dont Malraux ont hurlé à la liberté de cet art opposé à l'art bourgeois "que défendent les Soviets". Mais, dans ce cas ce sont les Soviets qui ont raison. Car l'art bourgeois d'aujourd'hui, c'est le cubisme, le surréalisme, l'art abstrait, le picassisme, le matisme, le dufisme, etc. C'est sur cette production que se jettent les bourgeois, les banquiers, les marchands de conserves américains, parce que ça se vend, ça monte. Ce sont les mêmes qui jadis achetaient des Corot, plus ou moins vrais, Meissonnier, Bouguereau. Seulement, on peut-être sûr, que les œuvres achetées aujourd'hui si chères — Cézanne à 33 000 000... et quelle pauvre chose — se démoderont pareillement. Car le véritable art moderne, ce n'est pas par une facture plus ou moins étrange qu'il se manifeste, c'est par l'expression réelle de la pensée de son temps par l'image de la vie de son temps. C'est ainsi que chaque époque a été moderne. C'est en cela que les communistes ont raison. Le problème social est leur préoccupation unique, mystique même. Ils sont dans le vrai en recommandant, désirant, voulant, exigeant que l'art exprime cette préoccupation. Comme au temps des grands mouvements mystiques, aucun autre art n'était possible qui ne fût religieux, comme au temps des grecs dont les jeux olympiques étaient la grande préoccupation, la représentation parfaite du corps humain était le seul but des artistes, même lorsqu'ils représentaient les dieux. Et le monde ouvrier, le travail manuel offre des thèmes inépuisables à l'observation et à la représentation, parce que c'est la vie. La Vie.
Tandis que tout cet art abstrait et tout ce qui tourne autour, au nom de la liberté et de la personnalité, n'est pas viable, parce qu'il tourne de dos à la vie. Si le communisme n'avait pas d'aussi abominables méthodes, s'il avait le respect de l'individu, avec celui de la liberté de pensée, je serais très certainement communiste.
Art mexicain. Nous avons été en vitesse à l'exposition d'art mexicain. C'est intéressant, curieux. Mais je n'ai rien vu là d'émouvant. Nous sommes passés très vite, pour le système d'éclairage. Pas parfait car on voit les sources de lumière. Utile cependant pour le Père-Lachaise[40].
Aux Artistes français, une bien intéressante rétrospective du portrait aux XIX° et XX° siècles. Déchenaud, Devambez, Laparra sont parmi les derniers représentants de la vraie grande tradition avec Guirand de Scévola, injustement délaissé, des grands portraitistes qui commencèrent avec Fouquet.
Nous avons fini au cinéma, devant le film japonais Rashomon. Très remarquable et très remarquablement filmé. Il y a une scène de viol, dont l'audace, si c'est de l'audace, est rendue acceptable par le jeu et surtout l'atmosphère générale du film. C'est le point de départ de toute l'affaire, dont le mystère réside dans la question : la femme est-elle devenue soudainement amoureuse de l'homme qui la violait devant son mari attaché? Cela peut-il être, surtout dans un cas comme celui-là, où la femme aimait son mari? La solution n'est pas fournie, entre les quatre témoignages qui nous sont contés de l'événement. Il y a la mentalité japonaise qui joue, comme un cri de la femme, conté par le brigand, auteur présumé de la mort du mari : il faut qu'un des deux meure, car « je ne puis être déshonorée devant celui auquel j'appartiendrai finalement. Battez-vous, une femme ça se gagne en combattant. » Ce qui est très typiquement japonais aussi, c'est l'immobilité des hommes, leur apparente impassibilité surtout, comme le mari attaché pendant le combat du viol, à quoi il assiste sans l'effort d'un geste, sans un appel. Il ne fait pas de doute que la femme s'est débattue tant qu'elle a pu contre ce voleur des grands chemins, après que son mari et elle furent tombés dans le piège tendu. Mais il n'est pas impossible que physiologiquement, par l'effet de la lutte elle-même, ses sens soient exacerbés et que la violence de la brute lui ait imposé un plaisir irrésistible. Après, c'est le drame psychologique. Peut-être est-ce la version de la femme la vérité. En tout cas, c'est un film vivant, joué avec une ardeur, une violence étourdissante de samouraïs. La façon de ligoter les prisonniers avec une seule corde, appliquant les bras au corps, les mains croisées derrière le dos, est à noter.
[1] Nouvelle Faculté de médecine.
[2] Jabel.
[3] Nouvelle Faculté de médecine.
[4] Françoise Landowski-Caillet.
[5] Nouvelle Faculté de médecine.
[6] A la Gloire des Armées françaises.
[7] Le Retour éternel.
[8] Amélie Landowski.
[9] A la Gloire des Armées françaises.
[10] Nouvelle Faculté de médecine.
[11] Le Retour éternel.
[12] Gérard Caillet et Françoise Landowski-Caillet.
[13] Nouvelle Faculté de médecine.
[14] A la Gloire des Armées françaises.
[15] Astréoud.
[16] Le Retour éternel.
[17] Le Retour éternel.
[18] A la Gloire des Armées françaises.
[19] A la Gloire des Armées françaises.
[20] A la Gloire des Armées françaises.
[21] Françoise Landowski-Caillet.
[22] Méhemet Ali.
[23] Nouvelle Faculté de médecine.
[24] Le Retour éternel.
[25] Amélie Landowski.
[26] Gérard Caillet et Françoise Landowski-Caillet.
[27] Nouvelle Faculté de médecine.
[28] A la Gloire des armées françaises.
[29] Jean-Jacques Bernard.
[30] Tristan Bernard.
[31] Marie Bonaparte.
[32] Nouvelle Faculté de médecine.
[33] Marc Landowski.
[34] Nouvelle Faculté de médecine.
[35] Méhémet Ali.
[36] Le Retour éternel.
[37] Le Retour éternel.
[38] Nouvelle Faculté de médecine.
[39] A la Gloire des armées françaises.
[40] Le Retour éternel.