Lundi 1er décembre [1958]
Les journaux confirment les résultats de la journée d'hier. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de tellement se réjouir. De Gaulle triomphe en apparence.
Travail à Shakespeare : le roi Lear et Macbeth. Le groupe Macbeth et les sorcières vient très bien.
Travaillé aussi à ça, c'est moins drôle, au rapport sur les envois de Rome. Quel trouble dans la jeunesse. Quel mal aura fait à l'enseignement cet Untersteller! avec ses flatteries, ses manières de pion et son obséquiosité vis-à-vis des fonctionnaires. Il a fait de l'École des B[eau]x-A[rts] le repaire de toute la coterie des [ill.] du modernisme. Sauf Janniot en sculpture, pas un des patrons qui soit digne de ce grand mot : le Patron. Janniot lui-même a trop de parti pris. La façon dont il a brisé la carrière de ce jeune Petit parce que, pour gagner sa vie, le pauvre garçon faisait des objets de commerce en céramique, etc. Pour en revenir aux envois, tout, réellement tout, est au-dessous de tout! Pourtant ils ne sont ni bêtes, ni non artistes ces jeunes gens. Mais on ne leur a rien appris, parce que leurs patrons ne savent rien. Yencesse est incapable de composer. Il ne va plus loin que l'éternel morceau de nu. Légère sensibilité. Leygue est un arriviste sans scrupule. Il était doué cependant celui-là. Mais c'est une laide nature morale.
2 décembre [1958]
À l'exposition de Pierre Dumas. Fleurs, paysages bons. Portraits, moins bien. Dans une curieuse maison de la rue de Varenne, appartenant à un antiquaire, du haut en bas et qui paraît fabuleusement riche. N'a que des pièces étonnantes. Musée à vendre. Un grand Christ en ivoire de 1 m 50 de haut qui serait de Pajou. Des meubles de prix et de toutes les époques s'étalent sur les trois ou quatre étages. Le bon Dumas installait ses huiles et ses aquarelles. En général c'est bien composé et exécuté avec verve.
J'apprends que Conti-Carnu [ ?], qui avait épousé une des filles de Carnu, est mort le 21 novembre dernier. C'était un des meilleurs hommes qui soient. Il était gros négociant en vins. Il mangeait bien et buvait non moins bien. Il en est mort.
Ma pauvre Madame Delpierre a perdu son mari.
3 décembre [1958]
Déposé le rapport sur les envois de Rome. Les sculpteurs me demandent des retouches.
6 décembre [1958]
À Shakespeare : Lear et Cordelia (qui vient bien), c'est le moment où Lear apparaît, plutôt cordialement. Beau groupe à faire. J'amorce Le conte d'une nuit d'été : Titania. Encore une grande invention de Sh[akespeare].
La ville d'Antibes me demande des renseignements biographiques, pour le catalogue de son musée en plein air.
Général de Gaulle poursuit son voyage en Algérie; jusqu'au Sahara. Le Sahara, c'est en fait toute la question. La France ne peut pas abandonner.
Je lis l'histoire de Lavisse et Rambaud pour La France. Quel boulot je me colle là!
8 décembre [1958]
La France, qui sera bien uniquement la France, et non une Minerve [ill.], se monte.
Après-midi. Toute la base de Shakespeare est trouvée.
9 décembre [1958]
Shakespeare : Titania et Cléopatre. Elles sont sur la terrasse du monument, car ce sera un monument que cette statue de Shakespeare.
Dernières retouches au rapport sur les envois de Rome. Ce n'est pas drôle de faire du bla-bla-bla à propos de choses mauvaises.
12 décembre [1958]
Convocation pour la séance de mercredi prochain (Institut) où je devine une entourloupette de Hautecœur à propos du renouvellement des commissions.
Travail à Shakespeare. Bien. "De chaque vague" part une voix… plutôt un drame. Aujourd'hui ce sont Roméo et Juliette et les Sorcières de Macbeth.
Le Figaro, dans son compte-rendu du déjeuner des Parisiens de Paris, que je présidais et où j'ai pris la parole, a complètement passé sous silence ma présence. C'en est comique! Plusieurs convives m'ont téléphoné avec indignation… ça ne mérite même pas de l'indignation.
Il fut très bien ce déjeuner. J'étais à côté de la c[omte]sse de Broglie, belle femme au visage puissamment charpenté, type romain. Elle a un important élevage de chiens caniches qui, me dit-elle, lui rapporte beaucoup d'argent. Elle en expédie dans le monde entier. Au déjeuner, Ribadeau-Dumas, l'antiquaire Cailleux, Héron de Villefosse, Pradel du Louvre et Germain Bazin s'étaient excusés. Fini la journée chez Ernest Gouin, dans sa belle propriété de Neuilly. Il a de belles choses. Il préside une association de bibliophiles. Il me montre un Montherlant illustré par mon ancien élève Carton. C'est bien.
14 décembre [1958]
Téléphone, ce matin, de Lemaresquier. Il a la même impression que moi sur la convocation de Hautecœur dont il se méfie fort.
Histoire de Chagall et l'Expansion à l'étranger. L'Expansion avait organisé une exposition en Argentine (B[uenos] Ai[res]). Maeght, le marchand de Chagall, avait demandé que le comité d'Expansion obtienne l'engagement de l'organisation de l'exposition donnant le prix à Chagall. Or, il n'obtint pas ce fameux prix! le grand peintre, comme chacun sait! Alors fureur, indignation du "Comité de l'Expansion artistique français à l'étranger". Manifestation de cette fureur consista à retirer tous les peintres français de l'exposition, parmi lesquels il y avait de vrais Français. Ce qui m'étonne, en l'occurrence, c'est que Jaujard présidait à cette séance. Je ne comprends pas toujours cet homme charmant.
15 décembre [1958]
Les sorcières (de Shakespeare) ou plutôt de Macbeth. Tout est comme jaillissant des vagues qui entourent le rocher où Prospéro (Shakespeare) regarde les drames humains. Une Sorcière arrête le cheval du malheureux héros, une autre lui crie la prophétie, la dernière lui fait entrevoir la couronne de roi. Tout cela dans le mouvement tourbillonnant de la Tempête.
Des échos bien sympathiques me viennent de l'attitude grotesque du Figaro à mon égard. M. de Lipkowski, Mme Margerie-Schneider, Mme Douchet, etc. Quelles invectives calomnieuses a-t-on racontées sur moi dans ce milieu qui est, malheureusement, un milieu important?
16 décembre [1958]
Shakespeare. Macbeth et les fées d'Ariel qui sont de l'autre côté. Je travaille une heure et demie chaque matin et trois dans l'après-midi. Je vais bien, mais je sens une fatigue latente. Ah! Maladie, vieillesse, je ne suis pas fait pour vous!
19 décembre [1958]
À déjeuner, les Dumas qui sont tout à l'enthousiasme de leur exposition. Il est content. La vente a marché pas mal. Le marchand chez lequel il expose s'appelle Heim. C'est un petit homme qui boite un peu. Il considère que son métier est le plus beau du monde. Après tout, il y a du vrai. Il jouit des belles choses tant qu'elles sont dans sa splendide installation. Il jouit quand il les vend cher. Il n'a pas l'angoisse de la création. Mais ça, c'est autre chose, et d'une autre qualité.
20 décembre [1958]
Le cher Gaumont vient déjeuner. Très encourageant. Aime beaucoup ma France. Comme Shakespeare.
23 déc[embre 1958]
Comité d'Expansion à l'étranger. Les conservateurs mènent le jeu. Je tâche d'obtenir une précision de Jacques Jaujard sur le jour de sa visite à mon atelier. Fort évasif. Il est, paraît-il, très vexé de l'avis défavorable du Conseil d'État pour le vote des membres libres.
25 décembre [1958]
Sensation d'abrutissement par les narcotiques. Téléphone à Wanda[1] qui souffre de la cicatrice de son opération. Paulette[2] semble assez pessimiste.
26 déc[embre 1958]
Travaille à la France. Suppression des divisions. Peut-être même n'est-il pas nécessaire de dérouler les scènes en ordre chronologique?
27 décembre [1958]
Je crois bien l'arrangement actuel du pectoral[3], réunion 1914-1944. Attendons la fin. Il se peut que ça change.
Réception chez duc et duchesse Pozzo di Borgo. Noblesse corse. Installation princière. Je rencontre Henry, celui qu'on dit fils naturel de Painlevé. Avec François-Poncet auquel je demande le pourquoi de l'attitude de Pierre Brisson. Ils ont tous l'air d'en avoir peur. Leurs articles sont bien payés… Est-ce suffisant pour excuser la lâcheté. Entre nous, Poncet me dit que tout ce qu'il a pu obtenir est le silence. Puis on a vaguement parlé art, comme on fait dans un salon. Il me dit (Poncet) ne pas faire de la philosophie sur la pierre. Serait-il lui aussi, cet homme si intelligent, un imbécile?
28 décembre [1958]
Visite de Mme Caridad Ramirez, attachée culturelle de Cuba. Il s'agit d'une reproduction en marbre de la statue de l'amiral Duquesne qui est à Versailles.
Bon travail à la répartition des sujets de la chasuble. Pas une petite affaire.
29 décembre [1958]
L'écueil est dans l'aspect monacal qu'il ne faut pas.
Je lis l'Histoire de Dareste. Pourquoi, lorsque l'on est âgé, éprouve-t-on tellement le besoin de s'instruire? Encore moi, ça se comprend. Puisque je travaille encore et ai besoin de savoir. Et puis, la lecture de l'Histoire donne de la sagesse.
30 déc[embre 1958]
Dans deux jours j'aurai 83 ans et six mois.
Je travaille pas mal d'heures. La robe de la France donne du mal. Je conserve le geste des bras ouverts en croix. Est-ce bien?… Perplexité. Est-ce sacrifice, offrande, accueil? C'est le geste sacrifice, crucifiée qui finira par dominer. Peut-être en le relevant un peu, le geste d'accueil s'amplifiera et deviendra un élan!
Lecture : Dareste[4], Le grand schisme.
31 déc[embre 1958]
M'éloigne de plus en plus du geste religieux.
Au Salon des Tuileries. Bon tableau de Fontanarosa. Mais surtout une très sensible toile de la jeune Adnet. Aussi une toile très poignante d'un inconnu pour moi qui signe Yanner. Brayer me déçoit.
Puis chez le photographe d'Harcourt, où je poireaute longtemps. Et en fin de journée chez la malheureuse Wanda[5] qui est perdue. C'est l'arrivisme qui a perdu cette fille intelligente. Ambition effrénée de l'argent, malgré sa fortune.
[1] Wanda Landowski-Bomier.
[2] Paulette Landowski.
[3] Pour la statue La France.
[4] Dareste de la Chavanne, Guillaumin, 1848.
[5] Wanda Landowski-Bomier.