Avril-1950

Cahier n°51

4 avril 1950

Journée à la médaille de la Fédération des entreprises à commerces multiples, etc. Cet avers est l’exemple du symbole réaliste. Une scène de port, le déchargement d’un bateau, expriment le commerce de manière plus vivante que n’importe quelle allégorie. Ma composition est bonne. Ça grouille.

Téléphoné ce matin à Laprade[1] qui a accepté avec joie de collaborer au Temple avec Taillens. L’équipe directrice est maintenant constituée. Moi, Taillens, Laprade. Mais ce serait trop beau si ça marchait ensuite tout seul. Nous allons nous heurter maintenant aux bureaucrates de la reconstruction que Corbusier influence. Pour l’instant, nous nous réunirons dimanche de Quasimodo, chez moi, tous les quatre, le docteur Guillaume et nous trois.

Porte de la Faculté[2]. Le dessinateur de Madeline me téléphone que les proportions sont un peu agrandies. Et puis il faut préciser le mécanisme de la manœuvre de ces lourds vantaux. Rendez-vous est pris pour demain après-midi, rue des S[ain]ts-Pères, avec le fondeur. J’espère que la décision finale sera acquise la semaine prochaine. Avec le système de plus en plus prétentieux de tout centraliser, on n’en finit plus. La commission dite des marchés est composée de conseillers d’État et autres fonctionnaires qui ne connaissent rien à rien.

5 avril [1950]

Matin à la médaille pour Lacour-Gayet. Plastiline, matière agréable, mais bien longue à travailler. Ma composition s’arrange vraiment. Atmosphère de port est créée. Ça remue. Et c’est bien médaille.

Après-midi à la fonderie, après avoir porté à Mme Schneider les photos de la statue. Les épreuves sont grises malheureusement. Retouches à la cire du buste de Marthe de F[els]. Je l’ai fait bien gagner. Mais nécessité encore d’un couple d’heures. Je vois à la fonderie une sirène vraiment bien vilaine commandée par Cocteau... Un chandelier par Lipchitz. Ces gens arrivent au décoratif banal. La seule originalité de cet objet est dans son mal foutu. C’est facile.

Au bureau Madeline, pour la construction de la Porte[3], la disposition des plaques laminées de l’arrière, les systèmes de rotation sur pivot, etc. Tout ça va être présenté mardi prochain à la commission des marchés.

Au Grand Palais, à la Société des Amis des arts que je préside. Parlé avec Guyonnet, resté très fidèle à la mémoire de William[4]. Nous parlons de ces temps lointains, et comparons à celui d’aujourd’hui. C’est inouï, pensait-il, la rapidité, la facilité avec laquelle des hommes de grande valeur sont oubliés. (Je l’ai dit dans les premières pages de Peut-on enseigner les Beaux-Arts). J’aurais dû le rappeler dans l’article pour Hommes et Mondes. Avec quel mépris, aujourd’hui, on parle de Simon[5], Cottet, Menard, ce trio fameux il y a trente ans, et Besnard[6], etc.

Belle soirée hier à écouter à la radio Le Crépuscule des Dieux, donné à la Scala de Milan. Quelle ambiance! Celle dans laquelle je vivrai si finalement se fait le Temple! J’envisage de modifier le centre du Mur des Légendes, remplacer le Héros par une évocation du mystère du Graal. Il faudra aussi trouver quelque chose de particulier pour Orphée. Il devient un symbole essentiel. Devant lui brûlera la flamme éternelle. Devant lui sera l’autel des six cierges, des six livres. Devant lui, on en fera des lectures. Quel formidable programme!

En vérité, il faudrait que je ne puisse m’occuper que de cela! Et tout ce que j’ai sur les bras, cependant. Combien les préoccupations de tant d’autres me semblent pauvres, vides, sans intérêt vraiment.

6 avril [1950]

Presque achevé la médaille, avers. "Le port" pour la Fédération des entreprises de commerce, etc. Très content. Au fond, je réalise là un vieux projet. Bon travail toute la journée.

Hier, grosse agitation provoquée par les communistes autour du Figaro. Je finis par me persuader que les hommes, dans leur masse, aiment la violence et aiment être esclaves. Je me rappelle, pendant la guerre 1914, ces braves poilus, quand la fin approcha, regrettant positivement de devoir de nouveau, bientôt, s’occuper de gagner leur vie, d’avoir à penser à des tas de responsabilités. C’est si commode d’avoir la soupe chaque jour sans avoir à penser à rien! Il y a de ça dans la mystique communiste, le plaisir d’obéir aveuglément à des mots d’ordre, à crier "vive le chef", enfin de faire tout ce qui ôte de la dignité à la vie. On crie à bas le fascisme et en même temps, imitant servilement les Russes, on dresse d’immenses effigies de Thorez, comme j’en ai vu dans les moindres villages italiens, de Mussolini, etc. Et la bêtise par dessus tout, comme disait Victor Hugo.

7 avril 1950

Fini médaille de la Fédération commerce. Je crois que c’est bien.

Visite du général Bauck. Ce général (?) est à Opéra celui qui s’occupe de la page des arts plastiques. Il parait qu’il est bon type, fidèle à ses amis, et quelque peu tripoteur avec les marchands. Il est de goût peu sûr. Ex : Il aime mieux l’esquisse de Shakespeare cabotin que celle du grand Shakespeare sphinx, tellement mieux. Il dit que Shakespeare était surtout acteur! Sans doute fut-il grand acteur. Mais sa gloire ne serait que fugitive. Créer Hamlet sur la scène et inventer le personnage d’Hamlet, ce n’est pas la même chose. Entre Talma et Hugo, il n’y a pas même mesure.

8 avril [1950]

Correction au débardeur principal de la médaille de la Fédération des entreprises de commerce. Très content. Demain, commencement du revers. Je pourrais n’y rien faire. Je vais tenter cependant d’y présenter divers aspects des activités grand-magasinesques : "le calicot (à tout seigneur tout honneur) — les jouets — la ganterie — la mode — la couture — le livre —les parfums — meubles.

Un peu fatigué aujourd’hui. Quelques intermittences. Coucher de bonne heure ce soir.

Pensé beaucoup aux modifications à apporter aux motifs centraux du Mur des Légendes et à celui du Christ, devenu Mur d’Orphée. Dommage de ne pas avoir eu cette pensée dès l’origine. Opposition Christ et Prométhée est une banalité. Et puis ça ne tient pas. Centre du Mur des Légendes : remplacer le Héros tel qu’actuellement, par une sorte de Parsifal, c[‘est]-à-d[ire] une figure étant à la fois Héraklès, Jason, Siegfried ou Perceval. Pensé beaucoup aussi à l’objet, plus et mieux qu’un lampadaire, d’où jaillira éternellement la flamme sacrée.

Réaliser tout ça! Ce serait trop beau dans notre funeste époque, où tout est à l’envers. Ne voilà t-il pas le parti d’extrêmissime-gauche qui adopte le système fasciste, absolument. Quelle duperie que ce communisme! Rien d’autre qu’une opération d’ambitieux.

Jacques[7] et Madame S[chwabe] déjeuner avec nous. Ils ont reçu la visite du jeune Julien Blanc qui veut jouer les Julien Sorel. Il doit venir demain matin. Moi qui espérais être bien tranquille!

9 avril [1950]

Tranquille journée pascale, à travailler à l’achèvement de la médaille sur le commerce. Le jeune Julien Blanc est venu. Il ne me fait pas mauvaise impression. Surtout de face. Il parait doux, quoique son regard, par moments ait une singulière acuité. Le profil est inquiétant. Le nez très grand, piquant en avant, comme un bec d’oiseau de proie. Le menton pointu de manière rare, comme une proue, bouche mince. C’est sûrement un volontaire, un ambitieux. Je lui donne les raisons de notre réserve actuelle sur ses intentions vraiment prématurées, aussi bien pour lui que pour la petite M[artine[8]]. Il semble s’incliner, pour le moment.

Après-midi, visite de Lagriffoul avec sa femme. Il a de grosses difficultés en ce moment. Il a remporté les prix dans plusieurs concours, mais ça n’a pas de suites. Parfois même, malgré les jugements rendus, la commande va à un autre... Mais le plus souvent on ne commande rien à personne.

Aux Beaux-arts ; École, toujours grosse agitation. Du mauvais et du bon. Pour une récente nomination à l’atelier de gravure taille douce, un très bon graveur, grand prix, se présentait, Maindron. Il rend visite à R[obert] Rey. Celui-ci lui dit :

— Vous avez grand talent, du métier. Vous êtes même un mouton à cinq pattes. Mais ce n’est pas ce qu’il nous faut. Il nous faut des noms, des noms mondiaux.

On est allé trouver Goerg, l’homme dont les tableaux semblent des bocaux à fœtus, un intoxiqué qui fit deux ans de prison pour trafic de stupéfiants. Goerg qui posa ses conditions : il ne viendrait corriger qu’une fois par semaine et ne viendrait à aucun jugement. On accepta. Comme R[obert] Rey tient le conseil supérieur dans ses mains, Goerg fut élu. Toutes les gravures signées Goerg sont depuis longtemps exécutées par Maindron... Voilà comment on modernise l’École des Beaux-arts. Il y a aussi la façon dont l’assemblée des professeurs fut roulée par Untersteller qui, passant outre au vote de l’Assemblée qui élisait Bellaigue, le remplaça par R[obert] Rey. Je reste stupéfait de la veulerie de tous ces hommes. Ils encaissent, se résignent. Il est vrai qu’ils ne sont nommés que pour un an, renouvelés chaque année. On tient son monde. Les marchands et les critiques introduisent tous leurs types à l’École.

Dans les musées, c’est Cassou qui fait la loi. L’État, ces derniers temps, a commandé pas mal de monuments à : Couturier (E. Dulat) à Longue, (préfecture de police) à ? je ne sais pas son nom, un monument aux Résistants, en province. Ces trois monuments sont refusés. Aussitôt Cassou les achète et les installe au musée d’art moderne.

Cet imbécile d’Yvon Delbos couvre tout ça. Il modernise, dit-il avec son accent toulousain. Ah! Molière, que n’es-tu là!

10 avril [1950]

Toujours à la médaille qui se finit bien. J’aurai la visite Lacour-Gayet à la fin de la semaine. Pourvu que mon thème "le port de commerce" leur plaise. En tout cas, tout s’arrange parfaitement. Trouvé l’arrangement du revers. Aux six petites compositions (le calicot (vendeur), l’étalagiste, le caissier, le manutentionnaire groupés ensemble — l’atelier — les employés de bureau — les livreurs) rondes déterminant la place de l’inscription (nom du récipiendaire, etc.). Tout ça va. Il faut finir vite. Et ne plus travailler qu’à la Porte[9].

Visite de Riou avec deux jeunes attachés américains de l’ambassade d’Amérique. Étaient enthousiastes du Tombeau Foch. Visite très sympathique et très chaude. Riou me raconte une bizarre histoire à propos d’un buste de Vincent d’Indy de Gimond, que l’Opéra a refusé pour son foyer. À la direction des Beaux-arts, on aurait dit qu’on voulait un prix de Rome. Voilà qui est bien étonnant. D’abord V[incent] d’I[ndy] n’était pas du tout, musicalement, dans le groupe prix de Rome. Ensuite, rue S[ain]t-Dominique, on est loin de favoriser les grands prix. Gimond, en tout cas, se répand en violents propos contre les grands prix.

11 avril [1950]

C’est aujourd’hui que le marché pour la Porte de l’École de médecine[10] doit être soumis à la commission. Elle n’est composée que de conseillers d’État et de fonctionnaires. J’espère que, quand même, tout marchera bien, et que je pourrai travailler tranquillement. Même genre d’embêtement qu’avec Méhémet-Ali. J’écris à Mahmoud Bey. Il s’agit d’un marchandage provoqué par les fonctionnaires de la rue S[ain]t-Dominique. Je crois pareille attitude unique. Des fonctionnaires français, sans aucune connaissance du travail, disant à une personnalité étrangère qu’un artiste comme moi demandait trop cher. C’est d’ailleurs faux. Même si mon prix était fort, quelle muflerie d’aller dire cela sans s’être enquis auprès de moi des justifications principales. On n’y connaît rien, on estime, on affirme, et on reste dans la coulisse anonymement. Époque singulière où les artistes sont brimés par des fonctionnaires-[?] qui n’existent que par les artistes.

Travaillé au revers de la médaille de la Fédération du commerce. Content de la composition. L’exécution ira vite. C’est déjà bien parti.

Hôtel d’Orsay, réception de Mme de Tarfani. Vêtue d’une robe lamé or, elle nous a récité des petits poèmes après avoir fait un discours d’admirable confusion. L’universel, l’amour, Dieu, l’individu, l’homme, l’œil de Dieu représenté par le vide dans la coupole du Panthéon de Rome, etc., et les mystères, et le théâtre mystique. Elle se colle au mouvement soufi, dans l’espoir de s’en servir pour ses visées personnelles pour ses représentations des mystères qu’elle écrit. Il y avait le fils de Vilayat Kahn. Homme charmant, au visage très fin. Lui et quelques fidèles de Vilayat le père sont très attachés à des propos de ce dernier concernant la forme extérieure du Temple, auquel, par respect pour ces propos, ils voudraient donner une silhouette humaine!... Faire un temple là dedans. Heureusement le docteur Guillaume est plus compréhensif, et je crois que le fils de Vilayat, qui me parait bien intelligent et sensible, comprendra les nécessités primordiales de l’architecture. Il viendra dimanche au rendez-vous, où sera Laprade.

Jacqueline[11] partie ce soir pour le Brésil.

12 avril [1950]

La vieille servante de Mme E[ugène] Schneider venue pour une course. Je lui fais voir la statue. Son enthousiasme est touchant.

Le revers de la médaille Fédération, etc., est très bien venu. Les deux faces seront bientôt tout à fait achevées, maintenant. Aucune allégorie.

Téléphone de cette folle de Mme de Tarfani : dans son genre elle me fait penser à Boas de J[ouvenel]. Mais, au fond, je ne crois pas que ce Temple s’élèvera. Tous ces gens sont trop croyants. Ils en reviennent toujours à une église. C’est loin d’être mon idée de Temple de l’Homme. Ils cherchent à créer de nouveaux cultes. La pensée de Vilayat est très bien, qui consiste à lire des passages des grands livres — Veda — Bible — même le Coran si plein de sottises et de cruautés — Nouveau Testament, etc. Ces livres sont œuvres d’hommes. Mais comme cérémonie purement religieuse on ne trouvera jamais mieux que les cérémonies catholiques. Un Temple de l’Homme doit être tout à fait autre chose.

13 avril [1950]

Chez Susse, retoucher (fini) dans la cire le petit buste de M[ar]the de Fels. C’est bien long, mais c’était nécessaire, surtout quand on envisage une dorure.

Après-midi, revers de la médaille commerce. J’aurai sûrement fini après demain. Après, tout à la Porte[12]! Mais j’attends la décision administrative. Ça va traîner. Et pourvu qu’il n’y ait pas de nouvelles difficultés de ce côté là.

Reçu invitation de la ville d’Anvers à exposer dans une grande exposition internationale de sculpture. Une partie sera en plein air. J’ai envie d’envoyer Michel-Ange, le grand (avec l’espoir qu’il y restera pour le musée...).

15 avril [1950]

La médaille pour Lacour-Gayet est finie. Je suis content du revers aussi. Pas une allégorie. Demain il viendra la voir. Il a tout pouvoir de la Fédération.

Ce n’est qu’avec le temps que, le plus généralement, les costumes d’une époque prennent leur valeur esthétique. Tout réside dans la façon de les traiter. Aujourd’hui les vêtements Louis XIV, Louis XV, nous les trouvons bien. Les contemporains ne les considéraient pas comme tels. Ils déguisaient leurs portraiturés en divinités antiques, Louis XIV était représenté en cuirasse romaine, comme Louis XV. Michel-Ange avait fait de même avec les Médicis. Même les Grecs, au Parthénon, pour honorer les vainqueurs, les avaient transposés dans les temps déjà, à ce moment, légendaires. Mais les Panathénées donnent la note magnifiquement actuelle.

16 [avril 1950]

Je donne les derniers soins à la médaille. Visite du jeune Gourdon. Il me parait un peu lent. Mais très sérieux, peut-être trop. Il me donne moins confiance que les premières fois.

Puis Lacour-Gayet vient voir la médaille. Il est très content. C’est vraiment un très extraordinaire homme. Sorti agrégé d’histoire de l’École normale sup[érieure], il est devenu homme d’affaires. Et quelle activité! Et pensant, pour ses amis, aux plus petites et gentilles manifestations.

Après-midi, la grande visite : Dr Guillaume, Vilayat Kahn et sa fiancée (une délicieuse anglaise fine et extra blonde), et Laprade et Taillens. On a finalement, trouvé une silhouette du Temple qui donnera l’illusion des quatre Bouddha dos à dos. Mais l’important qui est à faire immédiatement, c’est d’arrêter, d’annihiler la menace d’expropriation du maire de Suresnes, sous le prétexte électoral de construction de maisons à B[on] M[arché]. La réunion Taillens Laprade a très bien marché. Dès demain Taillens veut se mettre à chercher un nouveau projet dans les vues de Vilayat.

17 avril [1950]

Jugement de la montée en loge. Je regardais les jurés adjoints nommés par Yvon Delbos. Sauf Janniot, je crois qu’aucun de ceux qui étaient là [ne] laissera un nom de quelque valeur dans l’avenir. Gimond peut-être par quelques-uns de ses bustes. Les autre : Navarre, Collamarini, Dideron, Osouf, Leygue, qu’en restera-t-il? En fait, c’est Untersteller qui les désigne au ministre! C’est vraiment un système insensé. Sous prétexte que l’Institut choisissait avec parti pris les adjoints, on confie, sous le paravent du ministre, cette désignation au directeur de l'École! Il doit réunir quelques copains, et entre eux fabriquent la liste qu’on communique à Yvon Delbos. Il appelle ça, cet idiot, moderniser. Le concours très, très faible. Avec cependant une orientation vers plus de vérité. On copie davantage la nature. Le plus curieux de tous ces gens est Janniot. Petit taureau puissant, d’une injustice splendide. Maintenant attendons le concours. J’ai grand peur qu’il n’y ait rien de bien.

Lily[13] revient de sa réunion du CLAFF (club des associations féminines). Il y avait une Chinoise. Elle lui a dit qu’à son retour en Chine, elle allait être mise pour deux mois dans un camp de rééducation marxiste. On lui apprendra par cœur les principes. Si au bout de deux mois elle répond bien, elle prendra son service (assistante sociale). Si non, encore deux mois de rééducation. Si après la seconde fois, ce n’est pas satisfaisant, on la renvoie, sans qu’elle puisse trouver aucun emploi. En Chine, c’est la terreur. Les opposants sont assassinés au coin des rues. Se méfier des moindres paroles de critique. La peine de mort, sans jugement.

Hier, discours Bidault à Lyon a été bien. Mais c’est un peu comme la sculpture parlée de Gimond. J’aime mieux une bonne statue qu’un discours, l’action que des paroles. Car en attendant, les seuls qui agissent, ce sont les communistes. Partout l’agitation. Quand c’est fini au Sud, ça reprend au Nord. Quand c’est fini au Nord, ça reprend à l’Ouest, etc. Je sais bien. C’est difficile, Très. Comme la situation avec la Russie. Ils abattent un avion. Ils accusent. On ergote. Et le vexant, c’est qu’on ne peut pas faire autrement.

18 avril [1950]

L'important de la journée est un téléphone de Huisman à propos de la Porte[14]. Préside la commission des marchés. Je craignais que le prix ne soit trouvé trop élevé, or c'est le contraire! J'aurai jeudi la visite de son adjoint. Tout va bien.

Colin moule la face de la médaille, mal, comme à son habitude. M. Péry, l'adjoint de Lacour-Gayet vient voir avec un ami, frère ou beau-frère de la femme de Jany[ ?] Hourticq[15]. Très contents. J'achève le revers.

Mais je note la sympathie marquée par Huisman. Comme nous tous, il a des défauts, mais une qualité essentielle, la fidélité à ses amis.

La situation politique intérieure est excessivement trouble. Où est la frontière entre le mouvement revendicatif économique et les mouvements politiques? L'économie sert de point d'appui.

19 avril [1950]

Sujet du concours définitif : Chloé. Tous ces jeunes gens sont sympathiques. Ils vivent dans une funeste époque. Et surtout, ils ont des maîtres généralement insuffisants.

Chez Susse où j'achève les retouches dans la cire du buste de M[ar]the de Fels. Cette fois, je crois qu'il fera bien.

Nous déjeunons chez Henry-Alice[16]. Henry ne me donne pas bonne impression. Il est vraiment fatigué, très.

À l'Institut, rien de sensationnel. Boschot toujours inerte. Il s'agissait aujourd'hui de subventionner les logistes. Il a essayé d'escamoter la somme que donnait l'Académie. Il a donc déclaré qu'il n'y avait rien. Bonnaire, maladroitement (?), a déclaré au contraire qu'il y avait 250 000 F pour les logistes...

Parmi les jurés adjoints à la section de musique, le ministre a désigné Nadia Boulanger, qui n'a jamais rien composé. La section a protesté. Le ministre a consulté Delvincourt, qui a approuvé le choix Nadia Boulanger. Il apparaît donc de plus en plus que les jurés adjoints sont désignés par le directeur de l'École et le directeur du Conservatoire, camouflés par le ministre. Système idiot et de parti pris. Celui de l'Académie était autrement libre et éclectique. Il faudrait absolument revenir à l'ancien système étendu, mais ce sera dur. Attendre d'abord que Yvon Delbos et sa bande soient balancés.

Il parait qu'à la Malmaison, Billet, le successeur de Bourguignon, ferme quantité de salles du musée pour y installer sa famille proche et lointaine. Le ministre voulait sévir, mais au conseil des ministres on lui a dit de ne rien faire. Ne pas molester les communistes. Billet est communiste. Raconté par Bourguignon.

20 avril [1950]

Retouches au plâtre de la médaille du Commerce. Pareil travail ne peut s'achever que dans le plâtre. Mais quel travail!

Partie gauche du tympan[17]. Il faut que je change la figure d'Apollon, même la supprimer. Telle qu'elle est, c'est mauvais.

Reçu un papier de la Société d'esthétique : "l'Art meurt si...", voir le papier. Ils ont oublié de dire "si les esthéticiens continuent à en parler."

21 avril [1950]

Chez Rudier où la statue Maréchal Haig fait très bien. Lily[18] avec moi, stupéfaite des sottises "modernes" qu'on voit là. Les grosses mères de Maillol et de Renoir aux têtes stupides. Et des choses de l'anglais Moore [19]. Les conservateurs des musées achètent ça, ces idiots prétentieux.

Courses avec Lily pour le déjeuner de demain.

Et toute la journée à la médaille, retouches dans le plâtre. C'est long à faire, mais nécessaire, absolument. Hâte de me mettre uniquement aux panneaux de la Porte[20].

Téléphone de M. X, pas bien entendu son nom, auditeur au Conseil d'État, qui doit venir lundi matin pour voir la Porte et mettre au point la question de l'avenant.

Écrit à Mahmoud Bey Khalil, pour la question financière, aussi, du monument Méhémet-Ali. Je crois utile de lui dire que je suis disposé, par amitié pour lui, à supporter une réduction. C'est la sagesse peut-être.

Raymond Thibésart me rend visite. Nous bavardons un bon moment, pendant que je continue à gratter la médaille.

Mais j'ai trouvé un parti pour le fronton : le centaure Chiron reçoit Askléplios enfant des mains d'Apollon. Je supprime Apollon [21]. On apercevra un bout de tête, des mains, peut-être des pieds. Ce sera comme une masse de feu portée par le char.

À déjeuner Jacques Rouché, les Cahen-Salvador, Florent Schmitt, Marcel[22]. Conversation tout à fait diluée où on a passé d'un sujet à l'autre, à propos d'un mot. Mme C[ahen]-S[alvador] nous a beaucoup amusés par ses propos sur l'amour qui la montraient femme ayant fait beaucoup d'expériences. Ce qu'elle reproche le plus aux hommes, c'est leur paresse.

— Ce sont des paresseux, des paresseux.

Si on l'avait poussé, elle aurait donné des exemples. Cahen-Salvador qui voit beaucoup de gens semble réellement inquiet.

Moi qui étais jusqu'alors très optimiste, je commence à penser que les Russes veulent la guerre, se croyant les plus forts, seul moyen pour eux d'établir dictatorialement leur pouvoir. C'est à leur tour de tenter la conquête de l'hégémonie sur l'Europe. Je ne crois plus qu'il s'agisse de bluff. Ils ne seront pas entraînés à la guerre par leur bluff. Ils sont si complètement inhumains. Leur devise pourrait être : "À l'humain par l'inhumain".

23 avril [1950]

Madeleine Delpierre fait visiter mon atelier à une société : les Amis du livre. Il y avait une cinquantaine de personnes. Ce fut excessivement sympathique. Ces visites et la compréhension d'inconnus soutiennent la confiance en soi. Je garde le souvenir d'une très jolie jeune femme tout à fait enthousiaste.

Soirée au cinéma : La beauté du diable. René Clair est Salacrou. Excellente pièce. La partie cinéma pur, c'est-à-dire mise en scène et prises de vues, assez ordinaire. Mais ce René Clair à vraiment un grand talent et une imagination inépuisable.

24 avril [1950]

Visite ce matin de l'auditeur au Conseil d'État annoncée par Huisman. M. Kérien[23], jeune homme charmant, mais ignorant parfaitement tout de la technique de n'importe quel art! Ce qu'il désirait avoir, c'était une pièce justifiant le prix de la fonte. J'ai donc porté chez Huisman aujourd'hui la lettre de Susse fixant le prix. J'exècre cette méfiance. C'est de l'administration...

Travaillé à la partie gauche haute du fronton[24] : "Asklépios enfant remis dans les mains du centaure Chiron par Apollon." J'ai représenté Apollon par un soleil décorativement traité. À travers les rayons et les masses de flammes on apercevra peut-être, un morceau de profil, un pied, une main du Dieu. L'effet est curieux. Le plan général excellent, partant du fond à gauche et s'élevant par le soleil, les nuages, les chevaux, jusqu'à la statue d'Asklépios. Je suis fort satisfait d'avoir supprimé la figure d'Apollon. L'affaire était étrange. La représenter étrangement s'imposait.

Aux Artistes français, on prépare le Salon. Nous avons le Grand Palais. Ce Grand Palais, si décrié, se réhabilite de lui-même. Sa peau laisse peut-être à désirer, mais son plan était et reste remarquable. On se trouve dans la même situation, plus grave peut-être que les autres années. Le manque d'argent. On a de nouveau discuté sur la publicité, sur la politique à tenir vis-à-vis de la presse. On n'a pas trouvé de solution. Pour moi, il n'y a en a qu'une : avoir un journal. Bival nous a donné lecture de la séance du Sénat où la direction des Beaux-arts, le conseil supérieur ont été sérieusement attaqués par un sénateur Maurel. L'affaire sera reprise à la Chambre. Peut-être va-t-on tout de même assister à un nettoyage...? Mais la gangrène est fort étendue. Cette absurde et néfaste École du Louvre est le foyer de la pestilence[25]. Entre autres choses, l'interpellateur raconte l'acquisition du groupe de Lipchitz Le chant des voyelles, une immense idiotie en bronze. Il dit avoir eu beaucoup de mal à avoir des précisions sur le prix. Finalement on lui a dit que c'était un don de l'auteur. Alors il demande le prix de la fonte. On lui dit plus de deux millions... Il a parlé aussi du monument Étienne Dolet, refusé par le comité, aussitôt recueilli par Cassou, ce fou, etc. Il parait que la chose va être reprise à la Chambre[26].

25 avril [1950]

Motif gauche du tympan de la Porte[27]. Presque fini. Je crois que c'est bien. Ne reste plus à trouver que l'Asklépios enfant. Actuellement ce n'est qu'un bébé quelconque. Ce n'est pas le fils d'un Dieu : Dieu lui-même. Dieu qui va être sacrifié. L'idée de lui donner un geste de crucifié pointe.

Je crois que c'est aujourd'hui que le marché pour la Porte a dû passer devant la commission.

Passé une partie de la matinée à rendre le modèle de la médaille de dépouille[28].

Marcel[29] rentre de Mulhouse où il était allé pour une audition de Nils Halérius. Le directeur du théâtre, très enthousiaste, a presque assuré Marcel de jouer Nils au début de la saison prochaine. Le dernier acte surtout semble l'avoir beaucoup impressionné. Il pense comme moi. Ce dernier acte pourra être étonnant. Il parait que le théâtre est particulièrement bien équipé pour les jeux d'éclairage. Il y aura cinq représentations à Mulhouse. Après, Mulhouse viendrait jouer à Paris. Pourvu que de faux amis comme Büsser ne viennent pas se mettre en travers. Büsser, j'ai enfin compris, est affreusement jaloux. Défaut de presque tous les hommes, que médiocrité et vieillesse portent à son maximum.

26 avril [1950]

Motif gauche du tympan. J'ai trouvé la solution d'Asklépios enfant dans les bras de Chiron. Tout y est, il n'y a plus qu'à finir.

Paul Léon vient déjeuner avec nous. Il a bien mauvaise mine. Bien qu'il ait présidé à tout ça, il n'approuve plus l'orientation donnée officiellement à l'art. C'est un homme délicieux, mais bien faible.

Comme me l'avait demandé Boschot, je vais trouver Mâle, l'administrateur des Fondations. C'est malheureusement exact. Tout est en déficit. Ephrussi, Marmottan. À la commission administrative, on a décidé de passer à la Nationale, la bibliothèque. Pour le musée, on va faire une démarche pour obtenir une subvention de la ville de Paris. Boschot, je l'ai entendu avec plaisir le dire, veut faire son possible pour conserver ce magnifique musée à l'Académie.

En séance, on a lu une lettre des massiers demandant qu'on rétablisse le mariage des candidats au prix de Rome et des pensionnaires. Formigé a dit des sottises. Je l'ai remis à sa place. L'Académie a été unanimement de mon avis. Je ne serais pas étonné que Untersteller soit derrière cette lettre. Démagogie.

Chez Taillens où je vais chercher les nouveaux dessins qui donneront satisfaction à Vilayat le fils. Au fond, c'est mieux. Cette haute coupole rappelle un peu les temples hindous. C'est bien.

27 avril [1950]

Jury du Salon. Le premier, depuis l'Occupation, qui a lieu au Grand Palais reconquis. La grande nef sera barrée, au Nord et au Sud par des écrans. J'expose ma statue de Douglas Haig. Comme toujours, naturellement, beaucoup de médiocrités et quelques bons bustes (il s'agit de la sculpture de petite dimension). Malgré la misère des temps, il y aura quelques grandes pièces. Une statue équestre de Jeanne d'Arc, par Halbout, qui parait bonne. Un grand groupe avec un centaure, par Traverse. Comme le Salon des Indépendants est encore ouvert, je l'ai visité. Beaucoup de choses et beaucoup d'art abstrait encore. Même dans cette voie déplorable, il y a des talents. J'ai peine à croire que ces hommes ne soient pas, en majorité, sincères. Villon, par exemple, est un vrai sincère. Ce sont gens dévoyés par la dialectique.

Déjeuner du journal Opéra. Il y avait Jaujard[30] qui présidait. Il me parle de mon Michel-Ange. Il m'assure qu'il va de nouveau en proposer l'achat. Mais j'ai l'impression que Cassou mène le jeu. Cassou, l'organisateur de ces expositions absurdes au Palais de New York (musée d'art moderne) : Moore, Zadkine, Chagall, etc. Il y avait Ibert et sa femme. Gros succès pour lui, hier à l'Opéra pour un nouveau ballet : Le chevalier errant, dont Lifar a réglé la chorégraphie. Il était là aussi, Lifar. Un de ses amis, M. Beau, gros actionnaire d'opéra, me demande de faire sa statue (1ère). En principe, je dois la commencer en juin. Habillé, il a un aspect curieux Lifar. Il semble malingre. Son visage fatigué, de couleur à la fois cendrée et ocre, a un caractère maladif.

Rentré en vitesse pour travailler au fronton Asklépios enfant. Geste trouvé. Je ne devrais travailler qu'à cette Porte. Le jeune auditeur au Conseil d'État, qui est venu lundi dernier, me disait :

— Ce sera la plus belle porte dans Paris.

Mais je n'ai plus de nouvelles. Probablement l'examen du marché a été remis à mardi prochain.

Il parait que le ministère des Affaires étrangères m'a téléphoné. Pourquoi? Est-ce pour Douglas Haig? Est-ce pour l'aff[aire] Méhémet-Ali? On n'a laissé aucune indication pour que je puisse rappeler. L'auditeur au Conseil d'État s'appelle Querrien[31].

28 avril [32] [1950]

Paul Léon me disait que c'est Erlanger qui a empêché l'Action artistique à l'étranger d'accorder une subvention à Marcel et Jacqueline[33] pour leur tournée en Amérique du Sud.

— Avec colère, même me dit-il.

L'ami Paul Léon est un faible. Marguerite Long s'était montrée favorable. Jacqueline est arrivée à Rio.

Bon travail au fronton, fragment du centaure Chiron. J'ai hâte de voir en place, ce morceau.

Ma petite Martine[34] vient très régulièrement dessiner. Elle me parait mordue. Elle est certainement douée.

Hier soir et ce soir, j'ai remanié les trois dernières pages de l'article pour Hommes et Mondes.

Aucune nouvelle de Huisman et Querrien au sujet du contrat pour la Porte. Je pense que l'aff[aire] viendra mardi prochain.

30 avril [1950]

Hier, perdu du temps à remanier la fin de l'article pour Hommes et Mondes. Lily[35] comme Gérard[36] trouvent ce remaniement inutile. Il amorce un trop grand développement qui n'est plus la controverse réalisme et irréalisme. En outre, l'article serait allongé ce qui occasionnera de grosses difficultés avec la revue. Donc, temps perdu.

Mais rattrapé aujourd'hui. J'ai bien amélioré le groupe d'Asklépios confié au centaure Chiron. Ah! Que j'ai hâte de voir cette partie en place.

Je rencontre, place Denfert-Rochereau, le jeune Gourdon et son frère, retour d'Indochine où il a fait la guerre pendant deux ans. Il revient très pessimiste. Il s'attend à ce que l'on soit submergé. Il ne croit pas que Bao Daï puisse rester. Les assassinats en pleine rue, en plein jour, sont continuels. Le petit Gourdon m'inquiète par sa facilité. Il fait des bustes d'après photos. Il ne travaille pas très sérieusement. Je crains qu'il ne donne pas ce que j'espérais.

 


[1] Albert Laprade.

[2] Nouvelle Faculté de médecine.

[3] Nouvelle Faculté de médecine.

[4] William Laparra.

[5] Lucien Simon.

[6] Philippe Besnard.

[7] Chabannes.

[8] Martine Chabannes-Tran.

[9] Nouvelle Faculté de médecine.

[10] Nouvelle Faculté de médecine.

[11] Jacqueline Pottier-Landowski.

[12] Nouvelle Faculté de médecine.

[13] Amélie Landowski.

[14] Nouvelle Faculté de médecine.

[15] Louis ?

[16] Henry et Alice Landowski.

[17] Nouvelle Faculté de médecine.

[18] Amélie Landowski.

[19] Orthographié "Moor".

[20] Nouvelle Faculté de médecine.

[21] Suivi par "en fait", raturé.

[22] Marcel Landowski.

[23] Probablement Max Querrien.

[24] Nouvelle Faculté de médecine.

[25] Manuscrit : "pustulence", sic.

[26] Au lieu de : "au parlement", raturé.

[27] Nouvelle Faculté de médecine.

[28] Afin de faciliter le démoulage.

[29] Marcel Landowski.

[30]. Orthographié "Jaugeard".

[31] Orthographié « Kerien ».

[32]. Manuscrit : "28 mai".

[33] Marcel et Jacqueline Landowski.

[34] Martine Chabannes-Tran.

[35] Amélie Landowski.

[36] Gérard Caillet.