Mars-1923

Cahier n°15

1er mars [1923]

Bas-reliefs de l'École normale et Fantômes. J'avance. En fin de journée chez Rabaud, Marguerite était malade. Nous avons bavardé un bon moment. Dîner chez les Ernest Lafont. Dîner à la russe, excellent ma foi. Lafont est arrivé en retard, avec son air tout à la fois très bon, étonné, et satisfait de lui-même. Depuis la révolution russe c'est l'impression que donnent tous les socialistes militants : satisfaction d'eux-mêmes.

2 mars [1923]

Visite de Paul Léon. Il venait voir l'état d'avancement du dernier groupe des Fantômes. Il a été très content. Il est resté longuement. Nous avons parlé de l'Exposition des Arts Décoratifs et de mon projet. Il m'a parlé du Salon unique et m'a dit qu'il appuyait en effet ce mouvement. Son point de vue est qu'il voudrait donner le Grand Palais une fois par an aux artistes et que ceux-ci se débrouillent pour s'y organiser. Il y a beaucoup à dire sur ce point de vue. La faute en est aux artistes divisés qui viennent prendre chaque fois l'État à témoin de leurs disputes. La scission de la Nationale venant après la très vilaine querelle cherchée aux Artistes français par les Décorateurs a joué le rôle de la goutte d'eau. Il est bien malheureux que l'ambition démesurée d'un Besnard, l'esprit cauteleux d'un Aman-Jean, avec sa tête de blaireau qui a eu le museau pris au piège, et la lâcheté de beaucoup d'autres, ne leur ait pas permis de voir le tort général qu'ils faisaient à tous. L'amour de la jeunesse n'a rien à faire en tout ceci. La jeunesse sera la première victime. Je suis bien sûr, par exemple, que ce prochain Salon ne profitera à aucun jeune, mais sera pour Besnard, Bourdelle, etc., l'occasion de s'exposer bien confortablement et presque seuls.

5 mars [1923]

Visite de Paul Jamot qui venait choisir un de nos Ravier pour l'exposition rétrospective qu'il organise au Salon de la Nationale de cette année. C'est que le départ de Besnard, Aman-Jean, Ménard, etc., a créé un gros vide qu'il faut combler. Pauvre Société nationale. Elle crève, écrasée entre les deux ambitions de Bartholomé et de Besnard.

6 [mars 1923]

Les Fantômes marchent bien de nouveau. J'ai hâte de voir le groupe d'ensemble.

Henry Marcel, l'ancien directeur des Beaux-arts, est venu me voir. Il ne me semble pas avoir compris grand chose. Il est bien vieilli.

7 [mars 1923]

À Vincennes, chez Pinchon, pour voir ce qu'il fait du bas-relief pour le Maroc. Bien des choses à revoir. Tout ça semble fait de chic, et l'est en effet. Je ne peux pourtant pas tout faire.

8 [mars 1923]

Le dernier groupe des Fantômes est presque fini. C'est le meilleur morceau de tout l'ensemble.

10 [mars 1923]

Hier soir, avec les Marcel, la jeune fille de Carrière, son fiancé et sa sœur, nous avons fêté la mi-carême. Nous avons d'abord été à Ba Ta Clan voir une sorte de revue absolument stupide mais agrémentée de très jolies filles. De là au bal Tabarin, souvenirs de jeunesse. C'est toujours la même chose. Il est, après tout, bon de revoir cela tous les deux ou trois ans. Ce rafraîchissement des souvenirs vous rappelle combien tout cela est sinistre et d'une pauvre gaieté.

11 [mars 1923]

Après ma correction rue de Berri, je suis allé voir l'exposition des Artistes Indépendants. Cela, c'est comme le bal Tabarin, où j'étais avant-hier. C'est aussi toujours la même chose. C'est également sinistre. Il n'y a peut-être qu'un homme intéressant dans ce milieu, c'est un nommé Alix, qui me paraît avoir un vrai tempérament de peintre.

Chez Georges Petit, s'ouvrait l'exposition Henri Martin, Ernest Laurent, Le Sidaner. La salle remplie par les trois artistes faisait fort bien. Le panneau de Henri Martin, sans nul doute, fait de beaucoup le mieux. Mais son procédé, trop apparent ne convient qu'au paysage. Deux nus, faits trop spécialement pour cette exposition, ne donnaient rien de bon. De loin, ça va encore. Mais de près, on ne trouve pas là, à côté de la [1] qualité de ton, la qualité de matière qui a aussi son importance[2], si difficile à obtenir, but des recherches des grands peintres. C'est par là qu'un Titien, un Vélasquez sont inégalables. Où toute la faiblesse du procédé apparaît c'est dans les toiles de Le Sidaner et plus encore chez Ernest , le plus faible des trois, ou qui semble tel parce qu'il l'applique au portrait. Si Laurent, comme les deux autres, faisait des paysages, il semblerait aussi fort. En vérité tout cela semble truqué, timide, sans aucune de ces belles attaques franches, limpides, difficiles, mais qui sont tout le régal de la peinture.

Je rencontre là Aman-Jean, tandis que je causais avec E[rnest] Laurent :

– C'est cela que nous voulons faire, me dit-il, de son air tordu. Grouper les gens par tendances. Voyez comme cette salle fait bien.

Puis Charlot nous dit à Bouchard et à moi que nous devrions venir à eux, à leur nouveau Salon. Nous avons répondu évasivement. Tout ça n'a aucun intérêt.

12 [mars 1923]

Journée presque perdue. Visite de M. Lernoud, de l'ambassade de France à Buenos Aires, pour voir les marbres du monument de Pater, avant l'expédition là-bas. Depuis la guerre, c'est le seul travail dont je ne suis vraiment pas satisfait. Je ne m'intéresse plus à ces collaborations. Voilà pour la matinée.

L'après-midi, visite du comité du monument de Fontainebleau [3], le général S[ain]te-Claire Deville, le colonel Romain, M. Heilbronner, etc. Il s'agit d'un vague concours limité entre Ségoffin, Broquet, Gaumont et moi. Si Rio réussit, je ne donnerai pas suite. Mais ces messieurs m'ont paru enchantés de tout ce qu'ils ont vu chez moi.

13 [mars 1923]

M. Lecour est revenu me voir. Il voudrait que je lui permette de faire des projections d'après les dessins de mon projet. Je lui ai expliqué les multiples raisons de mon refus, devant lesquelles il s'est très facilement incliné.

Nous rentrons du dîner des Toulousains de Paris où mon beau-père[4], président, a fait un petit discours étourdissant d'esprit. Foch a fait aussi un discours intéressant, qui semblait récité, sur la fameuse affaire du 17e corps, qu'il a tenu à réhabiliter.

14 [mars 1923]

Au conseil de la Coopérative, Arnold me remet mystérieusement une enveloppe. C'est la fameuse invitation au Salon unique. C'est un papier imprimé, rédigé de la plus habile manière, permettant à chacun de s'engager sans s'engager, mais permettant surtout aux dissidents de la Nationale de vous compter ensuite parmi les leurs, sans que vous en soyez.

Dîner chez Bigot pour dessiner ensuite les Fantômes sur son projet de Douaumont. Ils ne font pas bien là. Son projet est magnifique, mais de là à réussir il y a un monde. Son projet effraiera par ses proportions et par les dépenses qu'il entraînera malgré toutes les complaisances de son devis.

15 [mars 1923]

Heureusement que je viens de recevoir un acompte de 25 000 F pour le monument de Buenos Aires[5]. Cela me permet de donner à Lélio l'argent nécessaire pour le voyage à Rio.

16 [mars 1923]

Rien de plus amusant que ces trains de bateau. J'ai accompagné Lélio à la gare d'Orsay où il s'embarquait pour Rio. Il y avait là presque tous les personnages de l'ambassade, venus pour accompagner des amis plus ou moins importants. Le personnage de marque que l'on était venu saluer aujourd'hui, était la maîtresse du secrétaire du ministre des Finances qui partait rejoindre son amant à Rio.

De là, au jugement pour la médaille de la Victoire, jugement qui a encore été une farce, le prix étant d'avance donné au bon Morlon. Concours des plus médiocres, d'ailleurs. Il y avait J[ean] Boucher et Bouchard, empoisonnés par l'affaire du Salon unique. J[ean] Boucher a donné son adhésion, fait partie même du comité mais paraît maintenant bien embarrassé d'en être. Je ne comprends pas qu'il le fasse, mais je comprendrais fort bien que Bouchard lâche les Artistes français où l'on a été toujours très mufle pour lui.

17 [mars 1923]

Et le dernier groupe des Fantômes est fini aujourd'hui. J'en suis très content. Je suis arrivé à traiter le grenadier, dans une chemise en loques, sans que cela ait rien d'anecdotique. Je regrette que les autres morceaux [6] ne soient pas de la même valeur. Dans quinze jours je verrai mon ensemble.

Flegenheimer, aujourd'hui m'a acheté la Danseuse aux serpents, me l'a payé et emporté aussitôt.

18 [mars 1923]

Visite à Gardet, dans son petit coin du hameau Boileau. Bavardé d'un tas de choses, un peu du Salon unique. Il ne travaille plus beaucoup. La mort de son fils lui a porté un terrible coup. Je ne devine que trop ce que cela doit être.

Il y avait à déjeuner chez Ladislas plusieurs américains, dont M. et Mme Franck, neveu de M. et Mme Tuck. C'est vraiment malheureux que je ne sache pas parler anglais. Visite de mon atelier qui a beaucoup intéressé.

19 [mars 1923]

Comme nous avions déjeuné chez les Corbin, avec A[lbert] Sarraut toujours aussi gentil, je lui ai parlé de la rosette de Bouchard. Il m'a répondu qu'il ferait tout ce qu'il pourrait. Nous sommes allés ensuite visiter l'exposition aux Arts Décoratifs au pavillon de Marsan. Nous sommes tombés sur Gonse puis sur Hourticq, qui sont vraiment, tous deux, chacun dans leur genre, des hommes charmants, intelligents, pleins de goût. Si l'exposition qui se prépare pour 1925, doit être un agrandissement de cette exposition-là, ce sera lamentable. C'est déjà et toujours la même chose. C'est tout de même un curieux état d'esprit que de vouloir rénover l'art en commençant par les chaises, les fauteuils et les cabinets de toilette ! Tout l'effort est porté là. Ces accessoires tendent à devenir les points centraux des expositions dont les peintres, les sculpteurs ne seront plus désormais que les accompagnateurs. Je me refuse pour ma part, et me refuserai toujours à ce rôle lucratif peut-être, mais abaissé. Et puis, non. Ce n'est, tout cela, qu'une entreprise commerciale. Quant à un renouveau de l'art, ce n'est pas par la forme qu'il se manifestera, s'il doit se manifester. C'est d'abord par les idées profondes. Mais ceci, c'est une autre histoire.

Passé rue Bonaparte, où j'avais vu une ravissante toile de Boudin que nous avons acheté pour 300 F, et de là, nous sommes allés chez René Ménard qui nous le demande depuis longtemps. Homme exquis, comme sa femme. J'aime beaucoup ce qu'il fait. D'après ce qu'on en dit, il n'a pas un caractère épatant. Je n'en sais rien. Avec moi il est charmant. C'est déjà énorme. Il m'a parlé du Salon des Tuileries, car il s'appellera Salon des Tuileries, sans grand enthousiasme. Beaucoup de réticences sur Besnard.

20 [mars 1923]

Je cherche maintenant, tandis que Breton achève le moulage du dernier groupe des Fantômes, les deux têtes que je veux corriger, et les derniers bas-reliefs de Casablanca[7], avec Bottiau.

21 [mars 1923]

Remis aussi aux nouvelles esquisses de Voisins, avec la jolie petite Werner. Que c'est embêtant de chercher dans une voie qui n'est pas la sienne.

Mais que j'ai passé une agréable soirée aux Champs-Élysées où l'on donnait M[onsieur] Le Trouhadec saisi par la débauche[8]. J'ai rarement entendu et vu une pièce aussi spirituelle, fine, imprévue et gaie.

22 [mars 1923]

Visite du marquis de Boisgelin pour le buste de sa pauvre petite femme. Il commence à être content. Ce n'est pas du travail bien intéressant.

23 [mars 1923]

Un article pas très fort de René-Jean à propos du Salon unique où il me cite parmi les adhérents au nouveau Salon. Je lui ai écrit pour lui dire qu'il n'en était rien.

24 [mars 1923]

Jugement du concours de Douaumont. C'est Azéma [9] qui a le prix, Bigot n'est que troisième ! J'irai voir l'exposition après-demain, mais je suis sûr d'avance, d'après le premier degré, que le jugement doit être complètement stupide. Toujours la comédie des concours.

Bon travail quoique dispersé, bas-relief de Casablanca[10], buste Mme de Boisgelin[11], esquisses Voisins.

25 [mars 1923]

Je viens de m'acheter un bon matériel pour étudier les dessins du Temple, auquel je vais bientôt me mettre. Chez le papetier, je rencontre Hulot avec qui j'avais justement rendez-vous pour voir à l'École de Médecine un emplacement pour la statue de Farabeuf, celui primitivement choisi n'étant plus possible, à cause de travaux effectués depuis. Mais nous avons trouvé, dans le cloître central un emplacement que je trouve meilleur.

Aux Invalides, à l'exposition de l'ossuaire Douaumont. Azéma a, évidemment, bien fait gagner son affaire. Mais que c'est petit, mesquin, sans audace, composé comme un restaurant sur rue ou un casino. Le second est un nommé Roger, dont je ne me souviens déjà plus. Bigot domine tout. Je me demande comment un pareil jugement a pu être rendu.

27 [mars 1923]

Péniblement j'accouche d'esquisses pour Voisins. C'est tiré par les cheveux. Je suis bien ennuyé, car l'endroit est beau, et ça sera très vu.

Nouvelle visite du m[arquis] de Boisgelin qui commence à être tout à fait content.

Blondat venu me chercher pour me montrer les esquisses qu'il envoie à Auxerre, à un concours pour le monument aux morts. Je ne suis pas très enthousiaste. Son esquisse principale est compliquée. Il appelle ça la Récolte des lauriers. Des soldats tournant un peu en mirlitons autour d'une Victoire dominante et le dernier déposant une couronne sur la tombe du mort. Je conçois de moins en moins ces monuments aux morts sans les noms des morts. Là est tout le monument. Inutile de dépenser tant d'argent. Inutile pour les artistes de se mettre l'imagination à la torture.

Nous avons dîné chez Philippe Millet où Alb[ert] Sarraut très en verve nous a raconté des histoires coloniales amusantes, entre autres celle de ce contrôleur dans un pays nègre qui avait un œil de verre et disait aux notables qu'il avait réunis chez lui, à la veille d'un congé qu'il allait prendre :

– Je pars, mais vous voyez, je laisse ici mon œil pour vous surveiller.

Et sortant son œil de verre il le posa sur un meuble élevé.

28 [mars 1923]

Le moulage des Fantômes est terminé. Le dernier groupe est placé. Je crois que c'est vraiment bien. Je suis content. La différence de couleur entre les premiers morceaux restés longtemps dans mon jardin et salis et le nouveau fragment tout frais est gênante. Patine à étudier. Mais je crois que ça fera tout à fait bien une fois ces détails arrangés.

29 [mars 1923]

René-Jean, bien maladroitement, a eu l'idée de publier dans Comœdia ma lettre où je lui disais que je n'avais pas adhéré au Salon des Tuileries. Une note avec le titre : "M. Landowski et le Salon des Tuileries." Je suis furieux, moi qui désirais me tenir absolument à l'écart de ces querelles de boutique.

30 [mars 1923]

Après plusieurs téléphonages, visite de M. Weill et son gendre, propriétaire de la maison Dewambez. Venaient me demander de chercher un projet d'affiche pour les jeux Olympiques. J'ai accepté.

31 [mars 1923]

Pinchon a été enchanté des Fantômes. Mais le bon ami est toujours enchanté de tout ce qu'il voit chez moi.

 


[1]    . Au lieu de : "en plus de la", raturé.

[2]    . Suivi par : "et qui fait partie", raturé.

[3]    . Pour l'école d'artillerie de Fontainebleau.

[4]    Jean Cruppi.

[5]    Indépendance du Brésil (monument à l’)

[6]    . Au lieu de : "groupes", raturé.

[7]    La Victoire (monument de)

[8]    . Comédie de Jules Romains, montée à la Comédie des Champs-Élysées par Louis Jouvet.

[9]    . Projet de Léon Azéma, Max Edrei et Jacques Hardy.

[10]  La Victoire (monument de)

[11]  Boisgelin Marquise de.