Mars-1941

1er mars [1941]

Allant voir Terroir, je rencontre Costa, qui habite la même maison. Il me montre son Pershing. Pas bien remarquable. Il y a des fautes importantes. Les accents, les détails ne sont pas grandis à l'échelle de la statue.

Déjeuner des Cald'arrosti, où Cognacq, tout gonflé d'en être, nous dit les difficultés de ce Conseil national, cette idiotie de Pétain-Laval. Faire ça, en ce moment, sous sa botte, avec l'approbation des Allemands.

À l'Institut, Bouchard croit bon de protester contre les échanges avec l'Espagne, à propos de la Dame d'Elche qu'on échange contre un Vélasquez. Sauf sa lointaine exécution, je suis loin de trouver cette tête si extraordinaire. N'importe quel Vélasquez sera plus intéressant.

Mais la Bulgarie entre en action. Courageusement elle envahit la Grèce vaincue.

2 mars [1941]

Visite de Mme de L. qui m'avait dit vouloir visiter l'atelier. Elle n'est pas très normale. Son affichage de ses goûts est bien choquant. Elle veut maintenant monter une académie, prendre la succession plutôt, d'une Académie périclitante (Ranson). Elle est intelligente. Elle pourrait réussir. Mais son vice et son côté piqué l'en empêcheront.

Nous avons été revoir Louise à l'Opéra-comique. C'est vraiment une belle chose, et tout à fait dans la doctrine esthétique que j'aime. Expression d'un symbole pour la vérité[1]. C'est l'attraction vertigineuse de la ville. C'est le drame éternel de la jeune fille à la poursuite du rêve. C'est l'incompréhension irréductible du père. C'est la douleur indulgente de la mère. Cette œuvre réalise de manière parfaite la définition de l'œuvre d'art, par son côté moderne et par son côté éternel. Elle durera et intéressera toujours.

3 [mars 1941]

Toute la journée à l'article.

4 mars [1941]

Visite de M. Cabannes, le nouveau professeur de sciences pour les architectes.

Je vais à l'École des arts décoratifs. L'atmosphère n'est pas très sympathique. On y est très prétentieux. On y est bien faible pourtant. C'est une École dans un tel porte-à-faux. Il faudra avoir d'abord à définir ce que c'est que l'art décoratif. C'est un adjectif qui peut tout contenir. On peut aussi lui attribuer ses limites. Actuellement c'est une mauvaise doublure de l'École des b[eau]x-a[rts]. Mais Niclausse que j'y trouve me dit que Deshairs est furieux de sa mise à la retraite. On l'avait maintenu plusieurs mois au delà. En me donnant la direction des A[rts] d[écoratifs], Hautecœur ne fait qu'amorcer l'union et la continuation de deux établissements. Je l'approuve, bien que ce soit une corvée de plus, sans aucun avantage, même pécuniaire. Mais je vais essayer de la réaliser cette union.

Après-midi autrement intéressante à [chercher] le fronton de la porte[2].

5 mars [1941]

Aujourd'hui, au concours du torse, à l'École, a été administrée la preuve de la dangereuse influence de la critique d'art sur l'enseignement. Je devrais plutôt dire de la lâcheté de certains artistes vis-à-vis de la critique d'art. Le modèle était une femme couchée, dans un jour gris d'atelier. Guère d'effet. Tout est en nuances légères, très fines. Une des toiles était fort bien, très sensible. À côté, une grosse bonne femme, alors que le modèle était fin, peinte de couleurs écarlates, des rouges, des verts (je pensais à ce que raconte Puvis de Chavanne d'une correction dans l'atelier de Delacroix). Voilà mon Desvallières qui saute là-dessus, s'esclaffe devant un petit morceau de ventre autour du nombril, silhouette de son index dans l'espace de petit carré, réuni autour de lui un suffisamment grand nombre des membres du jury et finit par obtenir la première récompense. Pouphen était avec raison, indigné. L'auteur est une jeune fille que je connais bien, qui est fort intelligente. C'était elle que j'ai reçue à Rome où elle avait échoué, faisant à bicyclette le tour de l'Europe. Elle fait d'assez jolies esquisses. Je ne crois vraiment pas qu'elle ait l'étoffe d'un grand peintre. En tout cas, sa toile aujourd'hui était loin d'être la meilleure. Mal dessinée, pas construite, et ces jolis petits tons qui ont enchanté Desvallières c'est un petit truc facile. La vérité est que Desvallières a la vue faussée par les sociétaires de son Salon d'automne, et par la terreur folle de n'être pas à la page. C'est désolant. Nos jeunes gens ne vont rien comprendre.

Hautecœur me téléphone. Je pense à la création d'un cours pour former des réviseurs pour les architectes. Pas inutile, mais il y a des choses plus urgentes à créer. Sans doute est-ce un désir de Perchot. H[autecœur] me demande de passer le voir en fin de journée.

Avant d'y aller, je passe l'après-midi à l'École des a[rts] d[écoratifs]. Entrevue avec leur massier qui s'appelle Prat, un grand garçon d'aspect sympathique, mais intellectuellement d'une prétention peu sympathique. L'esprit de l'École, il n'a que ce mot à la bouche, ce beau jeune homme. Et cet esprit est de la courante banalité, tout ce qui se fait aujourd'hui sous le vocable de moderne. La visite des ateliers est à peu près navrante. La faute n'en est ni aux jeunes gens qui sont ardents, ni aux patrons qui sont dévoués, mais à l'organisation. Le coupable c'est l'État qui n'a jamais compris, qui s'est laissé déborder. Les peintres et les sculpteurs n'ont pas assez de séances de modèles pour ce qu'ils prétendent faire. Les autres n'ont pas un outil, encore moins d'atelier pour exécuter le plus modeste des modèles. Comme la langue française est pauvre. Le même mot pour désigner le type vivant qui pose et le dessin d'un vase! À la base, question d'argent.

Niclausse me dit que Deshairs voudrait continuer son cours d'histoire de l'art.

Et partant, je vais chez Siméon, toujours pour le texte de la Réforme. Puis chez Hautecœur et c'est bien le désir de Perchot [?] et d'avoir un cours pour former des réviseurs. L'idée n'est pas mauvaise. Elle prendra corps avec le cours le peintres et sculpteurs des Monuments historiques.

Acheté le livre d'Escholier contenant les dessins de Victor Hugo. Quel génie vraiment celui-ci! Ce sont ceux-là les vrais grands hommes : un Hugo, un Michel-Ange, un Sophocle, un Dante. Leurs créations sont éternelles. Qu'est-ce qu'un Napoléon à côté, tous ces hommes dont les pieds, les mains sont trempés de sang. De leur côté des larmes, des larmes et des vanités satisfaites. De l'autre côté de l'enthousiasme sans une éclaboussure. Ah! n'employons pas le mot génie à tort et à travers, et à tout bout de champ.

6 mars [1941]

Travaillé au fronton[3]. Combien le vide de mon agitation comme fonctionnaire m'apparaît quand je suis ainsi tranquille à travailler. Surtout qu'en ce moment cette agitation de directeur, les décisions qu'il faut prendre, les mesures qu'il faut appliquer par ordre, si contraire à ce qu'on pense, ne simplifient pas la vie. Démissionner? Par moment j'y pense. Quel soulagement! Mais ce n'est pas si simple[4]. À ma démission on supposera d'autres raisons que les seules vraies, qui sont mon désir de travailler, et mon dégoût des actes de l'actuel gouvernement. Aussi peu que ce soit, on se solidarise. Ce qui serait bien, ce serait que tout le monde, en même temps, démissionnât. Alors la France serait dans la même situation que la Belgique. Mais c'est trop tard, ce n'est plus possible. Si je démissionnais, seul, immédiatement on ferait courir le bruit que c'est parce que je suis juif. Je ne suis pas antisémite, bien au contraire. Mais je n'aime pas, ne l'étant pas, qu'on dise que je suis juif. Inutile d'aller au devant d'enquêtes humiliantes. Et puis ce serait une gêne pour les enfants. Nombreux sont les liens qui nous tiennent où l'on est. Où je suis, à cette direction, j'étais content d'être. Démissionner au moment où le poste devient difficile, où l'on risque de se compromettre, ce n'est pas courageux. Une démission n'a d'intérêt que si elle peut être donnée avec éclat, en en exposant hautement les raisons. Ainsi elle peut servir. C'est un acte. Ce ne serait pas le cas. Il n'en résulterait que des ennuis sérieux pour moi, des calomnies. Et je pense aussi à ces deux ou trois gars qui peuvent circuler dans Paris et peut-être se sauver grâce aux cartes d'élèves que je leur ai signées. Et m'analysant bien, deux motifs me retiennent. Un motif courageux qui me fait rester à mon poste parce qu'il est devenu difficile. Un motif pas courageux qui est de ne pas vouloir être supposé juif. Mais, sans me vanter auprès de moi-même, le premier est le plus important, ainsi que la certitude d'être vraiment utile. Le second, comme heureusement nous avons toutes les preuves nécessaires, n'a pas grande influence finalement. Si on me demandait des mesures trop stupides ou trop ignobles, je saurai sûrement faire le geste nécessaire. C'est déjà bien assez d'avoir dû transmettre à Pierre Marcel et à M. Block leur mise à la retraite. Il se peut que des mesures de ce genre ne soient qu'un début. Il se peut que la persécution juive se développe. Il faut bien aussi que je me dise ceci : quelle que soit la tournure des événements, tous ceux qui auront eu des rapports avec les Allemands, seront suspects. Si le malheur veut que les Allemands gagnent complètement, il se formera en France un parti plus ou moins clandestin de protestation. Ce parti comprendra tous ceux qui sont mes amis, qui pense comme je pense et m'en voudront peut-être d'être resté. Ce serait pour moi un grand chagrin. Mais on juge sur les apparences. Surtout dans les périodes à grands plans comme celle-ci. Ce sera peut-être encore plus marqué si le bonheur veut, comme on peut commencer à en entrevoir la possibilité, que l'Allemagne soit battue. Alors il y aura non seulement la joie de la délivrance, il y aura aussi le plaisir de la vengeance. Et l'on ne distinguera pas beaucoup entre les vrais traîtres, les "profiteurs de l'occasion" et ceux qui, à leur poste difficile auront fait leur possible pour tourner des instructions idiotes et scandaleuses et sauver tous ceux qu'ils auront pu. Ainsi, moi, si je ne pense qu'à moi, je ferais bien de laisser "ça là". Mais immédiatement je sens les liens de l'altruisme. Je peux me le dire ici, dans ce cahier écrit pour moi. S'il était écrit pour d'autres, et il l'est un peu aussi, c'est pour d'autres qui le liront peut-être, dans cinquante ou dans cent ans, si mon œuvre complète survit. Car les cahiers d'un artiste prennent tout leur intérêt de l'importance de son bagage d'artiste. Quel voyage eut été le mien si j'avais réalisé mon Temple! Si je ne l'ai pas réalisé, c'est en partie ma faute. Je n'ai pas su saisir des occasions magnifiques. Je n'ai pas su orienter comme il fallait. Je fais un peu partie de ces gens qui ne savent pas dire non. C'est le principal défaut de mon caractère.

9 mars [1941]

Marthe Millet nous dit le texte de lettres énormes de [toupet] que lui écrit Bob[5] de son camp de prisonniers. Elle lui avait laissé entendre qu'elle allait faire des démarches pour sa libération : "Je t'interdis de rien faire, lui écrit-il presque textuellement, je ne veux rien devoir à ces sales Boches."

10 mars [1941]

À la Monnaie, c'était le jugement pour les pièces de 10 F et 20 F. Bouchard a pris part au concours. Pas fameux ce qu'il présentait.

Darlan aurait prit la décision de faire convoyer par nos bateaux de guerre nos bateaux commerciaux. Il va tout faire couler par les Anglais s'il persiste. Mais il parait que les Américains ont protesté.

12 mars [1941]

Séance du comité d'Expansion. Aucun intérêt, puisqu'en fait tous les comités sont supprimés et que tout n'est plus que fait du prince. Le prince, c'est Pétain avec sa camarilla d'hommes d'affaires. Il n'a pas eu besoin de leur dire :

— Enrichissons-nous.

Ils se sont dits à eux-mêmes :

— Enrichissons-nous.

On n'en a pas moins décidé que le Comité aurait à Vichy une délégation de trois membres. "L'expansion artistique de la France à l'étranger", voilà ce que [6] ce Comité est.

Chez Perchot pour le vérificateur. Je lui porte un programme.

Chez Siméon où c'est toujours la même chose. Ce pantin à pantalon impeccable m'amusait.

Chez Lagriffoul, qui fait une statue bien solide. Lui au moins travaille, aime son affaire. Enfin, c'est une belle nature d'homme. Si parfaitement droite.

13 mars [1941]

Mlle Fiévet vient déjeuner. Elle nous parle des Pontremoli. Comme ils sont à plaindre! Mais Mlle F[iévet] aussi trouve qu'ils sont désagréablement hargneux dans leurs réactions, pleins de suppositions malveillantes et fausses. Si des gens ont droit à l'indulgence, ce sont tout de même eux. Un fils tué pour un pays qui si inhumainement les rejette. Que faire, moi, pour eux! Aucun geste ne peut actuellement rien pour eux. On ne peut rien faire que des actes clandestins. Toute manifestation éclatante vous vaudrait les pires représailles.

Consolation dans le travail du fronton d'Asklépios[7]. Quel travail passionnant!

Jugement à l'École des a[rts] d[écoratifs]. Ce système est très bon. Rien que les professeurs. Après, on réunit les élèves, et à chacun, devant son étude on fait la critique. Ainsi les concours s'intègrent efficacement dans l'enseignement. Ils ne sont pas, comme ils ont trop tendance à l'être à l'École des b[eau]x-arts, des sortes de lices où les patrons s'affrontent.

14 mars [1941]

Avec Courtois, nous examinons le programme des travaux. Situation insupportable à cause de ce Patrice Bonnet absent, et du bon Boileau occupé ailleurs. Visite de ce M. Neumann, ce pauvre homme qui lègue toute sa fortune à l'Université. L'École recueillerait une soixantaine de mille francs de revenus. Visite de De[ceplane] qui refuse la direction de Grenoble. Il a raison.

Chez Calvet, il y avait le déjeuner de q[uel]q[ue]s membres de l'Institut. Qu'ils faisaient vieux!

Après-midi aux Arts décoratifs. Ce qu'on y fait n'est pas bien fort. Mais le système des jugements est meilleur qu'à l'É[cole] des b[eau]x-a[rts]. La plaie, et la source des injustices vient de l'introduction des membres de jury extérieurs et irresponsables, [controversant] souvent l'enseignement des ateliers.

Fin de journée chez les Verne. Il y avait la princesse d'A. Elle raconte à Lily que Mendel, qui recevait pas mal d'argent de personnalités fort riches, faisait faire dans la presse campagne poussant à la guerre. Il aurait sa part de responsabilité. Il parait que les R. de R. sont en Amérique. Ils ont deux fils prisonniers dont l'un est blessé. Il parait que la plus grande part des collections de M. sont en Allemagne, chez le second personnage du Reich. Elles seraient d'ailleurs payées à un séquestre après expertise. La grande attaque se déclencherait simultanément à l'Ouest et dans les Balkans...

15 [mars 1941]

Fatigué, j'avais pensé à rester soit pour travailler au fronton, soit pour finir l'interminable article... et je suis quand même parti pour l'École. En somme, une matinée employée à se transporter, à écrire ou dicter quelques lettres, voir quelques types.

Examiné avec Guérin la question des jurys. Il ne serait pas éloigné finalement de me rallier au système des jugements par les seuls professeurs. Cette sorte de contrôle exercé sur les maîtres par des artistes "extérieurs" à l'enseignement, irresponsables, est stupide, et même choquant. À ce point de vue, j'ai eu très bonne impression hier de ce jugement à l'École des a[rts] d[écoratifs].

Visite de Montagné. Il a des travaux pour la Ville, mais en attendant des honoraires, il est sans le sou, voudrait obtenir aide sur le fond du secours national remis à l'Académie. Il me dit avoir écrit à l'Institut, mais cet après-midi on ne m'a parlé de rien.

Jaudon vient me demander d'avoir des séances plus fréquentes de modèle. Question de crédit, comme toujours. Expert vient, et comme je dois aller chez Boschot, nous décidons de déjeuner tous trois chez Lipp.

Chez Boschot, il s'agit des élections que nous allons avoir le droit de faire à notre idée quant au quorum. Si Gaumont ne se présente définitivement pas, il se rallierait à Niclausse, ce qui serait très bien, bien mieux que Lejeune, au fond assez médiocre et si ordinaire. Bon garçon, comme ça, à l'emporte pièce, mais pour l'Institut insuffisant. Pour les peintres, il parait que ces MM. pensent à Mondzain, ce qui n'est pas mal, et à du Gardier, ce qui est moins bien. Pourquoi ne pas vouloir de Guirand de Scévola, vrai talent.

Expert m'en parle au déjeuner. Il sait que Tournon a toutes les chances en architecture. Après, je le verrais volontiers. Nous parlons beaucoup de cette jonction École beaux-arts et Arts décor[atifs]. Opération bien délicate, mais qui vaut la peine d'être essayée, car ce serait bien mieux.

À l'Institut, Pontremoli me fait de la peine, quoiqu'il ait pris très chiquement ce nouvel incident. Il est persuadé que quelqu'un a été renseigné. Lecture d'une lettre de Charpentier où il remet de nouveau en question le mariage des pensionnaires de Rome. Rome n'existe plus... ça ne fait rien! C'est toujours la même chose : parce qu'on connaît un cas, on est prêt à sacrifier tout à ce cas particulier. L'actuelle discussion est d'ailleurs platonique, car que deviendra l'institution lorsque la paix reviendra? Quelle sera alors la condition de la France...?

17 mars [1941]

J'avance beaucoup sur l'article. Quand il sera fini, il sera trop tard. Je crois avoir mis debout un bon passage sur la théorie. Büsser donnait l'audition de ses élèves en fin d'après-midi. On a joué la troisième partie des Rythmes du monde, de notre Marcel. Bien qu'avec deux pianos seulement, j'ai l'impression d'une œuvre remarquable. Elle est faite de ces deux éléments qui font les œuvres durables : l'actuel et l'éternel. C'est le cri d'aujourd'hui, c'est le reflet de l'angoisse de notre temps, c'est aussi l'écho de l'éternel appel humain. Ça m'a paru faire impression autour de moi. Dans un mois ça sera le grand coup chez Pasdeloup.

18 [mars 1941]

À l'École des arts décoratifs. Il n'y a que des modèles nègres, hommes, femmes, dans les ateliers. Un très bien chez les sculpteurs. Niclausse fort intrigué des projets en l'air, me dit que Deshairs est gravement malade. Il est inquiet pour lui-même. Je le rassure.

Travaillé un peu à l'article l'après-midi, puis à la conférence de Marguerite Long sur Debussy, Ravel, Fauré. Fauré domine de loin. Pour les deux autres, il y a pas mal de snobisme dans leur succès, surtout Debussy. Ce n'est même pas de l'impressionnisme.

19 [mars 1941]

À l'École où nous donnons des bourses d'études.

20 [mars 1941]

Hier après-midi, aujourd'hui toute la journée je reprends, au fronton de l'École de médecine le motif Asklépios confié à Chiron. C'est mieux. Je n'aurai pas trop de recherches dans la grande taille.

21 [mars 1941]

Au Dernier-Quart, Henri Verne me dit avoir rencontré le préfet auquel il a parlé du projet avec Formigé.

— M. M. est, me dit Verne, très bien disposé, connaît bien mon œuvre.

22 [mars 1941]

J'avais entrevue avec Borotra. C'est un homme d'une quarantaine d'années. À mon âge, les hommes de quarante ans paraissent de tous jeunes hommes, et lui particulièrement. Il me reçoit, entouré de son é[tat]-m[ajor], dont ce jeune Monsieur Garras, et d'un autre collaborateur. Ils ne sont au courant de rien. Ils sont surtout désireux de faire quelque chose et sont donc à l'affût d'idées. Je crois qu'ils appellent des tas de gens, leur sucent des programmes, et après... Et pourvu que ça soit nouveau!

Quand je rentre on me dit que Siméon m'a cherché, très désireux de me joindre. Je téléphonerai demain matin.

22 [mars 1941]

Quand j'arrive à l'École, je trouve Siméon dans le bureau de Guérin. Il me dit tout de suite :

— Les A[llemands] ne veulent pas de vous à l'École des arts décoratifs. Ils disent que n'êtes pas aryen!

Je trouve ça tellement stupide que je me mets à rire.

— C'est très sérieux, dit-il.

Alors je lui parle de ma déclaration signée et je lui signale les pièces que nous avons heureusement à la maison.

— Alors, allez les chercher et rapportez-les à M. Hautecœur.

Me voici donc reparti à Boulogne. Avec Lily nous reconstituons le dossier de mes parents et grands-parents. Grande chance d'avoir tout ça! Je les rapporte à Hautecœur. Il téléphone à Verrier, rue de Grenelle, qui représente Carcopino à Paris. Verrier prend les papiers et appelle son adjoint M. Roy qui me dit qu'il portera les pièces le jour même 52 avenue des Champs-Élysées. Et je m'en vais, à la fois furieux de cette sottise et amusé. Mais, ce qui est frappant, c'est l'impression de la facilité avec laquelle on est prêt à vous lâcher, même si vous avez raison, dans les bureaux français, mêmes les personnages les plus haut placés.

Je déjeune avec Expert.

À l'Institut, c'est le reflux de la question du mariage. Commission pour la N ième fois reprend cette histoire rabattue. Ils rendent les arguments pour, les arguments contre. Mais, quoique hostiles au principe, nous votons le contraire, à cause de la guerre, des prisonniers, de la misère actuelle.

Desvallières me parle des concours de l'École, des jugements et me tient ce propos curieux :

— On devrait donner des récompenses pour les choses bien faites, où il n'y a pas de fautes de "grammaire" et une mention spéciale "pour l'art" pour les choses mal exécutées.

C'est tordant vraiment, ce point de vue, qui, aujourd'hui fait considérer comme "pas artiste" un ouvrage bien exécuté... Où allons-nous?

Hourticq me reparle sérieusement d'un ouvrage qu'il veut écrire sur moi. Je suis toujours confus de voir s'occuper de moi, et consacrer beaucoup de temps. Mais un homme de la valeur d'Hourticq! C'est émouvant. Nécessité d'activer l'album de photographies. Mais je n'ai plus de temps de rien.

23 [mars 1941]

Beaucoup avancé l'article sur l'enseignement. Bien travaillé à l'esquisse du Père-Lachaise[8]. Le point de départ est bon. Il faut encore beaucoup d'étude. Difficile de faire comprendre ce retour aux éléments. Et puis il ne faut pas que ce soit trop triste. Quand on n'a pas la belle consolation de l'immortalité individuelle, exprimer cette autre sorte d'immortalité diluée, probablement plus vraie, dans la terre, dans l'air, l'eau, le feu, dans la vie éternelle, est un rude problème plastique. Y a-t-il vraiment en nous deux éléments, l'élément matière qui reçoit, pour le temps d'une vie humaine, l'élément esprit? L'élément matière est immortel, mais, en se transformant, en devenant un individu, puis fumée ou chair pourrie, tandis que l'élément esprit se dégage de la matière morte, reste lui-même... ici nous sommes dans le domaine du rêve, ou de la philosophie, surtout dans celui de la foi. Ce n'est pas dans cette voie que j'oriente ma composition. Au fond, je suis un matérialiste, un matérialiste idéaliste si l'on veut, je crois à la vie. Et les religions, toutes les religions sont-elles autre chose que l'appel désespéré des hommes à la perpétuité de la vie. Voilà ce qui m'intéresse tant dans les religions. Elles m'intéressent aussi pour les symboles qui sortent de leurs légendes. Toutes les mythologies sont des symboles. Si le christianisme s'est aussi extraordinairement répandu c'est à cause de la tendresse humaine qui remplit tout le Nouveau Testament. Que serait l'Ancien Testament, sans le Nouveau? Une âpre épopée, que la poésie, la passion des prophètes n'aurait quand même jamais sorti des synagogues, sans l'assurance de vie éternelle promise dans les Évangiles. À cela, ajoutez la puissance d'attraction de l'art. Peut-on imaginer œuvre d'art plus extraordinaire que ces Évangiles dont chaque verset est une image. En cela ils complètent la mythologie grecque. Bien qu'anthropomorphique, celle-ci n'en est pas moins essentiellement un ensemble de symboles des forces de la nature. C'est pourquoi l'introduction, par la Renaissance, des évocations païennes dans l'iconographie chrétienne ne choqua que les fanatiques peu intelligents. Le christianisme dominait tout cela, par son humanité. C'est en approfondissant ce point de vue, que je me décide de plus en plus à retirer l'image du Christ des murs de mon Temple. Le Christ doit être le centre, non un élément de composition. Ce n'est pas question de foi. C'est question d'ordonnance, de composition.

24 mars [1941]

Je retourne voir Verrier (pas bien sympathique, il a l'air d'un garçon d'honneur professionnel), et Roy, à l'Éducation nationale, pour cette question d'arianisme! Quelle idiotie! On devrait envoyer tout promener. Quelle lâcheté au fond d'accepter de se défendre. Mais on risque tout, l'emprisonnement, la déportation, d'être même fusillé au hasard, comme otage. Et ce brun Verrier, dessiné tout en retrait, qui prend ça au sérieux. N'ai-je pas fait la même chose, avec Pierre Marcel, avec Block, le professeur de mathématiques, en leur transmettant leurs droits de demander leur mise à la retraite, et en transmettant à Pontremoli l'avis de ne plus venir au jury. J'ai protesté, c'est entendu, de leur valeur. J'ai demandé qu'on les fasse bénéficier de la clause de maintien pour leur valeur. On n'ose rien faire de plus. Eux s'en iraient quand même, Pontremoli quand même ne viendrait pas au jury. Et moi, je risquerais le pire, la révocation qui me serait bien égale, mais d'être perquisitionné, arrêté, et puis quoi... qui le sait! Quel mélange de courage et de lâcheté il y a en nous.

Je vais voir une exposition Friesz. Vraiment pas fameux. Cette peinture marron, peu sensible et mal fichue, pourquoi vraiment la qualifie-t-on de moderne? On ne peut choisir thèmes plus conventionnels et ordinaires. Le voilà l'académisme. C'est fait de formules, toujours les mêmes.

Aux Artistes français que H[enri] B[ouchard] préside. C'est bien désagréable. Je suis heureux de n'avoir pas été là quand toute cette affaire s'est manigancée. Je n'irai pas souvent.

Formidable bombardement de Londres, signe précurseur sans doute, du fameux débarquement. Et voilà Churchill, comme Daladier en 1940, faisant faire des prières publiques. Mauvais, mauvais quand on n'a plus rien d'autre à faire que d'implorer le ciel. Mais les Anglais, plus que quiconque, prient sans doute, mais pratiquent le "Aide-toi, le ciel t'aidera". Ayons confiance quand même.

25 mars [1941]

Matinée à l'École des a[rts] d[écoratifs].

Après-midi, travail au groupe la Vie éternelle[9]. La bonté a de l'attraction. La force aussi. Voilà que les succès de l'Allemagne décident la Yougoslavie à adhérer à l'Axe. Qu'il faille qu'une Europe stable se constitue est une nécessité vitale pour notre petit continent. Elle n'a pas pu se réaliser par la sagesse. Sera-t-elle faite par la force? On se refuse, malgré les apparences d'aujourd'hui, à le croire. On n'ose envisager ce que serait la France et les autres pays de liberté, si l'entreprise allemande réussissait.

26 mars [1941]

Déjeuner chez Calvet, avec Expert et Laprade. Nous sommes parfaitement d'accord sur l'erreur d'orientation de l'École des arts décoratifs. Laprade est intéressant à écouter à ce sujet, car il a visité beaucoup d'écoles étrangères. À Prague et à Vienne, dit-il, il y en a qui sont remarquables. D'après ce qu'il me dit, je ne crois pas, à moins que ce ne soient des Écoles, comme je souhaiterais que ce fut ici, qui réussissent les trois enseignements, aux frontières tellement imbriquées, Beaux-arts, Arts décoratifs, Arts appliqués.

27 mars [1941]

Pas facile à arranger mon groupe la Vie éternelle[10]. Le haut va bien.

28 mars [1941]

Mondineux, mon grand massier, vient me voir. Il venait me raconter ses entrevues avec Ehmsen. En somme, elles furent assez insignifiantes. C'était plutôt genre racontars, même espionnage. Que pense la jeunesse? Comment accepte-t-elle la situation? Savoir aussi s'il y a des juifs à l'École. On sent des hommes qui jouent, par ordre, aux policiers. Comme on parlait incidemment de moi, Schnurr lui demande quelle était ma religion.

— Je crois le directeur protestant, répond Mondineux. Mais, vous savez, nous ne nous occupons pas de ces questions là.

Ehmsen et Schnurr ricanèrent, se regardant, ayant l'air de se dire : "Oui, oui, on sait à quoi s'en tenir..." Peut-on imaginer plus grossière sottise. Des hommes occupés sérieusement à cette chasse. Et penser qu'en France on fait un commissariat des affaires juives! Pourquoi n'ai-je pas l'énergie, quoiqu'il puisse arriver, de quitter cette atmosphère puante. Ce serait plus dans ma ligne que cette attitude d'obéissance. Oui, quoiqu'il puisse arriver.

Après une réunion avec les professeurs architectes pour établir les équivalences pour les valeurs entre les deux Écoles, je vais dans le quartier de l'Europe visiter le legs du bon M. Neumann[11]. Il me lit son testament. Il me montre ses tableaux, car il peint. Il me montre aussi des objets qu'il lègue à l'École en même temps que son immeuble. Un de ces objets est un tableau représentant Napoléon, dans un cadre d'une épaisseur respectable qui contient une grosse pendule. C'est tordant. En tout cas c'est une curiosité!

29 mars [1941]

Hautecœur vient visiter l'École des arts décoratifs. Il en éprouve la même impression que moi. Ce n'est ni ça, ni ça. Il ne pourra cependant pas faire la réforme qu'il faudrait, en s'adjoignant l'École des arts appliqués. Je lui demande si mon dossier a été transmis. Il n'en sait rien.

Lettre officielle au capitaine Ehmsen pour lui demander du matériel varié pour l'École.

Je déjeune avec Lemaresquier. Il me demande de faire un monument aux morts de Mers El-Kébir. Je refuse. C'est affreusement triste, mais les Anglais ont raison. Il y avait au restaurant le fils de Carcopino. Il y avait aussi M. Rosier, du ministère de l'É[ducation] n[ationale], qui s'occupe spécialement des étudiants prisonniers.

Après la séance de l'Institut, on m'a raconté des tas d'histoires contradictoires sur Ibert (je suis sûr qu'il n'a rien à se reprocher, ils sont grotesques avec leur casuistique), je passe à l'École. Guérin avait rencontré Marrast. Ils parlèrent de la Réforme de l'enseignement de l'architecture. Marrast, me dit Guérin, laissa percer le bout de l'oreille. Ce qu'il désire, sans oser le dire nettement, c'est une indépendance de la section d'architecture, qu'elle soit dans l'École, non plus une section, mais comme une autre École, dont il deviendrait le directeur. Dommage vraiment toutes ces arrière-pensées qui dirigent les hommes chargés d'aussi graves missions. Ça d'un côté, les Allemands de l'autre, l'administration indifférente encore d'un autre, qu'est-ce que je fais là-dedans!

30 mars [1941]

La Nature éternelle[12].

Après-midi à Versailles, où l'on jouait un ballet de Marcel. Il a tort de le mépriser. C'est très bien.

31 mars [1941]

Matinée à l'École. Des tas de visites, dont la jolie petite Barbateux, fiancée de Bersetta. Il va bien. Mais quand reverrons-nous nos prisonniers? On dit que, si les relations de la France avec l'Allemagne se maintiennent bonnes, grâce à toutes les concessions que Pétain ne cesse de faire, Hitler, dans un grand geste d'Auguste généreux, en accordera une libération massive. Voire.

Après-midi, je vais chez Gatti, voir ce qui reste de mes modèles et moules que son imbécile de gendre a brisés. Il a cru bien faire! Il n'en reste qu'un, le petit enfant rieur. Dans son ignorance, il me coûte cher. Il y en a pour des milliers de francs à refaire tout ça. Il parait que Giulio, en Italie, a continué à donner toutes sortes d'ennuis à son père, que les derniers mois de sa vie ont été navrants. Tous ces fascistes ne sont que des vauriens.

À l'Opéra, bien belle représentation d'Alceste Lubin est magnifique. Et quelle voix. Mais cet Opéra, avec un balcon, cette corbeille, cet orchestre tout verdi d'uniformes ennemis, avec ces laides infirmières, comme c'est pénible.

 


[1]. Suivi par : "C'est le drame éternel de la jeune fille à la poursuite du rêve. C'est l'attraction vertigineuse", raturé.

[2] Nouvelle Faculté de médecine.

[3] Nouvelle Faculté de médecine.

[4]. Suivi par : "surtout en ce moment", raturé.

[5] Robert Millet

[6]. Suivi par : "nous sommes", raturé.

[7] Nouvelle Faculté de médecine.

[8] Le Retour éternel.

[9] Retour éternel.

[10] Retour éternel.

[11] Alfred Neumann ?

[12] Le Retour éternel.