Mai-1943

1er mai [1943]

Un jeune peintre venu me demander une signature, avait sur lui le numéro de Comœdia avec l'article de Colombier dont Expert m'avait parlé ce matin. Article naturellement où sont répétées les mêmes éternelles âneries. Bien médiocre article. Qu'ils sont simples, au fond, ces critiques. Ils tournent toujours dans le même cercle, ils ne lisent que superficiellement. Rien sur le véritable fond de ce que j’ai écrits. Mais toujours la même rengaine, les mêmes comparaisons entre artistes qu'on ne peut comparer, paysagistes et peintres de grandes compositions. Par contre, dans les Nouveaux Temps, une excellente critique d'un nommé Espian.

À l'Institut, lecture des lettres de candidature à la succession de Denys Puech. Ils sont neuf.

Poughéon me paraît assez déçu de Hautecœur, qui devient de plus en plus autoritaire, croit "que c'est arrivé".

2 mai [1943]

Cérémonie au temple protestant, à la mémoire des victimes du bombardement de l'autre dimanche. Cérémonie affreuse. Dans ces murs nus, tandis que le pasteur lisait, mal, un discours sans âme, je pensais à ce qu'aurait été le catholicisme si les iconoclastes byzantins avaient triomphé. Sans doute, le maintien des images nous a-t-il valu bien des choses affreuses. Mais que de beautés aussi. C'est grâce à lui que s'est perpétuée une tradition somptueuse du cérémonial religieux qui contribue à donner à la religion catholique une splendeur, une majesté qui imposent. Cela nous relie aux anciens cultes et malgré les ruptures apparentes, même celle du paganisme au christianisme, fait l'indissoluble chaîne entre le plus lointain passé religieux et notre temps. Tout se tient. Le cadre oblige aux vêtements brodés, aux grands programmes musicaux. Et je préfère un office bien ordonné, symboles oubliés, sans doute, à ces psaumes chantés faux, à ces prières n°III verset 1 et 2, chantées faux également. Un seul moment pathétique, quand à la fin, les deux bras levés, le pasteur, du haut de sa chaire, a béni les fidèles.

2 mai [1943]

À l'Opéra dans la loge des Rouché, avec eux et Madame Gallimard. Ariane de Richard Strauss. Amusante fantaisie, amalgame de valse viennoise et de Wagner. Jeu très réussi, dans d'heureux décors et une mise en scène soignée. Tandis que devant nous un gros ténor ventripotent (Dionysos) tout d'or vêtu, avec un immense casque à plumes blanches "duotait" avec Lubin, toujours belle, toute de violet vêtue avec un immense diadème de plumes mauves (Ariane), j'ai tout à coup évoqué ces malheureux qui s’entre-tuent en Tunisie, en Russie, en Chine, sur toutes les mers. Qui sait si dans quelques siècles une opérette ne sera pas la seule évocation de l'aventure affreuse actuelle? On n'y comprendra rien, comme nous ne comprenons plus rien à l'histoire de Dionysos.

4 mai [1943]

Esquisse de Michel-Ange.

5 mai [1943]

Matin : esquisse de Michel-Ange. Visite de Niclausse qui me porte son dossier de photographies. Il a de bonnes choses. Manque d'imagination. C'est quand même, et d'assez loin, le meilleur du lot. Il est assez content de ses visites. Je prévois cependant du péril pour le classement. Bouchard et ses zéïdes vont tout faire pour ne pas le classer.

Après-midi à l'Institut, à la commission administrative où il s'agissait d'un don généreux fait par le maréchal pour les femmes d'officiers. C'est très bien. Mais ce continuel système qui consiste à transformer l'Institut en "boîte à lettres" de bienfaisance est insupportable. Très riche par ces dons, l'Institut est néanmoins assez pauvre puisque l'emploi est toujours imposé. Il s'agissait donc d'accepter ce don, tout en se réservant d'annuler l'acceptation pour le cas où il deviendrait onéreux pour l'Académie. Précaution non inutile dont M. Germain-Martin a rédigé un texte adroit.

Petit vernissage au Salon. Toujours à peu près la même chose. Mais que ce palais [1], si on peut appeler palais cette succession de boxes et de vestibules, est désastreux. Impossible d'organiser convenablement l'exposition de la sculpture notamment. J'aimerais un jour faire une critique du Salon. Mais je ne la ferai pas Salon par Salon. Sous un titre général, comme : L'Art et la Personnalité. Je ferais une étude d’ensemble, unissant les artistes de tendances semblables, montrant ainsi l'artificiel des groupements actuels, et la parenté profonde de tout ce qui est bien. Je ne parlerai que des bonnes choses. N'étant pas critique d'art professionnel affreux métier, je ne parlerai pas de ce que je n'aime pas. Pourquoi faire à des artistes qui se sont souvent donné bien du mal, le chagrin de les dénigrer. Certaines mises en place seraient cependant nécessaires.

Quittant le Salon, je passe serrer la main à Valilla, qui part bientôt rejoindre Beltram à Madrid. Nous parlons de mon exposition. C'est une telle affaire qu'elle m'inquiète. Il faudra aller là-bas. Quitter la France et Boulogne, maintenant pour aller si loin ne me dit absolument rien.

Puis chez la pauvre Madame Schneider. Quel désespoir poignant.

6 [mai 1943]

L'esquisse Michel-Ange et le Cantique.

Je reçois une lettre du général Brécard pour soutenir, presque impérativement, la candidature Cogné. Que je n'aime pas cette façon de faire! C'est un bien médiocre talent mais un fameux intrigant. Combien plus émouvante la lettre que je reçois de Gaumont où il m'explique si noblement et avec tant de sensibilité pourquoi il ne se présente pas. Mais lui, est plein de talent, et n'est pas un intrigant. Il veut travailler tranquillement. Il me dit :

— Je crois que je fais des progrès.

Je pense moi-même un peu de même de moi-même. Mais que c'est ennuyeux de n'avoir à l'Académie que des médiocres comme Descatoire ou Lejeune, ou un méchant comme Bouchard. Plus rien ne s'y fait noblement. L'intrigue se devine sous tous les gestes.

7 mai [1943]

Bonneteau me racontait que Falguière, lorsque Rodin faisait son buste, disait à ses élèves qu'il s'était trompé toute sa vie, que Rodin avait raison. Il oubliait son Tarcisius et le Vainqueur au Combat de coq, et Lavigerie, et La Rochejacquelin, et S[ain]t Vincent-de-Paul et que tout cela n'est en rien inférieur à l'Âge d'Airain ou au s[ain]t Jean, même aux Bourgeois de Calais et est supérieur au Baiser. Il se promenait de long en large, navré, dans l'atelier.

Aussi visite de Grange. Artiste très sincère, pas très personnel, mais ce qu'il a fait est d'une belle qualité. Sa figure du Salon de cette année est plaisante, quoique un peu trop aimable et d'un dessin mou.

Magnifique concert donné par Jacques Thibaut et Marguerite Long. Deux sonates de Mozart encadraient celle de Debussy, et en faisaient ressortir le décousu. Chose charmante cependant. Mais pour que je sente bien une œuvre musicale, il me faut l'entendre plusieurs fois. La façon dont Marguerite et Jacques étaient éclairés donnait un très bel effet de contre-jour. Thibaud se détachait presque en ombre chinoise sur l'abat-jour lumineux. Son violon se voyait en noir, et le clavier seul faisait une traînée de lumière horizontale. Eau forte.

8 mai [1943]

Ce matin c'est Martial. Il ressemble un peu au buste d'homme en bois peint de Donatello. Il ne me dit rien de bien intéressant. C'est aussi un très chic camarade. Malheureusement comme artiste, il ne sort pas de la moyenne.

À l'Institut, classement de nos candidats. Niclausse passe en deuxième ligne. C'est mieux que je n'espérais. En première ligne c'est Michelet. Il est tout de même malheureux que les deux meilleurs sculpteurs non de l’Institut ne se soient pas présentés, Gaumont et Jeanniot, tous deux d'ailleurs dans la même orientation. Le malheureux Cogné a été classé dernier, malgré une tentative du bureau de se contenter de la majorité relative.

Louis Hourticq nous présente un livre qu'il vient de terminer, Génie de la France, rempli d'illustrations de lui [2].

Au thé, chez Madame de Dampierre où je vais après la séance, on raconte des tas de choses. Que l'amiral Platon[3] a été arrêté parce qu'il se répandait en propos hostiles au président. Que le chancelier aurait écrit au maréchal pour lui intimer l'ordre de ne pas faire une campagne en dessous, hostile au président. Cette lettre aurait été motivée par le fait que le Maréchal, sollicité (?) d'intervenir auprès de l'Amérique! pour aboutir à la paix entre l'Amérique et l'Allemagne, aurait répondu qu'il ne demandait pas mieux, mais à la condition qu'on le laissât se débarrasser de P[ierre] L[aval] et avoir le chef de gouvernement de son choix. Ceci se serait passé alors que P[ierre] L[aval] était en Allemagne. Il aurait obtenu du chancelier la réponse disant que lui P[ierre] L[aval] était le seul homme ayant la confiance du chancelier, etc. Ce qui est plus réel, c'est la demande de 450 000 Français de plus pour aller travailler en Allemagne. Plusieurs personnes renseignées affirment que l'Allemagne fait de trois côtés des tentatives pour aboutir à une paix de compromis. Quel compromis?

9 mai [1943]

Il y aurait une belle eau-forte à faire représentant Michel-Ange, la nuit, avec la chandelle dont parle Vasari, accrochée à son bonnet, travaillant à la grande Piéta, qui a été placée dans la cathédrale de Florence. Le Michel-Ange de mon esquisse a le geste qu'il faut. Elle est finie, on la moule demain.

Jacques Thibaut, Marguerite Long, la gentille Madame Pasquier[4], les Domergue, venus en fin de journée.

10 mai [1943]

Niclausse vient me mettre au courant de ses visites. Il est content. Il s'attarde un peu trop, j'avais envie de travailler. Il me quitte et je regarde son dos majestueux. Avec Perret il fera le plus classique d'aspect des membres de l'Institut.

Le jeune Trémois m'apporte son esquisse de concours de Rome. Il a du talent. Il est très sympathique, paraît d'une grande sensibilité. Il peut faire un bon tableau. Mais le diable est de placer sa ligne d'horizon où il faut, en peinture. Les peintres ont toujours tendance à la placer trop haut. C'est pourquoi tant de tableaux dansent, semblent se renverser en avant dans leurs cadres. La ligne d'horizon placée bas ne sera jamais une faute, voir Mantegna.

Chez Hautecœur. Il me dit en avoir assez de ce poste. Nous parlons de la corporation, de la réforme de l'enseignement. J'ai l'impression que Tournon s'est laissé manœuvrer par les élèves de l'École des Arts décoratifs et par les bureaux de l'École des Beaux-Arts. Je ne crois pas que l'on arrivera à grand chose. Aux B[eaux]-A[rts], ses bureaux craignent tout ce qui va leur demander du travail. Enfin, tout ça n'est pas bien important.

Je vais chez Poli, avant de quitter la rue de Valois. Il me montre la lettre de Vichy contenant les objections des "jeunes gens" dont parlait M. Lallemant. Ils craignent eux aussi, ces jeunes prétentieux, que la corporation gêne la personnalité et l'épanouissement des jeunes talents. Que de sottises se sont débitées et que de bêtises se sont faites au nom de la "personnalité". Il faudrait que je me mettre courageusement à approfondir ce sophisme, ou plutôt de le dégonfler.

Lettre de M. Masson-Oursel me demandant de venir à une réunion de professeurs de l'Université pour prendre part à une causerie conférence dont mon livre serait le point de départ. Ceci se passerait chez M. Charles Lalo auquel M. Masson-Oursel avait prêté mon livre et lui a écrit, après lecture, pour proposer cette réunion avec des professeurs de la Sorbonne. Toute cette science m'intimide. Et leur point de vue est tellement différent du nôtre.

12 mai [1943]

À la mairie. Conférence dans la salle des fêtes pour expliquer au personnel la situation de la France et le rôle difficile accepté par le président Laval. Orateur, M. Hulot. Il y avait environ 300 auditeurs, silencieux, d'une parfaite tenue. Il commença par remercier, féliciter tout ce monde d'employés et d'employées de leur dévouement : "Vous êtes le prolongement du gouvernement" et de plus faisant partie de la commune type des communes de la France actuelle, commune martyre. Rappel des événements du 4 avril. Puis il demande à son public de se reporter au mois de juin 1940, et que les événements d'alors étaient la conséquence d'une guerre "déclarée" par la France et perdue. Pierre Laval et Pétain, qui, eux, n'avaient jamais voulu la guerre, parce qu'ils savaient que la France irait à un désastre, furent accueillis comme des sauveurs. L'armistice, tout le monde, à bien peu d'exceptions près, l'attendait avec angoisse, l'appelait de tous ses vœux. Laval se rendit au q[uartier] g[énéral] allemand. Il partit en auto entre deux généraux allemands. Un lui dit :

— Ce n'est pas juste que ce soit vous qui fassiez cette demande.

— Et pourquoi?

— Parce que nous savons que vous n'avez jamais voulu la guerre.

Et l'autre général ajouta :

— Et les conditions de l'armistice seront dures, excessivement dures.

Le voyage jusqu'au q[uartier] g[énéral] dura plusieurs heures pendant lesquelles plus aucunes paroles ne furent échangées.

Il en rapporta l'armistice que l'on sait, qui laissait tout de même à la France un gouvernement. Les grands efforts pour une politique de rapprochement furent toujours contrecarrés. Inutile d'insister sur des événements comme ceux du 13 déc[em]bre mais il en eut d'autres : Les attentats, les représailles sur les otages, jusqu'à l'affaire du Nord Afrique qui survint au moment où il avait obtenu des adoucissements ou plutôt plus de mesure dans la politique de la réquisition civile. Il avait à ce moment évité la nomination d'un gauleiter qui aurait réquisitionné tous les ouvriers, sans s'occuper des classes, ni des charges de famille. En obtenant que cette réquisition soit faite par le gouv[ernemen]t français, qu'elle soit par classe, en commençant par les plus jeunes, en spécifiant que toutes les catégories de français paieraient cet impôt du muscle, que les chargés de famille seraient épargnés le plus possible, en évitant en même temps la nomination d'un gauleiter, Laval obtenait déjà un certain avantage. Bien mieux, en compensation il obtenait aussi la libération d'une certaine quantité de prisonniers. Alors suivit l'évasion du général Giraud. Puis, quand les conséquences de cette évasion furent peu à peu adoucies, survint le débarquement à Casablanca, Oran, Alger. Aussitôt Laval demande une entrevue au Chancelier. Son rendez-vous lui est aussitôt accordé pour le lendemain, 5 h de l'après-midi. Il part seul, avec son chauffeur. Bientôt un intense brouillard les empêche presque d'avancer. On y va à 20 à l'heure. Il n'arrive à Munich que le lendemain à 5 h. Dès le jour levé il téléphone. On l'a attendu jusqu'à 2 heures du matin. On l'attend. Il arrive. Avant de l'introduire on lui propose d'avoir une communication avec son cabinet à Vichy pour savoir ce qui s'est passé depuis vingt-quatre heures et plus qu'il est parti. Il apprend le passage de Darland à la cause des alliés. Malgré cela il obtient confirmation des accords précédents concernant la relève. Il y avait à cette entrevue un certain M. Schmitt, interprète, qui depuis fort longtemps est l'interprète dans toutes les conférences franco-allemandes. Laval lui rappelle qu'il l'a reçu en 1931 avec le chancelier Brüning, alors que la France était victorieuse. Il lui demande de témoigner qu'à ce moment il parlait le même langage qu'actuellement, c['est]-à-d[ire] la nécessité pour la France et l'Allemagne de s'entendre pour que tous les 25 ans la jeunesse de ces deux nations ne s’entre-tue pas. M. Schmitt se lève et témoigne solennellement de la vérité des propos du président. Bref, Laval revient, espère encore arranger les choses. La flotte se saborde. La France, dit alors l'orateur, doit se considérer comme un camp de prisonniers. Quant un attentat se produit dans un camp, des otages sont cruellement punis, comme on le fit en France. Qu'auriez-vous dit si, ensuite de l'invasion de l'Afrique qui portait un coup dur à la situation des armées allemandes, l'Allemagne avait traité la France en otage? P[ierre] Laval sut éviter ce sort. D'ailleurs, dit l'orateur avocat pour conclure, M. Laval dans un prochain discours, vous expliquera tout cela. En attendant, poursuivant son image, considérez le président comme l'homme de confiance du camp de concentration France.

Bien difficile de savoir ce que pensaient les auditeurs de ce plaidoyer. J'ai toujours pensé que le président Laval faisait son possible. En tout cas, lui très certainement, n'avait aucun intérêt, et n'a encore aucun intérêt autre que ses convictions à la position qu'il a prise, dans la situation où se trouvait la France. Mais quel enchaînement!...

Je suis resté ensuite à la séance de la commission des travaux et je suis resté jusqu'à la fin de l'ordre du jour dont le dernier numéro était "Dons et legs faits à la Ville de Boulogne". J'ai bien fait de rester, puisque je ne suis plus tellement décidé à confier à Boulogne le musée que je voudrais faire de mes œuvres. Ces fondations ne sont acceptées, sauf par l'État, que si elles n'occasionnent aucune dépense au légataire. Cela se conçoit. Il faudrait gagner beaucoup d'argent pour constituer un capital suffisant pour assurer l'entretien, le gardiennage, etc. Et quand on a des enfants aussi bien que les miens, il ne faut pas les léser.

13 mai [1943]

Prométhée, pétrisseur d'argile.

Le Cantique : c'est le rush final. Je suis content.

Je reçois une coupure de Comœdia contenant un début d'article de ce Pierre du Colombier, où il se sert de la phrase d'Ingres que j'ai citée sur le danger des Salons trop nombreux, sur leur attirance et la contribution qu'ils apportent à la multiplication des artistes et par conséquent à l'accroissement de la médiocrité. Le nombre des grands artistes n'est nullement en raison du nombre de tous les autres, au contraire. Quand ne peignent ou ne sculptent que vraiment ceux qui ont le feu sacré, on a des chances pour qu'ils soient de qualité. Tandis que comme aujourd'hui les peintres, les sculpteurs sont par milliers, les innombrables tendances qu'ils provoquent, finissent par troubler même les hommes de grand talent. Et tout ce monde de parasites qui gravitent autour!

Un peintre, prisonnier libéré, Pacouil, est venu me voir. Il est rentré il y a environ un mois. Il était là-bas, assez bien, dans une ferme. Il dit que le moral n'est pas du tout aussi bas qu'on le dit. Sans doute au moment de Stalingrad il y a eu un fléchissement. Un discours. Tout est remis en place et regonflé.

14 mai [1943]

Aujourd'hui, pleinement satisfait du Cantique.

15 mai [1943]

Élection de Niclausse.

16 mai [1943]

J'ai la surprise de la visite de Waldy et de sa femme. Il a été libéré il y a environ deux mois. Il nous raconte des choses affreuses. La façon dont ont été traités les prisonniers russes et l'anéantissement systématique des juifs polonais. Entre autres. On voulait obtenir l'engagement signé de 600 prisonniers russes. Sur leur refus, on les enferma plusieurs jours dans leur baraquement, sans nourriture. Nouvelle proposition. Nouveau refus. On les remit au même régime. Ne tenant plus debout, ils refusèrent une deuxième fois. Alors on les enferma de nouveau et on lâcha au milieu d'eux de grands chiens policiers. Plusieurs furent dévorés. Ceux qui essayaient de sauter par les fenêtres, on les fusillait à bout portant. Enfin, on dispersa, deux par deux, les valides restant dans des batteries de D.C.A. Est-ce tout à fait vrai? Il a vu arriver dans l'hôp[ital] du camp de véritables squelettes ambulants. Êtres n'ayant plus aucune réaction. Quant aux juifs, le ghetto de Varsovie serait "liquidé". On a transféré la plupart des habitants dans un camp de concentration, où on en aurait tué mille par jour. On aurait installé dans ce camp une sorte de laboratoire où les expériences sont faites sur les juifs notamment pour le typhus. On explique l'immense mortalité par le typhus. À ce point là, est-ce tout à fait vrai aussi? Hélas, nous avons assisté aux rafles d'il y a quelques mois. Des régions russes occupées, ils voyaient de temps en temps arriver au camp des convois de femmes et de jeunes filles déportées, pour être employées dans les usines. Elles étaient examinées comme du bétail, dénudées, rasées tête et corps, dans les mêmes lavabos communs des prisonniers. Ces femmes hâves, aux yeux rougis de pleurer, étaient qualifiées de "volontaires". Il paraît que les Anglo-Américains inondent l'Allemagne de tracts. Les camps semblent des lieux de renseignements mondiaux. Contrepartie russe aux traitements infligés à leurs prisonniers. Au début de la guerre contre la Russie, trois divisions allemandes avaient été isolées, décimées, finalement faites prisonnières. Elles sont menées à l'arrière, conduite à marche forcée, sans nourriture pendant plusieurs jours. Obligés de s'arrêter, les gardiens font demander des aliments pour leurs prisonniers. On leur répond en leur demandant s'ils avaient ordre de faire des prisonniers.

— Non, répondent les chefs de l'escorte, ce sont des hommes qui se sont rendus.

— Aviez-vous demandé et reçu l'ordre de les faire prisonniers? leur demande-t-on de nouveau.

— Non, mais…

— Alors débrouillez-vous.

Ils se sont débrouillés en donnant à ces milliers d'hommes du riz sur lequel les affamés se sont jetés. Quelques heures après ils étaient tous morts, empoisonnés.

17 [mai 1943]

Déjeuner chez Marthe de Fels. Il y avait Photiadès, Thiébaut (de la Revue de Paris), Mme de Lagrange, le jeune La Rochefoucauld (musicien) et sa mère la Duchesse et la gentille Hélène. Photiadès dit que le fond de l'aff[aire] de l'amiral Platon est dans les intrigues que faisait l'amiral pour supplanter Laval. Le maréchal est avec l'amiral. Laval a prévenu le petit complot en se faisant une fois de plus imposer par Hitler (la fameuse lettre dont parlait Mme de D[ampierre] l'autre samedi). Il paraît que Laval, lors de son entrevue avec le chancelier (récit de M. Schmitt, l'interprète) aurait demandé à ce dernier s'il avait confiance en lui.

— Croyez-vous que vous seriez à la place où vous êtes, si je n'avais pas confiance en vous? répondit le Chancelier.

Bon valet, quoi. Et pourtant je persiste à penser que le président Laval agit comme il croit sincèrement que c'est le mieux, ou plutôt le moins mal pour la France. Cependant il se trompe. Mais dans la position où il s’est mis, il a dû faire arrêter l'amiral Platon, qui prétendait avoir plus d'action auprès des Allemands. Parlant de la campagne d'Afrique, Photiadès dit que les Anglo-Américains ont pris Bizerte et Tunis environ six semaines plus tôt qu'ils ne le pensaient.

Marthe de Fels me reparle de son buste dont elle se réjouit. Nous commencerons en juin.

Au ministère du Travail où je vois M. Gorecki, pour la relève, et ensuite M. Roux, pour la même question, étudiants et professions libérales.

Aux A[rtistes] f[rançais], Poughéon, auquel je parle de la situation en Italie, des bruits qui me sont revenus d'un départ du roi, d'un changement de gouvernement, me les confirme. C'est la princesse Marie José qui est l'âme énergique de ce mouvement intérieur. Son mari, le prince Umberto[5] serait écarté du trône, comme le père, le beau-père roi-empereur! le petit prince dernier né serait proclamé roi et elle, régente.

Je suis entré aux Invalides revoir le tombeau du maréchal Foch. Il y avait longtemps. Trop de mes ouvrages, je voudrais les reprendre, même pour certains les recommencer complètement. Celui-ci, je l'ai vu aujourd'hui dans sa vie d'éternité. Bien entendu des détails pourraient être améliorés, mais dans l'ensemble, j'en suis plus content qu'avant. Sa grande qualité est sa proportion parfaite dans la chapelle. C'est aussi l'heureuse proportion des parties avec le tout. Ce serait amusant de l'étudier du point de vue des nombres, de la fameuse section d'or. Il faudra que je demande à Formigé de voir cela. L'éclairage était très bien. Les bandes de papier tendues sur les vitraux gênaient cependant beaucoup. L'effet cherché de profil se détachant à contre-jour dans la lumière est rompu. j'ai le droit de dire que c'est une des meilleures œuvres de l'époque et que peu de sculpteurs autres que moi l'auraient conçu et réalisé ainsi. De quelque point qu'on le regarde la composition se tient toujours. C'est vraiment l'arc de triomphe humain que j'ai voulu. Et mes soldats sont graves, concentrés, tous pareils quoique tous les gestes soient un peu différents. Jusqu'à ces huit paires de lourdes bottes d'artilleurs qui font un motif très plastique d'éléments modernes les plus ordinaires. C’est cela que moi, j’appelle être moderne. Il n'y a pas d'allégorie. C'est une scène vraie, d'où sa noblesse, son émotion et sa gravité. Ce monument là, celui de la ville d'Alger, celui de Genève, les Fils de Caïn, le David, ces cinq ouvrages seulement suffiraient à la réputation d'un homme. Et puis, il y a le Temple qui suffirait aussi à lui seul. Et quand je pense à toute cette réclame faite autour d'un bout de torse, d'un bout de museau! ou d'une grosse bonne femme en baudruche qu'on appelle Pomone ou Vénus. Comme modernisme ou nouveau, c'est comique.

19 mai [1943]

M. Roux, haut-fonctionnaire au "commissariat général du travail obligatoire" (charmant euphémisme) me fait attendre 1 heure 1/2. Il me paraît être de ces hommes qui vont au devant de ce qu'on leur demande et font en même temps semblant de croire vraiment qu'il s'agit de travail pour la France, de service pour la France, de dévouement à la France. Ah! divine hypocrisie! Il me rappelait cet autre fonctionnaire de la commission des métaux non-ferreux. Ce Monsieur Roux m'explique complaisamment qu'il n'y avait pour lui aucune différence entre un plombier, un peintre, un métallurgiste, un agrégé. Un homme en vaut un autre. On prendra un pourcentage égal parmi toutes les catégories de citoyens. Je comprends très bien qu'on agisse ainsi dans un moment pareil. Il doit en être ainsi. Mais qu'on ne fasse pas semblant de trouver ça parfait. Et qu'on n’aille pas comparer ces travaux forcés destinés à forger nos chaînes avec le service militaire de jadis destiné à nous en délivrer.

Tandis que j'attendais, par la fenêtre je regardais l'École militaire, classée comme un des chefs-d'œuvre de l'architecture classique. Et bien, ce n'est pas si fameux que ça. Le motif central ne résiste pas à l'analyse et l'analyse explique pourquoi, ça fait mal. C'est une façade de temple grec, couronné par un fronton. Un fronton à la forme du toit qu'il termine. Et ça c'est bien. Mais là pas du tout. Au-dessus de ce fronton il y a un gros pavillon, terminé lui aussi par un fronton contenant une énorme pendule composé comme un dessus de cheminée. Et puis un toit en coupole sur plan carré, et au-dessus une lanterne, et au-dessus je ne sais plus quoi. C'est comme au concert, ces symphonies qui ne peuvent pas finir. Et encore, et encore, et cet accord et puis cet autre. Sur chaque côté de ce toit il y a une énorme pendule. Quatre pendules bien industrielles. Il y a deux habitudes stupides et laides dont nos architectes ne pensent même pas à se débarrasser : la pendule et l'inscription du titre du bâtiment. Peut-on imaginer en effet éléments plus ennuyeux, qui toujours enlèvent toute échelle et détruisent toute harmonie. Et voilà un architecte qui en a collé quatre!

Prométhée, pétrisseur d'argile.

22 mai [1943]

Chez Hugues de Beaumont, un de nos futurs candidats à l'Académie. L'homme est charmant. Sa peinture est bonne. Il y a quelques esquisses réalistes où la très bonne chose est toute proche. Il n'a jamais complètement réalisé. Et c'est à ça qu'on reconnaît les grands maîtres : les réalisations parfaites qui ne sentent pas l'application, malgré l'application et qui sont plus enlevées et émues que des esquisses. Tintoret, Caravage, Géricault, Delacroix...

Déjeuner du Dernier-Quart. Martin[6] pariait que la guerre serait terminée avant trois mois. Breguet qui revient de Berlin croit aussi à une fin assez prochaine, avant l'hiver, affirme-t-il. Berlin est morne, beaucoup plus morne que Paris. Beaucoup de Français dans la ville. En haut lieu, paraît-il, on fait beaucoup d'efforts pour amorcer des conversations. Étant donné tout ce qui s'est passé avant la guerre, dans le camp d'en face on est payé pour être très prudent, et l'on reste sur ses positions. Le Mée, toujours amusant nous dit que maintenant on ne parle plus de "la vieillesse". La vieillesse est une maladie qui s'appelle sénescence. Comme l'ivrognerie s'appelle dipsomanie.

Lecture[7] par Formigé de sa notice sur Cordonnier. Assez plate. L'homme froid, un peu ironique n'est pas rendu.

23 [mai 1943]

Esquisse du Prométhée pétrisseur d'argile.

Visite de M. et Mme Ladstätter, venus en promenade à bicyclette.

Dans l'après-midi Baudry, et Marthe Millet. On bavarde, on ratiocine. Et je m'enferme à l'atelier avec Prométhée.

Ils ont de la chance ceux qui n'ont pas trop d'imagination, qui se contentent des travaux qu'on leur demande, et qui travaillant à une chose ne pensent pas en même temps à l'autre qu'ils projettent et vice versa...!

24 [mai 1943]

Prométhée fin. C'est bien.

Après-midi, je passe à la mairie pour ces dalles où inscrire les noms de tous les maires de Boulogne.

Fin de journée à ce bureau des Allocations familiales. Aucun des membres convoqués n'étaient là. Il y avait juste Archambault et Savran [ ?]. Je me demande même si les autres avaient été réellement convoqués. Je ne le crois pas, à la réflexion. On voulait m'avoir seul pour m'engager. J'ai heureusement refusé de permettre qu'on s'abrite derrière mon nom. En fait il n'y a plus un sou dans la caisse. On est parti sur un trop grand pied. J'ai laissé entendre, sans ambiguïté que je ne resterais pas dans ce comité. Dès demain, j'envoie ma démission.

Je reviens vite pour donner un dernier coup à Prométhée-pétrisseur. Je trouve le Cantique — fini pour ainsi dire — un an de travail, coupé en deux! L'armature de plomb a cédé. J'avais eu l'imprudence de l'envelopper d'un tissu caoutchouté un peu lourd. C'est un désastre, mais tout de même un peu moins grave qu'à première vue. La tête, les épaules et le torse jusque sous les dernières côtes est peu abîmé. Mais entre les genoux et les côtés, c'est très abîmé. Il y a des morceaux indemnes mais tout déformés. Voilà tout mon emploi du temps sens dessus dessous! Je vais avoir une journée rude demain. Il faut qu'à midi tout soit remonté. Même en apercevant le désastre au premier moment je ne me suis pas trop démonté. Je me suis rappelé celui des Fils de Caïn à Rome, le ratage de la fonte du Poète[8], tout le bronze en fusion s'étalant à l’entrée des jets de coulage, s’étalant comme une grande mare de feu. C'est moi qui consolait les fondeurs. Aujourd'hui j'étais tout seul. Je ne parlerai de ce coup dur que lorsque le mal sera réparé. On l'aggrave en en parlant. L'essentiel ce soir est de bien dormir. Je vais lire la Vie de Michel-Ange par Condivi[9]. Ça me mettra dans l'état d'âme qui convient. Michel-Ange dormait à peine.

26 [mai 1943]

Cantique. Le dégât est bien grave. mais tout n'est pas à recommencer. La tête est sauvée et la partie supérieure. Maintenant elle est solidement armaturée. Il y en a maintenant encore pour un bon mois! au minimum. Et c'était fini.

Ce Joffre est vraiment curieux. Il me téléphone ce matin pour me voir d'urgence. Pourquoi? Pour me demander mon parrainage pour la médaille d'honneur. Il se déclare de lui-même candidat. Il expose l'épreuve du concours de Rome d'il y a une quinzaine d'années, avec laquelle il n'obtint même pas le prix. Il n'est pas sans talent, mais quelle prétention, et pour si peu de choses. Pas de bagage. Il veut aussi être nommé chef d'atelier à l'École. Il affirme, sans rire, que tant qu'il ne sera pas dans l'École, l'enseignement n'y vaudra rien...

Tournon réunit toute la commission de coordination pour l'examen de l'ensemble du projet. Mais cette réunion m'apparaît comme faite pour escamoter le fond de la question. L'heure de la réunion pour un programme aussi important avait été fixée à 5 h ½. Si bien que lorsqu'est venue la discussion sur le point le plus important "création de l'atelier d'art collectif" à l'École des Beaux-Arts, et la suppression des ateliers de peinture et de sculpture (troisième année) à l'École des Arts Décoratifs, ou plutôt leur transformation, leur orientation meilleure, il était sept heures et demie. Tout est resté dans le vague. Et j'ai l'impression que Tournon, mené par les professeurs de l'École des Arts décoratifs d'une part, et par ses bureaux de l'École des Beaux-Arts d'autre part, ne nous réunit plus, va rédiger une réforme ni chèvre, ni chou, qui reflétera de loin les intentions de la commission. Et c'est pourquoi on a tort de perdre tant de temps à ces histoires là. Son atelier, il n'y a que ça, en fin de compte.

27 [mai 1943]

Vote des médailles au Salon. Caractère scolaire de cette affaire. À déjeuner chez le gentil Lavagne. On ne parle que de la fameuse relève. Pauvre jeunesse traquée.

Je rage sur le Cantique. Mais on ne s'en apercevra pas. Il faut tout recommencer.

28 [mai 1943]

Exposition Jacques-Émile Blanche. C'est très remarquable. Portrait de son père, chef-d'œuvre. Plus encore peut-être celui d'André Gide jeune. Je ne savais pas qui c'était, mais le caractère louche, vanné de cette tête me frappait. Le nom en explique tout. C'est peint solidement, comme peint Devambez, comme peignaient Ricard, Bonnat (moins sensible) et tous ceux qui savent leur métier. On sent, bien sûr, l'influence des hommes autour desquels il vivait. Mais quel mal? C'était un grand peintre. Il était malheureux de l'espèce d'indifférence dans laquelle le tenait la critique. Il savait bien pourquoi, au fond, mais n'osait pas trop le dire. Très riche, n'ayant rien à demander aux marchands, ceux-ci n'ayant pas dans leurs placards des stocks de toiles se ressemblant toutes, la critique ne reçut pas le mot d'ordre. Ainsi en est-il, bien qu'ils ne fussent pas riches, de Carrière, de Déchenaud, de Besnard. Blanche n'était pas sans mélancolie quand il voyait tant de réputations surfaites et comparait l'œuvre frelatée des bénéficiaires à la sienne. Il était malheureusement un peu snob et assez lâche. Il se contentait de souffrir dans son légitime orgueil et applaudissait publiquement à ces succès qu'il enviait. Ce fut un artiste. On sort de son exposition avec le désir de travailler. Quel meilleur critérium.

Quel ennui de recommencer ce Cantique! Je ne veux pas l'abandonner maintenant! Quand il sera refait, ça me fera tout le Mur des Hymnes presque achevé. Heureusement que ce à quoi j'étais arrivé n'était pas l'effet du hasard. Mais, cette répétition, pour moi qui ait toujours envie de commencer autre chose que ce que je fais, c'est une rude épreuve de ténacité.

29 [mai 1943]

Quand cesserai-je d'écrire ici chaque jour le titre Cantique. Pourtant je l'aime cette statue. Ce qui nous donne la possibilité de recommencer c'est qu'en recommençant nous sommes quand même en présence d'une œuvre nouvelle.

À l'Institut, séance vaseuse. Bouchard, furieux de ne pas faire partie de la commission de coordination des deux Écoles veut que l'Académie demande de nouveau à l'administration d'y être représentée. Je dis qu'elle est représentée par Tournon, directeur, par Dupas, par moi-même.

— Ce n'est pas ce que nous voulons, dit Leriche, vous y êtes pour votre personnalité, non comme délégués de l'Académie. Nous voulons que l'Académie délègue des représentants.

C'est à mon avis une réclamation inutile. Ni l'Académie Française n'est représentée en tant qu'Académie à la faculté des Lettres, ni celle des Sciences à la faculté des Sciences. Ces gens oublient que depuis un siècle et demi l'Académie des Beaux-Arts ne s'occupe plus officiellement de l'enseignement. On va à un refus évident. D'ailleurs je crois que la commission ne sera plus réunie.

Maxence me dit que son fils, peintre, âgé de 41 ans, a été "mobilisé" dans une usine comme manœuvre. Au bout de deux jours, il a eu des accidents cardiaques. Il est maintenant à l'hôpital.

Il y avait une grande représentation de bienfaisance à Chaillot. Toutes sortes de choses diverses, depuis l'acrobate, le pitre, jusqu'à l'opéra. Des effets étonnants. Danses persanes, une acrobate sur la corde lisse. Les jours sont trop courts, les semaines trop courtes, les années, la vie! Je sens de plus en plus l'universalité de l'art, le besoin de s'exprimer en des langues différentes, peinture, littérature. Mais le temps! Ma vie, véritablement : lutter contre la montre.

30 mai [1943]

Toujours des visites de peintres, sculpteurs, même plus très jeunes venant me demander de leur signer des attestations. Ils reçoivent des ordres de se présenter à des visites médicales. Quelle humiliante et navrante situation!

Nous allons à cette exposition d'anciennes élèves de l'École installée dans l'ancien Cercle du Tour du Monde [10]. Il paraît que le malheureux Khan fondateur du Cercle, complètement ruiné, ayant vendu au département cette propriété magnifique, y fut laissé jusqu'à sa mort comme gardien. Des choses pas mal à cette exposition. Dans le temps, presque toutes les jeunes filles apprenaient le piano ou le chant. Aujourd'hui elles apprennent la peinture, voire la sculpture. Il n'y a pas de raison en effet pour qu’elles n'arrivent pas à peinturlurer comme elles arrivaient à pianoter. Mais elles ne jouaient pas dans les concerts tandis qu'elles organisent des expositions. L’"à-peu-préisme" qui ne se supporte pas en musique, on l'accepte en peinture ou en dessin. La vue est un sens moins délicat que l'ouïe, même que le goût. C'est pourquoi considérer la délectation comme le but suprême de la peinture est une idée fausse. Elle est de Poussin cependant cette définition. Il est vrai que du temps de Poussin on croyait à une Beauté unique.

Ce Cercle du Tour du Monde, Couchoud en fut un des premiers fondateurs. C'est là que j'ai vu Frazer, et Tagore. Frazer, tout ratatiné, avec son front haut. Tagore avec son beau visage de Dionysos-Platon. Le jardin est très bien entretenu. La foule dominicale y circule à présent. Ce n'était pas la même chose aujourd'hui que lorsqu’on y voyait ces intellectuels de si grande valeur, Bouglé, Bergson, Georges Dumas, Couchoud, Lévy-Brühl. Il y a maintenant des gardiens municipaux avec des casquettes à écusson, des sergents de ville. Les gens endimanchés se promènent les bras ballants au milieu des rhododendrons, des azalées, des roses, sous les grands cèdres bleus, autour des petits lacs où flottent des nénuphars roses. Le soleil faisait éclater les rouges orangés d'énormes pavots, ou le bleu d'une digitale... C'est la guerre.

31 mai [1943]

Première séance pour la médaille de René Moulin. Visage difficile à faire en médaille. Tout en finesse. Il me dit qu'avant la guerre il faisait partie d'un déjeuner de journalistes politiques. On y traitait, à chaque repas, une question internationale et un homme politique du pays intéressé était invité. Comme plusieurs fois de suite la question polonaise, Dantzig, avait été traitée, une personnalité très importante de l'ambassade d'Angleterre, M. Mendell[11], homme très connu, fort influent, dit à R[ené] Moulin :

— Si vous recommencez à inviter des Polonais, je ne viendrai plus, car il faut que vous sachiez bien que jamais l'Angleterre ne fera tuer un de ses boys pour Dantzig.

 


[1]. Le palais de Tokyo.

[2]. Suivi par : "J’apprends que Formigé a offert une réception pour la remise de son épée d’académicien", raturé.

[3] Charles Platon.

[4] Madame Pierre Pasquier ?

[5] Ecrit Humberto.

[6] Henri Martin ?

[7]. À l’Institut.

[8] Fils de Caïn.

[9] Ascanio Condivi, La Vie de Michel-Ange, Dorbon Aîné, Paris, 1934.

[10]. Cercle Autour du Monde fondée par Albert Kahn (Jardins situés à Boulogne-Billancourt).

[11] Lucien Mendel, diplomate ?