Avril 1914.[1]
Comment sortirons-nous du gâchis présent.
Quantité énorme de talents.
Une époque d'art n'est belle que lorsqu'elle a de la tenue, que tous les artistes concourent à un idéal commun. Ex : Egypte, Chine, Japon, Grèce (Périclès), Art Gothique, Renaissance, Louis XIV (?).
Les artistes modernes sont individualistes. Recherchent intellectuellement le nouveau. Mépris de l'exécution et de la science. Amour de l'archaïsme[2]. Caractéristique des époques de décadence. La caractéristique des belles époques est dans l'amour de l'exécution, de la perfection de la forme.
Aujourd'hui les œuvres faites lentement, caressées longuement dans les ateliers, avec amour, sont rares.
Beaucoup semblent plus aimer le succès que leur œuvre et la beauté. La vraie beauté n'appelle pas toujours le succès. Mais le succès d'une œuvre ne crée pas la beauté qui lui manque. Gloires fragiles. Les Maurice Denis,Vuillard, Bonnard, auront une gloire éphémère, et s'effondreront comme les préraphaélites. Leur art n'a rien de solide et n'a pas de lien avec le sentiment profond de leur temps[3]. L'art d'un Cottet, d'un Simon, a de plus profondes racines dans le cœur. En sculpture, si les œuvres de la maturité de Rodin, St Jean, les Bourgeois de Calais sont de la famille des plus grands chefs- d'œuvre de la statuaire, la seconde partie de sa vie artistique[4] indique le même mal. Les élèves, ses disciples plutôt, dépassent non seulement les bornes, mais les extrêmes limites du bon sens. Une belle œuvre d'art ne peut pas manquer de bon sens et de mesure.
Quelles sont les causes de cet état. Causes superficielles :
1° Besoin de gagner sa vie. Donc besoin de succès.
2° Le journalisme qui s'y connaît bien mal, qui crée des gloires que le temps détruira bientôt. Le même mal qui ronge la presse politique, ronge la presse artistique. Comme les artistes le critique a besoin de gagner sa vie. Le financier du monde artistique, c'est le marchand de tableaux. (A développer)
Mais ce ne sont que des causes superficielles.
La cause profonde est dans l'Etat général de la société. Le mouvement artistique est en quelque sorte en raison de l'état politique du monde. Tant que durera cet état en quelque sorte transitoire des nations, les arts se traîneront de folie en folie, et les écoles[5] continueront à surgir, plus saugrenues et abracadabrantes, d'année en année, presque de mois en mois.
L'histoire nous montre que les renaissances véritables n'ont jamais existé qu'après des bouleversements complets de civilisation. Exemples : Floraison du siècle de Périclès. Art Gothique, après ruine de la civilisation païenne. Renaissance italienne. Art est manifestation d'un état social parfait. Il faut des siècles pour qu'un état social atteigne son épanouissement parfait. Des siècles de préparation. Une courte période d'absolue perfection. Des siècles de décadence. Telle est la vérité de tous les arts dans tous les pays et dans tous les temps.
Je ne crois pas que nous puissions échapper à cette fatalité. Je suis en tout cas bien certain qu'il sortira des individualités très grandes encore, ces grandes individualités sombreront après de magnifiques promesses, comme a sombré Rodin[6]. Leur génie travaillera dans le vide. Car il ne trouvera pas à s'employer dans le sens profond du génie de son temps. Pourquoi un Michel- Ange, pourquoi surtout un Phidias ont-ils pu créer une œuvre si complète. Leur génie était en communion avec tous ses contemporains. Le peuple comme les gens cultivés avaient la même foi et les artistes en étaient comme une émanation supérieure. Aujourd'hui les artistes sont appréciés par de petites élites (?), et de petits cénacles. Ils tombent vite dans le maniérisme et la mode. Ils ne concourent plus à ces grands monuments, expression de la foi de tout un peuple. Ils sont en quelque sorte portés par cette foi profonde. Il n'y aurait donc qu'un mouvement d'ensemble de qualité pareille qui pourra produire une renaissance véritable, c. à d. un mouvement artistique d'ensemble, où tous les artistes, sans renier leur personnalité, traiteront cependant des sujets intéressant tous leurs contemporains. Ce mouvement artistique, ce ne seront que les artistes qui le créeront. Ce ne sera pas une élite d'esprits cultivés. Ce ne sera pas un homme parvenu à la puissance. Pénétrons-nous bien de ceci qu'un homme, quel que soit son mérite, ne crée pas un mouvement. Ce n'est pas Périclès qui a créé son temps. C'est son temps qui a permis à Périclès de s'épanouir. Si ce n'eût été Périclès c'eût été un autre. C'est un épanouissement fatal, comme il est fatal que la plante fleurisse. Le jardinier importe peu. Pour moi, nul doute que seul le Socialisme apportera cet état d'âme commun à tout un siècle. Après des siècles peut-être de tâtonnements, ou peut-être très vite, des besoins nouveaux, des croyances nouvelles, des organisations nouvelles créeront une société réellement nouvelle qui produira sa fleur, l'art, l'art nouveau, profondément nouveau, véritable fleur qui tirera sa sève directement des racines du peuple, et qui ne sera pas comme ces fleurs parasites et étranges, séduisantes et troublantes qui après nous avoir charmé un instant dépérissent car elles ne tiennent à rien. Développement de ce que pourraient être les monuments de cet état nouveau. Matériaux nouveaux. Maisons du peuple. Mon Temple de l'Homme. Eviter de considérer la fortune capitalisée comme condition d'une floraison artistique. Ce n'est qu'une apparence. Illusion des grandes époques de richesses. (Empire romain,[7] Louis XIV, XVIIIè siècle) sont des renaissances illusoires. En vérité ce sont des époques de décadence. Aucune émotion profonde dans l'art de cette époque. L'art ne vise plus qu'à plaire aux yeux. Décoratif avant d'être humain. Alors que le parti décoratif doit découler de l'expression. Les artistes ne sont plus que des amuseurs. Or San Michele élevé par les corporations est un chef- d'œuvre[8].
5 avril [1914]
Déjeuner Paul Adam et sa femme, Madame Mühlfeld, les Léon Mascart et les Machiels. Bigot arrive une heure d'avance pour me parler de son monument à Napoléon. L'aigle et les Victoires. Il voit son aigle comme un Prométhée enchaîné, aux pieds duquel, comme les Océanides, les Victoires viennent pleurer. Comparer Napoléon à Prométhée ! Je ne puis m'empêcher de protester violemment !
À déjeuner, petite escarmouche à propos de l'affaire Caillaux. Il est insensé que parce que personne ne peut comprendre à quel point est explicable l'acte de Madame Caillaux, on ne comprenne pas que je lui trouve des circonstances atténuantes. Madame Mühlfeld fait une profession de foi monarchiste à Bigot. Paul Adam, malheureusement abruti par sa candidature académique, devient nationaliste.
6 avril [1914]
Visite de Laverrière. Il est très content du Coligny et du Mayflower. Bouchard et sa femme viennent déjeuner. Bouchard me fait beaucoup de compliments du torse de la statue de Carpentier.
7 avril [1914]
Lendemain de Parsifal. Tous les deux tout seuls. Nous nous réjouissions depuis longtemps de cette soirée. Elle fut délicieuse. C'est la plus belle chose que j'aie encore vue au théâtre. Jamais je n'avais encore éprouvé d'émotion comme à la seconde partie du premier acte. C'est un des plus hauts sommets auquel l'esprit humain puisse atteindre. Malheureusement assez mal exécuté. Sauf le temple du Graal, tous les décors très mauvais. Acteurs assez quelconques. Ensemble médiocre. Mais l'œuvre est tellement belle qu'elle porte cet ensemble et l'élève.
Travaillé au bas-relief du Mayflower et à Coligny n° 2. Presque terminé.
À 6 h 1/2, rendu visite à Louis Artus, malade. Quel homme exquis.
À l'acte des Filles Fleurs, Parsifal devait apparaître couvert de sang, ruisselant.
8 avril [1914]
Chez Madame Capamagian. La maison de Paris où ma sculpture est la plus appréciée. Cette bonne Madame Julian me raconte le sujet de son prochain salon : "Nos éclaireuses !". Ce sont les portraits d'une aviatrice connue, Hélène Dutrieu, celui de Lucie Delarue-Mardrus, d'une femme médecin, une femme cocher, etc., auxquelles une femme avocat fait voir le livre de la justice ! "Énorme" dirait Flaubert.
9 avril [1914]
Réunion chez Pierné pour monument Colonne. Auburtin me raconte une visite de Madame Colonne. Après bien des hésitations, elle lui avoue qu'elle voudrait bien figurer parmi une des figures [9] du premier plan du monument !
10 avril [1914]
Séance Carpentier.
Comité Nieuport.
Visite Mme Julian, Madame Capamagian, et le ménage Lecuyer. Monsieur Lecuyer, secrétaire général au Gaulois, est un homme très poli [10]. J'ai toujours beaucoup de plaisir à montrer ma sculpture à Madame Capamagian et à Madame Julian.
J'ai travaillé sans Lily [11] à son buste et l'ai fait beaucoup gagner. La partie la plus difficile d'un buste est l'ovale de la mâchoire. Des yeux, un nez, une bouche ne sont rien à côté des plans d'une joue et du passage du maxillaire au cou.
Carpentier a posé ce matin. J'ai encore des erreurs d'aplomb. La beauté des antiques réside d'abord dans les aplombs justes.
11, 12, 13, 14, 15 [avril 1914]. Bruges. Bruxelles
Un artiste devrait toujours se maintenir dans l'état de trépidation intellectuelle où vous mettent les voyages. Dès que je débarque dans une ville nouvelle et que, dans une église ou dans un musée, une belle œuvre du passé vient m'émouvoir, je fais un retour sur moi-même et me désespère du temps perdu. Je vais avoir trente-neuf ans. Quel est mon bagage, en somme ? Énormément de travail. Mais le résultat ? quelques bons bustes :
1. Celui de mon beau-père [12] ;
2. Baronne M[aurice] de Rothschild ;
3. Yvonne Guibourg ;
4. Pierre Nénot ;
5. Le Haleur ;
6. Le Borgne ;
7. La Pierreuse, encore les cheveux sont-ils mal traités ;
7. L'Enfant rieur ;
8. La petite Nadia Angeli ;
9. Jean Vieuxtemps.
Voilà pour les bustes. Peut-être celui de Madame Philippe et celui de Madame Marteau. Onze bustes.
Comme grande chose :
1. Les Fils de Caïn ;
2. L'Hymne à l'aurore, mais c'est incomplet. L'Homme est manqué. Je dois le reprendre.
3. L'Architecture et le monument du Panthéon [13].
Au fond de moi, je n'aime pas beaucoup ces deux morceaux. C'est toujours le sujet imposé.
Donc deux morceaux importants. Quelques bibelots amusants.
En résumé, ce n'est pas gros comme bagage. Car je ne compte pas Édouard VII, ni le fronton des Gobelins [14], ni le fronton de l'Institut océanographique [15], ni les groupes de Madrid [16]. Édouard VII aurait pu compter, mais les financiers m'en ont empêché en vérité en m'obligeant sans autre raison que leur volonté à aller trop vite. Et c'est toujours la même cause. La Hâte. La même chose pour Pôrto Alegre [17]. Mais j'aime mon monument Jacquard à S[ain]t-Étienne. Un monument qui comptera dans notre époque, sera le monument de Genève. Nous sommes un peu gênés par le souci exagéré des historiens de respecter le petit détail. Le monument est fait avec la plus grande conscience de la part de tous. Tout le monde a compris que rien ne se fait sans beaucoup de temps. Quand il sera fini, puisque heureusement il me rapporte en plus un peu d'argent, il faudra absolument quitter Paris pour travailler à mon œuvre.
16 [avril 1914]
Séance Carpentier. Buste Lily.
Il faut absolument faire grandeur nature la statue de Carpentier.
Le buste de Lily vient définitivement bien. Fera surtout bien en marbre.
17 avril [1914]
Très bien travaillé au buste de Lily. Le dessin de l'ovale est tout à fait trouvé. Encore deux ou trois séances et il sera fini.
Pierre Janin et Marie-Thérèse à déjeuner [18].
Excellent état mental. Le bienfait du voyage à Bruges se maintient. Je me console de tout le temps perdu en pensant que Constantin Meunier n'a commencé son œuvre qu'à cinquante ans. Très intéressant de voir au musée de Bruxelles face-à-face le Mineur au repos de C[onstantin] Meunier et le Penseur de Rodin. Le Penseur de Rodin se tortille, crispé sans vérité, et c'est le Mineur qui pense. Par exemple un remarquable buste de Rodin. C'est dans les bustes que je l'admire le plus. J'aime énormément les petites figures de Meunier. J'aime moins les grands bas-reliefs destinés à son monument au Travail. Encore un beau projet qui n'a pas pu être réalisé. Combien tout me persuade de plus en plus de la vérité de ce que je pense sur une renaissance moderne. Quelle place aurait pris C[onstantin] Meunier dans une société organisée en grandes associations, corporations ou syndicats ? Je pense de plus en plus que le mouvement artistique ne dépend pas de quelques riches mécènes. Il dépend, dans un temps de paix, d'un état de prospérité générale, et encore plus d'un grand mouvement d'idées communes à tout un peuple. Ex[emple] : siècle dit de Périclès. Art gothique. La Renaissance a commencé bien avant Michel-Ange et Léonard et Raphaël et même Donatello. Erreur de considérer le retour de l'art grec comme la vraie Renaissance. Elle commence à Giotto qui n'imite personne.
On devrait toujours garder sur soi un petit papier où seraient inscrites les pensées des grands esprits que l'on aime. Si on les relisait tous les jours, on ne serait jamais pris au dépourvu dans aucun cas de sa vie. Rien ne trouble plus qu'une réunion. Avant de s'y rendre il faut relire les grands principes directeurs. On jugerait toujours avec justice.
19 [avril 1914]
Me souvenir de ne jamais parler d'une idée à personne. Rien de plus pénible que de voir exécuter par un autre un projet qu'on mûrissait. Il y a quelques années, alors que F[rançois] Sicard étudiait son monument si décousu du Panthéon, il n'arrivait pas à en sortir. Si j'avais eu à faire ce monument du Panthéon au lieu de toutes ces anecdotes, j'aurais simplement exécuté trois belles figures robustes et simples et sans gestes : Égalité, Liberté, Fraternité. Tout autour du socle, en frise, l'histoire de la Révolution. Et c'était bien le monument de la Révolution... j'ai dit cela à Sicard. Il essaye alors de les arranger sur son socle. Il n'en put sortir. Il en revint à sa figure ordinaire de République. Mais voilà que Dujardin-Beaumetz, qui suivait ses recherches de près, vit ces trois femmes et les lui commande pour un monument à je ne sais quel orateur de la Révolution. Sicard m'avait dit qu'il exécutait cela. J'étais navré, mais de manière vague. Aujourd'hui, en allant voir J[ean-]Paul Laurens au Dépôt des marbres, par la porte ouverte de l'atelier de Sicard, j'ai vu le groupe exécuté. Mal, mais exécuté. Et cela m'a désespéré. Me voilà obligé de chercher tout autre chose pour le monument Brisson. Tout ça est de ma faute. À noter pour l'avenir.
J'ai vu chez Jean-Paul Laurens le tombeau de sa femme. Je suis entré dans cet immense atelier au jour froid. Il était tout seul, assis en plein milieu. Derrière lui, le tombeau de sa femme. En face de lui une immense toile, sa suite aux Jeux floraux. Ce tombeau est très beau, d'un grand sentiment, les mains très bien sculptées, remarquablement sculptées. C'est un bel et grand artiste qui toute sa vie n'a fait que les œuvres qui lui plaisaient.
Le matin, j'ai vu Bouchard travailler à son Tirailleur algérien. C'est un beau sculpteur.
Au Dépôt des marbres, vu les bœufs qui attendent qu'on les mette en place.
Au Panthéon, mon groupe "Aux artistes dont le nom s'est perdu". Il est trop petit. Et puis, décidément, il est peu compréhensible ! Ah ! commandes ! commandes !
Au Salon de la Nationale. Ensemble médiocre. Bartholomé est faible. Il n'y a rien. En peinture Zuloaga domine. Son Portrait de Cardinal est un grand chef-d'œuvre. J[acques-Émile] Blanche est d'une habileté et d'une force ! L'ensemble de La Touche donne encore meilleure idée du rêve qu'a réalisé ce bel artiste. J'aime beaucoup Auburtin, malgré bien des négligences. Mais Maurice Denis est de plus en plus antipathique.
20 avril [1914]
Je lis dans A[lfred de] Vigny:
"Une belle vie, c'est un rêve de jeunesse réalisé dans l'âge mûr".
Mon bonheur est de me dire que dans un an et demi je serai [19] quasi indépendant, et que je réaliserai le rêve de ma jeunesse. Nous sommes, Lily et moi, plus décidés que jamais à quitter Paris, ville nuisible. C'est Florence qui nous recueillera [20].
En attendant, je travaille sans grand goût au bas-relief du Mayflower[21]. Les gens, à force de demander des avis à tout le monde, finissent par enlever tout caractère à ces compositions. Le travail perd tout intérêt.
Je cherche avec le plus vif plaisir le monument Colonne. Je suis libre, je fais ce que je veux. Ce sera : "la musique symphonique", sorte de grande tapisserie sculptée. Penser aux retables espagnols.
La dimension dans laquelle doit être exécutée une œuvre, très important. La toile des Toréadors de Zuloaga au Salon est beaucoup trop grande. Le Cardinal est de la taille qu'il fallait.
21 avril [1914]
Les œuvres des artistes sont les seules choses qui restent du passé. Souvent traités légèrement de leur vivant, souvent malheureux, les artistes grands et petits font pourtant la vraie gloire de leur époque. Un pays, tout un peuple n'est grand, dans le passé, qu'autant que ses artistes ont été aimés. Si le peuple américain disparaissait demain qu'en resterait-il ! Dans le musée de l'Hôpital S[ain]t-Jean à Bruges, les Memling sont regardés avec une ferveur religieuse. Devant les Constantin Meunier à Bruxelles, une émotion profonde fait aussi parler bas. Devant les tombeaux des Médicis à Florence, même tout seul, on n'oserait garder son chapeau sur la tête. Toute salle de musée où sont les grands chefs-d'œuvre donne une impression de chapelle. La salle des Vélasquez à Madrid. Ceci doit nous donner pour toujours la notion de la grandeur, de la beauté, de la profession d'artiste. Ceux qui considèrent la mission de l'art uniquement comme de décoration, un ornement, l'abaissent et ne sont que des gens de métier. L'art doit être de pensée avant d'être décoratif. Le mot d'"art décoratif" n'a jamais eu de sens pour moi. Les Bourgeois de Calais [22] sont mille fois plus décoratifs que le Gloria Victis [23], qui veut l'être. Les uns expriment d'abord un grand drame humain. Le second n'exprime rien du tout parce que l'effet décoratif a passé avant le drame.
Le drame de la vie, le drame de la pensée humaine, voilà le grand but.
Travaillé toute la journée à l'esquisse monument Colonne. Sur l'avis d'Auburtin j'ai supprimé les quatre figures assises du premier plan. Il a raison. Cela fait plus tapisserie. Plus de tenue. Lélio [24] à mon côté termine les derniers ornements de Coligny : ceinturon, etc.
Vu le candidat Bouglé à la fin de la journée. Extinction de voix. Très en train. Faisait une affiche, entouré de sa femme et de ses quatre filles.
21 [avril 1914]
Bas-relief du Mayflower. L'après-midi au buste de Lily.
Fin de la journée, conférence de Bouglé sur l'Art, pour les artistes de la circonscription où il se présente. Pas très fameux. On sentait l'homme non préparé. On lui a posé quelques questions.
1. Que pense-t-il du changement projeté qui consisterait à remplacer le sous-secrétariat des Beaux-Arts par une direction des Beaux-Arts ?
2. L'État va-t-il organiser en 1916 une exposition des Arts décoratifs, et que peut faire l'État pour encourager l'Art décoratif ?
Embarras et de Bouglé et de Steeg qui le soutenait. J'aurais aimé prendre part à la discussion, mais je les aurais plus embarrassés qu'aidés. Le s[ous]-s[ecrétariat] aux B[eaux-]A[rts] est sacrifié. On le donne à un député tout jeune. L[éon] Bérard et Jacquier sont des hommes aimables, mais des nullités tout au moins par leurs connaissances artistiques. Les gens qui les entourent sont pires. Je voudrais voir réhabilité Dujardin-Beaumetz. Je préfère une direction suivie.
Le tout n'est pas d'organiser une exposition d'Arts décoratifs. Il faudrait donner à nos artistes le moyen d'y figurer à leur avantage. Commande d'ensemble.
La question est plus large. Trop de politique partout. Le s[ous]-s[ecrétariat] aux B[eaux-]A[rts] en direction devrait être une administration où la politique n'aurait rien à voir. Il devrait en être de même pour presque tous les ministères, excepté l'Intérieur, Affaires étrangères, Guerre et Marine. Les barreaux sous la dépendance d'un comité directeur composé de techniciens. Or aujourd'hui le s[ous]-s[ecrétaire] d'État ou son chef de cabinet sont tout-puissants. De petits rois très ignorants. Le directeur inamovible peut être aussi néfaste. Mais la vérité est que c'est un organisme malade parce qu'il fonctionne dans une société malade.
Pourquoi Bouglé s'est-il vu obligé de décocher au socialisme cette attaque fausse et banale, que le socialisme c'est la Révolution ? Le socialisme ne serait pas devenu parlementaire s'il avait foi dans la violence. Et puis ne sont-ce pas les Républicains eux-mêmes qui lui ont donné l'exemple des barricades ?
22 [avril 1914]
Le Mayflower.
Jugement aux B[eaux-]A[rts].
Vu le tableau de William[25] pour le Salon, Le Jeune homme et la Destiné. Allégorie. Pas fameux comme toute allégorie. C'est du convenu. Assez agréable couleur. Je n'ai pas osé lui conseiller de ne pas l'exposer. Ce sont de ces choses que l'on fait sur commande. Je ne comprends pas qu'on les fasse pour son plaisir personnel.
30 avril [1914]
Vernissage[26].
Très bonne séance le matin avec Carpentier[27]. Il est temps de finir. Le brave garçon commence à en avoir assez. Il n'en faut plus beaucoup pour que ce soit terminé [28]. C'est dans la première séance qu'une statue part bien ou mal. Le seul moyen de la faire bien partir est de la baser par le fil à plomb et le compas. Le procédé de Rodin qui consiste à ne procéder que par la recherche des profils ne peut amener que des tâtonnements, surtout au début, et de graves erreurs de construction. Lorsque les aplombs sont bien justes et les proportions exactes, les profils se dessinent bien plus facilement ensuite. Je n'aime pas non plus, ainsi que le recommande Rodin, chercher le profil dans la lumière. J'aime bien mieux le travailler à jour frisant.
Ma petite statue la Danseuse aux serpents a beaucoup de succès. J'en suis très heureux. Un artiste a besoin du succès. J'estime qu'il n'y a pas plus bel exemple de force de caractère que celui de l'artiste qui continue son œuvre à travers l'insuccès. Manet. Bien des artistes qu'on ne connaît pas, ont eu le même caractère. Voilà pourquoi les hommes comme Fr[ançois] Flameng, comme Woog ne donnent rien d'intéressant. Ils se mettent à la recherche du succès. Je regrette aussi beaucoup que William ne poursuive pas une ligne plus droite. Il subit trop d'influences. Il n'a pas l'air de savoir ce qu'il veut. Il avait en lui l'étoffe d'un Zuloaga, d'un Goya, et il tourna à l'aimable, à la fadeur. J'aimerais quitter Paris avec lui et vivre loin des expositions, à travailler. Quand je songe à ce qu'il a rapporté d'un an de séjour à Rome et de six mois de séjour à Assise, je suis navré.
Au Salon, quelques Français et beaucoup d'étrangers montrent de belles œuvres. Dubac ose. C'est le grand bonheur, comme dit Zuloaga. Il est dans la vérité. G[ustave] Pierre, D[ésiré-]Lucas. Un jeune : Dupas avec deux Tireurs d'arc qui promettent un grand artiste s'il ne tombe pas dans une formule d'école. Il y a des formules d'école dans toutes les voies. Si Ferrier, si Bouguereau ont travaillé d'après une formule, je n'aime pas plus la convention qui domine un Maurice Denis, un Desvallières ou un Bourdelle. ces gens qui se croient bien éloignés sont bien près les uns des autres. Tous voient la nature avec les yeux de leur groupe [29]. Pas de racine dans la nature. Ils sont aussi loin de la vie, les uns comme les autres.
Éclate dans ce Salon la vérité de ce que je pense, sur le désarroi artistique. Si l'on faisait concourir à un travail d'ensemble des hommes comme Bouchard d'abord, puis Niclausse, David, Desruelles, J[ean] Boucher, Abbal, bien qu'à mon sens on exagère dans certains milieux sa valeur, et puis Nivet, qu'on exagère aussi, et parmi les plus jeunes des hommes comme Grangé et Mathey, nous verrions surgir de ces monuments pareils à ceux que nous admirons tant, des siècles passés. Mais tous travaillent dans le vide. Beaucoup laisseront en route, dans l'exécution de monuments commémoratifs, leur fraîcheur et l'amour de leur art.
[1] Cette partie datée d’avril 1914 est recopiée d’un carnet de dessins à la date du 28 décembre 1913. Suivi par : "Projet d'article sur mouvement artistique contemporain." (raturé)
[2] note de P. L. : "Caractéristique de toutes les époques de décadence. Epoque romaine."
[3] Note de P. L. en marge : "C'est un art par trop conventionnel."
[4] "dénote la même désagrégation" (raturé)
[5] "si l'on peut appeler cela des écoles". note de P.L.
[6] Note de P.L. : "Et tout le génie de C. Meunier, travail dans le vide, sans but."
[7] "Siècle des Médicis" (raturé)
[8] Tout cela est recopié par P. L. d'un de ses carnets de croquis daté du 28 décembre 1913.
[9]. Le manuscrit porte : "femmes" rajouté au-dessus.
[10]. Le manuscrit porte : "Sa femme a une très jolie poitrine !" raturé.
[11]. Amélie Cruppi.
[12]. Henri-Paul Nénot, en 1910.
[13]. Les Gardiens du feu éternel.
[14]. Fronton de la nouvelle manufacture des Gobelins, le Triomphe de l'art.
[15]. Fronton de l’Institut Océanographique.
[16]. Le Phénix espagnol.
[17]. Palais Piratini.
[18]. Marie-Thérèse Nénot, une jeune sœur de Geneviève et son mari.
[19]. Le manuscrit porte : "pour ainsi dire", raturé.
[20]. Réflexion en marge de P.L. : "Les périodes d'art se succèdent alternativement collectives et individualistes. L'individualisme sera toujours après le mouvement collectif. Celui-ci a exprimé toute la foi d'une époque, religieuse, philosophique ? ou guerrière. Tout ayant été dit au point de vue pensée, il ne reste plus qu'à paraphraser. C'est le règne de l'habileté, de l'individualisme."
[21] Monument à la Réformation.
[22]. Auguste Rodin.
[23]. Antonin Mercié, 1875, conservé au Petit Palais. Ce groupe eut un retentissement extraordinaire à l'époque.
[24]. Lélio Landucci.
[25] Laparra.
[26]. Du Salon des Artistes français.
[27] Le Pugiliste.
[28]. Le manuscrit porte : "Cette figure aura été pour moi une preuve de plus de l'importance du bon point de départ." Raturé.
[29]. Le manuscrit porte : "à travers leur formule", raturé.