Septembre-1916

Cahier n° 4

Genève. 8 septembre 1916

Repris le ciseau cet après-midi. Travaillé à la tête du Bocskay [1]. L'ensemble de la statue paraît trop court. Je travaille à diminuer la tête. Quelle figure ingrate ! Étrange idée d'avoir donné dans ce monument tant d'importance à ce Hongrois ? Une statue et un bas-relief ! Il est plus copieusement servi que Coligny ou le Taciturne ou Cromwell... La raison en serait que la Hongrie a envoyé beaucoup d'argent pour le monument, et il a fallu la servir en conséquence. Influence de l'argent, même sur l'Histoire.

À la fin de la journée Lily est venue me chercher, très élégante.

Les journaux ne semblent pas confirmer la dépêche Wolff annonçant que les Bulgares auraient fait 20 000 prisonniers dans la Dobroudja. Si cette dépêche est aussi fausse, ce serait magnifique !

9 septembre [1916, Genève]

Travail sur Bocskay. Rencontré Pasteur Doumergue . Passé chez Stéphane Lauzanne l'inviter à venir visiter notre monument.

10 [septembre 1916. Genève]

À propos de ma visite à l'atelier de Vibert . Un tempérament. Mais quelle boursouflure ! Encore une victime d'un de ces faux systèmes révolutionnaires qui ne vaudrait pas la peine qu'on en parle s'il ne faisait tant de mal.

11 [septembre 1916. Genève]

Une dame suisse nous raconte qu'étant en Allemagne elle a vu un officier frapper, dans un jardin, son ordonnance à coups de cravache. Tout le monde autour trouvait cela tout naturel et s'étonnait de l'indignation de la dame suisse.

Peu de temps avant la déclaration de guerre de l'Italie à l'Allemagne on arrêta à la frontière suisse-allemande un train venant d'Italie, passant en transit par la Suisse. Ce train était sensé transporter des caisses de cierges. On ouvrit une des caisses. Elle contenait bien des cierges, mais on s'aperçut que chaque cierge recouvrait une barre de cuivre. Ce serait à la suite de ce fait et d'autres analogues que Briand serait allé à Rome et aurait obtenu la déclaration de guerre qui coupait court à tout ce trafic.

12 [septembre 1916. Genève]

Nouvelle sibylline. Le ministre grec a démissionné. Est-ce pour appeler Venizélos ? Je crains quelque trahison nouvelle de Constantin.

Terminé tête Bocskay. Commencé buste Nadine. Lecture des lettres de Lord Byron. Je lis, à la date de 1820 : "La race autrichienne me paraît être la plus odieuse qu'il y ait sous le ciel... Nous allons nous battre quelque peu, le mois prochain, si les "Huns" ne traversent pas le Pô, et même s'ils le traversent... les "barbares" marchent sur Naples et s'ils perdent une seule bataille toute l'Italie se lèvera — Ouvertes les lettres ? Assurément elles le sont, et c'est la raison pour laquelle je donne toujours mon opinion sur ces canailles d'Allemands et d'Autrichiens."

13 [septembre 1916. Genève]

À la fin de la journée, visite de M. Doumergue. Il vient nous parler avec ardeur de la nécessité absolue de remédier au caractère exagérément nu du mur. Proposition de diminuer d'une assise. Inscriptions à mettre à droite et à gauche du groupe central. Laverrière et Taillens se rallieront sans doute aux deux inscriptions au lieu du "Tenebras Lux" coupé en deux. Jamais ils n'accepteront de diminuer [2] le mur d'une assise ! Et puis d'ailleurs, ça n'a jamais été la sauce qui a fait paraître un morceau de viande coriace, moins dur.

Le pasteur Doumergue : petit homme, robuste, trapu, de la catégorie des petits taureaux. Ce doit être un homme de grande volonté. Ultra sympathique comme tous les gens sincères.

Les nouvelles de la guerre sont peu satisfaisantes. L'affaire roumaine est mal engagée. Je commence à croire qu'il est vrai (renseignements de M. B.) que l'on a traité ou tout au moins qu'on est entré en pourparlers avec la Bulgarie, afin que la Roumanie ait toute liberté vers la Transylvanie. Ce serait d'une bêtise sans nom. Cela expliquerait la facile avancée des Bulgares dans la Dobroudja. Dans ces conditions les Russes n'auraient aussi que très peu de monde de ce côté. Et l'écrasement de la Bulgarie aurait dû être réalisé ce mois de septembre !

15 [septembre 1916. Genève]

Travaillé bas-relief Knox et tête de Calvin [3]. M. Borgeaud est arrivé, heureusement à un moment où Bouchard et moi étions en bas de l'échafaudage. Il aurait poussé des hurlements de nous voir retoucher à cette tête qui le satisfait, bien qu'elle soit insuffisante à notre point de vue.

La situation générale ne me plaît guère. Briand vient de faire un discours bien terne. J'ai la plus grande crainte finalement que l'entrée en guerre de la Roumanie soit seulement pour l'Allemagne l'occasion d'un facile succès.

16 [septembre 1916. Genève]

Tête de Calvin. Visite d'Yvonne [4]. Le monument semble l'impressionner beaucoup. De loin, impression d'ensemble bien meilleure. Tel qu'il est, ce monument a une qualité essentielle : sa volonté. Laverrière et Taillens se sont débarrassés de tous les clichés d'école, de tout ce "décoratif" d'exposition universelle caractéristique de l'architecture française actuelle. Sans doute le groupe central est trop grand [5] (influence allemande). L'ensemble monumental n'est [6] pas à l'échelle de la Promenade et du décor qu'il écrase. L'ensemble aurait gagné si le groupe central avait été diminué d'un bon mètre, les statues un peu grandies, les bas-reliefs grandis également de manière à ce que les personnages en soient grandeur nature. L'ensemble des murs aurait pu ainsi être abaissé. Le monument eût eu un caractère plus composé. Il se serait mieux accroché dans l'ensemble. C'eût été plus "latin" et moins germain. Tel qu'il est, c'est une œuvre qui date et qui comptera. C'est le premier monument de cette formule, quoique je me flatte que mon modeste petit monument à J[oseph] Jacquard, à S[ain]t-Étienne, en soit un peu le précurseur ignoré. C'est une voie réellement nouvelle et logique. La statue isolée sur un socle, en silhouette, ne peut exister que par un intérêt uniquement plastique, de sculpture pure. La plupart des personnages que le sculpteur a à glorifier aujourd'hui n'ont aucun intérêt plastique. L'intérêt chez un homme de science, par exemple, c'est parfois sa tête, et toujours son œuvre. De même pour tout homme de valeur intellectuelle. Erreur énorme de composer le monument à l'homme moderne comme les grecs composaient leurs monuments à leurs athlètes. Donc nécessité absolue d'une nouvelle formule de monument. Ce monument de la Réformation est plus qu'un essai dans cette voie.

19 [septembre 1916. Genève]

Tous ces jours derniers, travaillé à la tête de Calvin. Très améliorée. J'ai beaucoup de mal à trouver de la terre pour l'exécution du dernier bas-relief. Je serai bien installé dans l'atelier de l'école de la rue du Grütli.

 

Avec Lily thé, puis un petit tour chez le libraire où nous achetons quelques livres judicieusement choisis.

20 [septembre 1916. Genève]

Enfin l'installation se fait pour le dernier bas-relief. Je compte m'y mettre à fond lundi prochain [7].

En arrivant au chantier je rencontre Mme Paul Adam. Elle paraissait tout à fait enthousiaste du monument. Parlant de la guerre elle me dit que l'affaire de la Dobroudja est, suivant ce qu'on en pense à Paris, sans très grosse importance, que les Roumains ne se laisseront pas troubler dans leur plan d'invasion de la Transylvanie. Il est quand même étrange que ce soit ceux qui devaient surprendre qui soient surpris ! Si l'on n'était pas prêt, il valait mieux attendre encore, car il faut mettre le plus rapidement possible la Bulgarie hors de cause. C'était là le premier point.

22 [septembre 1916. Genève]

Terminé les quatre têtes du groupe central qui avaient besoin de quelques retouches.

Visite de Mme B[ertrand] retour d'Interlaken et qui s'est arrêtée exprès à Genève pour nous voir. Le monument semble l'impressionner beaucoup également. Raconte des choses intéressantes d'où il semble résulter que J[eanne] D. a joué un rôle bizarre auprès d'A[ntoinette Nénot]. Après avoir été certainement la maîtresse de G[uirand de Scévola] a cherché ensuite à pousser A[ntoinette] dans les bras de G[uirand de Scévola]. Mais la crise terrible d'A[ntoinette] a fait hésiter et réfléchir G[uirand de Scévola]. Maintenant c'est Mme B[ertrand] elle-même qu'elle pousserait vers G[uirand de Scévola]. Quel mobile ? Le désir de rester dans le sillon de G[uirand de Scévola] et de P[iérat], dont les relations lui sont utiles et agréables. Il doit y avoir aussi des mobiles financiers. Ses affaires d'argent ne se sont, bien entendu, pas arrangées. Tout cela semble bien noir ! Et autres histoires sur la section.

24 [septembre 1916. Genève]

Visite à Mme Léon Gautier qui m'apprend que son mari [8] est mort cet hiver. Surmenage à l'Agence des prisonniers. Beaucoup de Genevois ont travaillé à cette agence avec un dévouement de tous les instants.

Merveilleuse promenade avec Lily sur les hauteurs de la rive gauche du lac. Aperçu de magnifiques propriétés. Ce lac de Genève est réellement très beau. Malheureusement gâté par l'afflux des touristes. Goûter dans une gare-auberge.

Passage d'Yvonne à la gare avec ses enfants [9] que nous mettons dans le train pour Paris.

25 [septembre 1916. Genève]

Bas-relief Knox. J'ajoute 4 ou 5 têtes dans le groupe de personnages derrière Knox. Ce bas-relief a besoin d'être un peu animé.

26 [septembre 1916. Genève]

Déjeuner à Cologny [10] : M. et Mme Maus, M. Maus, fondateur de la Libre Esthétique à Bruxelles , a été ami intime de Meunier ; P[aul] Seippel, ami de R[omain] Rolland [11]. Nous parlons de bien des choses mais pas de R[omain] Rolland. J'apprends que Maurice Denis vient d'arriver à Genève pour terminer sa décoration de l'église de Grange-Canal.

Aux Bastions, je trouve Taillens, toujours aussi agréable et sympathique.

Travaillé au bas-relief Knox.

27 [septembre 1916. Genève]

Travaillé au modèle du bas bas-relief anglais. Beau sujet. Plaisir de se trouver seul dans un atelier.

Les journaux sont remplis de faits émouvants. D'abord la prise de Combles, de Gueudecourt, de Thiepval. Je crois que nous assisterons avant peu à des événements tout à fait sensationnels sur notre front. Mais ce qui se passe en Grèce est au moins aussi passionnant. Rien de plus grand que le départ de Venizélos, de l'amiralissime grec, et des amis qui les accompagnaient. Cela fait penser aux plus beaux gestes de l'histoire. En contraste l'attitude de ce Constantin. Cet homme donne l'impression d'un qui attend quelque chose qui ne vient pas, pour se démasquer. J'espère que bientôt il sera mis dans l'impossibilité de nuire. De ce côté-là aussi, avant peu nous assisterons à des événements sensationnels. Article très intéressant dans le Journal de Genève, de M. Seippel, sur un certain prof[esseur] Förster, dont l'attitude semble en effet très noble.

29 [septembre 1916. Genève]

Travail bas-relief anglais.

Dîner chez Mme Léon G[autier]. Intéressant. Pasteur Doumergue, Angst et sa femme, le fils et la belle-fille de Mme G[autier]. Mlle G[autier] qui étudie la sculpture chez Angst.

Après dîner, conversation sur la guerre et surtout sur l'après-guerre. M. Doumergue n'entrevoit pas de solution à la situation actuelle. Toute solution basée sur la force est condamnée d'avance. La solution ne peut se trouver que dans l'amour sincère du droit et de la justice. Peut-on envisager que l'Humanité après s'être déchirée pendant des années, comme jamais encore cela ne s'était vu, passera brusquement, sans transition, du règne de la Force, de la théorie de la Paix basée sur la Force au règne de la Paix basée sur le Droit ? Tout est possible. Les événements qui vont se passer maintenant seront d'une telle violence, l'humanité subira de telles secousses encore que peut-être tout de même la sagesse finira par percer dans ces pauvres cervelles fossiles des chefs d'État ou de gouvernement. La formidable bêtise de toute la doctrine politique internationale moderne leur apparaîtra peut-être à la lueur de cet incendie. Ils se demanderont sincèrement si vraiment la guerre est une chose tellement indispensable ! Peut-être finiront-ils par se dire qu'il serait plus simple de causer, mais de causer sincèrement, sans arrière-pensée. On ne considérera peut-être plus que l'égoïsme doit être la suprême vertu d'une nation (l'égoïsme sacré de Salandra !) [12]. Un gouvernement, s'il a le devoir de veiller aux intérêts du pays qu'il gouverne a le devoir aussi de respecter les intérêts des pays qui l'entourent. Il ne sera pas indispensable [13] pour deux nations voisines de se considérer comme "ennemis héréditaires" parce que les frontières sont communes. Tout cela est si simple, quoi qu'on dise. Le jour où les hommes s'assiéront autour d'une table avec le désir sincère de supprimer la guerre, ce jour-là, la guerre sera supprimée. Ce jour peut-il venir ? Certainement.

Mais il nous faut malheureusement d'abord abattre complètement le Hohenzollern [14] et ceux qui sont avec lui. C'est la première condition de la paix future. L'Allemagne comprendra alors que la Force n'est pas tout. Il y a autre chose dans la vie et dans le monde que le machinisme organisé. Les usines, cela se construit. Les canons, cela se fond. Les obus, cela se fabrique. Vraiment cela n'a rien d'admirable. Il n'y a qu'à le vouloir. La seule preuve en est par nous, et l'Angleterre et la Russie. En deux années, en pleine guerre, nous avons créé ce que l'Allemagne créait depuis quarante ans. Alors ? Alors la bêtise de ceux qui gouvernent l'Allemagne, la stupidité de cet état-major, la folie avec laquelle il a tout conduit, tout apparaîtra dans la défaite au peuple allemand. Car c'est chez le peuple allemand qu'est pour une grosse part la solution. Il faudra beaucoup, beaucoup de sagesse au moment de la victoire. Mais il faudra désolidariser le peuple allemand et son gouvernement. Sans doute il faudra lui imposer pendant un nombre d'années indéterminées une lourde dîme. Trop de mal a été fait. Il y aura trop de douleur, trop de misère. Il a suivi les chefs aveuglément. Il faudra qu'il en soit puni et qu'il en souffre pour retrouver un peu de ce souffle révolutionnaire qui est la sauvegarde des peuples. Mais il faudra absolument éviter toute mesure qui créerait une rancune et une humiliation perpétuelle. Autant il faudra être sévère, impitoyable pour le Kaiser et ses associés, autant il faudra être sage et avisé vis-à-vis du peuple. Voilà un point. Il y en a beaucoup d'autres.

Un des plus importants sera l'attitude de la Russie vis-à-vis des peuples qu'elle gouverne : les peuples des provinces baltiques, les Polonais, les Finlandais. Si la révolution peut triompher en Russie, ce sera une garantie immense que ces nations qui demandent bien peu de choses, en somme, puisqu'elles ne demandent pas l'autonomie absolue, mais seulement l'autonomie politique et municipale, de parler leur langue, la liberté, trouveront le bonheur. Il y a tout lieu d'espérer que la Russie, malgré sa force d'inertie, ne résistera pas au souffle du libéralisme qui passera sur le monde. La bureaucratie russe doit disparaître avec le militarisme prussien. Ce sont deux forces réactionnaires et de mort. Et le reste alors s'arrangera tout seul. Car que sont les rivalités d'influence entre l'Italie et la Grèce dans le sud de l'Albanie ? Les rivalités entre la Grèce, la Serbie, la Bulgarie en Macédoine ? À côté des deux immenses événements que seront la destruction du militarisme prussien et de la bureaucratie russe, (la révolution allemande et la révolution russe) ces rivalités apparaissent comme de petits incidents. Aussi bien, je suis convaincu que tout s'arrangera facilement, parce que tout le monde aura de la bonne volonté, parce que l'Allemagne ne sera plus là, toujours jalouse, soupçonneuse et menaçante, prête à tout instant à jeter son gros sabre sur la table, parce qu'alors un peu d'idéalisme sera mêlé aux discussions. Et puis, pour des situations aussi complexes que cette question macédonienne ou que la question de Transylvanie, cela aura tout de même moins d'importance pour les populations d'être rattachées à tel ou tel État, si le gouvernement en est libéral, ne les opprime pas et leur laisse leur langue, leurs usages, leur liberté.

30 [septembre 1916. Genève]

À propos du discours de Bethmann-Hollweg [15]. [Il] n'est même plus irritant, on est habitué à voir travestir les faits par l'Allemand. Entendre affirmer que c'est la Serbie qui a attaqué l'Autriche, que la Belgique a jeté un défi à l'Allemagne, que la Russie et la France ont déclaré la guerre à l'Allemagne est maintenant une vieille habitude.

Ce que je retiens de réellement intéressant de ce discours, qui a une certaine allure [16], c'est l'historique des conversations entre la Roumanie et l'Allemagne et l'Autriche. Si plus tard ce que raconte le chancelier allemand est confirmé, j'en doute tout de même, l'historien et le philosophe auront là un exemple type, l'exemple type des mœurs diplomatiques modernes. Mettez face-à-face deux hommes intelligents. Imaginez entre ces deux hommes une conversation dans laquelle aucun de ces deux hommes ne dit ce que chacun d'eux pense, où [17] chacun ne cherchera au contraire qu'à mentir, tromper [18], où les mots ne sont que pièges, méfiances, arrière-pensées, restrictions, menaces, et vous avez une conversation diplomatique moderne. C'est un vieil usage, qu'il en soit ainsi. Or chacun sait que le personnel diplomatique se recrute la plupart du temps dans les vieilles familles à beaux noms où fleurit le conservatisme. Il ne faut rien changer aux usages. Puisque de tout temps, diplomatie a signifié mensonge, hypocrisie, il faut continuer [19]. Les résultats de semblables mœurs amènent toujours infailliblement des catastrophes. N'importe [20]. Il ne faut même pas examiner s'il serait possible de changer de semblables mœurs. Autre chose. Les peuples confient aveuglément leurs destinées à ces hommes. Car toutes ces tromperies sont secrètes. Les peuples, même les plus libéraux entourent d'un respect presque religieux les conversations diplomatiques. Ils acceptent de n'en rien connaître tant que rien n'est définitif et irrémédiable. Lorsque quelques mécréants s'avisent d'interroger quelque ministre sur des pourparlers en cours : "Je ne puis rien dire, car les pourparlers sont en cours", et l'on applaudit. Le mécréant lui-même s'incline devant le mystère nécessaire et sacré. Mais lorsque le résultat est acquis, lorsque tout est accompli, irrémédiable, alors les bons peuples sont mis à peu près au courant de ce que ces bons prêtres du mensonge ont accompli [21]. Les peuples sont liés [22].

Il faudrait répondre au discours de Bethmann-Hollweg, non pas pour réfuter ses innombrables mensonges, les faits sont là qui parlent, mais pour lui enlever son argument principal, qui est faux, mais dont il joue, parce que dans l'Entente aucune voix n'a parlé avec assez de netteté à ce sujet. Il s'agit des appétits de conquête de territoires de la part de l'Entente. Ce n'est que de la tribune du Parlement anglais ou du Parlement français que le retentissement serait suffisant. Il serait bien simple de dire nettement, officiellement, mais non dans des interviews que la guerre ne continue pas pour des partages de territoires, ni pour des questions de gros sous, mais réellement et seulement pour que la Paix soit conduite sur le respect du droit et de la justice, pour la liberté de tous les peuples : la France qui veut libérer l'Alsace-Lorraine, l'Italie qui veut libérer le Trentin et Trieste, la Roumanie qui veut recouvrer la Transylvanie roumaine, la Belgique qui veut retrouver son indépendance, la Serbie qui veut vivre libre. Comment peut-on accuser d'ambitions et de conquêtes ces pays libéraux que les pires exactions ont fait se dresser enfin, tous unis, pour défendre réellement leur liberté et leur vie ? Il y aurait un magnifique discours à faire où il suffirait simplement d'évoquer ce que serait l'Europe si les Impériaux étaient vainqueurs et ce que ce sera lorsque nous serons vainqueurs. L'Allemagne victorieuse, ce serait effrayant. Au centre de l'Europe un formidable État militaire, serait entouré comme d'une ceinture des territoires conquis qu'il aurait pu garder. Il est facile d'imaginer ce que serait la vie des malheureuses populations habitant dans ces régions, par ce que les Allemands ont fait en Alsace-Lorraine, en Pologne prussienne, les Autrichiens dans le Trentin et à Trieste, les Bulgares en Macédoine et les Turcs en Arménie, depuis que les uns et les autres sont les maîtres de ces pays. Ce serait la destruction à petit feu quand ce ne serait pas le massacre organisé. Nous avons vu ce que les Turcs ont fait en Arménie sous la haute direction et sous les conseils de l'Allemagne. De temps en temps des soubresauts, des assassinats politiques qui seraient réprimés impitoyablement, car le patriotisme qui est la première vertu pour l'Allemand est le plus grand des crimes pour qui n'est pas Allemand. Tandis qu'au milieu de ces "marches", le groupe allemand vivrait sa vie tout à la fois dans son orgueil et dans sa servitude, de l'autre côté, les États vaincus vivraient amoindris, avec la menace perpétuelle pour celui ou ceux d'entre eux qui manifesteraient le moindre signe de relèvement de voir, sous le moindre prétexte ou sans prétexte du tout, les armées allemandes l'envahir pour lui porter le coup de grâce, en vertu du Droit de la Force. Il n'y a pas à rien se dissimuler. La vie européenne serait cela et réellement cela.

En contraste avec ce tableau, il faut dresser le tableau de ce que serait l'Europe après notre victoire. D'abord des populations délivrées : les Alsaciens-Lorrains [23] redevenus libres, le Tyrol italien et Trieste redevenus italiens, la Pologne redevenue un État libre, etc., tous les États débarrassés de cet esclavage qu'est le Militarisme. Car, c'est une forme d'esclavage. Un jour viendra où notre façon de vivre apparaîtra aux hommes comme aussi monstrueuse que le temps où les riches avaient chez eux plus ou moins d'esclaves que l'on pouvait punir, battre, faire mourir ou affranchir sans que quiconque n'y eût rien à dire. Et l'Allemagne, dans le concert des Nations aurait droit de prendre sa place, la place à laquelle elle a droit, à côté des autres, non au-dessus. Délivrer des nationalités opprimées ce n'est pas conquérir des territoires. Il ne faut pas laisser l'Allemagne jouer sur les mots à ce sujet. Les guerres balkaniques contre la Turquie n'ont pas été des guerres de conquête. Ce furent des guerres de délivrance. L'Allemagne, bien entendu, a soutenu la Turquie de toutes ses forces. Notre but de guerre est assez beau et assez grand, il est assez le contraire du but allemand pour qu'on le dise avec éclat, et avec précision. Contre le Droit de la Force [24], la Force du Droit. Alors les différents États pourront passer à l'étude des vrais problèmes de la vie des peuples qui sont d'organiser le bonheur de tous et non le bonheur de quelques-uns. Si, pour résoudre bien des questions sociales, les peuples d'Europe avaient consenti avec le même magnifique élan seulement la moitié des sacrifices qu'ils ont consentis pour s'entre-tuer, un immense progrès serait accompli aujourd'hui [25]. Tandis qu'au contraire une régression épouvantable marque notre époque. On se demande comment tant de haine pourra disparaître [26]. Entre tant de crimes que l'on doit reprocher à l'Allemagne ce n'est pas un des moindres que d'être la cause responsable d'un pareil déchaînement. Cependant notre force et notre sagesse devraient être, au moment de la paix, de ne rien faire qui puisse éterniser les rancunes. Il faudra poser la question [27] des responsabilités personnelles, de toutes les responsabilités. Le châtiment personnel des acteurs responsables doit être un des buts de la guerre. Pourquoi n'ose-t-on jamais dans aucun discours faire officiellement allusion à Guillaume II ? Il est le vrai coupable, avec sa cour et son fils [28]. Débarrassée de ces Hohenzollern, l'Allemagne redeviendrait peut-être l'Allemagne de jadis. Le seul obstacle à l'arbitrage librement consenti pour tous les conflits d'intérêts disparaîtrait. Car il ne faut jamais oublier [29] que c'est l'Allemagne qui fit échouer tous les efforts dans ce sens. Ainsi l'Europe s'acheminerait à son tour vers une organisation d'États Unis. La libération des peuples opprimés, la cessation du régime de la Paix armée, un traité d'arbitrage obligatoire, voilà les buts de la guerre de toutes les puissances de l'Entente. L'Allemagne pense à une Paix qui assure la liberté de l'Allemagne, le commerce de l'Allemagne, la force de l'Allemagne, la tranquillité de l'Allemagne, la nourriture de l'Allemagne, la digestion de l'Allemagne... Qu'importe que tout souffre autour d'elle. Ce que veut l'Entente, c'est une paix européenne, où toutes les nations trouveront la liberté et le bonheur à côté les unes des autres. Lorsque ce but sera atteint, on sera un peu consolé de tant de sang.

Reste la question économique. Toute solution proposée sera fatalement provisoire. Cette question se résoudra fatalement au mieux de tous dans une Europe en paix stable.

En attendant, les Roumains viennent de se faire battre sérieusement vers Hermanstadt !

 


[1]    . Monument de la Réformation.

[2]    . Précédé par : "faire", raturé.

[3]    . Knox est une figure du bas-relief écossais.

[4]    . Yvonne Landowski, épouse de Joseph.

[5]    . Au lieu de : "monumental" raturé.

[6]    . Le manuscrit porte : "est", raturé.

[7]    . Il s'agit du bas-relief anglais.

[8]    . Léon Gautier.

[9]    . Yvonne Landowski et leurs enfants, Paul et Denise.

[10]  . Quartier de Genève.

[11]  . Romain Rolland est réfugié en Suisse pendant la guerre.

[12]  . Parenthèse ajoutée dans l'interligne supérieure. Antonio Salandra, ministre italien.

[13]  . Au lieu de : "considéré comme", raturé.

[14]  . Guillaume II, l'empereur d'Allemagne.

[15]  . Chancelier de l'Empire allemand.

[16]  . Au lieu de : "qui est bien fait, qui a de l'allure", raturé.

[17]  . Précédé par : "une conversation", raturé.

[18]  . Le manuscrit porte : "où chaque affirmation sera accompagnée de la restriction... une conversation pleine d'arrière-pensées, de pièges, de méfiances, de restrictions, de méfiances", raturé.

[19]  . Au lieu de : "Il n'y faut rien changer", raturé.

[20]  . Le manuscrit porte : "On ne peut rien changer aux usages", raturé.

[21]  . Suivi par : "Après quoi, si - l'égoïsme sacré - décide que", raturé.

[22]  . Le manuscrit porte : "À moins que les mêmes diplomates qui ont forgé ces liens décident, pour des raisons d'intérêt - d'égoïsme sacré - qu'il n'y a pas lieu de tenir", raturé.

[23]  . Au lieu de : "L'Alsace-Lo[rraine]", raturé.

[24]  . Suivi par : "nous dressons", raturé.

[25]  . "Si dans un magnifique élan les peuples d'Europe avaient consenti seulement la moitié des sacrifices qu'ils ont consenti pour s'entre-tuer, pour résoudre bien des questions sociales, un immense progrès serait accompli aujourd'hui." Phrase restructurée.

[26]  . Le manuscrit porte : "Nous assisterons peut-être à un mouvement comme jadis, à une époque plus trouble", raturé puis illisible.

[27]  . Au lieu de : "Ce sera le moment d'inaugurer le principe des responsabilités personnelles", raturé.

[28]  . Frédéric-Guillaume dit le Konprinz.

[29]  . Le manuscrit porte : "non plus", raturé.