Cahier n°4
2 octobre [1916. Genève]
"J'embarquais fort mal toute cette affaire. L'immoralité dut se montrer trop patente, l'injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain, puisque j'ai succombé ; car l'attentat ne se présente plus que dans sa honteuse nudité, prise de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l'eût préconisé pourtant si j'avais réussi, et avec raison peut-être, à cause de ces grands et heureux résultats. Cette combinaison m'a perdu. Elle a perdu une moralité en Europe, ouvert une école aux soldats anglais. Cette malheureuse guerre d'Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France."
C'est signé Napoléon. Remplacez Espagne par Belgique et France par Allemagne et Guillaume II pourra signer cela à son tour, dans quelques mois.
3 oct[obre 1916. Genève]
Le jeune Atteni m'a raconté ceci : les sœurs de sa femme étaient restées à Sens, lorsque les Allemands y survinrent et y restèrent. Les femmes du pays, toutes les femmes, de quelque condition sociale que ce fût, durent passer presque quotidiennement des visites sanitaires. Il m'assure que toutes subirent une opération les rendant stériles. Sa belle-sœur à la suite resta six mois à l'hôpital. Une autre est encore à l'hôpital de Dijon. Même des fillettes de 14 ans subirent ces traitements. La jeune fille raconte que les soldats allemands eux-mêmes étaient écœurés. Mais c'était le plaisir des médecins militaires. Mais ce ne sont pas des barbares !
4 oct[obre 1916. Genève]
Visite à l'atelier de Angst. C'est un homme excessivement sympathique. Beau visage ouvert, puissant, volontaire. Un beau don de sculpteur. Il a malheureusement passé de nombreuses années à travailler chez Dampt. N'a naturellement rien appris. La petite figure de jeune homme à laquelle il travaille se ressent de ce manque de science.
5 [octobre 1916. Genève]
Bas-relief Knox. J'arrive à le remettre d'aplomb. C'est un dur travail, mais intéressant. L'orientation du monument est déplorable, décidément.
Visite de M. Borgeaud puis de M. Bordier. Discussion à propos du "Post Tenebras Lux". Je conseille de l'écrire en mosaïque sur le sol, en une bande réunissant les trois écussons. L'idée séduit M. Borgeaud. M. Bordier préfère la voir sur le mur, à une des extrémités, avec l'inscription de l'Escalade. Mais tout le monde semble maintenant d'accord pour la supprimer du centre et c'est pour moi l'essentiel.
6 [octobre 1916. Genève]
Journée avec les Angst qui viennent déjeuner. Longue conversation avec Angst sur l'état d'esprit de la Suisse allemande. Malgré leur sympathie pour l'Allemagne il m'assure que si jamais les Boches essayaient de passer chez eux, ils se défendraient opiniâtrement.
12 [octobre 1916. Genève]
Visite de M. Doumergue, à propos des grandes inscriptions. Il semble acquis que l'on abandonne la funeste idée de graver "Post Tenebras Lux" de part et d'autre du groupe central en faisant scinder par le groupe le mot "Tenebras". M. Doumergue propose d'inscrire "Post Tenebras Lux" au-dessus de la grosse borne, à l'extrémité gauche, au-dessus de la date du décret de l'Instruction obligatoire et, à l'autre extrémité, au-dessus de la date de l'Escalade, la pensée dominante de Calvin et du Protestantisme : "À Dieu seul l'honneur". L'idée est excellente. Lorsque la chose se discutera définitivement, j'appuierai de toutes mes forces dans ce sens.
Ce matin, en arrivant à l'atelier pour travailler au bas-relief anglais, je trouve la moitié du bas-relief par terre ! Nous avons passé notre matinée, avec Bouchard, à remettre la terre.
15 [octobre 1916. Genève]
Arrivée de la mère de Lily. [Elle] nous confirme à propos de la Roumanie que l'on avait traité avec la Bulgarie ! À Paris, quelques jours avant la déclaration de guerre roumaine, on assurait que l'on était certain que la Bulgarie ne marcherait pas. Immense ! Première raison de l'éviction de la Dobroudja. Deuxième raison : les Russes avaient promis d'envoyer cinq mille hommes, ils en ont envoyé vingt-huit mille seulement, avec plusieurs jours de retard.
Les Russes souffrent de nouveau de la pénurie d'armes, fusils principalement. D'énormes quantités viennent d'Amérique. D'où âpreté nouvelle de la campagne sous-marine boche.
16 [octobre 1916. Genève]
Déjeuner chez M. Borgeaud : Bouchard, M. Vannière, directeur du Journal de Genève et sa femme, M. Doumergue. Question de l'inscription semble réglée. "Post Tenebras Lux" semble définitivement abandonné. Enfin !
M. Doumergue parle des populations lettones qui ont dû brûler par ordre leurs fermes et leurs récoltes et, lorsque les hommes ont voulu s'engager ils se sont vus difficilement accepter. Ce sont des gens qui vivent isolés dans leurs fermes. Tous les samedis, à la fin de la journée, le chef de famille fait le culte. Population avant tout agricole.
23 [octobre 1916. Genève]
Déjeuner à Champel avec le bureau du comité du monument et les architectes : le pasteur Gautier préside, M. Moutet, M. Borgeaud, Fulpius, etc. À la fin du déjeuner, speech charmant du bon M. Gautier. Holbein aurait fait un merveilleux portrait de lui. Après le déjeuner, discussion sur l'inscription. Heureusement que Laverrière a apporté un calque où l'inscription est étudiée, si bien que les choses vont toutes seules, et après quelques observations de M. Borgeaud, qui approuve, de MM. Bouvier et Fatio qui voudraient voir diminuer le mur d'une assise, de Fulpius qui proteste contre cette idée, de Laverrière qui défend son œuvre, l'affaire est décidée. "Post Tenebras Lux" disparaît. On mettra à la place : "À Dieu seul honneur". Je défends également cette pensée. Elle résume la pensée de l'œuvre de Calvin.
Puis on se transporte au monument. Ainsi l'après-midi fut complètement perdue.
25 [octobre 1916. Genève]
Nouvelles déplorables de Roumanie. Les Allemands ont pris Constantza. Cernavoda d'une part, Predeal de l'autre. Un excellent discours de Edward Grey. Le premier où des choses nécessaires sont dites comme il convient.
29 oct[obre 1916. Genève]
Sur les bords du lac, avant d'arriver au parc des Eaux-Vives, une belle propriété descend jusqu'au bord de la route et se termine par une terrasse ornée de deux petits groupes décoratifs d'enfants, Louis XV. Dans la partie haute du parc est la maison, charmante habitation du XVIIIe, dont les toits, malheureusement, ont été refaits sans aucun respect. Nous sommes reçus par le propriétaire, M. Favre, à qui nous sommes présentés par son cousin germain M. W[olfram] Favre. Le propriétaire est un tout petit vieillard, la tête trop grosse pour le corps, les yeux noirs très enfoncés, le nez fort, la bouche grosse dans une barbe très blanche, taillée court, donnent à la physionomie un aspect inoubliable. Les oreilles sont très grandes. Il n'en est pas moins sourd [1]. M. F[avre] est très aimable, d'une amabilité un peu surannée, mais plein de charme. En même temps que de la maison, il a hérité des manières de ses pères. Il conserve les manières et la maison avec la même dévotion. M. F[avre] vit tout seul, vieux garçon, au milieu de ce grand parc, de cette grande maison, de ses belles collections. Il a renoncé à tout pour tout conserver. Il nous avoue que ses ressources sont moindres que ses impôts, mais "ce serait dommage de morceler cela" et il nous montrait ses belles pelouses, au milieu desquelles il a fait planter des massifs d'artichauts et de navets car "c'est la guerre et les temps sont durs", et ses beaux arbres, et le lac dans le fond, et la belle maison construite en 1762, et dont le perron a été dessiné par le grand-père. Mais M. F[avre] est surtout passionné de l'Empire. Le salon est Empire, la salle à manger [2], la chambre à coucher. Quand on est dans le salon, on est tout d'abord ébloui par l'or des bronzes qui pétillent un peu partout. Puis le petit homme noir à trop grosse tête nous fait asseoir. Il nous interroge avec intérêt, la main droite formant cornet contre l'énorme oreille. Alors on s'habitue. On découvre des pendules, des candélabres, on regarde les meubles, tout en causant. Sur les murs, quelques toiles, mais pas [3] bien fameuses. Ce qui frappe dans cet art du Premier Empire c'est d'abord sa personnalité, c'est réellement un style. Puis le soin avec lequel tous ces objets sont traités. Il y avait certainement encore à cette époque des écoles d'art appliqué où des apprentis apprenaient à fond et le travail du bois et la ciselure du bronze. Toutes les pendules de l'Empire sont des merveilles, non seulement dans leur genre mais certaines d'une manière absolue [4]. On se demande comment un art aussi soigné a pu croître et prospérer dans une époque aussi bouleversée. Ce style du Premier Empire est en vérité comme le chant du cygne de l'art français. Ni la Restauration ni le Second Empire ni la République n'ont rien créé. Pourquoi ? Étude intéressante.
Mais la pièce de résistance de la collection de M. F[avre] c'est le fameux groupe de Canova, l'Amour et Psyché. Ce groupe a été acheté à Naples par l'arrière grand-père de M. F[avre]. Canova habitait Rome et le retoucha paraît-il avant de le laisser partir pour la Suisse. Il est très bien présenté, au milieu de la bibliothèque, sur un socle tournant. Première impression, plein de charme. La figure du jeune homme est bien, simple, d'une forme même assez nerveuse, notamment le dessin des jambes. J'aime la vérité du volume des bras pour le torse. Ce sont bien les bras minces de jeune homme efféminé [5]. Mais dans la femme on retrouve tous les défauts de Canova, geste maniéré, forme sans sincérité, tête trop petite, ce qui fait que la femme ne semble pas de la même échelle que le jeune homme. Sur la cheminée, un petit groupe de Thorvaldsen, Ganymède. Heureuse époque où les artistes n'étaient pas troublés par dix courants contraires ! En tout cas, c'est honnête.
Dans une petite pièce un peu écartée, M. F[avre] a installé les achats qu'il fit durant un tour du monde. Combien de fois me suis-je dit en visitant ainsi des collections : "Heureusement que ce n'est pas le propriétaire actuel qui a fait sa collection". C'est un peu le cas de cette salle d'objets orientaux. Sauf une fontaine et un beau vase chinois, c'est sans intérêt, ou d'un intérêt très quelconque.
Mais où j'ai eu bien plus nettement cette impression, qu'il était heureux que les œuvres d'art que nous avions sous les yeux eussent été réunies par un autre que leur propriétaire, c'est chez le cousin de M. F[avre] qui nous emmena ensuite chez lui prendre le thé et voir ses tableaux. Il habite dans la ville haute, rue [...] [6], vieille rue où les jolies maisons XVIIIème se succèdent. Une petite cour juste assez grande pour laisser entrer une chaise à porteurs. Déjà, dans la rue, l'automobile a tort. En arrivant dans le salon, la surprise est réelle. On est dans une ville et on ne voit devant soi que des arbres, le ciel, la montagne. La maison surplombe la ville nouvelle. Un petit perron, un petit jardin en terrasse ajoutent au charme très grand de l'habitation. Le tout a conservé une saveur vieillotte [7], très complète. Le salon est Empire, de belles pendules, sur les murs une belle collection de tableaux hollandais. Mais le propriétaire achète de la sculpture. Et ce vieux protestant, descendant d'une vieille, vieille famille installée à Genève avant même l'arrivée de Calvin, n'achète que des petites femmes nues de sculpteurs très médiocres. Sur la cheminée de sa bibliothèque est un admirable groupe de Barye, le Tigre et l'Antilope, fonte du temps de Barye. Il n'en fait aucun cas. Aux cornes de l'antilope était accroché un programme de cinéma. Tout l'amour de M. F[avre] va à une tête de Hollandaise d'un sculpteur belge.
— Chaque fois que j'entre, dit-il, j'ai l'impression qu'elle va me donner un baiser...
M. F[avre] est grand, mince, encore alerte, fort aimable, lui aussi. Il a comme prénom Wolfram.
30 [octobre 1916. Genève]
Recherches dans la bibliothèque de l'Université pour le bas-relief anglais. Dans le dépôt des livres, nous fouillons avec un bibliothécaire très aimable. Mais je ne trouve pas grand chose.
La statue de Bocskay commence à prendre meilleur aspect.
31 [octobre 1916. Genève]
M. Raisin, qui est bâtonnier de l'ordre des avocats à Genève, nous a raconté [8], chez le consul de France, où nous dînions ce soir, l'histoire suivante à propos du duc de Brunswick qui laissa sa fortune à Genève. Ce brave duc avait mis dans son testament qu'il désirait être pétrifié par les procédés d'un certain professeur X de Florence. Aussitôt on écrit à Florence au signor professore. Pas de professore. Il est parti, en villégiature. Impossible de le retrouver. On réunit alors à Genève une commission de savants illustres, docteurs, chimistes, etc. On confectionne un bain d'alcool, de silicate et autres ingrédients. On fit tremper dedans le défunt duc. On l'avait installé dans un local, sous le Palais Eynard, aux Bastions. Des gardiens se relayaient jour et nuit. Cela devint une distraction d'aller voir macérer le duc. En cachette le gardien nous recevait et plongeait ses mains dans le bain, en retirait la dépouille qui pendait comme une peau de lapin. Car il ne se pétrifiait pas du tout. Le savant aréopage n'avait pas su retrouver le secret du professore florentin. Si bien qu'au bout de trois mois on se décida à l'enterrer, et comme il avait aussi écrit qu'il voulait être enterré dans un "endroit élevé et digne", on l'enterra sur le quai du Mont-Blanc.
À propos de la collection de tableaux de M. F[avre] W[illiam] que nous avons visité dimanche, M. Raisin raconte que la maison fut achetée par le père de M. Favre. Le propriétaire voulait 10 000 F pour les tableaux qui étaient dans la maison. L'acheteur ne voulu rien entendre. Les tableaux devaient être compris dans le prix de la maison. Il en fut ainsi. La collection est estimée aujourd'hui 1 million.
[1] . Le manuscrit porte : "La tête est trop grosse pour le corps", raturé et ajouté plus haut.
[2] . Le manuscrit porte : "jusqu'à", raturé.
[3] . Le manuscrit porte : "rien de", raturé.
[4] . Au lieu de : "Je venais à peine de lire dans les Mémoires d'outre-tombe les livres concernant l'histoire de Napoléon", raturé.
[5] . Le manuscrit porte : "un peu maigres", raturé.
[6] . Orthographe incertaine : "Lapange", "Lagrange".
[7] . Le manuscrit porte : "un peu nostalgique", raturé.
[8] . Le manuscrit porte : "raconte l'histoire", raturé.