Janvier_1917

Cahier n°4

1er janvier 1917. [Genève]

Et voilà encore une nouvelle année qui commence, nouvelle année de guerre qui, je le crains bien, se terminera encore dans la guerre. Trop de fautes ont été commises ! Le[1] seul espoir est dans l'imprévu. Il est le maître.

5 janvier [1917. Genève]

Monsieur Borgeaud m'a apporté un nouveau document pour Cranmer[2]. Excellent. Mais je vais être obligé de tout recommencer ! J'entrevois une esquisse beaucoup mieux.

10 janvier [1917. Genève]

Je suis décidé à faire cette nouvelle esquisse pour Cranmer. Pas d'hésitation. J'aurais dû la faire depuis huit jours déjà. Au moins, je serais depuis huit jours déjà débarrassé de ce grand bas-relief qui m'intéresse bien peu. Bouchard est de mon avis que c'est aussi infiniment mieux.

12 [janvier 1917. Genève]

Les architectes sont venus. Monsieur Borgeaud est venu hier. Il sent bien lui aussi que cette nouvelle esquisse est beaucoup mieux. Mais, comme toujours, il pense à ce que penseront "les autres". Les architectes n'ont pas eu une minute d'hésitation. Pour moi, mon parti est pris. Je vais démolir cette grande figure froide et officielle. Je vais pouvoir me consacrer entièrement à mon bas-relief en pierre et aussi, comme Lily doit partir à la fin du mois, à Lily. Je n'ai pas de plus grand plaisir que de rester à la maison, à dessiner avec Lily auprès de moi.

13 [janvier 1917. Genève]

Les hésitations de M. Borgeaud. Il faudra montrer aux Anglais les deux projets :

— Vous comprenez, ce sont eux qui paient. Il faut faire le projet qui leur plaît.

N'y a-t-il point de vue plus inférieure que celui-là ? Celui qui paie est maître ! Ni le travail, ni la valeur de l'œuvre, rien ne compte en présence de celui qui paie ! Ainsi, pour ce monument en Suisse, M. Borgeaud veut laisser le choix à deux ou trois Anglais de décider, d'après une photographie, pour un projet qu'ils ne verront sans doute jamais exécuté sur place ! Mais ils paient ! Ils paient pour que Cranmer soit glorifié. Qu'on nous laisse maîtres de le faire comme il conviendra le mieux. En tout cas, je vais démolir ce bas-relief. J'en emporterai la photographie. Plus tard, je ne soumettrai que la photographie de la bonne esquisse. Angst est venu la voir. Son avis est très net également[3].

29 janvier [1917. Genève]

Hier soir Lily est repartie pour Paris, avec les enfants. Elle était très pâle et très jolie dans son coin de wagon. Je suis convaincu que le voyage s’est bien passé. Mais j'aimerais avoir des nouvelles.

Me voici de nouveau seul à cet hôtel du Théâtre où je suis descendu déjà si souvent. La dernière fois que j'y suis venu et y ai fait un long séjour, c'était en 1912. Je revenais de Cap Myrtes. La destinée qui nous avait si longtemps séparés, m'avait fait retrouver là Lily. Depuis le mois que nous avions passé presque chaque jour ensemble, à Rome, elle m'était restée toujours présente. Combien de fois n'avais-je pas regretté, depuis, de n'avoir pas écrit à Mme H[echt], comme j'avais voulu, vingt fois, le faire. Je ne la revis plus ensuite que mariée. Je la croyais heureuse. Je me souviendrai toujours de ce dîner. Elle était plus belle encore que dans mon souvenir. Je sentais plus vive et plus douce que jamais cette lumière qui semble émaner d'elle. Lorsque je suis parti, j'étais plein d'un enthousiasme extraordinaire. Sa lumière était toute en moi. Je ne crois pas que beaucoup, dans leur vie, aient jamais éprouvé un sentiment pareil à celui que j'éprouvais ce soir-là. Le temps qui calme les plus grands chagrins, agit, hélas ! aussi sur les sentiments les plus heureux. Je souhaitais ce soir-là conserver toujours en moi cette adorable image et cette exaltation. Mais nous ne nous sommes revus que de loin en loin, et le malheur, chacun de notre côté nous accabla [4].

Je pense à cette nuit où naquit mon fils Jean. Sous le beau ciel lumineux, devant la Méditerranée immobile, où glissaient dans la lumière de la lune de grands voiliers silencieux, j'oubliais l'incertitude, les regrets que je n'osais me formuler à moi-même, les doutes que j'avais sur l'orientation de ma vie et je me disais : "Tant de beauté, n'est-ce pas un présage de bonheur ?" Il n'y a pas de présages. Un malheur affreux nous menaçait. Personne ne voyait, personne ne pouvait voir le mal qui déjà rongeait cette pauvre enfant. Lorsqu'il éclata, à sa lumière atroce je compris les raisons de ce qui me troublait et m'inquiétait tant pour l'avenir et pourquoi je l'aimais comme une enfant[5].

Le contrat qui m'obligeait à avoir terminé à une date fixe le monument Jacquard à Saint-Étienne me força à me remettre au travail. Comment, malgré ma douleur et ma lassitude, ai-je pu l'achever ? Tous les modèles de ce monument terminés, je partis pour Rome où William et Fanny[6] furent pour moi si fraternels. À mon retour j'exécutais le fronton des Gobelins, pas très fameux. Je commençais les études pour la statue d'Édouard VII et je fis aussi le modèle de la petite figure de l'hôtel de M. Mir[7].

Lorsque au mois de septembre j'arrivais à La Croix[-Valmer], j'y retrouvais Lily. Je la retrouvais vraiment. J'étais loin de me douter à quel point la vie avait été pour elle injuste et cruelle et brutale.

Voici quatre ans et demi de cela. Je pense à ces six mois heureux que nous venons de passer ensemble. Quand la guerre a éclaté il y en avait sept que nous étions mariés. Nous étions à Genève déjà.

Maintenant le monument de Genève va être terminé. C'est une grosse avance. Ces mois de sursis n'auront pas été mal employés. J'ai refait, avec de grosses améliorations, les dessins du Panthéon auquel je rêve depuis tant d'années. Je pensais à la figure du Prométhée, en 1900 déjà. Je me rappelle que visitant les admirables ruines des Baux, en Provence, je cherchais dans ces rocs des visions de cette figure. C'est en 1903 que j'ai pensé pour la première fois à la figure du Héros. Mais ni l'une ni l'autre de ces statues n'était mûre. Je le sentais heureusement. J'ai renoncé à les entreprendre, pour ne pas jeter ces beaux sujets. J'ai eu l'idée de Saint François d'Assise, vers la même époque. Peu à peu, tournant autour de la figure du Héros, d'autres sujets naissaient, se groupaient, mais dans une confusion énorme. Quelle forme donner à cet ensemble ? Comment faire comprendre ma pensée ? C'est pendant mon voyage en Tunisie, en visitant les mosquées que l'idée simple d'une sorte de cour, de cloître me vint. Mais surtout, je rapportais de ce voyage les compositions des Fils de Caïn et de l'Hymne à l'aurore. Dès mon retour de Tunisie, j'ai entrepris, véritablement envers et contre tous les Fils de Caïn. À ce moment, ils devaient figurer à l'entrée du monument. Dans ma pensée ils représentaient la Force de l'Humanité en marche : La Force physique (le Berger), La Force de la Pensée (le Poète), la Force du Travail (Tubalcaïn). Aujourd'hui ce groupe est remplacé par les Suppliants, qui me semble plus poignant [8]. J'ai exécuté ce groupe dans les plus admirables conditions. Jamais depuis je n'ai pu travailler pareillement. C'est tout à fait vers la fin de son exécution que Lily est venue à Rome. Je n'ai pu malheureusement revenir à Paris que huit mois après. Si j'avais pu revenir plus tôt, notre vie aurait peut-être été bien différente. C'est à Paris ensuite que j'ai exécuté l'Hymne à l'aurore. Il aurait dû être mieux que les Fils de Caïn. Il est moins bien. L'influence de Paris ne pouvait manquer d'agir. Il ne faut pas exécuter de pareilles choses au milieu de cette foire. Et depuis l'Hymne à l'aurore, quoi ? Rien. J'avais presque cessé de penser à mon projet.

Avec Lily je l'ai retrouvé. Je suis sûr, aujourd'hui, avec elle, de l'exécuter. Sans doute ce sera d'une audace peu ordinaire, de tout quitter, pour entreprendre, sans fortune, avec quatre gosses, une œuvre aussi considérable.

Quitter quoi ? Rien de bien intéressant. Situation de professeur à l'Académie Julian, de petites jeunes filles ambitieuses et intrigantes, membre du jury au Salon et à l'École des beaux-arts, pour se rencontrer avec des gens dont la plupart me sont indifférents, un certain nombre antipathiques, et assister impuissant à des jugements souvent scandaleux. Voilà pour la situation.

Deuxième point : les Travaux. Continuer à exécuter mal, parce que trop vite, des commandes, pour gagner de l'argent, pour laisser des rentes à mes enfants ? J'aime mieux leur laisser l'exemple d'une belle vie, du beau travail et un beau nom inscrit sous de belles œuvres, un bel exemple, comme notre oncle[9], comme Ladis.

"Qu'est-ce qu'un chef-d'œuvre ? disait Alfred de Vigny, je crois. Un rêve de jeunesse réalisé dans l'âge mûr."

Ce sera en tout cas un rêve de jeunesse réalisé dans l'âge mûr. Toute ma pensée se porte ce soirr sur mon amie qui m'a redonné tout mon élan, toute ma confiance, toute ma force.

 


[1]    . La phrase débute par : "Mais", raturé.

[2]    Bas-relief anglais.

[3]    5 pages écrites ont été déchirées.

[4]    P.L. rencontre Lily, vers avril 1905, alors qu'elle est avec ses parents de passage à la villa Médicis.

[5]    Geneviève Nénot.

[6]    Fanny Bertrand.

[7]    Le Temps et les Heures de la vie ou Chronos.

[8]    Suivi de : "et est moins anecdotique", raturé.

[9]    Paul Landowski.