Cahier n°4
2 mars [1917. Genève]
Réunion du comité devant le monument terminé. Tous les vieux noms de Genève sont là : M. Ador, M. Naville, M. Gautier, etc.
M. Gautier nous fait à Bouchard et à moi un discours charmant, ému, plein de bonté.
Notre monument a grand succès.
4 [mars 1917. Genève]
Départ. Le monument est fini. M. Borgeaud est venu encore aujourd'hui m'apporter des documents ! Bouchard reste encore quelques jours, pour refaire un chapeau que lui a demandé M. Borgeaud.
J'ai travaillé toute la matinée sous la neige. Il est très regrettable que M. Claparède n'ait pas été consulté plus tôt au sujet de ce bas-relief[1].
6 [mars 1917. Boulogne-sur-Seine]
Arrivé hier. J'ai trouvé ma fillette[2], venue au monde vingt-quatre heures avant mon retour.
Quatre enfants. Exécuter mon programme de sculpture et élever mes quatre gosses.
8 [mars 1917]
Je reçois de Genève une étude de M. de Claparède sur le Mayflower. Je regrette un peu mon manque d'énergie et de n'être pas resté à Genève quelques jours de plus. Au point de vue documentaire ce bas-relief aurait pu être amélioré. Et le point de vue documentaire n'est pas tellement contradictoire avec le point de vue artistique. C'est une vieille rengaine romantique, ou plutôt d'impuissants. C'est comme la ressemblance d'un portrait.
9 [mars 1917]
Le monument Berthelot par Saint-Marceaux. Erreurs considérables. Monument conçu pour la pierre, exécuté en bronze. Pourquoi ? Figure de Berthelot, manque d'audace dans l'exécution. Ce n'est plus de la simplification, c'est de l'escamotage. Les deux bas-reliefs sont bien faibles. Baugnies, en sursis, travaille avec acharnement à lisser le bronze. Pendant ma visite, arrive Mme B[ertrand], je reviens avec elle à Boulogne. J'apprécie de plus en plus cette femme étonnamment intelligente, énergique et droite.
12 [mars 1917]
Bouglé arrivé à l'improviste de Commercy. Je le trouve à table, entouré de sa jolie famille. À sa table également un jeune soldat, blessé. Bouglé me dit que l'état d'esprit des poilus commence à se gâter. Lassitude excessive. Il ne faut plus leur parler de patriotisme. Depuis[3] le premier jour le poilu en a assez. Il ne cesse de bougonner, mais il fait tout ce qu'on lui demande.
13 [mars 1917]
J'avais vu Truchet samedi. Il sortait avec sa femme lorsque j'arrivais chez lui. Je l'ai donc à peine vu. Tous deux, lui et sa femme, m'avaient paru tristes, très fatigués. Il m'a téléphoné ce matin pour me dire que Guirand [de Scévola] sera l'après-midi[4] à l'atelier de la rue du Plateau, et de m'y trouver à trois heures.
Déjeuner chez notre ami M. Behrendt. Toujours le même. Amical, nerveux. Cet excellent ami me semble se tourmenter à propos d'idées fausses[5] qu'il prête aux autres sur lui-même. Après déjeuner il m'emmène chez G[eorges] Petit, voir une exposition où il a acheté deux toiles de Simon. À cette exposition, Simon a certainement les meilleures toiles. À côté, H[enri] Martin montre des envois de plus en plus fades.
Sensation extraordinaire de me promener dans cette salle G[eorges] Petit, au milieu d'une exposition où pas la moindre toile ne vient rappeler la guerre, comme avant la guerre. Une toile cependant rappelle la guerre. Le portrait du Cardinal Mercier de Besnard. Magnifique toile. Je regrette un peu le Christ, trop grand, trop XVIIIe, la ville incendiée dans le fonds. Tout cela est d'une inspiration banale et manque totalement de style. Mais la figure du cardinal, ce qui est l'essentiel, est remarquable.
Certains peintres en se glissant dans des milieux avancés, en exposant dans ces milieux-là, se sont fait une réputation d'artistes révolutionnaires ! aussi bien auprès du public qu'auprès des critiques, ces sots. En réalité leur art est fort quelconque et leur palette est plutôt vieille. Ainsi Dauchez, ainsi Ménard. De Dauchez je n'ai jamais rien vu d'intéressant et je me demande pourquoi il a plus de réputation que Guillemet. De Mesnard j'ai vu jadis des toiles pleines de grandeur classique. Celles que j'ai vues aujourd'hui sont tout à fait saumâtres.
De chez Georges Petit suis allé à la Section. J'y ai appris avec plaisir, ma foi, que avec Bouchard nous étions affectés à la Section de Paris. Vu Guirand [de Scévola], engraissé, bon visage.
15 [mars 1917]
Situation politique navrante. Briand a réussi à troubler tout et tout le monde. De tous côtés on me raconte que ce ministre file tous les soirs à Versailles rejoindre la princesse Georges de Grèce, ou bien[6] que dans le salon de la comtesse de Noailles il fait des discours sur le principe d'autorité après la guerre. Mais à la Chambre quand on l'interpelle sur la situation économique lamentable où nous sommes, il gémit qu'on l'empêche de travailler.
16 [mars 1917]
Général Lyautey démissionne. La Chambre[7] est d'une susceptibilité exagérée. Mais il paraît que Lyautey a arrêté l'offensive de Nivelle. Au front, l'armée est navrée. Tout était prêt. Des mois de travail, pour rien. On est stupéfait. Donc Nivelle est généralissime, et n'est pas le maître. Nivelle voulait attaquer. On aurait eu sans doute un gros succès. Maintenant les Boches s'en vont, sans être inquiétés et ont tout le loisir de préparer leurs nouvelles positions. Lyautey s'est rendu compte de sa gaffe. Il cherchait l'occasion de s'en aller.
Voilà ce qui serait la raison[8] essentielle de ce qui s'est passé à la Chambre.
17 [mars 1917]
Mais les événements se succèdent foudroyants. Tout est aujourd'hui dominé par ceci : la révolution russe. C'est sans doute l'événement le plus formidable de l'Histoire. Les conséquences peuvent en être plus grandes que celles de notre Révolution que Napoléon a fait avorter. Car s'il en est sortie la Proclamation des Droits de l'Homme, il en est sorti aussi le Militarisme moderne qui en est bien tout le contraire.
Je pense à cette pensée de Tolstoï : "Tout homme est libre d'accomplir tel ou tel acte. Une fois qu'il est accompli il ne lui appartient plus."
Ainsi Guillaume [9], maître de déchaîner ou non la guerre, a choisi la guerre. Sa volonté était alors maîtresse. Depuis, c’en est fini. Plus rien n'a marché suivant sa volonté. Mais déjà des choses immenses sont arrivées, dont les principales sont : le discours magnifique de Wilson qui est en quelque sorte comme la Proclamation des Droits des Peuples. C'est plus qu'un discours, c'est un fruit. Je déplore que semblables paroles ne soient pas tombées [10] de notre tribune. Le second fait, c'est aujourd'hui la révolution russe, qui me semble totale.
Ainsi, malgré tout, les forces morales humaines finissent par se coordonner, finissent par vaincre les forces conjurées militaires, religieuses, financières. Les forces se concentrent aujourd'hui dans cette monstrueuse union des empires centraux. Ce qui se passe en Russie peut avoir des conséquences incalculables sur les armées et le peuple de ces pays. C'est là la vraie solution de la question européenne.
18 [mars 1917]
Ce matin trois excellentes nouvelles :
La proclamation du nouveau tsar, proclamation habile et magnifique. Elle oblige les partis les plus avancés à se conduire avec ordre.
La démission de Briand. Cet homme adroit, sorte de Giolitti, corrupteur et paresseux était une cause de faiblesse. Mais qui viendra à sa place ? Painlevé ?
Notre avance, la délivrance de Bapaume, Roye, Lassigny. Il semble que de nouveau la chance tourne. Combien il faut regretter plus le passage de Lyautey à la Guerre. Il n'y est pas resté longtemps, juste[11] le temps de nous faire perdre le bénéfice de l'offensive préparée depuis si longtemps.
20 [mars 1917]
Repris le service à la section[12]. Je reste à Paris. L'ami Sieffert me demande de lui donner la main à son bureau de sergent major. Je déteste le travail de bureau. Mais que faire d'autre à la section de Paris ? Diriger un atelier de femmes est encore plus odieux. Avec Sieffert je compte pouvoir travailler pour moi un après-midi par semaine. Cela m'apparaît comme inestimable.
30 [mars 1917]
On s'inquiète beaucoup de la tournure que prend la révolution russe. Crainte que le parti socialiste extrême n'arrive à dominer le gouvernement provisoire, et la signature d'une paix séparée. Sans rien connaître de la situation, la logique des choses me semble devoir s'opposer à toute solution de cette nature. Sans doute le parti socialiste pacifiste se mettra effectivement en rapport avec le parti social-démocrate boche. C'est dans la logique des événements. Mais la même logique veut que l'entente soit impossible. Les sociaux-démocrates boches ne peuvent présenter aux socialistes russes aucun programme de paix acceptable par des gens sincères, aussi idéalistes que les Russes, et aussi désireux de se conduirent en accord avec leurs théories. Cette tentative de rapprochement ne peut se terminer que par une rupture plus complète que jamais.
[1] . Le Mayflower.
[2] . Françoise Landowski-Caillet.
[3] . La phrase débute par : "Mais", raturé.
[4] . Le manuscrit porte : "le soir", raturé.
[5] . En marge : "de sentiments faux".
[6] . Le manuscrit porte : "qu'il passe", raturé.
[7] . Le manuscrit porte : "me paraît", raturé.
[8] . Au lieu de : "cause", raturé.
[9] . Guillaume II.
[10] . Le manuscrit porte : "sur le monde," raturé.
[11] . Précédé de : "il a eu", raturé.
[12] . La section de camouflage.