Cahier n°4
1er mai [1917]
Retour de Fontainebleau. Avec le bon Royer nous avons été organiser différents travaux de démonstration à l'École des officiers d'artillerie. On fait en ce moment 10 000 officiers d'artillerie par an, dans cette école.
L'attente de notre matériel nous donne les loisirs d'un après-midi, nous allons voir d'Esparbès. D'abord il ne me reconnaît pas. Je l'avais vu une fois seulement, au mariage de Marcel[1]. À la sortie de la petite église des Batignolles, il m'emmena chez le marchand de vin, en face, prendre un apéritif. C'était le temps où l'absinthe parfumait les trottoirs. Puis il revint rue de l'Université[2] assis à côté du cocher.
Il nous reçoit dans un petit salon rempli de souvenirs de Napoléon. Nous causons de choses et d'autres, et la conversation vient à tomber sur le livre de mon ami H[enri] Barbusse. J'en dis tout le bien que j'en pense. Et face à moi, je sens des réserves. Il finit par me dire : "Je n'aime pas ça. C'est le livre d'un socialiste, d'un anarchiste. Moi, je suis un aristocrate." Je regarde l'aristocrate, vautré dans un fauteuil Empire, en pantoufles, petit et gros. Mais j'ai mieux compris pourquoi il ne pouvait aimer et comprendre ce livre vrai et profond, en visitant avec lui le château. D'Esparbès, avant d'être conservateur à Fontainebleau ne vivait déjà que dans le passé. Chez le marchand de vin ou dans ses pantoufles il ne pensait qu'à la guerre en dentelles. Mais la guerre ne se fait qu'avec du sang. C'est un grand imaginatif. Il vit là-bas, dans ce château à moitié vidé, entouré d'ombres et de fantômes qui vivent en lui et qu'il fait revivre devant nous, depuis Louis XII jusqu'à Napoléon III. Le fait est que toute l'Histoire de France revit là, en évoquant tous ceux qui sont venus vivre là. De tous, c'est Napoléon Ier et Louis XIV que d'Esparbès campe le mieux. François Ier, Henri IV, il les possède moins. Les deux autres il semble, en en parlant, les avoir connus. Il me faisait penser à cet excellent pasteur Monnier qui me parlait de Calvin, absolument comme d'un ami qu'il aurait perdu la veille. Quand d'Esparbès cite une phrase de Napoléon, il prend un ton de voix spécial, une intonation particulière, comme s'il imitait une voix qu'il avait entendue. Dans le petit salon où l'événement se passa, il nous a joué véritablement la scène de l'abdication, avec le ton, les manières de tous les personnages. Il est désespéré parce que, il y a quelques années, on a changé les marches de l'escalier, du fameux escalier de la cour des adieux, par où Napoléon descendit. Il y a quelques années, il fit visiter Fontainebleau à l'impératrice Eugénie, qui lui dit que de son temps, on patinait à roulettes dans les galeries : "Nous nous amusions beaucoup." ajouta-t-elle. C'est à peu près toute l'émotion que lui produisit cette visite.
Sans date [mai 1917]
Blondat venu à la section, me dit que Moreau-Vauthier est en permission à Paris. En rentrant le soir, je suis passé le voir. Il est lieutenant et commande une compagnie de mitrailleurs. Très changé d'expression. Il s'est toujours très bien conduit. Il me dit des choses très dures sur G[uirand de Scévola]. Je le défends. L'œuvre de G[uirand de Scévola] durant la guerre mérite l'estime. Mais certainement l'origine de la réussite n'est pas pure. Au moment de partir, Moreau[-Vauthier] me montre un projet de monument à propos de la guerre. C'est la même idée que le morceau central du projet dont j'ai fait un dessin à Genève, mais vu de dos ! J'aurais dû le dire aussitôt à Moreau[-Vauthier], parce que je ne voudrais pas que plus tard si nous nous rencontrons dans un concours il puisse croire que je lui ai chipé son idée.
7 mai [1917]
Je lis dans un journal que les Israélites de Russie ont décidé, en l'honneur de la révolution russe, d'élever un Temple de l'Égalité. Voilà le temple où toutes mes idées prendraient tout naturellement leur place. Hélas ! en France pareille chose ne se réalisera jamais.
J'écrivais jadis, dans un de ces carnets, que seule une révolution sociale amènerait une vraie renaissance artistique. L'idée de ce Temple de l'Égalité est la première réalisation de ce que je pensais. Nous allons revoir enfin une de ces œuvres collectives à laquelle tout un peuple collabore à la fois, par ceux qui y travaillent et par l'intérêt que tous y apportent. Je pense ceci : il y a intérêt, à tous les points de vue, à ce que la révolution russe soit absolue et complète. Ce comité d'ouvriers et soldats que l'on semble tant craindre ici, jouera un rôle indispensable. Ainsi la révolution russe exercera une attraction irrésistible sur le reste de l'Europe. Ainsi, de la guerre sortira une organisation sociale nouvelle, complètement nouvelle, qu'il faut souhaiter de toutes nos forces, quelles qu'en puissent être les conséquences pour nos habitudes sociales actuelles et nos intérêts égoïstes. Ce qui se passe depuis trois ans marque la faillite définitive de toutes les formes gouvernementales actuelles.
Souvent[3] on a posé cette question : "Quelle influence la guerre aura-t-elle sur l'évolution artistique ? Y aura-t-il une influence artistique après la guerre ?" J'ai même lu à ce sujet un article de Maurice Denis bien creux, bien fade, bien banal (bien qu'il y parle d'Aristote, de saint Thomas ! Vous êtes trop érudit, mon garçon !). Je veux dire exactement[4] : si nous ne devenons pas des États socialistes, si avec un peu plus de ceci et un peu moins de cela nous recommençons à vivre socialement comme avant, l'art sera le même avec un peu plus de ceci, avec un peu moins de cela. Ça sera la même anarchie allant de M. Puech à Matisse avec tous les intermédiaires. De-ci, de-là, quelques fortes personnalités. Mais quelques personnalités, quelle que soit leur valeur ne créent pas le style d'une époque. Ni Rodin, ni Meunier n'ont influencé en rien leur époque dans un sens profond. Ils sont pourtant tous deux, deux puissantes personnalités. David[5] semble avoir eu une influence plus réelle. La vérité est que toute son époque, nourri de l'Histoire de la République romaine, pensait comme lui, n'aurait plus rien compris d'autre. Ce ne sera que lorsque la société tout entière sera dominée par une seule, une grande idée, que cette rénovation sociale entraînera fatalement une rénovation artistique. Je ne crains pas de penser que le patriotisme qui implique à la fois amour et haine ne porte pas en lui la force de cette rénovation. Il n'y aura aucune renaissance artistique après la guerre, s'il n'en sort d'abord une réforme sociale absolue, je veux dire exactement ceci : si nous ne devenons pas des États socialistes.
8 mai [1917]
En sortant du ministère des Inventions[6] avec Hellé, comme j'avais une heure devant moi, suis allé visiter l'exposition de ce malheureux Lemordant. En voyant réunie cette œuvre si forte, je l'ai plaint plus encore. C'est un très grand artiste. Sa conduite à la guerre a prouvé qu'il était aussi un très grand caractère. Tout est très bien. Il ne faut faire de réserve que pour la décoration du théâtre de Rennes. L'idée de décorer un plafond avec de la peinture est, à mon sens, une erreur. Ainsi n'y a-t-il pas de beaux plafonds. Les Vénitiens seuls sont arrivés à force de virtuosité à de bons résultats. Le plafond de Delacroix au Louvre, très inspiré des Vénitiens est aussi une des rares bonnes choses plaidant en faveur du genre. Malgré toutes leurs qualités, je reproche quand même à tout cela son côté conventionnel, faux, uniquement décoratif. Lemordant qui a voulu mettre de la vérité dans son plafond n'a fait qu'en rendre plus criant le principe vicieux. Cette farandole de petits Bretons et Bretonnes, vus par en- dessous et dansant sur des nuages est un contresens hurlant. Le rideau de théâtre que par une idée heureuse on avait aussi confié à l'artiste n'est pas très réussi. Il est confus, encombré. Les personnages beaucoup trop grands. Toute l'architecture n'a plus aucune échelle. Pas le sens de la chose architecturée. Mais tout le reste est excellent. C'est fort, large, coloré et consciencieux. Lemordant vivait loin de Paris. Son œuvre s'en ressent. Chaque fois que je vois une belle œuvre, bien d'ensemble, je suis pris d'amers regrets de n'avoir pas eu l'énergie de rompre avec les mille liens qui m'entravaient ici et qui ont absolument arrêté mon développement depuis mon retour de Rome. Je n'ai à m'en prendre qu'à moi-même. Si la guerre ne dure plus trop longtemps, j'espère n'être ni trop vieux, ni trop fatigué pour me rattraper.
Ce que j'ai le plus aimé dans cette grande quantité de toiles, d'esquisses, d'ébauches, c'est la belle esquisse de naufrage, surtout[7], où la mer, l'immensité de la mer, sa tristesse, sa force implacable se sentent de manière extraordinaire. Très belle esquisse de la Manifestation Ferrer à Paris.
Au milieu de ces deux ou trois cents toiles et dessins, je n'ai remarqué qu'une seule chose fade, quelconque, anodine, banale, une petite esquisse de la farandole pour le plafond du théâtre de Rennes. C'est celle-là que M. Raymond Poincaré a achetée.
Déjeuner chez Antoinette[8]. Elle fait d'énormes progrès en peinture. Georges Mauset est venu déjeuner. Il a suivi de près les préparatifs de l'attaque malheureusement manquée du 16 avril. Il m'a dit des choses navrantes. Que les officiers de l'état-major passaient leurs nuits à jouer au poker. Que lorsqu'il venait leur parler de points au front où la section travaillait, ces messieurs ne savaient plus de quoi il s'agissait. Au fond on croyait que ça irait tout seul. Mangin a fait massacrer des divisions entières, les lançant à l'assaut successivement, sachant cependant que les deuxièmes lignes boches avaient très peu souffert des bombardements. Manset m'a dit avoir des photographies d'avions des lignes ennemies, prises le matin, une heure avant l'attaque et l'on y voit très bien les deuxièmes lignes avec les fils de fer intacts. On a quand même lancé l'infanterie là-dessus. Après trois ans de guerre, et les cruelles expériences faites. Et cela, on l'accepte. Mais si un député indigné parle de déférer devant un conseil de guerre tout général en étant relevé de son commandement on crie à l'antipatriotisme.
10 [mai 1917]
Je ne suis pas inquiet, comme presque tout le monde ici, de ce qui se passe en Russie. Parce que je crois que les membres du comité des ouvriers et soldats sont sincères. Voilà pourquoi ils ne pourront jamais s'entendre avec les Allemands. Quant au gouvernement du prince Lvov, il me paraît composé d'hommes tout à fait remarquables. Leur idée et leur proposition de faire participer le comité de Tauride à la direction des affaires prouvent que ce sont des gens d'action et surtout qui s'efforcent de se conduire d'accord avec leurs idées. Ce qui se passe en Russie, au moment tellement critique de la guerre est navrant. Mais dans l'ensemble des événements, c'est le mouvement le plus rassurant pour l'avenir.
18 [mai 1917]
Malgré la situation excessivement confuse et terriblement angoissante de la Russie, je reste optimiste. Je reste convaincu que de tout cela, il ne sortira que du bien.
23 mai [1917]
Au cercle de la rue Boissy-d'Anglas[9], exposition piteuse. Seul un bon portrait de Jacques Baugnies : un jeune juif roux exécuté avec force et esprit. Mais Forain y expose un invraisemblable portrait de Guirand de Scévola, dans une tranchée ! ! avec un geste plus que napoléonien et une dédicace non moins olympienne.
— C'est étonnant à quoi peuvent en arriver des hommes d'esprit, dit Lily.
26 mai [1917]
Dîner hier soir chez Mme M[ühlfeld], le jeune Bacou nous raconte sur le général Lyautey de curieuses choses, mais qui prouvent que son départ du ministère a été une bien heureuse chose. Pendant qu'il était ministre il aurait dit, dans un dîner, chez cet individu, F[rancis] de Croisset, où il avait accepté d'aller ! il aurait donc dit ceci, à propos de la révolution russe : "Moi, ministre de la Guerre, j'ai envie de m'engager dans l'armée autrichienne pour combattre la révolution russe", et bien d'autres insanités. Il y avait à ce dîner la marquise [10] de Noailles qui depuis s'en va répétant dans les salons : "Mais c'est un roi nègre !"
28[11] mai [1917]
Terminé une permission de sept jours. Je l'ai mal employée. Je l'ai entièrement consacrée à retoucher la réduction de la statue d'Édouard VII. Et cette statue m'intéresse peu.
Mais le plan d'ensemble du Panthéon[12] a fait un pas immense en avant, un pas définitif. À faire la description détaillée écrite. Cela fait étonnamment préciser les idées.
Rentré à la section. Ébullition. Depuis longtemps les femmes employées réclamaient une augmentation. La réussite de la grève des modistes leur a fait donner en partie satisfaction. Mais, bien entendu, de manière très injuste, tout le monde n'ayant pas été augmenté de manière égale, de sorte que rien n'est arrangé. Rien de pire que l'imbécillité prétentieuse et de donner le droit de commander et de décider à des sots, comme c'est généralement le cas. Tout ce qui se passe à cette section ici est si peu intéressant que je ne veux pas perdre mon temps à en noter ici les détails. Je souhaite, lorsque la guerre sera finie, oublier presque tout de cette triste époque. Cela ne m'empêchera pas d'essayer de tirer d'affaire ces trois malheureuses femmes qui ce matin, bien justement, m'ont confié leur déception.
29 [mai 1917]
M. Grunebaum est un homme très sensible. Je regardais sa tête fine, ses yeux bleus, intelligents. Il aime les choses pour lui-même, c'est un homme bien plus intéressant que la plupart de ces faux connaisseurs qui ne connaissent un artiste qu'à travers le marchand de tableaux. M. Grunebaum m'a amené aujourd'hui Bénédite [13] pour lui montrer le buste de M. Nénot qu'il voudrait donner, avec un groupe d'amis, au Luxembourg. Bénédite a emporté le buste. Je suis fort content. Le prix qu'on m'en donnera (1 000 F) est modeste mais cela m'importe peu. Ce buste est bon et je suis très content de l'avoir au Luxembourg.
Je reçois ce soir une lettre de Touraille qui me propose des réductions phénoménales pour la Danseuse aux serpents et le buste du Haleur. Je n'accepte pas pour la Danseuse, mais j'accepterai pour le Haleur[14].
[1] . Marcel Cruppi.
[2] . 80, rue de l'Université, où habitent les parents de Marcel (Jean Cruppi et Louise Crémieux).
[3] . Le manuscrit porte : "Au point de vue artistique" raturé.
[4] . Précédé de : "En vérité, il n'y aura aucune résonance artistique après la guerre s'il n'en sort pas d'abord une réforme sociale absolue," raturé.
[5] . Jacques-Louis David.
[6] . Le ministère des Inventions intéressant la Défense nationale était rattaché à celui de l'Instruction publique et des Beaux-Arts.
[7] . Au lieu de : "d'abord", raturé.
[8] . Antoinette Nénot.
[9] . Cercle de l'Union Artistique, 5 rue Boissy-d'Anglas.
[10] . Anna de Noailles.
[11] . Au lieu de "30" mai raturé.
[12] . Temple de l'Homme.
[13] . Léonce Bénédite.
[14] . Suivi de : "[...] j'étais prévenu que le Monsieur marchandait honteusement, j'avais fait un peu la paix. Avec le buste de M. Nénot, avec le Fakir aux serpents, voici un peu d'argent qui me fera durer encore un peu." Raturé.