Cahier n°4
1er août [1917]
Bouglé venu dîner. Nous a dit avoir vu les délégués du Soviet de Petrograd. Au fond, il trouve ces gens-là inquiétants.
15 août [1917]
Retour de Chantilly[1] où, hier, avait lieu la fête annuelle du camouflage. J'en reviens[2] satisfait parce que je me suis senti plus en confiance avec William. J'ai beaucoup de mal à m'avouer ce que je pense de[3] la section. Plutôt à l'écrire. Parce que Guirand [de Scévola] est réellement très bon camarade avec moi. Mais tout de même je ne puis pas non plus le juger et regretter qu'un tel homme ait une telle autorité. Quel comédien ! Il doit donner des leçons à sa femme[4]. Cet homme n'arrive pas à se faire aimer. Pourquoi ? On le sait tellement intrigant. Il n'a pas de gestes sincères. C'est un homme toujours en scène. Je regrette que mon esprit ne soit plus du tout tourné vers les choses littéraires. Il y aurait un livre magnifique à faire sur la guerre, avec cet homme comme point central. Mais j'ai mieux à faire. Et puis, je n'aimerais guère vivre auprès d'un homme, lui serrer la main, accepter de lui des services, pour ensuite le disséquer en public. Laissons ce genre de sport à des Léon Daudet. Et laissons là aussi ce sujet.
Revu Bouchard, un peu maigri, mais très en train, et qui venait recevoir sa troisième citation. C'est un bonhomme, un vrai.
Despiau se traîne toujours en boitillant et achève le buste de Lièvre, a commencé celui du petit Jacquot Laparra. Je ne puis jamais m'empêcher d'un sentiment de tristesse, de regret, assez inexplicable, mais que je ressens vivement, lorsque je vois faire par d'autres certains portraits de ceux que j'aime bien. Ce petit buste est bien parti et Despiau en fera quelque chose de fort joli.
Le brave Émile Pinchon était là, toujours le même, droit, solide. Il est aussi bien fatigué de la guerre et attend un sursis pour remettre sur pied son usine de cuirs.
22 août [1917]
Visite à Monsieur d'Estournelles de Constant.
Tout à l'heure j'ai embarqué Lily et ma petite Françoise, pour Lamaguère. Lily est fatiguée. Je suis triste qu'elle parte. Mais j'en suis content, car elle en a très besoin.
Travaillé à ce monument Wright. Plus je fais l'expérience de ces travaux, plus je me persuade de l'impossibilité d'arriver à quelque chose de bien. J'ai une bonne idée. Bien entendu c'est la moins bonne que l'on choisit. Je regrette que mon ami Bigot ne cherche pas plus et se contente en ce moment, un peu facilement, de choses un peu banales. Je sais bien qu'en architecture c'est peut-être encore plus difficile qu'en sculpture de trouver quelque chose pour ces monuments commémoratifs. Et puis, pourquoi se fatiguer à chercher puisque d'avance l'idée heureuse et neuve sera écartée. Il faudrait avoir l'énergie de refuser toute commande à moins d'avoir liberté absolue. Voilà pourquoi le départ à Florence sera aussi un bonne chose.
23 août [1917]. Le Mans
Avec Bigot, hier soir, nous avons rendu visite à M. d'Estournelles de Constant qui nous a renseignés paternellement sur la visite que nous devions faire au Mans, comme si nous étions des enfants en bas âge. Il a l'air d'aimer beaucoup et sincèrement Bigot.
Le Mans n'est pas une vilaine ville. Il faisait beau. Par beau temps toute ville nouvelle vous apparaît sympathique. La cathédrale est magnifique. Mais avant d'y aller, l'ami Bigot, toujours le même, a voulu commencer par la rue des lupanars. Bien triste spectacle. Je remarque seulement que les femmes sont vêtues de grandes blouses noires d'ouvrières ! Progrès des temps. L'amour autrefois, même infect, essayait de s'orner de fleurs, de riantes couleurs. Les putains[5] du Mans s'habillent en ouvrières d'usine. J'espère que cela n'est particulier qu'à la ville du Mans.
La cathédrale est magnifique. La nef est d'une élévation impressionnante et d'admirables vitraux ajoutent à sa grandeur. Puis nous sommes descendus vers la place du théâtre où l'on projette d'élever le monument Wright. C'est la place des Jacobins. Emplacement extraordinaire. Mais je continue à penser que la vraie place de ce monument était au camp d'Auvours[6] où Wright vola pour la première fois. Le chevet de la cathédrale, vu de cette place des Jacobins, est étonnant. C'est à la fois puissant et gracieux, élégant et robuste, riche et plein de tenue. C'est un grand chef-d'œuvre. On tremble de mettre n'importe quoi auprès d'un monument si beau. Je ne crois pas que mon idée de : "l'Homme qui apporte les ailes" ferait bien là. Elle ferait bien, en plein champs. L'obélisque m'inquiète. Et puis la banalité me désespère. Bigot s'en fiche complètement. Il est d'une sérénité magnifique. Il nous faudra trouver autre chose que cette statue ou cet obélisque... Or le maire et le préfet sont arrivés à notre rencontre. L'un, le maire, gros et robuste. L'autre, le préfet, grand et réservé. Promenade et comme par hasard le maire nous emmène à nouveau dans la rue des lupanars. Très au courant le maire du Mans. Le préfet était très réservé. En remontant vers la cathédrale le maire nous montre une porte dérobée, sortie d'un grand parc donnant juste en face de l'entrée d'une maison hospitalière :
— C'est la sortie de l'évêché, dit le maire.
Nous nous livrons immédiatement aux plaisanteries de circonstance. Puis visite de la place, conversation sans intérêt, et nous repartons vers Paris.
26 août [1917. Boulogne-sur-Seine]
En composant, parfois, bien rarement, on a des moments d'enthousiasme, d'élan intérieur, qui doivent ressembler à ces élans qu'ont les gens très pieux, à force de prier et de se suggestionner[7]. Je me rappelle les moments d'emballement que j'ai eus aujourd'hui en composant le Mur du Héros. J'attends d'avoir fini l'ensemble de mes dessins pour consacrer de nombreuses pages à mon projet le plus cher. Je note seulement mon enthousiasme. Je suis sûr que si cela était exécuté un jour ce serait une chose très bien. Nous sommes bien décidés Lily et moi à faire tout ce qu'il faut pour qu'il soit exécuté. Rien ne m'est plus doux que de mêler le nom de Lily et sa pensée à tout ce bouillonnement de choses et d'idées qui seront ce monument. Elle y est mêlée beaucoup plus qu'elle ne croit et je n'écris pas cela parce que je sais qu'elle peut lire ce cahier un jour ou l'autre, mais parce que c'est par elle que je me suis remis à penser à tout cela, et parce qu elle m'y pousse de toutes ses forces à m'y consacrer. Si[8] j'arrive à exécuter ce monument, je prendrai une place méritée parmi les artistes de notre époque. Et mes notes, ce jour, intéresseront. Je veux d'avance associer à la destinée du projet longtemps caressé, le cher être, si tard retrouvé, mais qui depuis m'a fait tant de bien.
28 août [1917]
Je regrette un peu d'avoir refusé dernièrement d'être officier. Cette guerre dure trop longtemps. On se lasse. Chacun commence de plus en plus à avoir le désir de se remettre à son vrai travail. C'est un tort. Malgré tout ce qui m'incite à rester ici, le chagrin que mon départ ferait à Lily, mes gosses, la nécessité où je suis de chercher à gagner un peu d'argent, j'aurais dû accepter de repartir, de me remettre à fond à ce métier idiot de soldat, donner l'exemple de la ténacité. Je n'en ai pas eu l'énergie. Le bonheur de Lily m'en console.
[1] . Un atelier de camouflage.
[2] . Suivi de : "surtout", raturé.
[3] . Suivi de : "de cette façon de faire", raturé.
[4] . Marie-Thérèse Piérat.
[5] . Suivi par : "d'aujourd'hui", raturé.
[6] . Wilbur Wright y bat le record du monde de distance et de durée, le 21 septembre 1908.
[7] . Suivi de : "De cette profonde pensée je pourrai dire comme Tolstoï dans ses mémoires : pas clair, mais je veux comprendre." raturé.
[8] . Le manuscrit porte : "Un jour", raturé.