Octobre-1917

Cahier n°4

2 octobre [1917]

Retour de Châlons[-sur-Marne][1]. Très agréable impression. État d'esprit très bon. Revu cet excellent Jallot, toujours aussi vibrant. C'est un gaillard.

6. 7. 8. 9 [octobre 1917]

Présenté[2] par Guirand [de Scévola] au général Pétain. Je l'ai attendu un moment dans la grande salle du château de Compiègne. Homme très vigoureux, visage franc, clair, vif. Au point de vue sculptural, quelconque. C'est une tête de général ! Pourvu qu'il vaille vraiment ce qu'on en dit.

10 [octobre 1917]

Dîner rue de l'Université chez mon beau-père avec Georges Leygues et M. Delavigne. On a remué toute cette boue qui s'étale aujourd'hui dans les journaux. Il a été dit que :

1. Humbert, Monnier, Caillaux ne se sortiraient pas de cette histoire ;

2. Que Daudet dans sa déposition avait dit des choses les plus graves ;

3. Que Turmel entraînerait dans sa chute douze de ses collègues.

Je verrais si les faits confirmeront ces renseignements[3].

Georges Leygues est vieilli, grossi. Il parle avec mesure et modestie de ces histoires d'argent. C'est l'affaire Chauchard qui le rend modeste, certainement.

11 [octobre 1917]

Haseltine m'a dit que les Américains partaient pour une guerre excessivement longue ! Il m'a dit aussi qu'aujourd'hui ils avaient en France plus d'hommes qu'ils ne comptaient en avoir en décembre prochain. Ils auront 2 000 000 d'hommes au printemps, paraît-il. Les Américains ont installé leur section rue Girardon, à Montmartre, au Moulin de la Galette. En y allant, tout à l'heure, j'ai reconnu tout à coup que c'était la rue où habitait Mitrecey. J'ai évoqué ce temps lointain. Alors, j'étais en philosophie. Notre oncle Paul vivait encore. Le dimanche je venais là, je soutenais le bras d'un modèle qui posait. C'était l'année où Mitrecey a eu son prix de Rome. Le souvenir de ce grand et beau garçon m'est resté très présent. J'avais pour lui une admiration sans borne. Quand il a eu son prix de Rome il me fit remarquer qu'il l'avait obtenu sept ans après sa sortie du collège. Je me fixais la même limite de temps. Le hasard se fait qu'il en fut ainsi. Mais c'est en vain que j'ai cherché le jardin et l'atelier. Tout est sens dessus dessous. On a bâti d'énormes maisons. D'un passé si récent il ne reste plus rien. Mitrecey est mort. Le cadre est tout transformé. Et moi, en uniforme ! ayant réalisé une bien petite partie de mes espoirs d'alors, je promenais dans ce Montmartre nouveau la nostalgie d'un moment.

12 octobre [1917]

Dans le métropolitain tout à l'heure, au moment où la vitesse repartait, on frappe à la vitre. Je levais les yeux de mon journal. C'était H[enri] Barbusse. Nous n'avons pu échanger à travers la vitre que des gestes désespérés. Mais j'ai senti qu'il était ému, comme moi, de nous revoir. Je l'aime beaucoup. Il était en civil. Il doit donc être en sursis. Je vais tâcher de le revoir un de ces jours prochains.

Lily rentre demain de Vichy. Les enfants rentreront mardi.

14 octobre [1917]

Tandis que je travaille, Lily lit Auguste Comte : "Pour sa fonction, le culte trouve dans l'art l'auxiliaire le plus puissant. Comme la science, l'art a dû se révolter contre le cœur pour ne pas rester asservi à des dieux extérieurs et fictifs. Il lui a fallu, à lui aussi, se prendre comme fin. Son individualisme fut une revendication nécessaire. Mais de même que la science erre vainement quand elle s'affranchit du cœur, l'art s'y épuise, car il est issu de l'émotion religieuse et en tire toute sa substance. Sa destination normale est la culture morale des sentiments et de l'imagination. Il faut qu'il y revienne pour reprendre sa vitalité." Auguste Comte.

 


[1]    .Atelier de camouflage.

[2]    . Précédé par : "Guirand m'a emmené avec lui. Perte de temps. Guirand n'est pas très sérieux. Mais il voulait me présenter au général Pétain dont je dois faire le buste", raturé.

[3]    . Accusés d'être des agents de l'ennemi.