Juin-1918

Cahier n°5

2 juin [1918. Chantilly]

Procession dans les rues de Chantilly. Les évacués. Depuis la petite église de Chantilly, et tout le long de la promenade dite rue d'Aumale, de braves femmes et de petites filles avaient dressé des autels entourés de fleurs. Une pauvre procession, croix et curé en tête en fit le tour, s'arrêtant à chaque station et récitant des prières. Cependant, dans la rue parallèle, rue du Connétable continuait le défilé ininterrompu des évacués de la région de Soissons, Compiègne, etc. Forain, sur le coin du trottoir, le crayon à la main, comme une araignée tapie, en prenait des croquis cruels sous son manteau, derrière une porte cochère. Et Guirand de Scévola, pour s'amuser, annonçait comme de source sûre que les Boches étaient aux portes de Senlis.

Le soir, à dîner, l'ami Casidanus nous annonçait que William, Laurens, Lippmann, Patout et moi devions partir le lendemain pour Mantes afin d'y chercher un local pour le déménagement de l'état-major.

 

3. 4. 5 juin [1918. Chantilly]

Voyage insipide à Mantes. Seul souvenir : promenade à bicyclette avec Patout pour aller visiter le château de Sully appartenant à Lebaudy.

De retour à Paris, avec tous nos bagages, nous décidons de ne remporter avec nous à Chantilly que le strict minimum. Chez William le concierge nous assura qu'un sculpteur dont l'atelier était là, dans la cour, hospitaliserait volontiers nos colis. Un vieux sculpteur nous reçut en effet, nous permit avec la plus grande cordialité de déposer chez lui nos encombrants ballots. Il travaillait à des Monuments à la Victoire. L'Arc de Triomphe avec des poilus de tous les côtés [1], dessous, dessus, sur les flancs [2], sous les voûtes, le long des pilastres. Pauvre Arc de Triomphe ! Pauvres poilus ! que va-t-on faire de vous ! J'eus la vision [3], en cet instant, de tous les ateliers de Paris où tous les sculpteurs devaient et doivent encore plus, à cette heure, faire des esquisses de Monuments à la Victoire ! Et comme je regardais autour de moi, tout à coup, sur le mur, je découvris la photographie de la statue de Chappe. D'un air à la fois honteux et satisfait le pauvre homme nous dit :

— Oui, c'est ma statue de Chappe...

Je compris qu'il savait tout le mal qu'on en disait, mais que tout de même il en était content. Je le regardais. Et soudain derrière ce masque ridé, ce regard bon et rusé, je vis à la fois apparaître toute cette série d'autres visages qui lui ressemblaient, les Puech, les Allard, Coutan, Verlet, Ernest Dubois, etc., dont j'avais devant moi la synthèse. Pauvre et brave vieux sculpteur pour Comité de statue de grand homme, je pense à toi souvent. Et je t'envie. Car, lorsque tu es seul, dans ton atelier, lorsque tu travailles pour toi, c'est encore et toujours une statue de Chappe que tu fais[4]. Je revois ton sinistre atelier où tu accumules des horreurs avec satisfaction depuis si longtemps, et en même temps que ton atelier je revois d'autres ateliers où des sculpteurs aussi sots que toi ne diffèrent de toi que parce qu'ils sont plus connus. Ils ont répandu[5] sur toutes les places de Paris, sur toutes les places de province d'innombrables statues de Chappe, avec satisfaction et conviction. Heureux, vous ! Mais pourquoi le sculpteur de la statue de Chappe n'est-il pas à l'Institut ?

 

6 [juin 1918. Paris]

Déjeuner au cercle Interallié, rue S[ain]t-Honoré, avec père, Vigier, Marcel[6]. J'y vois un certain Monsieur Léon Lévy qui me parle de m'acheter de la sculpture. Voilà plus de quatre mois. Cela viendra peut-être un jour...

7 juin [1918. Chantilly]

Retour à Chantilly où tout le monde était triste, affreusement inquiet. Mon bon ami Octave Mauset était surtout préoccupé du sort de son argenterie qu'il n'avait pas mise à l'abri dans sa maison à Paris.

8 [juin 1918. Chantilly]

Notre dernier dîner avec Guirand [de Scévola], chez Pierre. Encore quelque chose qui finissait.

Tous nos ateliers d'armée se repliaient. Segonzac était là depuis quelques jours et s'installait dans nos anciens baraquements. Bouchard est arrivé le 9. Toujours le même. Très à son affaire.

11 juin [1918. Chartres]

Je suis parti pour Chartres, avec Arnaud. C'est à Chartres que s'installe l'atelier régional de Chantilly. Je n'avais aperçu les tours de la cathédrale de Chartres que du train, lorsque j'allais au Mans avec Bigot. L'étude de la cathédrale était l'une des raisons qui m'avait incité à demander de suivre l'atelier de Chantilly. Je ne l'ai pas regretté. J'ai su depuis que G[uirand] de Scévola avait été fort blessé que je ne sois par resté auprès de lui. Son état-major est vraiment composé de gens, en majorité trop peu sympathiques. Forain surtout m'est de plus en plus insupportable à vivre. Tout est trop faux chez ce bonhomme. Il me fait l'effet d'une vieille coquette qui veut quand même s'habiller en blanc. Il est trop fielleux, sans aucun sentiment généreux, d'un égoïsme incroyable, peureux et lâche, d'une ambition de jeune méridional, et d'une platitude choquante vis-à-vis de G[uirand de Scévola]. J'aime mieux ne plus voir ce spectacle avilissant.

Lavignac a réquisitionné, pour notre futur camp, l'endroit que les chartrains appellent : Les Grands Prés, admirablement situés, terrains des jeux en temps de paix, entourés d'une immense couronne de peupliers. C'est magnifique. Notre futur cantonnement a été également fort bien choisi, dans le village de Lèves. Ce qui est moins bien, c'est l'hôtel où nous descendons, sur les conseils de Lavignac. Invraisemblable saleté. Je garderai cependant un agréable souvenir de cette première journée à Chartres. Il faisait beau. Et les nuits n'y furent pas troublées par les alertes. Tandis que nous sortions de l'hôtel de ville, j'aperçois soudain le graveur Buland, avec sa femme, sa fille, sa belle-sœur. Je me suis cru dans la grande rue, à Chézy. Pour fuir les avions ils se sont réfugiés à Chartres, chez leur beau-frère, médecin-chef à un hôpital militaire.

12 juin [1918. Chartres]

Monsieur Ferjus Boissard est le conseiller général de Préfecture de Chartres. Monsieur Ferjus Boissard, bien qu'il ne soit pas méridional, serait un héros pour Alphonse Daudet. Monsieur Ferjus Boissard est à Chartres depuis vingt ans. Il habite je ne sais où à Chartres. Il est conseiller de Préfecture. Mais on ne le trouve jamais ni chez lui, ni à la Préfecture. On ne le trouve qu'au café de France, à la table du coin, près de la caisse. C'est là qu'il vit, reçoit les visites, son courrier, traite ses affaires et celles des autres. Il est petit, tout rouge, avec une barbe rude, grisonnante, qu'il porte courte, en éventail. Il n'aime pas à se déranger. Quand je lui ai demandé s'il pourrait me trouver un logement à Chartres, j'ai vu tout de suite qu'il ne s'en occuperait pas. Il m'adressa immédiatement à sa sœur. Laquelle ne me trouva rien non plus.

Ma première impression de la cathédrale a été gâtée, parce que je n'étais pas seul. Nous sommes tout à coup tombés sur le portail nord, celui auquel on accède par la vieille porte, dernier vestige de l'enceinte des chanoines. Nous avons fait le tour par la rue du Cheval-Blanc, et sommes ainsi arrivés au bout de la place d'où on peut l'apercevoir dans son ensemble. On ne peut s'empêcher immédiatement de comparer. La cathédrale que je connaissais le mieux, c'est Amiens. Mon impression a été : c'est mieux qu'Amiens. Pour la façade seulement. Cette impression n'a pas changé. Le jet des deux tours, l'échelle des porches, des figures des portes comme des figures de la galerie des rois, la proportion de la façade, les grands nus, la pureté de la tour Vieille, sa simplicité, la richesse, la grâce de la tour de Jean de Beauce, tout cela m'a émerveillé, et j'ai admiré sans restriction. Chaque fois que depuis j'y suis revenu, je l'ai aimé de plus en plus. J'ai été fort étonné d'apprendre que toute la façade avait été après coup mise à l'alignement des tours. J'ai vu peu de choses donnant une aussi admirable impression de la chose bien venue, d'un seul jet.

Je me suis arrangé pour entrer seul, à la cathédrale. J'ai eu la chance de la voir encore avec ses vitraux. On commençait à peine à les retirer. Depuis, j'y suis retourné souvent, et j'ai pu voir la lumière pénétrer de plus en plus dans la nef. Maintenant la nef n'a plus que sa valeur propre. Elle est à mon avis, moins bien que la nef d'Amiens. Si j'aime beaucoup[7], malgré sa complication, la tour Neuve de Jean de Beauce, je n'aime pas son pourtour du chœur. Il y a d'abord, là, un changement complet du point de vue architectural. Même lorsque les bas-reliefs intérieurs du XVIIIe seront enlevés, ces scènes de théâtre ne feront pas bien. Il faudrait retirer tout cela, avec soin, mais avant tout, rendre à la cathédrale son aspect du XIIIe.

J'ai étudié longtemps, souvent, les portails et les portiques. On préfère le portail nord au portail sud. Est-ce parce qu'il était encombré d'échafaudages ? Mais j'aime mieux le portail sud[8]. Cependant ce portail nord possède une suite de trésors uniques : dans la travée centrale des archivoltes, et surtout la première voussure : la création du monde. Le groupe : "Dieu créant l'homme" est un grand chef-d'œuvre. Il est perdu tout en haut de la voussure. A-t-il seulement 80 centimètres de hauteur ? Mais si l'on est en quelque sorte attendri là, devant les figures du portail sud on est saisi, dominé. Un grand et puissant maître a travaillé là. Il est aux étonnants et forts sculpteurs d'Amiens, ce que Donatello fut à Michel-Ange. Certes les figures qui s'étagent sur la face nord de la cathédrale d'Amiens sont d'une force, d'une âpreté inégalées. Mais les têtes des apôtres, des pères de l'Église, à S[ain]t Ambroise, entre autre, sont d'un enseignement aussi complet que les plus belles choses de l'art attique. J'ai beaucoup regardé ces visages si simplement et franchement sculptés. Ils sont pris dans la vie et leur individualisme ne les empêche pas d'être[9] éternels.

 

 

 


[1]    . La phrase débute par : "J'imagine", raturé.

[2]    . Au lieu de : "côtés", raturé.

[3]    . Suivi par : "de tous..." raturé.

[4]    . Au lieu de : "rêves", raturé.

[5]    . Suivi par : "à travers Paris", raturé.

[6]    Jean Cruppi, l'associé de celui-ci, M. Vigier et Marcel Cruppi.

[7]    Au lieu de : "énorm[ément]", raturé.

[8]    La phrase débutait par : "Je n'apprécie pas autant", raturé.

[9]    . Au lieu de : "n'empêche pas qu'ils sont", raturé.