Janvier_1920

Cahier n°7

1 janvier [1920]

Paul Adam est mort. Cela me fait une peine immense. Madame P[aul] Adam est touchante[1]. J'ai pris le moulage de sa main. Il était très beau sur son lit[2]. C'est un homme qui a été tout près d'avoir du génie.

2 janv[ier 1920]

À déjeuner M. et Mme Thomson et le ménage Choublier. Nelly Choublier toujours charmante, alerte, amusante[3]. C'est possible. C'est probable. Pourquoi Choublier aussi, a-t-il l'air aussi embêtant, et a-t-il l'air autant de s'embêter ?

3 janvier [1920]

Je recevais la visite de M. et Mme de Camastra lorsque le jeune Carpentier est arrivé. Présentations. Le duc et la duchesse de Camastra étaient certainement beaucoup plus flattés de connaître Carpentier que Carpentier flatté de leur être présenté.

5 [janvier 1920]

Nous avions invité Bouchard et sa femme à déjeuner. Bouchard devient insupportable dans sa façon de vous conseiller. Quand on varie autant que lui, que l'on est pour soi-même aussi inquiet, aussi sensible aux mouvements de la mode, on n'a pas le droit de dire avec cette assurance, il [4] faut complètement recommencer ça, ça n'y est pas du tout. Si je l'écoutais je recommencerais la figure W[ilbur] Wright, je recommencerais ma maquette du Monument des Morts, etc. Je pense à ce qu'il est en train de faire pour le Panthéon [5], ces deux figures tellement conventionnelles, mélange de Mestrovic, de Bourdelle et de gothique, et je ne puis me laisser inquiéter une seconde par ses critiques, car je n'ai plus confiance.

7 janvier [1920]

C'était vraiment un extraordinaire dîner que ce dîner chez M. Linzeler. Autour de la table se trouvaient réunis : M. P[aul] Léon, notre directeur des Beaux-Arts et sa femme, Henry de Jouvenel et sa femme Colette Willy ! le peintre espagnol Sert et sa maîtresse, une certaine Madame Edwards [6], et nous deux. Colette Willy ne répond pas du tout à l'image que l'on pourrait se faire d'elle par ses livres ou par ce qu'on raconte de sa vie. C'est une énorme petite bonne femme, d'une vulgarité parfaite et sans aucun esprit. Elle a l'aspect caractérisé d'une femme de maison publique[7].

8 [janvier 1920]

Passé en vitesse chez Levard où il se prépare de très bons dessins de présentation de mes deux idées de Monument aux Morts. Levard est certainement un artiste. Il a de l'emballement.

9 [janvier 1920]

Ouverture de l'Exposition du nouveau groupe, chez Georges Petit. J'y ai mis les trois bustes du maréchal Pétain, de Lily, du petit Bertrand[8]. L'éclairage n'est pas fameux, mais ça ne fait pas trop mal.

L'ensemble de cette exposition est assez quelconque. Il n'y a là vraiment rien de vraiment bien, sauf la toile des petits orphelins de Laparra. Autrement ce ne sont que paysages, fleurs, toiles décoratives d'une facture, d'un artificiel que je supporte de moins en moins. De plus en plus, aujourd'hui, chaque peintre cherche son petit truc, et puis s'y tient, s'y tient ! Ainsi voici la creuse peinture de Guillonnet, qui ne parle qu'aux yeux. Mon excellent ami Auburtin s'attendrit de plus en plus dans la contemplation de son nombril. Lebourg a des paysages très bons. Tout un important ensemble de Lebasque. Une jeune femme[9], à qui je faisais les honneurs de l'exposition, me dit devant une de ces toiles :

— On dirait une carte postale.

Le fait est que je me suis souvent demandé quelle profonde différence il y avait entre un peintre paysagiste, cherchant son motif, et le photographe. Ils sont plus près l'un de l'autre qu'on ne croit.

12 [janvier 1920. Le Moulleau]

Partis hier soir pour le Moulleau où je viens me reposer une quinzaine de jours, avec Lily. Nous sommes partis après avoir appris la bonne nouvelle de l'élection du père de Lily au Sénat.

Passés à Bordeaux, où j'ai vu à la faculté de médecine le docteur Sigalas, le doyen auquel je remets mes dessins et les photographies de mes maquettes pour le petit concours. Les maquettes elles-mêmes sont en gare. La cour où doit être le Monument est fort belle. De plus en plus je pense que c'est le projet de la figure couchée qui fera le mieux. Attendons le jugement, un de mes concurrents pourrait avoir trouvé quelque chose de bien mieux.

Déjeuner en bousculade chez le bon Émile Laparra, affairé, bruyant, amical.

Délicieuse impression en arrivant ici. Calme immense.

23 [janvier 1920. Le Moulleau]

J'apprends par téléphone que mon projet a été choisi pour la faculté de Bordeaux. Il paraît que mes deux projets étaient les meilleurs. Entre les deux on a choisi celui du Mort couché qui fera très bien. Je suis très content.

Mais quel travail j'ai sur les bras !

24 [janvier 1920. Le Moulleau]

Nous quittons demain matin le Moulleau. Nous y sommes arrivés avec plaisir. Nous en partons avec plaisir. Nous y avons passé de délicieuses journées. On s'y promène dans un paysage d'estampes japonaises. Je pensais continuellement aux estampes d'Hiroshige que j'ai acheté dernièrement chez le grand Isidor, rue du Bac. Mais je n'ai pas peint. Lu, écrit des lettres, paressé. On se promène dans un paysage ouaté, doux comme tout sous vos pas, à cause du sable. Cela doit être la cause de la grande impression de silence qu'on y a.

Demain matin, départ. Nous passons la journée à Bordeaux où j'ai rendez-vous à la faculté avec le docteur Sigalas. Lundi matin, nous serons à Paris. Lundi après-midi, je serai de nouveau au travail.

26 Janv[ier 1920]

Revenus à Boulogne, où nous sommes accueillis par les cris joyeux des petits.

Hier, journée à Bordeaux. De la rue Fondaudège je me rends à la faculté où j'avais rendez-vous avec le docteur Sigalas, en passant par le Monument des Girondins, le Monument de Gambetta, le Monument Carnot. Trois monuments signés de trois grands noms de la génération passée : Bartholdi, Dalou, Barrias. Ils sont tous trois différents mais semblables par leur médiocrité. Le plus mauvais est celui des Girondins. Accumulation sans raison de bronze, de pierre, de marbre. Incohérence et prétention. Celui de Gambetta, au socle entouré d'allégories et celui de Barrias se valent. Ils étaient l'un et l'autre de très beaux sculpteurs de morceaux et d'émotion. Ces monuments commémoratifs ont détruit bien de beaux talents. Quelle tristesse d'évoquer les Premières Funérailles ou le Hoche devant ce Carnot et ce Gambetta. Donner son nom à une place, ou à un boulevard est un moyen bien suffisant d'honorer nos grands hommes, en supposant que Sadi Carnot fut un grand homme ! ? et une grande plaque avec une belle épigraphie suffirait largement, vaudrait même mieux que ces monuments [10] qui n'enseignent rien.

Je n'ai vu qu'extérieurement le théâtre. Mais c'est très bien, simple surtout et plein de charme.

À la faculté, le docteur Sigalas me fait voir l'esquisse de mon concurrent : "à vaincre sans péril ..." Mais tous ces gens voudraient que le monument fut fait pour novembre !

Nous finissons notre journée au Chapon fin où nous emmenons dîner Émile Laparra.

 

J'ai aujourd'hui acheté des marbres d'Asie Mineure. J'espère bien trouver dans l'un d'eux de quoi faire le buste de M. Blumenthal. En cassant un échantillon d'un de ces marbres, c'était absolument l'impression de la chaire.

28 [janvier 1920]

Les petites habitudes d'avant-guerre reprennent tout doucement. Ce soir, réunion du comité de ce groupement appelé l'Amical pour préparer les élections au jury du Salon. Roger Bloche, Hippolyte Lefebvre, etc.

En sortant de cette réunion, je suis passé chez Mme P[aul] Adam. Je l'ai trouvé fatiguée. Elle était en conversation avec un ancien président du Mexique au sujet du Monument du génie des Races latines, le grand projet de son mari, malheureusement confié à un bien médiocre sculpteur. P[aul] Adam considérait d'ailleurs que les monuments n'ont pas toujours besoin d'être parfait. Hélas ! et qui nous amène bien loin dans le laid. Il les comprenait comme moyen de propagande. C'est une bien discutable théorie ! Mme P[aul] A[dam] vit dans le culte de son mari. Elle m'a dit qu'elle n'était heureuse que seule, à mettre de l'ordre dans tous les manuscrits qu'il a laissé, à les classer, à en préparer la publication. "Dieu" qui devait être l'œuvre maîtresse de P[aul] Adam est un livre auquel il pensait depuis sa plus grande jeunesse. Aussi certains chapitres sont à eux seuls déjà des livres. Il disait souvent à sa femme :

— Tu verras, je mourrai sans avoir eu le temps de le finir.

29 [janvier 1920]

Carpentier me téléphone ce matin, le premier, pour venir poser. Il est revenu d'Angleterre exprès pour me donner quelques séances. J'ai fait avec lui une très bonne séance, dans l'après-midi. C'est vraiment une magnifique machine humaine.

30 [janvier 1920]

Dans la nuit, je m'étais préoccupé de ma séance avec Carpentier. J'en ai changé très légèrement le mouvement des jambes. J'avais travaillé hâtivement hier et je craignais d'avoir fait quelque bêtise. Il n'en est rien. Ma séance d'aujourd'hui m'a heureusement rassuré. La séance a été excellente. J'ai un peu calmé le mouvement, pour enlever ce geste de défit qui est dans l'esquisse et ne répond pas à ce que je voulais. Carpentier pose très bien. C'est un garçon au-dessus de sa condition. Il m'avait promis trois séances maintenant, qui seraient les dernières. Mais il s'intéresse de plus en plus à sa statue. Il reviendra me donner encore des séances dans le commencement du mois de mars.

31 [janvier 1920]

Encore très bonne séance Carpentier. C'est la dernière de cette série, j'en aurai encore une série à la fin de ce mois ou bien au commencement du mois de mars. Il regardait sa statue, puis il me dit :

— J'ai vraiment un très très joli profil.

Le jeune Dézarrois venu à la fin de la journée avec son rédacteur en chef. Je suis ennuyé car il voudrait publier dans la revue la maquette du Monument aux Morts. Ça ne me plaît pas beaucoup. J'ai déjà refusé à M. Laran. Et pourtant Art et Décoration me plaît plus que la Revue [de l'] art ancien et moderne. La première est plus jeune. Et Laran est un homme bien sympathique et intelligent. Je n'ai malheureusement pas dit suffisamment que ça ne me plaisait pas à Dézarrois, de sorte qu'il est un peu en droit d'y compter. Et je suis empoisonné.

 

[1]    . Au lieu de : "remarquable", raturé.

[2]    . Suivi par : "Malgré tout ce qu'on dit, je le considère", raturé.

[3]    . Suivi par : "Il paraît qu'elle trompe confortablement son mari", raturé d'une encre différente, a posteriori.

[4]    . Précédé par : "ça y est", raturé.

[5]    . Un Monument aux Héros inconnus.

[6]    . Misia Godebska, divorcée d'Alfred Edwards.

[7]    . Au lieu de : "D'aspect, elle fait penser à", raturé. Le 7 janvier est rédigé en regard sur la page de gauche.

[8]    Bertrand de Bonnechose.

[9]    . Au lieu de : "La jeune Madame Thierry", raturé.

[10]  Suivi par : "stupides", raturé.