Cahier n°7
1er février [1920]. Dimanche.
Le dimanche de M. Hauser. Je me doutais bien que la réalisation de mon Temple par l'intermédiaire des milieux théosophiques ne serait pas possible. La visite de ce M. Hauser, rencontré chez Madame Simon me le prouve. Petit monsieur fort prétentieux. Sa femme me paraît plus sensible et plus artiste. Quant au Temple, il ne l'a jugé qu'à son point de vue. Il y voudrait voir les symboles théosophiques, que je ne connais d'ailleurs pas, cela l'intéresserait beaucoup plus que ces frises se succédant où l'histoire de la pensée humaine se déroule par l'évocation de tous les grands cerveaux qui, à mon point de vue, ont le mieux servi l'humanité et ont, pour la plupart, souffert pour leur pensée. Puis il m'a parlé morale. Il m'a dit :
— Vous êtes sur la voie. Ne commencez pas encore. Il vous faut deux ans. Vous vivrez assez de temps pour exécuter votre Temple. Car nul doute. Vous avez une mission. Vous l'accomplirez. Mais consacrez deux ans à vous initier, etc.
2 février [1920]
Chez Devambez. Exposition Derain, Matisse, Picasso.
J'ai voulu voir cette peinture de Derain qui dans un article signé Lhote, était signalé comme le premier peintre de notre temps. Je croyais, j'espérais trouver là quelque chose de nouveau peut-être, d'intéressant.
La sorte de succès qui est fait en ce moment à toutes les sottises qui sont là, chez Devambez, est le plus remarquable exemple de ce temps de l'influence de la presse. Il y a là, réunis, les noms les plus "côtés" de la peinture dite moderne. Picasso, Matisse, Derain, Vlaminck. On a dit : "des fumistes ? des ignorants ?" On ne sait pas très bien. On ne peut hésiter qu'entre ces deux termes, quand on n'a pas approché des personnages. Quand on les a approché on n'hésite pas : "des fumistes". Où sont les ignorants alors ? Dans la presse. Ce sont des fumistes défendus par des ignorants. Et les bons sots de snobs, ne comprennent rien, craignent, parce qu'ils le sont en vérité, de passer pour des sots, et achètent, paraît-il, cette peinture. Vlaminck seul, a quelque sincérité. Ses paysages sont un peu lourds, assez dramatiques.
Il faut beaucoup de courage aujourd'hui pour avoir du bon sens.
3 février [1920]
Terminé la tête de la femme de la Becquée. J'en suis enfin satisfait. J'ai dû la recommencer complètement.
Travaillé à l'esquisse du Monument de l'Inspection des finances. Le budget est très limité. C'est vraiment difficile. J'ai failli un moment me laisser aller à faire une figure décorative, allégorique ! Cette défaillance n'a pas durée longtemps, j'espère être de nouveau dans la bonne voie.
Fini la journée chez Mme Mühlfeld, où je retrouve Lily et rencontre Louis Artus et André Gide. Conversation sur le Salon des Indépendants, Salon d'automne, après tout, ces gens-là sont à la mode comme le tango : Ils passeront de même.
4 [février 1920]
Esquisse du ministère des Finances. Les Fantômes. École de médecine[1].
En ce moment je voudrais ne travailler qu'à mon Temple et sculpter de temps en temps un boxeur, et je ne fais que des Monuments aux Morts. J'ai passé ma journée à l'esquisse du ministère des Finances. En y travaillant j'ai trouvé une amélioration notable pour le projet Normale. Car il faut arriver, pour ces monuments, tout en évoquant les Morts, d'évoquer le but [2] de leur sacrifice. Le thème doit être évidemment la Paix.
L'après-midi, j'ai repris les Fantômes. D'avoir précisé par ce titre ma pensée, cela me fait modifier ce groupe dans un sens excellent. C'est l'Idée qui mène tout, l'idée sentimentale avant l'idée décorative. Le brave père Boggio me disait jadis :
— Lorsque vous voulez commencer quelque chose, commencez par bien préciser votre pensée par écrit.
Le soir, École de médecine où j'ai rendez-vous avec le professeur Dellert, avec Paul Launay, le doyen, etc., pour le Monument Farabœuf. Farabœuf ! le père Farabœuf avec son cache-nez. Ce souvenir me ramène en 1894 [3], l'année de la mort de l'oncle Paul, l'année de mon entrée à l'académie Julian où Mitrecey m'avait conduit, rue Fontaine, Jules Lefebvre et Tony Robert-Fleury y corrigeaient. Je me rappelle la joie que j'avais eu lorsque Jules Lefebvre me complimenta pour un dessous de pied que j'avais dessiné scrupuleusement. Dessin que j'ai conservé scrupuleusement. Le matin, j'allais dessiner là. Les après-midi, j'allais à l'École de médecine, au laboratoire de Farabœuf, où je dessinais les grandes planches murales qui lui servaient pour ses cours, et où surtout je disséquais. Cette première année d'études où je n'ai fait que dessiner et disséquer m'a été pour toujours précieuse. Le père Farabœuf adorait la sculpture. Il me disait :
— Il faut que tu restes avec moi cinq ans et je ferai de toi un Michel-Ange !
Pour son Monument je ferai une statue entière, comme il était et comme je me le rappelle, avec son cache-nez, sa calotte sur la tête, en longue blouse et en tablier. Il y a une très pittoresque figure à faire. Mais c'est encore un Monument à faire !
6 [février 1920]
Première séance ce matin du concours des stèles. Le programme de ce concours est très mal organisé. Il aurait fallu revoir les questions. D'abord concours d'artistes pour choisir le type de stèle. Ensuite concours des matériaux. Sur près d'une centaine de projets nous en avons retenu une douzaine. Nous continuerons prochainement la sélection.
J'ai rejoint avec joie l'atelier pour me remettre aux Fantômes.
11 [février 1920]
Encore une commande en perspective aujourd'hui. M. de Bourg, un homme charmant que j'ai rencontré chez Delaunay à Tourville, est venu me voir aujourd'hui avec [4] un de ses cousins, M. Levavasser qui m'a parlé d'un Monument cantonal à élever dans l'Eure, dans son pays dont je ne me rappelle plus le nom.
Mais l'après-midi, j'ai eu une visite qui était presque plus intéressante. Celle d'un magnifique athlète que m'envoyait Fraisse, le graveur. Un être extraordinaire. L'Apollon d'Olympie. Superbe du haut en bas, depuis le volume de la tête, la régularité des traits, jusqu'aux pieds nerveux, dessinés comme ceux d'un bronze du musée de Naples. J'ai immédiatement retenu ce chef-d'œuvre.
12 [février 1920]
Je crois que je suis en train d'améliorer énormément mon groupe les Fantômes. Le fil de fer s'en donne. Je l'ai coupé en tranches. J'ai grandi plusieurs figures, j'ai sérieusement diminué le sol, de sorte que tout cela devient bien plus fantomatique, dramatique. Demain, je vais changer complètement la figure dite de l'officier. Je vais en faire un Homme à la pioche. Cela aura plus de tenue et plus de caractère.
Mais c'est bien difficile de faire quelque chose de bon.
Et aujourd'hui c'est le comité des élèves et anciens élèves de l'Institut agronomique qui est venu me demander de m'occuper du Monument de leur École.
Fin de la journée chez Madame Mühlfeld où je rejoins Lily et où je retrouve Jacques Blanche, [André [5]] Gide, Paul Valéry. En écoutant causer entre eux ces trois hommes, j'étais sous le charme de leur intelligence, car ce sont là vraiment trois hommes remarquablement intelligents. Aucun d'eux laissera-t-il cependant une œuvre, cela seule ?
Le jeu du jour était de désigner huit tableaux de l'École française pour mettre dans le salon carré du Louvre.
13 [février 1920]
Dessiné chez Levard aux dessins du Monument [6] du square des Invalides. L'ami Levard m'a fait une série de dessins pour présenter mes deux groupes, soit les Fantômes, soit le mort porté par le peuple. L'idée de défoncer le square pour faire cette sorte de cloître à ciel ouvert est très bonne. Surtout pour le Monument porté. Pour les Fantômes, il ne faut pas les mettre au centre mais dans le fond. L'idée de l'eau devant pas très bonne. Réminiscence du Monument de Genève, mais sans raison. La présentation pour le front ne me satisfait pas complètement. Il faut trouver un arrangement tel, que les Fantômes semblent réellement surgir du sol.
14 [février 1920]
Journée chargée. Corrections rue du Dragon et rue de Berri. Exposition des Indépendants. Les nouvelles salles du Louvre. Banquet de l'École normale.
Au Salon des Indépendants, j'ai rencontré aujourd'hui Mesnil. Au milieu de cette incohérence, qui va de la peinture du dimanche du bureaucrate, au cubisme ou au sphérisme, il m'a plu de rencontrer le prognathisme[7], la barbe noire et la sottise âpre de ce bourgeois bien rangé. Tout cela se tient en cette basse époque [8]. Il se promenait, tenant dans le creux de sa main, comme une fausse carte, une liste de noms qui lui avaient été signalés sans doute par quelques marchands de tableaux, comme des noms sur lesquels il y a un "coup à faire". Le "coup à faire" cela consiste à acheter vingt cinq francs un nombre considérable de toiles à ces noms encore ignorés pour revendre ces toiles plus tard, lorsque le nom aura mérité cinq ou six mille francs. Car c'est cela aujourd'hui un amateur de peinture. Pas tous bien entendu. J'en connais quelques-uns, heureusement qui ne sont pas pareils. Je pense à la belle collection de M. Berhendt. Je pense à la collection commençante de M. Guibourg, quoiqu'il y ait un peu trop de Chabas du début. Mais ceux-ci sont l'exception. La majorité aujourd'hui est parfaitement représentée par ce nommé Mesnil, gendre de Niclausse "les chaudières Niclausse et Cie [9]". Je le trouve dans une salle, justement tapissée de toiles bariolées, rayées dans tous les sens et où on apercevait de temps en temps, dans un coin un œil, une oreille, un pied.
— Vous voyez, me dit-il, Rosenberg fait un coup là-dessus. Il a mis [10] 300 000 F dans cette affaire. Il a acheté toutes ces toiles là, 25 F pièce.
— Je plains ses héritiers, dis-je.
Nous avons fait ainsi tout le tour des salles. Devant Utrillo il me dit :
— J'en ai. Ça a beaucoup monté depuis quelque temps.
J'avais vu dans une boutique de la rue La Boétie où j'étais entré par hasard, une exposition d'Utrillo, peintre médiocre, quelconque, banal. C'est une lumière des Indépendants.
— Utrillo, c'est le fils de Valadon, me dit-il, Suzanne [11] Valadon qui était la maîtresse de Manet. Mais ce n'est pas le fils de Manet...
Nous circulons. Nous échappons à Signac dont le Port de Marseille semble peint par une jeune fille. Je tombe sur la peinture de Lhote, celui qui disait que Derain est le plus grand peintre de notre époque, un monsieur qui s'applique... Il ne sait pas peindre un œil dans l'ombre. Il y a là une toile représentant un marin jouant de l'accordéon et des filles publiques qui le regardent de loin, toile qui en dit long sur l'ignorance totale de ce peintre. Le nu qui est au-dessus confirme. Il y a des toiles de cette valeur dans toutes les académies, au troisième jour de la semaine de pose :
— On le pousse beaucoup, me dit Mesnil. Ça monte.
Tout monte d'ailleurs aux Indépendants. Mais je suis descendu.
Et l'après-midi, nous avons été au Louvre, dans les nouvelles salles. J'ai cette chance de ne pas douter. Si ce que j'ai vu aux Indépendants est bien, tout ce qui est au Louvre est mauvais. Et vice versa. Le clair bon sens le dit. Et j'ai revu Reynolds et Lawrence, et j'ai revu Delacroix et Courbet, et Chassériau, Ingres, Corot, Millet. Grands noms ! il n'est pas facile de vous imiter. Vos toiles ne sont pas aux signatures interchangeables. La seule manière de vous imiter est de regarder la nature, de tâcher de la rendre, tout simplement, avec amour surtout, en l'aimant avec respect. C'est là pour moi tout le secret. Chez tous on sent un travail profond, sévère, un désir de bien faire et de se contenter soi-même. Ce n'est pas de la peinture pour petites coteries, pour sociétés d'admiration mutuelle, pour la critique et pour la vente. Parmi eux, certes il y eu des incompris. Et c'est pour cela qu'avant même qu'ils aient produit, une dizaine de génies nouveaux sont portés aux nus chaque année, par des amateurs éclairés !
Les XIV et XVe siècles sont la grande époque italienne. La fin du XVIIIe est la grande époque anglaise. Le XIXe est la grande époque française. Elle se termine avec Puvis de Chavanne.
Depuis, certainement il y a eu et il y a encore en France de grands talents. Même à ce caricatural Salon des Indépendants, il y a des gens de talent, beaucoup de gens de talent. Mais tout cela est inemployé, ne sait à quoi s'occuper, ou tourne à l'amuseur.
15 [février 1920]
Salomon Reinach. Réception Borel à l'École normale. M. Salomon Reinach est un homme instruit. Dès qu'il vous a serré la main et dit bonjour il vous a déjà dit quelque chose que vous ne saviez pas et de très savant. C'est un petit homme robuste et sympathique.
À l'École normale, chez M. Borel, je retrouve Magrou, sculpteur médiocre qui doit faire ce fameux Monument de la Race Latine, auquel se consacrait Paul Adam. On peut être sûr d'avance que ce sera mauvais. Cela doit aller dans le Palais Royal, ce beau jardin si bien ordonnancé.
16 [février 1920]
Excellente journée de travail. Monument des Morts le matin. Dessin du groupe Psyché et Éros.
Déjeuner Lafont.
17 [février 1920]
L'incident Bartholomé. J'étais en train de travailler, ce matin, lorsque l'on me téléphone de la part de M. Bartholomé qui désirait me voir d'urgence. J'y vais. Avant de partir je dis à Lily :
19 [février 1920]
Rue d'Assas, chez Édouard Schuré.
21 [février 1920]
Journée sans travail. Corrections académie Julian.
Visite de Mme Paul Adam et de M. [et] Mme Corbin.
Séance au Trocadéro pour les stèles des cimetières militaires.
Fin de l'incident Bartholomé.
22 [février 1920]
Visite Robert Pornin et Porcher.
École normale.
25 [février 1920]
Banquet Jean Boucher.
[1] . Pour un monument au docteur Louis-Hubert Farabœuf.
[2] . Au lieu de : "la cause", raturé.
[3] . Au lieu de : "1914", raturé.
[4] . Au lieu de : "et m'a amené", raturé.
[5] . Manuscrit : "Charles".
[6] . Les Fantômes.
[7] . Au lieu de : "le menton prognate", raturé.
[8] . Au lieu de : "époque de décadence", raturé.
[9] . Suivi par : "et qui serait certainement", raturé.
[10] . Au lieu de : "Il en a acheté", raturé.
[11] . Manuscrit : "Jeanne".