Mai-1921

Cahier n°10

2 mai [1921]

Retour de Schaffhouse.

Vendredi dernier ce fut le vernissage par Léon Bérard. Mon groupe de Bordeaux a eu du succès. J'en connais, moi, toutes les insuffisances, et surtout les négligences causées par la hâte. Mais dans ce triste milieu, mon groupe a au moins de la grandeur, de la simplicité et mes poilus ne sont pas de petits jeunes gens bien léchés. De l'avis de tous, mon buste de Pétain est bien. Le marbre est mal traité, par exemple. Quoi de bien dans ce Salon ? Je me le demande. L'ami Bouchard a une figure qu'il appelle À la Bénédiction, plein de goût. Boucher, un grand poilu qui pose comme devant l'objectif cinémato­graphique. Mais c'est bien fait. Le Monument Clemenceau, de Sicard, celui-ci s'est bien tiré d'un rude problème. Ségoffin expose une figure très prétentieuse mais surtout bête, c'est une statue appelée L'Homme, pour son Monument à Voltaire et plusieurs mauvais bustes, dont celui du maréchal. Parmi les jeunes, je remarque surtout une bretonne pleurant d'un nommé Raynaud, en granit, qui est certainement l'œuvre d'un sculpteur. J'allais oublier le joli groupe de Niclausse : l'Orphelin, bien qu'il ait perdu, du plâtre à la pierre. Enfin, le vernissage s'est passé comme tous les vernissages. Des sourires, des sourires, des serrements de mains. Redon devant mon groupe me dit :

— Vous voilà devenu opportuniste de la simplification.

Quel imbécile ! Je lui réponds :

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Lui :

— J'aimais mieux les Fils de Caïn.

— Donnez-moi deux ans de vie assurée pour moi et ma famille et je vous en fais des groupes pareils.

Plus tard, j'étais avec Paul Léon, lorsque surgissent Coutan et Jean Boucher devant mon groupe.

— Oui, dit Coutan, mais nous, les vieux, nous aimons bien qu'il y ait des mains au bout des bras, des doigts au bout des mains, des ongles au bout des doigts...

Paul Léon sourit d'un air fin et suit les deux gaillards qui l'encadrent et ne le lâchent pas d'une semelle. Mais j'ai eu le plaisir de faire un tour agréable avec Madame Blumenthal et G[aston] Riou.

Je suis rentré rapidement à Boulogne, laissant là, la foire sur la place, pour chercher ma valise et filer à la gare du Nord prendre mon train pour Schaffhouse. Mon voyage fut un peu gâté. Juste avant mon départ, le Temps est arrivé et j'ai pu y lire la vilenie que Ségoffin a fait écrire par Thiébaut-Sisson sur mon buste de Pétain. Je m'y attendais. Cependant, cette fois-ci, dans ce cas spécial, c'est fait avec une perfidie montée en épingle. J'avais d'abord pensé à répondre. Il vaut mieux laisser tomber.

 

 

À Bâle où je suis arrivé samedi matin, je trouve à la gare le bon Marc Bernheim.  Il m'emmène aussitôt voir une extraordinaire pièce montée, signé Bartholdi, que celui-ci exécuta après la guerre de 1870, dans un sentiment analogue à celui qui dirige le Comité du Monument actuel. Puis rapide promenade dans Bâle. Le quartier de la cathédrale me semble très bien. Mais nous allons vite, car je dois reprendre tout de suite mon train pour Schaffhouse.

À Schaffhouse, je suis reçu à ma descente de train par le président de Ville, Dr. Pletscher, par son secrétaire M. Maurer et par l'ingénieur de Ville. On m'emmène au buffet où je dois boire quelques verres de vin du Rhin. J'avais été prévenu par M. Bernheim. Puis, on m'emmène voir les emplacements. Et tout en bavardant, j'arrive à discerner ceci, c'est qu'au fond, ces messieurs se seraient bien passés de ce cadeau de Monument. Il y a à Schaffhouse une importante colonie allemande "alors, fous gomprenez..." Et c'est pour cela qu'on m'emmène, après m'avoir montré la promenade publique où j'ai de suite choisi mon emplacement, faire un tour dans la campagne, à trois ou quatre kilomètres. Ah ! Si je pouvais me laisser emballer par quelque petit coin bien perdu, comme M. le président de Ville serait content, combien seraient satisfaits M. le secrétaire et M. l'ingénieur. On m'a emmené jusque dans le cimetière, installé sous des grands arbres, dans une forêt. J'admire la forêt et la poésie du cimetière. On m'emmène dans les faubourgs, on me montre un petit square. J'admire le square, j'admire la vue. Mais je demande à revoir la promenade publique. Et comme j'ai compris, j'abandonne aussitôt un emplacement choisi par M. Bernheim, mais trop en évidence [1] et je fixe mon choix sur une pelouse un peu retirée, avec une fort jolie vue sur le Rhin. De se voir libérés de l'obligation morale de concéder l'emplacement trop en vue rend ces messieurs tout à fait heureux. Nous sommes d'accord et nous repartons nous installer dans un restaurant où le vin blanc arrive à flots avec d'énormes plats de charcuterie. Cependant, je guettais Taillens qui devait arriver de Lausanne. Enfin le voici. Malgré le vin du Rhin, nous décidons le principal. Emplacement définitivement choisi, la ville va se charger des marches, et va de plus demander l'exonération des droits de douane.

Après un tour trop rapide en ville en compagnie de M. Sulzberger, conservateur du musée, nous reprenons le train pour Bâle. D'amusantes fontaines, de vieilles maisons gothiques allemandes, une cour admirable dans le collège, me donnent envie de revoir la ville tranquillement. Cela me sera facile au moment de la mise en place.

Nous rentrons à Bâle le même soir, car je voulais voir le musée fameux le lendemain, visiter la ville et la cathédrale. C'est ce que nous fîmes.

Visité avec soin le musée. Collection d'objets chinois, hindous, japonais très remarquable. Je note une stèle hindoue (avec une figure au centre, un couronnement et un motif ornemental autour de la partie supérieure de la figure) qui me fait beaucoup penser à mon idée de Monument de Paul Adam. Je voulais en prendre un croquis, mais Taillens m'entraîne.

Le musée de peinture mérite sa réputation. Böcklin me déçoit un peu, à cause du métier peu sympathique. Mais les Holbein [ne] me déçoivent pas. J'ai vu aussi beau sans doute, mais certainement rien de plus beau que le portrait de sa femme et de ses deux enfants. Et quels dessins ! Je pense aux dessins d'Ingres. Il y a un monde entre ces deux hommes. Ceux d'Ingres me font un peu penser à des dessins de jeune fille. Aucun n'a de caractère profond.

Nous avons fait avec la plus grande attention le tour de la cathédrale. J'aime beaucoup la fantaisie avec laquelle est disposé un groupe de saint Georges et du Dragon, sur la face principale. Il y a, sur la partie extérieure de l'abside, une moulure, plutôt une ornementation qui en fait tout le tour, d'une fantaisie endiablée. Dans le cloître, j'ai beaucoup étudié les inscriptions de plaques commémoratives, de plaques funèbres, plutôt au point de vue de la décoration calligraphique.

La vue sur le Rhin.

Comme avant le départ de mon train pour Paris j'avais devant moi une heure ou deux pour passer ma rancœur, j'ai fait le brouillon d'une lettre à T[hiébaut]-S[isson], où je lui rappelais ce que Flaubert écrivait jadis à un critique d'art de son genre : "Vous êtes au dernier échelon de l'art, ce que le mouchard est au soldat." Puis j'ai déchiré tout cela. Répondre à un sot, c'est le prendre au sérieux.

À mon retour, j'ai au contraire de très bons échos du vernissage. De nombreux articles de journaux, tous excellents, un, entre autres, dans les Débats, où tout le contraire de T[hiébaut]-S[isson] est dit de mon buste du maréchal Pétain. Lily aussi qui était au Salon me dit que mon exposition a beaucoup de succès.

Mais j'apprends que mon gentil Lélio a perdu sa fille. Je le craignais, d'après son téléphonage avant mon départ pour Schaffhouse. J'y avais pensé souvent en voyage. Je suis allé chez eux, dans leur toute petite installation de la rue Daguerre. Ces deux pauvres petits sont navrants.

3 [mai 1921]

Repris le travail. Séance avec le docteur Brocq. Ce buste difficile vient bien. Il est vrai que le docteur pose très bien et sa conversation est toujours intéressante. L'après-midi, travaillé au Monument de Normale[2] avec Renaud jusqu'à cinq heures. Le docteur Gosset est venu pour la deuxième séance. Buste aussi très intéressant. Mais je fais tout de même trop de choses en même temps. À la fin de cette année, lorsque je ferai le décompte de ma production, je la trouverai nombreuse, mais y aura-t-il un morceau dont je pourrai dire : "Je suis vraiment content" ?

Le docteur Gosset me plaît infiniment. C'est une chic nature morale. Bien d'aplomb.

4 [mai 1921]

Sur les instances de Georges Baugnies je me suis mis à cette esquisse pour Vichy. Je ne fais rien de bon, car je suis sûr que cela finira par un concours, et si je donne au brave maire quelque idée, il s'en servira dans son programme. Au fond, temps perdu. Après-midi, École normale avec Renaud. Je suis talonné par l'approche du voyage au Maroc. Cette figure de Normale, je devrais y travailler encore au moins un bon mois. Dans dix jours je dirai qu'elle est finie.

Très sympathique et agréable dîner chez les Hirsch. La jeune fille est très attachante et intelligente. Il y avait le bon Painlevé qui nous a parlé de son voyage en Chine.

5 [mai 1921]

Ce matin, deux séances de portrait. De 8 h 30 à 10 h le docteur Brocq. À 10h 30 Mme Blumenthal. C'est le buste le plus difficile que j'ai eu à faire. L'après-midi, j'ai repris les Fantômes, avec le vieux François. Il faut que je fasse monter enfin cette maquette pour en commencer l'exécution à mon retour du Maroc.

Puis à 5 h le docteur Gosset est venu poser jusqu'à sept heures. En bavardant de choses et d'autres il m'a dit :

— Si quelqu'un vous dit que vous êtes un type épatant, n'en croyez rien. Si on vous répète que vous êtes un imbécile, n'en croyez rien non plus.

C'est d'une saine philosophie.

6 [mai 1921]

Dernière séance du docteur Brocq. Il est parti très content.

Et comme hier, Madame Blumenthal est venue poser à 10 h 30. C'est la quatrième séance.

Nous avons été déjeuner à Montmartre, chez le bon La Nézière, où nous retrouvons Émile Pinchon et le frère de Gabriel Mourey. Ce n'est jamais sans émotion que je vais à Montmartre. La Nézière habite tout près de l'endroit où tout jeune je venais voir Mitrecey. Je faisais ma Philosophie en ce temps et lui travaillait à son Samson à la meule, son grand prix. Puis, plus tard, ce sont les promenades avec Thibésart, M[...] et d'autres personnes... L'installation de La Nézière est bien montmartroise, bien bric-à-brac. C'est un type très sympathique.

Après le déjeuner, nous allons voir l'exposition, Aux œillets d'Art, du peintre marocain Mammeri. C'est, ma foi, fort bien. Je note deux ou trois petits paysages qui font réellement penser à Corot, première manière, à Corot d'Italie. Par contre, à la galerie Bernheim, une exposition de nus veut mettre sur le même plan Cézanne, Renoir, Corot, Delacroix, Pissarro, etc..  Nous vivons au temps de la salade. Non ce n'est pas vrai que Cézanne est un si grand peintre. Ce n'est qu'un amateur avec de petites qualités et tous les discours et les dissertations ne changeront rien à cette modeste vérité. Renoir ne vaut pas Corot qui, pourtant, n'est pas un peintre de nu. Les défauts de Renoir sont plus grands que ses qualités. Ce n'est pas construit. C'est boursouflé. Antipathique.

Je finis la journée dans la cohue du Salon. Je serre des mains. Je bois un bock avec Parenty. Puis je file chez Dezarrois pour lui remettre les photographies qu'il m'avait demandées de mes envois du Salon.

Visite chez Mme Mühlfeld et enfin je rentre à la maison. Quelle journée ! Mais la sculpture !

7 [mai 1921]

Esquisse du Tombeau Darracq. Puis vient Madame Blumenthal. Quelle charmante et exquise femme ! Sa caractéristique : une grande bonté. Il y a chez elle une grande naïveté aussi, beaucoup d'élan, de bonne volonté. Ce doit être une femme à emballement, à passion même. Elle a dû souffrir beaucoup, car elle a dû s'apercevoir souvent qu'elle se trompait dans ses entraînements.

Avec Bouchard, au Raincy, pour sujet au concours, pas fameux. Pinchon obtient le prix.

Gentille soirée chez M. d'Estournelles de Constant.

 

8 [mai 1921]

Ce matin, tandis que je m'habillais, Eugène arrive et me dit :

— Il est arrivé quelque chose aux Fantômes. Une partie est tombée.

Je me précipite à l'atelier. Sous les linges, en effet, j'aperçois un effondrement. Toute la partie gauche du groupe a glissé pendant la nuit, et est venue s'arrêter sur la plate-forme de l'escabeau resté devant le groupe. Dans ces cas-là, un phénomène très curieux se passe en moi. Je me ressaisis de suite et j'envisage la chose très froidement. Je suis rapidement remonté, ai achevé ma toilette, puis redescendu à l'atelier, ai soulevé les linges. Aucune des têtes n'est abîmée. L'escabeau a empêché le groupe de glisser jusqu'au sol où il se serait complètement aplati. Passé la journée à réparer cet accident. Fait l'essentiel. Lélio demain achèvera la consolidation. Bigot venu dans l'après-midi. Me raconte les cancans de Pallez, ce pauvre vieux. Le principal et le plus amusant c'est que :

— M. Millerand a trouvé le buste que j'ai fait de lui tellement mauvais qu'il me l'a refusé : la preuve, c'est que ce buste n'est pas au Salon !

9 [mai 1921]

Nous avons achevé avec Lélio la réparation du groupe. Quatrième séance du buste du docteur Gosset. Il me parle de sa propriété en Normandie et de son élevage de chevaux de sang.

10 [mai 1921]

Travaillé le matin au Monument de Labarthe-Inard. J'y travaille en ayant l'impression de perdre mon temps. La recherche de la ressemblance avec mon pauvre petit beau-frère m'est désagréable.

Lélio consolide encore les Fantômes que je me décide à faire mouler.

L'après-midi, le beau Renaud a posé pour l'École normale[3]. Cette statue est bien venue. Je la déclare finie. Si j'avais pu y travailler encore un mois, j'aurais été tout à fait content. Mais le départ pour le Maroc approche.

Interruption par la visite de Madame Brocq et d'une de ses amies, Madame Meunier. On m'avait dit que Madame Brocq jugeait à l'emporte-pièce. Elle a été très contente du buste. Elle a dû être fort jolie femme. Tous les amis de Brocq, quand ils font allusion à sa femme, prennent des airs mystérieux et désabusés. Il paraît que c'est une ancienne infirmière qui fut sa maîtresse. En tout cas elle fut certainement fort jolie.

Cinquième séance du buste du docteur Gosset.

11 [mai 1921]

Séance de Madame Blumenthal. Elle restait à déjeuner et nous avons invité G[aston] Riou et Madame Mühlfeld. Riou est venu avant le déjeuner car je voulais lui montrer le buste. Il l'a trouvé bien parti.

Courses préparatoires du voyage. Un voyage commence toujours par des courses.

Chez Bouchard, pour la commande que nous avons à Buenos Aires.

Chez Atteni pour les deux figures en granit pour Annonay[4].

Et dîner chez M. et Mme Nénot où j'ai toujours un très grand plaisir à aller.

12 [mai 1921]

Le départ approche. Courses ce matin. L'après-midi, dernière séance avec Renaud pour l'École normale. Toutes les fois qu'on laisse une figure pas complètement achevée, on a l'impression qu'elle est encore moins achevée.

Puis je suis allé dire au revoir à Paul Léon, dans son royaume de la rue de Valois. Toujours aussi charmant. C'est un ami à qui on voudrait faire plaisir. Il m'a parlé en riant du vernissage et de la fureur du pauvre père Coutan devant mon groupe de Bordeaux[5].

Dîner rue de l'Université. Toujours amusant et intéressant.

13 [mai 1921]

Je donne à Breton au moulage le buste de Germaine Bouglé, le buste du docteur Brocq, le buste de Madame Blumenthal, la statue pour le Monument de l'École normale, les Fantômes et l'esquisse du Tombeau Darracq. Une vraie liquidation.

14 [mai 1921]

Reçu aujourd'hui, une visite bien idiote. L'ami Linzeler m'amena trois collègues de la Société des Courses pour choisir un objet d'art à offrir en prix pour je ne sais quelle épreuve importante. Ah ! les trois beaux sots [6] que ces trois délégués. Je n'ai retenu le nom que de l'un d'eux, marquis de Ganay. Les deux autres avaient aussi de gros noms et la raie des cheveux descendant jusqu'au bas de la nuque. Linzeler voulait leur faire choisir la Danseuse aux serpents. Ils l'ont trouvé trop nue ! La Becquée :

— Nous voulons voir l'effet en marbre...

Ils ont tout regardé dans l'atelier avec des regards vides et insensibles de mondains, et sont enfin partis après m'avoir fait perdre bien du temps[7].

Mais Madame Julian qui venait voir Fanny Laparra est venue jusqu'ici, et son enthousiasme m'a réchauffé. C'est une chic nature.

Et maintenant, j'enferme ce cahier. Ce soir, départ pour Marseille.

15 [juin 1921]

Rentré hier. Je réorganise mon travail à l'atelier. Je ne suis pas très content du travail fait en mon absence[8]. Les figures du Monument de Schaffhouse sont mal préparées. Je vais avoir tout à refaire. Mais la figure de l'École normale montée fait bien malgré quelques négligences. Je suis moins content du moulage des Fantômes. Au fond, j'aurais dû conserver encore cette maquette en terre, car il y a des points encore incertains. En grand, cela me donnera du mal. Le buste du docteur Brocq fait bien. Bien aussi celui de Germaine Bouglé. Celui de Madame Blumenthal en train. J'ai bien fait de conserver cet état.

Le voyage au Maroc

Nous en gardons un souvenir inoubliable. Avant de le noter chronologiquement je veux noter le souvenir de l'arrivée à Bordeaux. L'entrée en France par la Gironde est vraiment un des plus magnifiques, immenses spectacles qui soient. Le golfe [9] était particulièrement calme. Le temps particulièrement beau. C'était le soir. Un paysage bleu[10]. Le Figuig[11], naviguant avec précaution, presque sans bruit, pénétrait dans toute cette beauté. À chaque détour du fleuve c'est un nouvel enthousiasme. Je comparais mon émotion de ce soir-là avec mon premier contact avec la terre marocaine. Tanger le 18 mai. Quelle différence et combien ce voyage m'a reposé et remis dans mon état normal.

J'étais parti à la fois fatigué par une dure période de travail et ennuyé de partir, à cause de tout ce que je laissais en suspens. À Marseille, où d'ordinaire j'aimais tant à m'arrêter, je ne retrouvais pas mon entrain habituel. Visite à Amédée Gibert. Nous le trouvons convalescent, relevant d'une très grave maladie. Il a vieilli. Il s'est recroquevillé et est de plus en plus préoccupé des petits cancans de sa direction. Même en arrivant au port, en nous embarquant, je n'ai pas cette émotion joyeuse de jadis, je n'éprouve pas ce désir de tout voir, de tout noter qui m'est habituel. Fatigue ? ou suis-je blasé ?

La sortie du port, impressionnante. Nous sommes frappés, comme tout le monde par ces innombrables rangées de bateaux désarmés, amarrés, à quai, qui ne voyagent plus depuis des mois, parce qu'il n'y a pas de marchandises à transporter, parce qu'il n'y a plus de commerce.

Et nous voici en pleine mer. Je fais passer au capitaine Calvet ma carte. Bientôt il vient à nous. Nacivet nous a fait recommander par l'office du Maroc. Le capitaine Calvet est un petit homme qui louche. Il a l'air énergique, peu policé, mais excellent et plein de bon sens. Il nous invite à prendre nos repas à sa table et à nous installer, si nous voulons, sur sa dunette. Ainsi, la traversée fut-elle fort agréable, malgré un ciel un peu gris[12]. Nous prenons nos repas avec le bon commandant de l'Abda, et avec un médecin-chef, qui va rejoindre un poste nouveau au Maroc, et un autre officier le commandant Isnard, un vieux colonial, au teint jaune [13] et qui ne semble qu'à moitié content de retourner dans le bled. À table, il nous raconte des histoires assez amusantes et vraies, sur l'occupation en Allemagne par les troupes marocaines ou noires. Deux anecdotes :

— Les Sénégalais et les Marocains ont gros succès auprès des femmes allemandes, nous dit-il. Des dames de la société tournaient autour du camp, attiraient les tirailleurs et leur accordaient toutes leurs faveurs. Elles leur écrivent et comme ces braves noirs ne savent pas lire, nous décachetons les lettres, les leur traduisons et transmettons les réponses. C'est ainsi qu'un jour nous recevons une lettre éplorée d'une gretchen adressée à un nègre que nous surnommions Poupoule. L'amoureuse se plaignait de ne plus voir son chéri, le suppliait de revenir. Poupoule écoutait la lecture d'un air méditatif. "Et bien, que faut-il lui répondre ?" lui demandons-nous. "Tu y répondras, nous dit-il après réflexion, tu y répondras Poupoule y s'en fout." Nous nous récrions. "Si, si, confirme Poupoule, tu y répondras Poupoule y s'en fout." Et Poupoule sort tranquillement du bureau.

 

"Le commissaire militaire, chargé de la surveillance du camp noir, reçoit un jour la visite d'un Allemand qui demande à lui parler confidentiellement. Il faut savoir d'abord que, pour éviter tout rapprochement entre les troupes et la population, on a installé le camp à une certaine distance de la ville et interdiction est faite à la population blanche de s'en approcher. Donc, notre Allemand est introduit auprès du commissaire et, en français, avec l'accent voulu lui dit : "Monsieur le commissaire, je commence par vous déclarer que je ne viens pas me plaindre. Ce qui m'est arrivé, m'est arrivé par ma faute, puisque je me suis approché du camp dans la zone interdite, mais ce qui nous est arrivé est tellement exagéré que je tiens à vous le raconter. - Racontez. - Alors, hier soir, avec ma sœur, par curiosité, nous avons été nous promener vers le camp, et comme nous étions arrivés dans une sorte de petit bois, nous avons été entourés par une bande d'une dizaine de noirs, qui nous ont sautés dessus, et ma sœur a dû y passer plus de douze fois et moi-même cinq fois ! Je ne me plains pas, je ne dépose pas de plainte, mais vraiment, c'est exagéré."

Ainsi se passa le voyage, en histoires, repos sur le pont, mer d'huile. Ma joie est toujours immense, indescriptible d'être sur la Méditerranée. J'ai pour cette mer cet amour des barbares du nord. Goethe débouchant en Italie, ou Byron, ou Schiller n'avaient pas pour cette couleur, cette lumière, un amour plus grand que moi, n'éprouvaient pas en voguant sur ces masses d'eau au bleu si particulier, une émotion, une trépidation intérieure plus profonde que moi. Tout recommence à me passionner.

Le soir, je m'accoude sur le parapet de notre pont et je regarde et j'écoute des marocains se donnant un concert. Ils sont étendus ou accroupis. Une toile de tente est tendue au-dessus d'eux. Ils sont éclairés par une chandelle tremblotante[14]. Ils sont habillés à moitié en européens misérables, vieilles culottes, et fez sur leurs crânes rasés. L'un d'eux joue sur un violon un petit air pleureur, toujours le même, quelques notes qui se répètent indéfiniment. Un autre a retourné une gamelle qu'il a choisie parce que sous les coups de fourchettes qu'il lui donne elle a résonné d'accord avec la mélopée du violon. Ainsi il souligne sa cadence. Cela dure des heures[15]. Autour, les autres écoutent. En vérité, certainement ils rêvent. L'air monotone les aide à rêver. Cela s'accorde avec le bruit régulier de la machine, avec la marche du navire, avec le bruit de l'écume fendue, avec le bruit de l'eau qui sortant de la chaudière tombe indéfiniment dans la mer, avec des rires qui viennent de l'avant, avec une chanson qui vient d'un autre coin du bateau. De temps en temps une cloche tinte[16]. C'est le quart qui sonne. Je fais le tour du pont. Il se vide peu à peu. Le silence est plus beau et plus grand. Je me promène dans le dédale de tous les appareils qui encombrent le pont supérieur, prises d'air, immenses cheminées, cordages, chaloupes. Deux jeunes gens ont rapproché tout près, tout près leurs chaises longues. Il fait si bon, si doux, que la jeune femme ne peut attendre d'avoir rejoint sa cabine et préfère demander ici, sous le grand ciel, à son ami ou son mari des caresses profondes que celui-ci ne lui refuse pas. Un petit oiseau, parti avec nous de Marseille, vient se poser là, devant moi et picore des miettes de pain. Je m'éloigne, car je ne voudrais pas que ces jeunes gens s'aperçoivent qu'un artiste rêvassant les a surpris et qu'ils en soient ensuite gênés lorsqu'ils me rencontreront. Ils ont tellement raison. Ce serait très grand dommage de gâter le plaisir de cette jolie petite femme, leur beau souvenir. Il faut remplir sa vie de ces moments-là. Je plains ceux qui ne sont pas capables d'en jouir.

 

Je pense moins à tout le travail laissé à Paris. Rien autour de nous que la mer, un ciel nuageux. Paris est loin.

Et c'est ainsi que ce matin de bonne heure j'avais demandé au capitaine de me faire réveiller, nous avons aperçu Gibraltar. Avec Lily nous sommes montés sur la dunette. C'était lui, très beau. Dans la longue-vue d'abord, je voyais les côtes d'Espagne, des montagnes rousses et de petits villages blancs tout au bord de l'eau. Le roc de Gibraltar. Plus loin, très loin devant nous, à quatre heures de navigation, la côte d'Afrique, une sorte de ligne blanche, Tanger, et à gauche les montagnes du Rif, où il ne ferait pas bon pour un européen de débarquer, car là s'abritent les fameux Rifains qui donnent tant de mal aux Espagnols et à nous-mêmes, sur notre frontière commune.

 

Le 18 mai, vers 9 heures nous avons débarqué à Tanger.

Bouchard m'avait toujours dit :

— Tu verras Tanger, c'est extraordinaire.

Est-ce parce que je m'attendais à cet extraordinaire, mais Tanger m'a terriblement déçu. Impression des plus quelconques, même avec le recul. Car souvent il arrive qu'avec le temps et le recul, un spectacle prend peu à peu sa valeur dans le souvenir. De Tanger je ne conserve que celui de petites rues à boutiques cosmopolites, ornées de guirlandes fleuries du plus mauvais goût et de drapeaux espagnols. Pourtant, c'est là que j'ai pris contact avec les fameux nègres porteur d'eau, puissants, luisants, toujours courant, penchés sur leur gauche à cause du poids énorme de l'outre en peau de mouton pleine d'eau. Habillés de djellabas très courtes, remontées à mi-cuisse, ils sont d'aspect très pompéien. Puis des femmes, masses de draperies, portant en croupe leur dernier né. Nous avons fait une promenade dans le haut de la ville, vers un village, puis sommes rentrés par la vieille ville. On devine de belles demeures, j'aperçois des cours peintes en ocre, en bleu, en jaune ardent. Cela me fait penser à cette femme arabe, à Alger, qui dansait toute nue, complètement épilée, dans une cour ocre rouge[17]. C'était un spectacle magnifique et dont je serais capable, si j'en avais le temps, de faire aujourd'hui de mémoire une étude.

Nous avons repris le bateau à 4 heures de l'après-midi. Splendide traversée du détroit de Gibraltar le soir. Le lendemain matin, au réveil, on ne voit plus les côtes. On ne recommence à les voir qu'un peu plus tard, peu de temps avant d'arriver à Casablanca. La mer danse. Ce n'est plus la Méditerranée. Lily se comporte très bien. Elle n'a pas le mal de mer. Vers 10 heures nous entrons dans le port.

 

19 Mai [1921] Casablanca

De loin, impression de toute ville méditerranéenne. Celle-ci ne produit pas, de loin, grand effet. Cela tient à la platitude du pays. Point de maisons étagées en amphithéâtre, de jardins suspendus, de terrasses. De plus le temps est gris.

Quand nous nous arrêtons, des barques à pétrole, en vitesse, accourent vers nous et j'aperçois dans l'une d'elle, debout, la silhouette élégante de notre ami Nacivet, venu nous chercher. Nous voyageons, Lily et moi, chacun avec une valise. Nous ne sommes pas encombrés. Pas de malle. Aussi nos bagages sont vite descendus. De main en main ils passent. À terre tous les dix pas, ils changent de mains. Et à chaque marocain nous devons donner un pourboire. Du bateau à l'auto de Nacivet, j'en fus pour cinq pourboires. Nous gagnons l'hôtel et je regarde de tous mes yeux.

Je me sens repris de la même demi-insensibilité qu'à Marseille. Il a fallu deux jours pour que cela passât. Je me disais et, je crois que c'est assez juste, que maintenant je n'ai plus à enregistrer. J'en suis au moment de produire, de rendre. Ma joie est plus grande de produire que de noter et de regarder, car ce que je vois, ou je l'ai vu en Tunisie, ou je l'ai imaginé, ou ce n'est pas intéressant. Il n'en sera pas de même dans deux jours, à Marrakech.

Pourtant le spectacle de Casablanca n'est pas indifférent. Un mot dépeint cette ville. C'est un immense chantier. Pour le Français qui débarque, c'est un spectacle surprenant que de voir tant de maisons en construction, avec des maçons travaillant ! C'est un spectacle qui ne se voit plus en France. À Casa[blanca], partout. Pour moi, c'est précieux. C'est un des grands bas-reliefs de base du Temple. "La construction de la Cité". À travers mon indifférence qui me pèse, je note. Cela s'enregistre quand même. Cette impression de chantier domine l'impression marocaine. Des types que nous croisons, des femmes, paquets de linge avec leur petit en croupe, me paraissent fort intéressants.

À l'hôtel un monsieur important, robuste, nous attend. C'est l'ami Prost que je retrouve avec un immense plaisir. Il est venu exprès de Rabat pour me piloter dans Casa[blanca], me montrer l'emplacement prévu pour le Monument, me mener chez les diverses personnalités de la ville que je dois voir.

Donc, après l'installation, un léger déjeuner, nous partons. Entre le parc et la place Administrative, je n'hésite pas et Prost est de mon avis. Nous votons pour la place Administrative. Ce sera un fort bel ensemble architectural. Morceau principal : le Palais de Justice.

— Faites moi une façade et foutez n'importe quoi derrière, avait dit à Prost le maréchal Lyautey.

La personnalité du maréchal Lyautey domine tout ici[18]. C'est un souverain. Il est intelligent et pittoresque :

— Les bureaucrates trouveront toujours moyen de s'installer confortablement. Mais nous n'aurons pas toujours l'occasion de faire une belle façade.

Tout en nous promenant, l'idée me vient soudain de réaliser là une scène que j'ai vue, voici bien longtemps, un jour, dans la campagne romaine. Deux gardiens de troupeaux, à cheval, se rencontrant, vinrent à la rencontre l'un de l'autre et se donnèrent la main, par-dessus l'encolure de leur monture. Geste symbolique. Rapidement, je fais un petit croquis. Je le montre à Prost et lui explique mon idée.

— C'est ça, c'est tout à fait ça.

L'auto nous emmène alors boulevard de la Liberté, pour faire la connaissance de Ferreri, le président de notre Comité. Des vieilles tables, des vieilles chaises, des matelas, des sommiers, une sorte de salle des ventes où viennent échouer les laissés-pour-compte des ventes aux enchères par autorité de justice, c'est la demeure de M. Ferreri. D'énormes moustaches blanches, un accent méridional, c'est M. Ferreri. Nous nous asseyons comme nous pouvons, sur des chaises à trois pieds. Conversation très cordiale. Rendez-vous est pris pour après déjeuner au café de l'Arcade, où je rencontrerai avec d'autres messieurs du Comité, le secrétaire, le trésorier.

 

Des lorgnons, le regard fuyant, c'est M. Saboulin[19], le secrétaire du Comité. Une bosse, des yeux vifs, un bon sourire, c'est M. Blaise, le trésorier. Explique ma nouvelle idée. Enthousiasme général. Parlons question budget. Confiance dans le résultat. Séparation. J'invite Ferreri à dîner et je vais rejoindre Prost qui doit nous emmener faire une promenade dans les environs de Casa[blanca] et ensuite dans Casa[blanca].

Paysage pauvre, impression d'Hardelot[20] ! À de très grandes distances les uns des autres, des îlots de maisons à plusieurs étages. Prost m'explique que ces maisons ont été construites par des spéculateurs de terrains qui espéraient une extension énorme de la ville. La difficulté est maintenant de réunir tous ces groupements par un plan logique. Prost me raconte des histoires extraordinaires de spéculation de terrains. L'histoire d'un bonhomme qui s'est enrichi en achetant et revendant vingt-cinq ou trente fois le même terrain. Il me cite un de ses collaborateurs, architecte qui, un de ces jours derniers au café, en servant d'intermédiaire pour la vente d'un terrain, gagne 300 000 F de commission. Tout ce que nous voyons, durant ce tour en automobile, est d'un intérêt médiocre.

Retour à Casa[blanca], place Administrative où à Ferreri et à Prost je parle de la nouvelle idée qui m'est venue pour le Monument : les deux cavaliers. Ferreri, le brave homme, qui ne connaissait pas cette nouvelle idée me dit comme Prost :

— C'est parfait. C'est tout à fait ce qu'il faut.

Dans les souks, je retrouve pourtant et enfin un peu de vraie couleur locale[21]. Mais trop de boutiques espagnoles sont intercalées là. Trop de juifs s'habillent à l'européenne.

Le soir, nous avions à dîner le bon Ferreri, et le soir, promenade autour des remparts. Intérêt médiocre. Je me rappelais semblable tournée à Kairouan. Quelle autre allure ! Ici, vraiment l'Europe est venue par trop abîmer cela. De plus, il pleuvait. Même ces filles à Casablanca ont perdu de leur caractère. Sous la pluie, au coin d'une rue, je demande à une hétaïre son nom :

— Titine, me répond-elle !

Elle avait un magnifique type marocain, et ne savait certainement aucun autre mot français que celui-là.

Le lendemain, 20 mai, après avoir, dans la matinée, été voir le directeur des services municipaux, M. Rabaud, puis le préfet, M. Laurent, puis le général Bertrand, nous sommes partis dans l'auto de Nacivet pour Marrakech. Durant ces visites du matin, j'ai beaucoup aimé les jardins[22] de la Préfecture et surtout l'habitation du général Bertrand. Cela fait partie de l'ensemble de la place Administrative où sera le Monument. C'est très bien, plein de jour, oriental sans être d'exposition, enfin très bien[23].

Par des faubourgs qui n'ont rien d'africain, qui font plutôt penser à des sorties de villes industrielles, nous quittons Casablanca. Nous voici sur la route de Marrakech, longeant l'ancienne piste des caravanes. Alors, malgré le ciel gris, on commence à se sentir loin de l’Europe[24]. Dans la plaine morne, c'est d'abord la rencontre des douars, au ras du sol, entourés de palissades. Des silhouettes de porteurs d'eau se dressent. Vers ces migrateurs l'imagination bondit. Sur la piste ancienne, de silencieuses caravanes se dressent en ombres chinoises, en groupes généralement peu importants, mais assez fréquentes. Les hommes assis tout à l'arrière de leurs ânes, de leurs mules ou de leurs petits chevaux. Ce sera presque la seule distraction du voyage, dans cette monotone partie du voyage, plaine de la Chaouïa. Des moissonneurs, baissés sur les gerbes, les coupant à mi-hauteur, fauchent de leur petite faucille comme on le voit sur les fresques ou dans les bas-reliefs égyptiens. Je voudrais, à chaque instant, faire arrêter la voiture. Je sens que j'entre en pleine vie antique. Je voudrais courir, pour voir de près, le moindre petit berger qui, vêtu de la djellaba, semblable à la chlamyde, semble quelque statue grecque sortie soudain du sol et nous regarde, la main abritant les yeux. Nous traversons là une des parties les plus fertiles du Maroc. Bien cultivée, il paraît que cette plaine de la Chaouïa produirait des blés magnifiques.

Bientôt les champs de blé sont remplacés par des prairies grises et fauves. Sorte d'avant-goût du désert. Les caravanes se font plus rares. Nous croisons de grosses autos remplies de marocains entassés. Gros trafic sur cette route de Casablanca à Marrakech. Mais je remarque un tout petit groupe, tout gris, couleur de la route, couleur de la plaine, couleur du ciel. Une femme sur un âne, un enfant dans les bras. L'homme marche derrière, le bâton sur la nuque, les bras en croix, tenant le bâton aux deux bouts. Ainsi, il y a vingt siècles, allaient sur les routes d'Égypte, s[ain]t Joseph, la Vierge et l'enfant. Combien de fois, durant ce voyage, verrai-je ainsi le même spectacle que les siècles écoulés n'ont pas changé ?

Nacivet nous avait promis des mirages un peu avant d'arriver aux Djebilet. Temps trop gris. Nous avons tout fait pour en voir. Nous avons presque imaginé que nous en voyons. Ce spectacle fut manqué.

Comme nous arrivons en haut du col, le temps s'est éclairci. Trouées lumineuses dans les nuages. Marrakech nous est apparue. Plutôt la tâche verte, strictement délimitée de la palmeraie. Impression des plus extraordinaires. L'imagination y contribue. Marrakech, c'est l'entrée de l'Afrique mystérieuse. Au-delà, c'est le désert, le désert... Nous ne voyons même pas l'Atlas. Il est derrière le rideau de nuages. Nous en apercevons seulement les contreforts sur notre gauche. Notre arrivée est un peu manquée. Nacivet est désolé. Ça ne fait rien. Je suis ému quand même. J'ai quand même l'impression d'arriver dans un monde très nouveau.

L'auto, rapidement nous rapproche. Nous entrons dans la palmeraie. De nouveau les caravanes sont nombreuses. Chameaux à la démarche silencieuse, comme ouatée, petits ânes, vaches et chèvres. Des femmes bleues, les outres sur le dos, penchées en avant, un gros seigneur sur une mule rouge. L'Europe est loin. Hélas ! La voici. Les premières maisons qui nous accueillent, un hôtel meublé, un café, construit il y a deux ans peut-être. C'est le quartier européen. Il est bâti à une certaine distance de la ville marocaine, m'explique Nacivet, d'après un plan judicieusement conçu par Prost. Et voici, en effet, qu'au bout de cette avenue d'arrivée, un minaret se dresse, la Koutoubia, la tour jumelle de celle de Séville. L'imagination va vite. Je revois cette cathédrale-mosquée de Séville, forêt de colonnes, d'une impression si profonde. Ici, je ne pourrai pas entrer. Derrière ces murs roses et gris, pelés, qui semblent ruines eux-mêmes, abritent d'autres ruines, se cachent au contraire certainement d'aussi impressionnantes beautés qu'à Séville ou à Grenade. Nous longeons la Koutoubia et tout de suite, avant même d'aller à l'hôtel, Nacivet nous fait passer par la fameuse place [Jemaa] el Fna, la foire perpétuelle. Bien que j'y devine une source inépuisable de documents, impression très abîmée par l'ambiance, la poste, un horrible café à colonnes, des affiches alléchantes, des enseignes de banques[25], la station terminus du service des autocars. Aux tables du café, j'aperçois des uniformes, des jaquettes, des chapeaux de paille. Mais de l'autre côté les marocains [26] vivent leur vie. D'innombrables cercles sont formés, au milieu desquels gesticulent, sautent, crient des sortes de diables vociférants. Tambours, clarinettes, sons aigrelets de violons monocordes. À travers les rues bordées de murs roses sans couverture, sous une toute petite pluie, nous arrivons à l'hôtel Transatlantique. Impression charmante. Plusieurs maisons arabes réunies. Cour blanche et bleue. Murs blancs. Boiseries bleues. Travail très remarquable. Certainement ancienne cour du harem du propriétaire ancien. Évocation obligatoire. Obscurité de notre chambre longue. Traversée de couloirs ornés de nattes de Salé à fort jolies dessins. Servantes arabes à la démarche souple. Salle à manger trop européenne.

Première vraie, profonde, inoubliable impression de l'Afrique. Le soir, dans les souks près de l'hôtel. Nous sommes en plein Ramadan. De là, la vie intense de la ville la nuit. Les femmes, les enfants, les hommes viennent s'approvisionner. Aucun autre européen que nous. Foule intense à travers laquelle on circule difficilement. Arrêt devant une sorte d'épicerie, splendidement éclairée. Accroupi devant sa balance le jeune marchand ne cesse de servir beurre ou confitures. Tout passe sur le même plateau à même et est poussé avec une sorte de cuillère en bois dans le récipient qu'apporte le client. Puis le marchand, quand ses doigts sont trop poisseux, prend entre son gros orteil et son doigt de pied un tampon d'ouate, s'essuie le bout des doigts et remet le tampon d'ouate à son orteil. Après les souks des épiciers, les souks de marchands de fruits secs. Boutiques extraordinaires. Les marchands juchent tout en haut de leur marchandise disposée en long plan oblique. La clientèle s'arrête, on la sert au bout d'une longue cuillère de bois. Des mendiants répètent indéfiniment le même mot, sans se lasser et sans lasser ceux qui sont là. Des gosses groupés jouent à je ne sais quel jeu. Assises par terre, en rond, toutes blanches, immobiles comme des bornes, les marchandes de pain ont étalé devant elles les pains ronds et dorés. Tout cela n'est pas de couleur éclatante. Les tons sont sourds. C'est blanc, marron et gris. Les lumières des bougies jettent sur l'ensemble une harmonie dorée. Une forte odeur de menthe apprend que voici un café. À la porte, étendus sur des nattes, des hommes nous regardent. De l'intérieur, sort le bruit d'une musique monotone. Nous apercevons, groupés autour du musicien, des groupes immobiles, écoutant la même mélopée pleurarde, indéfiniment. La même scène que sur le bateau. Le serveur circule, portant à l'un ou à l'autre la tasse de thé à la menthe.

 

21 mai [1921]

Matinée consacrée à des visites. Passé place [Jemaa] el Fna. Les cercles se forment seulement. Gros personnages traversant la place, montés sur des mules grasses, suivis d'un serviteur courant à pied derrière. Première visite à Beaurin, agent commercial. Monsieur maigre et sans intérêt intellectuel. À la Bahia [27], belles cours, mais quand on pense à Grenade ou à Séville, c'est peu, j'aime mieux la rue.

Le général La Bruyère nous reçoit très aimablement. Il y aurait à faire un livre très amusant qu'on appellerait : "le Mystère de la conquête du Maroc." Nous n'avons là, en effet, presque pas de soldats. Notre armée est composée surtout d'Allemands engagés dans la Légion étrangère :

— Nous faisons la guerre au Maroc, nous dit le général, avec des Allemands et nous nous gardons sur le Rhin avec des Marocains.

 

Nous faisons la guerre au Maroc. Ici, à Marrakech, qui s'en douterait ? Pourtant c'est vrai. Et le général doit partir dans deux jours pour le sud. Nous faisons la guerre avec des Allemands, nous la faisons aussi avec nos partisans marocains, les troupes du M'Tougui, les troupes du Glaoui. Le Glaoui, nous le verrons sans doute. Il vient de rentrer de France :

— On l'a rendu fou là-bas, nous dit le général. Il se croyait le premier personnage du monde. Aussi, dès son retour, je l'ai envoyé présenter ses hommages aux frères du sultan. Il était furieux.

Nous parlons de choses et d'autres, de l'avenir du Maroc, de ses richesses, de l'effort qu'avait fait l'Allemagne pour conquérir le Sousse. Le général considère l'action de l'Allemagne au Maroc avant la guerre, comme un bluff. Les fameux frères Mansmann[28] avaient inscrit sur des cartes un peu au petit bonheur : mines de cuivre, de charbon, potasse, etc., pour avoir une monnaie d'échange. Il y a bien des tout petits filons de cuivre dans l'Atlas, mais c'est comme dans les Alpes ou les Pyrénées. En trois jours on en a vu le bout. La vraie richesse du Maroc sera dans la culture.

Grande promenade autour de la ville. le fameux monde souterrain avec les laveuses de laine. J'essaye d'en photographier. Elles se tournent toutes, se baissent, et malgré ma rapidité je n'ai pu photographier que leur gros derrière. Nous atteignons de beaux jardins. C'est féerique. Une oliveraie infinie. De grandes allées. Mais à l'hôpital fondé en souvenir de la mort du docteur Mauchamp, c'est encore un plus beau jardin. Nous interrompons, à peine, un formidable concert de grenouilles. Beau sujet pour un littérateur.

Place [Jemaa] el Fna, j'y ai déjà des amis. Une sorte de sauvage qui danse sur du verre pilé, et le charmeur de serpents. Au milieu d'un cercle des enfants dansaient. Ce sont les fameux danseurs chleuhs. Il y en a deux tout jeunes, douze ou treize an et un plus grand, dix-huit ans. Ils sont coiffés comme des femmes. Deux longues nattes de chaque côté de la tête et sur le front, les cheveux tombant "à la chien", également habillés comme des femmes, longues robes blanches, ceintures, ils portent le fameux sac de cuir de tout marocain. Ils jouent de toutes petites castagnettes de cuivre et dansent pieds nus, en chantant. La danse consiste surtout à un battement rapide des pieds, en avançant très peu. De légères et indécises ondulations du bassin. Ces jeunes gens sont, paraît-il, de mœurs spéciales et, sur la place, racolent des clients. D'autres fois ils en reconnaissent. Alors, ils sortent du cercle, vont à lui, se plantent devant et dansent devant lui en s'inclinant jusqu'à ce que celui-ci, pas mal honteux, car tout le monde rit tout autour, s'exécute et donne la pièce au danseur. J'ai vu cette scène et c'était drôle. J'ai vu une autre scène encore plus drôle. Une fille dévoilée allait de cercle en cercle. Elle écoutait le conteur, passait chez le charmeur de serpents, puis chez les chleuhs et finalement s'assit au premier rang dans le cercle qui entourait le danseur au verre pilé. Soudain elle se met debout et comme pour sortir du cercle il y avait deux ou trois rangs d'hommes accroupis, elle relève sa robe jusque sous les aisselles et enjambe par-dessus les têtes.

 

22 mai [1921 Marrakech]

Rien n'est plus sympathique qu'un homme aimant son métier. C'est pourquoi le jardinier de la Bahia est sympathique. Il nous promène dans son jardin féerique avec un immense amour. Je ne puis, moi, décrire la beauté de cette végétation, ces énormes vignes aux pieds tordus, ces grands oliviers, ces figuiers odorants, ces innombrables essences d'arbres qui font penser à d'autres temps.

Penser à d'autres temps ! je ne fais que cela, et regretter que le même amour effectif des belles choses ne soit plus. En quittant la Bahia nous avons été aux tombeaux saadiens. C'est un peu la chapelle des Médicis de Marrakech. C'est un monument élevé à une famille de sultans-chefs, qui régna au XVIe siècle sur tout le Maroc. Comme toujours à Marrakech, extérieurement on ne se doute pas de la merveille que l'on va voir. Un imam silencieux nous conduit à travers de petites cours. Et voici la grande koubba. On entre. On est pris. Sous une coupole, plafond doré, magnifiquement ouvragée, où les alvéoles et les pendentifs disparaissent dans une ombre dorée sur les principales tombes. Ce sont trois tombes, trois pierres, trois marbres plutôt, excessivement étroites, couvertes d'ornements ravissants. Le temps a mis là-dessus une patine indescriptible, comme sur les fûts des triples colonnes d'angle, comme sur les chapiteaux. Mais je n'aime pas le décoratif pour le décoratif. D'ordinaire, des lignes, dites décoratives ne me touchent pas parce qu'elles ne veulent rien dire. Mais ici, nous sommes en face d'un chef-d'œuvre. Ces dentelles de marbre ou de stuc, ces arabesques, ces trous, ces saillis, tout cela forme un ensemble extraordinairement émouvant. Au fait, n'y a-t-il là que de l'art décoratif ? Au fond de moi-même, je ne le crois pas. Le point de départ de ces arabesques, c'est l'écriture. Des histoires, des choses relatives à la mort sont racontées-là. Ces signes ont un sens. Cette architecture a un sens[29]. Un grand sentiment à exprimer est toujours à la base de toute belle chose.

 

23 [mai 1921 Marrakech]

Le Mellah[30]. Impression beaucoup plus propre que dans les souks arabes. Et puis on voit le visage des femmes. Il y en a de jolies. Dans un souk, qui est le souk des bijoutiers, impression féerique. D'abord le charme des boutiques propres, où sont exposées de jolies choses ciselées. Silence. Et au milieu, une fontaine toute rose, sous de grands arbres. Dans un coin, un rassemblement autour de deux joueurs d'échecs très absorbés.

Mais nous joignons enfin le docteur Hetzboyer. Venu à Marrakech pour opérer le Glaoui, il est installé par celui-ci dans la maison de son frère le Si Madani, mort il y a peu de temps. Encore une impression magnifique que cette entrée au Dar Si Madani. Des murs tout blancs. Ombres transparentes et lumineuses. Comment rendre cela en peinture ? Des nègres splendides habillés tout en blanc sont assis là, dans cette attente perpétuelle du musulman qui, en fait, n'attend jamais rien. Un jeune homme vient à nous, très brun de peau, vêtu à la dernière mode de la Belle jardinière, Kodak en bandoulière. C'est un des amis courtisans du Glaoui. C'est un juif du Mellah de Marrakech. Marchand de bijoux. Voyageant beaucoup. Sa faveur auprès du Glaoui vient de ce qu'il est son procureur de femmes. Voici le sympathique Hetzboyer. Nous prenons rendez-vous pour un déjeuner chez lui, après l'opération.

Pour me documenter sur les costumes pour le Monument de Casa[blanca], je vais à la place où j'ai rendez-vous avec le capitaine Marquilly. En route, bruit sinistre des meules que tournent des mules ou des chevaux à œillères. Ce sont les mêmes meules que celles dont on retrouve des vestiges à Pompéï. J'imagine le même grincement jadis et des hommes tournant à la place des bêtes. Certaines de ces meules se présentent de manière particulièrement romantique. Grande pièce sombre. Éclairage venant d'une mince ouverture. Un gardien silencieux et immobile dans la pénombre.

Nous finissons la journée chez Majorelle, admirablement installé dans une des maisons du Glaoui. Obligé, pour sa santé, de se fixer dans un pays chaud, il trouva à Marrakech tout à la fois le climat qui lui convenait et un milieu qui lui plaisait. Il peint, mais en même temps a mis sur pieds une affaire de coussins de cuir qui marche bien. Sa femme dirige une fabrique de tapis. Ménage sympathique où la femme paraît la plus sympathique.

 

24 [mai 1921]

Sidi Mohamed Ben Rahmoun est un gros marchand de Marrakech, en même temps officier du Glaoui et l'un de ses conseillers intimes avec Benrimoj. Avec lui, j'ai pénétré dans les premières cours du palais du Glaoui. Grandes cours, avec de petites boutiques fermées par des barreaux de fer comme des cages. Dans certaines de ces cages des hommes accroupis écrivaient. C'était pour voir des cavaliers du Glaoui. Après de longues conversations on m'a dit qu'il n'y en avait pas, que tous étaient en harka, à guerroyer dans le sud.

Mais j'ai trouvé mon affaire. Quelques goumiers de passage à Marrakech, commandés par un sous-officier français m'ont posé et j'ai pris quelques croquis et des photos qui seront utiles.

Mais aujourd'hui, j'ai trouvé le principal de ce que j'étais venu chercher au Maroc. La composition des bas-reliefs de base des murs de Prométhée et du Christ : la Cité - le Temple. De grands bas-reliefs évoquant les efforts collectifs des hommes. La construction de la Cité. La construction du Temple. Et tout ce qui grouille autour. Et toute la vie de la cité et toute la ferveur de la foi. J'ai tout cela sous les yeux, continuellement. Je n'ai qu'à me promener, les yeux bien ouverts. Il y a très peu de gens qui savent se promener, les yeux bien ouverts.

Place Jemaa el Fna, quelques sujets de bibelots, en passant : "L'apprenti sorcier". Un jeune marocain, invoquant Moulay Idriss avec une boîte à double fond. Le baptême des serpents. Un extraordinaire charmeur de serpents, sautant, gesticulant, bavant, manœuvrant d'énormes vipères du Sousse, bien pacifiques. Parmi tous les spectacles de la place, aucun n'est plus curieux que celui du charmeur de serpents. Aucun ne donne autant l'impression d'une cérémonie étrange et sacrée. Dans aucun les sentiments religieux jouent un rôle équivalent, se mêlant au charlatanisme. Dans tous les cercles, sur la place, chez le conteur, chez les acrobates, chez les mangeurs de verre pilé, etc., continuellement, à tout propos, les spectateurs répondent à certaines phrases, à certains mots, par de véritables litanies, des gestes pieux, absolument comme les fidèles dans l'église répondent aux prêtres. Mais nulle part, cette impression de religiosité n'a un caractère aussi ardent, aussi primitif, aussi sauvage que dans le cercle du charmeur de serpents. Et n'est-ce pas une véritable cérémonie baptismale que cette scène où ces hommes se détachent de la foule, entrent dans le vide du cercle, reçoivent le serpent dans leurs mains ouvertes, sur le cou et le charmeur, le prêtre plutôt, danse en hurlant et bavant plus que jamais autour du néophyte, les spectateurs autour ânonnent certainement des prières.

Revu les Majorelle qui nous ont raconté des histoires sur les femmes du Glaoui. Mme Majorelle en connaît plusieurs qui sont, en fait, fort malheureuses. Elle nous raconte entre autres l'histoire de cette jeune turque, élevée à l'Européenne, mariée à un Turc qui, en voyage de noces à Tanger, la vendit à El Mokri, le grand vizir. Celui-ci après un certain temps la donna au Glaoui. Elle est à Marrakech et dépérit de la perte de sa liberté.

Nous avons eu à dîner le docteur Hetzboyer et sa femme. Propos divers, dont certains sur M'Tougui. Il paraît que durant la guerre, un officier intelligent s'amusa de la fidélité à notre cause de ce vieux renard en lui assurant[31] que les Français  possédaient les moyens de lui rendre la puissance virile. Dans ce but, il lui conseilla entre autres de manger beaucoup d'asperges. Il en commandait de tous côtés et même on lui en envoya de France. Ceci est authentique ! Des malices enfantines de ce genre et des limousines nous conservent[32] ainsi la fidélité d'un certain nombre de grands chefs.

Mes idées sur les bas-reliefs de base du Temple se précisent tout à fait. Tout ici contribue à m'enrichir.

 

25 [mai 1921]

En me rendant au bureau régional, je rencontre un superbe noir à cheval. Gros cheval blanc qui me fait penser à un percheron. Par la rue mouvementée où habite Majorelle j'arrive au rendez-vous. Le noir rencontré arrivé avant moi était un des esclaves du M'Tougui, venu pour moi. Fait un certain nombre de photos. Le capitaine Marquilly m'explique que les chevaux de gala des grands caïds de la région descendent des chevaux que jadis Louis XIV donna à un sultan du Maroc. Ainsi s'explique la ressemblance avec nos percherons. Ces chevaux marocains sont assez brillants, mais mous.

Nous rejoignons, pour déjeuner chez les Hetzboyer, la Dar Si Madani[33]. Après la première cour sale, quelconque, nous pénétrons dans le merveilleux jardin. Toujours même forme. Même plan. Plan carré. Au milieu fontaine. Allées en croix. Les salles se font face à chaque extrémité des allées.

M. Sam Benrimoj est invité. Il arrive, très parisien. De grands esclaves noirs apportent bientôt sur leurs têtes les plats abrités sous les grands paniers pointus. Leur théorie silencieuse à travers les allées est magnifique. Menu : Pigeons au miel et au beurre. Mouton et fonds d'artichaut. Salade. Concombres. Carottes. Dattes séchées. Oranges. Couscous. Pour boire, du champagne. Le docteur a opéré le Pacha la veille et tout s'est très bien passé. Tandis que nous déjeunons, de l'autre côté du jardin je regarde des esclaves noirs jouer aux échecs. Encore une harmonie ravissante. Tout est blanc, transparent, sauf trois portes qui sont bleues et leurs têtes qui sont noires. Le ton local est bleu. C'est en somme une grisaille bleue.

Conversation variée. On parle du Pacha et des grands caïds tous cruels, tous jaloux les uns des autres. La conversation vient à tomber, je ne sais comment, sur Élie Faure. Avant de faire des lettres et de la critique d'art, c'était un spécialiste d'embaumement. Prétentieux et posant à la puissance, il quitte sa première femme, parce qu'il la trouvait trop faible pour lui et épouse une superbe et grande femme, alliée aux Reclus.

Promenade dans Marrakech. Au palais du Glaoui pour voir une nouvelle salle en construction très bien située, salle de réception fort belle, avec des vues admirables sur l'Atlas et les Djebilets. Je remarque en bas, dans le jardin, se détacher sur le mur rose, une mule baie sombre harnachée brillamment et portant une selle d'un rouge magnifique.

 

Puis nouvelle promenade au Mellah. Impression plus sale que la première fois. Une grande misère y règne. Mais M. Sam voulait nous présenter sa fiancée. Gentille petite jeune fille, habillée à l'européenne et qui me rappelle toutes les charmantes jeunes filles juives que je connais à Paris. Elle est habillée à l'européenne mais son père est habillé suivant la tradition. Lévite, cheveux graisseux, longue barbe, calotte noire. Sur les musulmans notre civilisation n'a pas de prise. Mais les juifs s'adaptent vite. En quelques années les jeunes gens du Mellah se sont transformés et certainement il doit se passer dans les maisons de ce ghetto des scènes bien extraordinaires entre ces vieux à calotte graisseuse, à babouches et à barbe sale et ces jeunes gens habillés à l'européenne. Tranquillement à travers les souks nous gagnons la maison de M'Tougui, qui nous attend pour le thé. J'admire de plus en plus, au point de vue peinture, la matière des murailles roses.

M'Tougui est paraît-il particulièrement fier de ses esclaves noirs. Le fait est qu'ils sont magnifiques. Après quelques moments d'attente dans une pièce isolée, un esclave sans burnous, le poignard en travers sur sa djellaba vient nous chercher. Au fond d'une longue allée étroite, bordée de plantes de toutes sortes et terminée par une porte bleue, un groupe nous attend : Assis un vieillard perdu dans des masses de tissus beiges et blancs et derrière lui quatre ou cinq grands nègres, dans des djellabas de couleurs variées. À notre approche, le vieillard se lève et vient à notre rencontre. Le jeune Sam nous présente [34] et quand on lui nomme le docteur Hetzboyer, il s'exclame, se répand en protestations d'amour, prend Hetzboyer par la main et l'emmène à travers des cours, des allées sablées jusque dans une sorte de patio délicieux, planté de cyprès, de grenadiers, de fleurs de toutes sortes, au milieu une fontaine abritée sous une boiserie bleue. Étendus sur les canapés bas d'une salle longue, suivant le modèle ordinaire, ornée de belles faïences et de beaux plâtres ouvragés, nous voyons bientôt arriver le cortège habituel des porteurs de thé, tandis que Sam fait l'interprète. M'Tougui se réjouit, en apparence, du succès de l'opération du pacha. Il se lamente sur les dépenses excessives de ce dernier.

Puis le caïd se lève. Il nous emmène pour nous faire visiter sa maison. Devant lui des esclaves se précipitent pour que les femmes rentrent et se cachent. Il nous conduit ainsi dans la cour qui leur est réservée. On nous apporte des sièges et un deuxième goûter nous est servi, composé de gâteaux de toutes sortes. Entre un jeune garçon, de sept ou huit ans, avec son petit poignard en travers de sa djellaba. Il est fort beau. C'est le fils du caïd. Il nous salue avec beaucoup de dignité puis vient contre son père. Il s'appuie contre lui. Et je vois là le beau sujet d'un groupe : "Le dernier fils du vieux caïd". Ce vieux M'Tougui, gras, un peu impotent, avec son visage à la fois candide et rusé, dans ses innombrables burnous blancs, tenant contre lui ce jeune garçon à l'air assez farouche. Puis, le jeune garçon[35] se retire. Son père se laisse aller à nous faire des confidences. La mère du petit est morte l'année dernière. C'était sa femme préférée, sa vraie femme. Or voici une chose que j'ai remarquée. On dit : l'homme au fond est polygame. Il l'est sans doute au point de vue uniquement sensuel. Sentimentalement il ne l'est pas. La preuve en sort des confidences que l'on peut avoir des gens aux mœurs polygames. Il y a toujours une femme qui est la compagne, l'amie, la conseillère. L'âge venant et les mœurs l'acceptant, d'autres femmes peuvent offrir à l'homme des plaisirs nouveaux. Mais la première reste quand même. Ainsi le M'Tougui : "J'étais bien malheureux, dit-il, mais voici qu'un soir, alors que j'étais là, tout seul et bien triste, une de mes petites négresses est venue s'agenouiller près de moi. Me voyant si triste, elle commença de me caresser. Je la caressais à mon tour. Cela m'a fait du bien, m'a consolé un peu."

Nous revenons par la place [Jemaa] el Fna. C'est toujours merveilleux. Je ne me blase pas. Il y a là autre chose qu'une foire ordinaire. Une sorte de grand sentiment religieux domine tout ce tumulte. Si on reste un peu tard, après que le coup de canon a annoncé l'heure où le jour finit et où la nuit commence, c'est un moment émouvant. Un cri. Les hommes se signent. Le soir sur la Koutoubia il y avait un effet de soleil particulièrement fantastique.

Je me plais ici. J'y vois beaucoup de choses à faire. Je suis triste de ce voyage trop rapide et d'être obligé de partir après-demain.

 

26 [mai 1921]

C'est aux environs de Marrakech que nous sommes allés avec Majorelle, aujourd'hui jour du marché de Bab el Khémis. Paysage émouvant. Terrain gris, presque sans végétation, comme remué par un tremblement de terre. Comme fond l'Atlas dont le sommet est perdu dans les nuages. Majorelle est à cheval. En voiture nous le suivons. Et de loin nous apercevons la grouillade des hommes. Ma joie d'arriver dans cette foule, de m'y mêler. Je voudrais être habillé comme eux, je voudrais parler comme eux. Je voudrais les comprendre. Ils sont simples et complexes, comme tous les hommes. Mais ils sont plus près que nous de la vie des premiers âges. Je n'ai aucun dégoût. Rien ne me rebute. Voir. Noter. Remplir sa vision. Nourrir sa mémoire de choses vraies, neuves, imprévues. L'imagination après trouvera là sa moisson. Quelle sensation différente ici, dans ce marché, dans cette foire, au milieu de ces statues vivantes, avec nos pauvres spectacles des marchés européens. Tout se généralise ici. Là-bas tout se rapetisse. Du plus sordide mendiant on fait un dieu. Là-bas, on ne peut éloigner la vision du boutiquier. Mais je pleure de ne pouvoir me fixer ici quelques mois, pour y travailler. L'anecdote ne me frappe plus. Elle ne compte plus. Je sais comment la grandir, car tous ces gens possèdent réellement une parcelle de ce qui fait la beauté éternelle[36]. Ils sont dépouillés.

J'ai fait pas mal d'achats et je vais pouvoir ramener à Paris un costume complet. Il me servira pour faire un certain nombre d'esquisses.

Passé par les souks en revenant. Marchandé une très belle selle à la criée. Elle ne m'est pas restée. Tout se vend à la criée ici. Voilà encore un extraordinaire spectacle. Ce nègre courant de boutique en boutique, portant cette belle selle amarante et or. Mais ce qui est plus amusant encore c'est le souk où se vendent les babouches à la criée. Cohue indescriptible. On se demande comment ces gens s'y reconnaissent.

 

27 [mai 1921]

De nouveau la grande route de Marrakech à Casablanca.

 

28 [mai 1921]

Pour quitter Casa[blanca] vers Rabat, traversée de faubourgs par trop européens. Il n'a pas fallu de longues années pour transformer cette petite ville en une grande ville dont certaines parties seront belles, mais dont les abords ressemblent déjà à Asnières. Paysage gris et triste. Route en lacets, accidentée, coupée de grands ravins. Des villages de bédouins, aux tentes noires. Des pasteurs. Des moissonneurs se relèvent avec leurs petites faucilles à la main, statues de bas-reliefs égyptiens qui deviennent vivantes. En débouchant dans un ravin, tout près de nous, un grand oiseau de proie, vautour à tête rouge s'envole lourdement de la charogne pourrie d'un cheval tombé là. Un chien sauvage ne se dérange pas à cause de nous et continue son repas.

Tout entouré d'une muraille rouge le village de Tamina semble abriter des choses mystérieuses. Tout est enfermé et caché en orient. D'où son éternelle apparence de mystère et son éternelle attirance. Chaque village que l'on croise, enfermé dans ses créneaux est aussi mystérieux. L'humanité qu'il abrite est au fond partout la même.

Nous débouchons dans Rabat en fête. C'est une ville neuve. Bâtie sur les plans de l'ami Prost, elle semble un immense jardin, d'où l'on voit l'ancienne Rabat, Rabat la marocaine, toute blanche, peuplée de ses innombrables cigognes.

Nous arrivons à Rabat en même temps que M. Paul Laffont, le s[ou]s-secrétaire d'État aux Postes[37]. Des drapeaux tricolores fêtent sa venue à l'occasion de l'inauguration de la nouvelle poste de Rabat et d'une maternité, œuvre dont Mme Lyautey s'occupe particulièrement.

Nous faisons la connaissance du commandant Ceillier, officier attaché à la personne de Lyautey et qui s'occupe principalement auprès de lui des rapports de la Résidence avec les artistes.

 

29 [mai 1921]

Rabat conserve encore aujourd'hui son aspect d'exposition coloniale. Mais cette impression disparaît vite dès qu'on a franchi les murs de l'ancienne ville. Elle est bien réduite pourtant. L'Europe l'a grignotée. Belle promenade aux Oudaïa. J'admire un petit café maure tout bleu, extraordinairement couleur locale. J'apprends quelques instants après qu'il n'existe que depuis l'occupation française et qu'il a été installé et organisé par l'ami de La Nézière !

Après le déjeuner, réception chez le maréchal Lyautey. Puis au stade où se donnaient des jeux et une fête de gymnastique. J'observe surtout les cavaliers de l'escorte. Mais ils ont l'uniforme des spahis algériens.

Avec le commandant Ceillier et sa femme, nous nous échappons et ils nous emmènent en dehors des murs. Promenade merveilleuse à Chellah, ce vieux village dont il ne reste plus que les murailles d'enceinte, la porte d'entrée, une mosquée en ruine et quelques tombeaux sacrés[38]. La religion est partout[39]. Peu de peuples vivent autant dans un rêve religieux que ce peuple. Je crois qu'au Moyen Âge les peuples chrétiens devaient vivre ainsi. Voilà dans la mosquée en ruines, un figuier sacré aux branches duquel les passants [40] ont accroché une parcelle de leurs vêtements. Cette fontaine, vers laquelle ce soir se pressent des femmes, où des hommes viennent remplir leurs cruches, est une fontaine sacrée. En passant devant la grande koubba blanche et ocre, les hommes s'arrêtent, les femmes se baissent et embrassent les pierres du seuil. Nous remontons lentement dans le soleil qui se couche. L'auto nous fait faire le tour de la nouvelle Résidence. C'est un gros effort, mais qui m'intéresse moins, après ce que je viens de voir. Nous rentrons dans Rabat en passant par la célèbre tour Hassan. Je me retourne et les murailles de Chellah sont encore plus ocre rouge dans le soleil couchant. Tout le paysage est fauve. Un grand ravin où coule un maigre ruisseau. Autour de la tour Hassan, une forêt de colonnes brisées. Le ciel est bleu vert. En revenant vers Rabat, nous voyons Salé de l'autre côté de l'Oued, l'ancien repère de pirates, où les grandes familles maures gardent toujours précieusement les clefs de leurs maisons de Grenade.

Nous finissons au café maure des Oudaïa. Mais dans le jardin de la Médersa la société française donnait une fête. Nous nous sommes soudain crus dans quelque sous-préfecture aux environs de Paris. Nous sommes partis.

 

30 [mai 1921]

Laprade nous a servi de guide aujourd'hui pour notre visite à Salé. Cette petite ville mystérieuse ne ment pas à sa réputation. Elle est d'abord intacte. Telle elle apparut jadis à ceux qui y furent apportés par les corsaires maures[41], telle elle est aujourd'hui. La Médersa est un joli vestige de son architecture. Les souks aussi vivants qu'à Marrakech. Laprade me fait voir une cour qui était, il y a peu d'années, un ancien marché d'esclaves. La place où se tiennent les bateleurs, jongleurs, etc., est grouillante comme toutes ces places. Et les noms d'Allah, de Moulay Idriss, etc. dominent la rumeur populaire.

Dîner chez Sorbier de Pougnadorès. Plusieurs officiers, dont un aviateur. Il revenait des lignes. Il était frappé de ceci : à quel point en France et même au Maroc, dans les endroits pacifiés on prend peu au sérieux la très dure guerre qui se fait chaque jour dans les zones dissidentes[42]. Dangers perpétuels de toutes sortes et vie affreusement pénible. Nos troupes sont surtout composées d'Allemands engagés dans la Légion étrangère. Depuis la guerre il y en a de plus en plus. Souvent dans des buts de trahison. Dernièrement il y eut ainsi dans la région de Fès une tentative de révolte fomentée par un ancien officier aviateur allemand qui s'était engagé avec plusieurs hommes et camarades de son escadrille. D'autres fois, ils s'engagent, puis lorsqu'ils sont armés et dans la zone de guerre, ils désertent et vont porter leurs armes aux dissidents. Cela se pratiquait beaucoup dans la zone espagnole.

 

31 [mai 1921]

Dessiné chez Prost, sur le plan de la place Administrative, l'emplacement et la silhouette du Monument de Casa[blanca].

Avec le commandant Ceillier nous avons commencé une étude de la koubba de Chellah. Cette koubba serait d'après la légende le tombeau de s[ain]t Jean, l'un des apôtres.

Dîner chez le maréchal. Homme remarquable et pittoresque. Doit être versatile. Conversation amusante et d'idées très libres. Nous avons parlé de toutes sortes de choses. À propos de l'Académie il nous dit qu'il votera pour Abel Hermant, à cause de son livre Le cavalier Miserey. Très content du nouveau projet du Monument de Casa[blanca]. Mais il n'a pas digéré un article idiot, plutôt un entrefilet, publié par je ne sais qui, où un bonhomme perfide[43], aussi hostile à Lyautey qu'à moi racontait sa visite à mon atelier en lui prêtant des jurons, des exclamations stupides. Cette note était bien plus ennuyeuse pour moi que pour lui. Madame Lyautey m'en a parlé aussi. Ce sont des personnes habituées à de perpétuelles flatteries et lorsqu'un écho, même stupide, de critiques leur parvient, elles y sont d'autant plus sensibles.

 


[1]    . Au lieu de : "mais évidemment trop en évidence", raturé.

[2]    Ecole normale (Monument aux morts de l’)

[3]    Ecole normale (Monument aux morts de l’)

[4]    Annonay (Monument aux morts).

[5]    Faculté de Bordeaux (Monument aux morts).

[6]    . P.L. note dans la marge : "deux de ces messieurs s'appelaient le comte d'Harcourt et le marquis de Ganay. Je ne me souviens pas du nom du n° 3".

[7]    . Au lieu de : "bien du temps pour rien", raturé.

[8]    . Au lieu de : "fait par Lélio", raturé.

[9]    . Au lieu de : "La mer", raturé.

[10]  . Au lieu de : "C'était un paysage bleu vaste." raturé.

[11]  . Au lieu de : "le bateau", raturé.

[12]  . Au lieu de : "un temps un peu gris", raturé.

[13]  . Au lieu de : "au teint maladif", raturé.

[14]  . Au lieu de : "Ils sont éclairés d'une petite bougie", raturé.

[15]  . Au lieu de : "Cela dure plusieurs heures", raturé.

[16]  . Au lieu de : "une sonnerie tinte", raturé.

[17]  . Au lieu de : "dans une cour complètement ocre rouge", raturé.

[18]  . Suivi par : "il s'occupe de tout et..." raturé.

[19]  . Le manuscrit porte : "Sabourin".

[20]  Petite ville de la côte d’Opale.

[21]  . Au lieu de : "enfin bien dégénéré un peu de vraie couleur locale", raturé.

[22]  . Au lieu de : "l'architecture", raturé.

[23]  . Suivi par : "Fait plus penser à Florence", raturé.

[24]  . Suivi par : "Paysage plat, gris..." raturé.

[25]  . Au lieu de : "des noms de banques", raturé.

[26]  . Au lieu de : "les maures", raturé.

[27]  . Au lieu de : "Visite à la Bahia", raturé.

[28]  Mannesmann.

[29]  . Suivi par : "C'est un tombeau..." raturé.

[30]  . Le quartier juif.

[31]  . Au lieu de : "lui promettant", raturé.

[32]  . Au lieu de : "nous assurent", raturé.

[33]  Résidence du Glaoui.

[34]  . Au lieu de : "On nous présente", raturé.

[35]  . Au lieu de : "le jeune homme", raturé.

[36]  . Au lieu de : "une parcelle de l'éternité." raturé.

[37]  . Le manuscrit porte : "L'arrivée à Rabat est très jolie", raturé.

[38]  . Suivi par : "Les frères Tharaud, dans leur charmant livre sur Rabat, ont délicieusement parlé de Chellah et des légendes qui en sont restées." raturé.

[39]  . Au lieu de : "partout en Orient." raturé.

[40]  . Au lieu de : "mille pèlerins", raturé.

[41]  . Au lieu de : "qui y furent amenés par les corsaires maures jadis", raturé.

[42]  . Au lieu de : "régions dissidentes", raturé.

[43]  . Au lieu de : "un esprit perfide", raturé.