Cahier n°15
2 janvier 1923.
Depuis quatre jours, bien que nous n'ayons pas mené une vie mondaine, je n'ai pas eu le temps d'écrire. Sauf hier, 1er janvier, j'ai travaillé tous les jours. La grande esquisse de Rio[1] et l'Héraclès à la Biche. Quel travail que cette esquisse pour Rio ! J'espère finir aujourd'hui l'Héraclès. Il me faudra encore au moins la journée de demain. C'est long de faire quelque chose de bien, même petit.
C'est le 31 décembre que l'on devrait faire son examen de l'année. Beaucoup travaillé. Mais je crois que cette année qui commence sera très supérieure. Il y a bien des chances pour qu'elle voie en effet le commencement de l'exécution du Mur du Héros. Je suis surtout content de la fin 1922, parce que j'ai agi, parce que je ne me suis pas contenté d'écrire dans mon journal : "Je voudrais...", mais parce qu'aussitôt qu'une éventualité favorable s'est présentée, j'ai agi. Je n'ai pas crains, bien que ce fut un peu ridicule, de faire cette conférence chez Madame Simon et d'en parler à Paul Léon ; pas d'aller le revoir pour trouver une ligne d'action, etc., et aujourd'hui je peux considérer l'affaire comme déclenchée ! Pouvoir en 1925 exposer le morceau central du Mur du Héros, de grandes maquettes des trois autres murs, des dessins d'ensemble, une maquette d'ensemble, etc. C'est immense, c'est énorme. Cela me paraît incroyable, et en même temps j'ai en moi comme une sorte de certitude que maintenant la machine est en marche et ne s'arrêtera plus. Paul Léon m'a envoyé hier un mot exquis où il me dit qu'il est heureux d'aider à l'éclosion de cette œuvre. C'est un mot que je garde précieusement. Depuis quelque temps il semble que tout à tendu vers ce but[2]. Même ce journal n'est pas étranger à ce commencement de nécessité. Si je ne fais pas ce monument, ce journal sera pour moi comme un roman dont le dernier chapitre n'aurait pas été écrit, comme un drame dont le cinquième acte aurait été raturé.
Cet après-midi, je regardais ma petite chienne, nouvelle Gaïla, qui me regardait aussi les oreilles droites, de son petit air intelligent. En noir elle me rappelle tout à fait la petite Gaïla fauve de Rome[3].
Mais il faudra que je fasse très attention pour le titre à donner à ce monument, qu'il ne puisse pas se faire à son propos des polémiques religieuses. Ladislas venu aujourd'hui m'a appris que le Temple de Dornach[4] avait brûlé ! Ce serait paraît-il par malveillance ! Mon Temple n'est pas un monument proprement religieux. La phrase de Bojer : "Un Temple pour y chanter la grandeur de l'esprit humain", résume le mieux qu'il soit possible l'idée dominante. Comment dire cela en deux ou trois mots ? C'est un monument aux Héros, dans le sens où l'entendit Carlyle[5]. Je trouverai sans doute au moment qu'il faudra.
Beaucoup vécu avec les petits ces jours-ci, mes chers petits qui sont tous délicieux. Chacun dans son genre. Leur développement frappe par étapes. Lily sait leur faire une jeunesse heureuse.
3 [janvier 1923]
Chez Georges Petit je suis passé ce soir. On achevait d'y installer l'exposition du Nouveau groupe, dont je suis fort heureux de m'être retiré. En peinture, Charlot y étale sa peinture noire, d'un ton sale, sans sensibilité. Seuls, Dubat, Lebasque et la petite F[ernande] Cormier ont de bonnes choses, Lebasque surtout. Un des derniers impressionnistes, dit-on. Quelle sottise ! Un fameux peintre, un œil magnifique. S'il ne devait rien rester de l'impressionnisme ce serait bien malheureux pour la peinture française. Ce retour à la peinture 1840, aux sales tons, me stupéfie. La vérité est qu'il est très difficile de faire bien en évoluant normalement. Aussi bien l'impressionnisme a trouvé son épanouissement dans Besnard, que peut-être dominera la première moitié du XXe siècle. Henri Martin est moins grand, quoique très grand. La sculpture du Nouveau groupe est lamentable. Schœller a cru bon d'inviter aussi le dentiste Paulin, avec ses petits bustes photographiques. L'amateur qui tourne au professionnel, voilà encore une des plaies de notre époque.
Père et Mlle Saillard qui sont venus déjeuner ont été très contents de ce qu'ils ont vu à l'atelier, l'Héraclès entre autres. J'espère finir demain.
4 [janvier 1923]
Fin de l'Héraclès. Je suis terriblement en retard. Demain je finirai les bas-reliefs Darracq, puis je pourrai me consacrer complètement à l'esquisse de Rio et aux Fantômes.
5 [janvier 1923]
Fini aussi les derniers bas-reliefs du tombeau Darracq. J'en suis très content. Maintenant, tout en finissant les Fantômes, je vais me mettre à fond à l'esquisse de Rio. Folie ? Au lieu de me lancer dans cette aventure j'aurai bien mieux fait de travailler à tout ce que j'ai en train et que je vais négliger pendant deux mois. Les deux derniers bas-reliefs de Normale !
Rue de Valois, où je voulais voir Paul Léon que je n'ai pas rencontré, je tombe sur toute une bande accompagnée par Bokanowski. C'était le comité des Artistes Décorateurs avec leur nouveau président. Étranges artistes qui ne peuvent ou ne veulent trouver parmi eux leur président et vont choisir un homme politique spécialiste des questions financières. Je suis étonné que Bokanowski ait accepté.
8 [janvier 1923]
Bon travail aux Fantômes ces jours derniers. Le mal est réparé. Mais je suis plutôt en retard. L'entreprise de Rio ne va pas arranger les choses à ce point de vue. Écrit à Bottiau pour lui demander un coup de main. Sans quoi je n'en sortirai pas à temps.
Or aujourd'hui, j'ai reçu la visite de Gallois, ancien camarade du camouflage. Guirand [de Scévola] voudrait fonder une société d'artistes, sorte de nouveau salon, avec le camouflage comme base ! Heureux ceux qui n'ont pas le sens du ridicule.
Gentille réception chez la jeune comtesse A[ndré] de Fels. Nous avons reparlé du buste du petit Christian que je ferai au printemps. Abel Bonnard était là, toujours aussi falot. Avec Madame de Margerie, Madame de Ganay nous avons pris rendez-vous à l'atelier.
9 [janvier 1923]
Bonne matinée avec Taillens.
Retourné chez Madame Simon. J'observe que les Israélites me paraissent froids, à cause de Moïse (!) à qui je n'ai pas donné une place d'honneur dans mon Temple. Mais M. Lecour cause longuement avec moi. Qui est cet homme ? Il me montre une aquarelle de lui, me dit qu'il a besoin de gagner de l'argent, me dit qu'il a beaucoup pensé à mon projet...
10 [janvier 1923]
Chez Henri Kapferer, sympathique dîner. Mais quel horrible tableau de Maurice Denis, j'avais en face de moi pendant tout le dîner. Très curieux qu'un peintre [6] aussi faible puisse avoir une telle renommée. À dîner Mlle Taillefer, jeune femme compositeur, curieuse. J'ai eu plaisir à retrouver Mme Machiels. Bavardé longuement avec elle. Elle me parle de la petite Bar, qui a du mal à se tirer d'affaire. Son père est devenu aveugle. Parce qu'elle est allée travailler chez Bourdelle, elle n'est plus venue me voir : voilà qui est à la fois bien naïf et bien sot.
11 [janvier 1923]
Quelle aventure que ce concours pour Rio !
12 [janvier 1923]
Vu Paul Léon tout à l'heure. Je lui ai exposé mon projet pour les Arts Décoratifs. Il m'a dit :
– Composez votre affaire. Nous vous suivrons.
Ce sera le Mur du Héros, le morceau central. Je tâcherai de faire le groupe de S[ain]t François et S[ain]te Claire et le Mur de Prométhée au cinquième.
13 [janvier 1923]
Ce concours pour Rio me ruine. J'ai été obligé aujourd'hui pour faire face aux dépenses énormes d'emprunter 35 000 F à la Banque de France, sur des Bons de la D. N.
Si je réussis, tout sera bien. Sinon, désastre.
16 [janvier 1923]
Hier, à Verdun, avec Bigot et Mme de Gastyne. Cette femme a dû être fort belle. Mais qu'elle est insupportable ! Chez Bigot tout est surprenant, mais qu'il marche droit au mariage avec cette femme là, c'est encore ce qui me surprend le plus de lui.
La grandeur du paysage de Verdun n'est pas surfaite. Les ruines du fort de Douaumont terriblement impressionnantes. Dans ces parages là mes Fantômes feraient bien. Bigot a-t-il choisi le bon parti pour la disposition de l'ossuaire du concours ? Je crois que oui. Mais, d'après ce que nous raconte le sacristain, gardien de l'ossuaire, je crains bien que ce ne soit le projet tourné vers Verdun qui l'emporte.
Chez Georges Petit, pour l'exposition de Thibesart. Beaucoup de choses très remarquables. Notamment une toile de Paysans se reposant sous un pommier, un Cheval blanc dans un paysage, un grand Pommier en fleurs, enfin beaucoup de toiles très bien. Si il y a une dizaine d'années Raymond avait pu se faire quelque contrat avec Bernheim ou autre, ce serait un grand homme aujourd'hui. Les snobs qui achètent dans ces boutiques auraient de ses toiles et auraient ainsi au moins de bonnes toiles. Tandis qu'il ne vendra rien du tout.
Chez Mme Bulteau, pour y prendre possession de la splendide collection de dentelles qu'elle a léguée à Lily. Nous retrouvons dans cette maison encore inviolée, le gentil Gonse, et les Vaudoyer. C'est une impression très pénible. On ne peut s'empêcher d'avoir l'impression d'être un peu des pillards. En rentrant, nous avons regardé cette collection. Elle est magnifique.
17 [janvier 1923]
Après gentille visite chez Mme P[aul] Adam, dîner chez Mme Barrias. Il y avait le père Allard, M. Guilmoteau, député breton. Daniel Barrias toujours agité. Parle continuellement de la guerre, de ses discussions avec ses chefs comme si c'était hier. Insupportable.
18 [janvier 1923]
Toujours travail au concours de Rio. Quelle aventure !
Reçu visite de la jeune comtesse A[ndré] de Fels, avec Mme de Margerie et Mme de Ganay. Trois femmes charmantes et intelligentes.
De là, rue de Montpensier, dans les locaux de Plumet, Bonnier pour l'Exposition de 1925 : je tombe sur une demi-douzaine de gens dont deux me serrent les mains comme s'ils me connaissaient. Je crois que l'un d'eux est Magne et je me demande quel titre peut bien avoir cet architecte, comme il y en a tant, à être à la tête d'une manifestation aussi importante. Il semble qu'on ait tenu à mettre à l'écart tous les hommes de vraie valeur. Bonnier est devenu un administrateur et ce n'est tout de même pas l'emploi de quelques matériaux nouveaux, employés par bien d'autres que lui, qui en fasse un architecte d'une envergure bien grande. Plumet me fait de plus en plus l'effet d'un commis roublard. Dès mon arrivée, Plumet me dit :
– Ah ! Nous ne pourrons pas vous donner ce que je pensais.
Il m'emmène, avec toute sa bande vers le plan et me montre une salle, en face de la Bibliothèque, salle qui aurait dix mètres sur six :
– Voilà l'emplacement que nous pourrons vous réserver.
Ce n'était certes pas le moment de discuter. Évidemment ce n'est pas aussi bien que ce que l'on m'avait laissé espérer. Mais je pense aussi au peu de temps qu'il y a. J'ai donc aussitôt répondu que je trouvais que ce serait très bien. J'ai pu regarder avec soin le plan d'ensemble. Pour des gens qui doivent tout renouveler, unir à la fois la logique et la beauté, me voici fort déçu. Le morceau central, par exemple, est conçu d'après les plus banales données. Mieux, des erreurs foncières. Ainsi se font pendant le Théâtre et la Bibliothèque. Et ce Théâtre et cette Bibliothèque forment la même masse, le même dessin, ont le même plan ! Je préfère les artistes qui, en criant moins leur modernisme, le sont plus réellement et savent au moins quelque chose.
19 [janvier 1923]
Chez Falcou pour lui remettre les photos du monument de Paul Adam. Hourticq est venu durant[7] ma visite, et nous avons agréablement bavardé.
20 [janvier 1923]
Toujours et tous les jours à ce concours de Rio qui mange tout à la fois mon temps et mon argent.
Vu chez Petit, Raymond à son exposition. Il n'a rien vendu et semble, au fond de lui-même, m'en rendre responsable !
21 [janvier 1923]
Journée mondaine. Grand déjeuner chez nous : les Hirsch, les Paul Reynaud, les Gonse, Dezarrois, les Cappiello.
En fin de journée chez S[alomon] Reinach, puis cherché les enfants chez les Corbin.
22 [janvier 1923]
Nous avions invité à déjeuner M. Lecour ; c'est une sorte de fou. Comme Mme M[arx-]Lange, peut couvrir de ridicule la plus noble des idées. Poursuit en ce moment la création d'une "Ligue de Beauté" compliquée de la fondation d'un ordre des Chevaliers du Temple (de la Ligue de Beauté). Voudrait mêler mon projet au sien, en faire un tout, je devine ça d'ici. J'ai été très froid et très net. Après le déjeuner, nous a parlé de la scission de la Société théosophique de France. La raison, aussi incroyable que cela paraisse, en est dans le fait que le président actuel de la Société théosophique apprenait aux jeunes gens qui entraient dans la Société, à se masturber. La chose ayant fait scandale, une sorte de conseil de discipline se réunit où le président expliqua les raisons "philosophiques et supérieurement pures qui l'avaient fait agir". Le plus fort est qu'il a trouvé des partisans.
Marius Plateau vient d'être assassiné à l'Action Française, par une jeune femme anarchiste.
23 [janvier 1923]
Journaux pleins de l'assassinat lamentable de Plateau. Naturellement les gens de l'Action Française – ces autres anarchistes – en ont profité pour se livrer à leur tour à des actes de violence, aller piller L'Œuvre, etc. Quand les hommes seront-ils sages ?
L'occupation de la Ruhr est en cours. Est-ce bien ? Est-ce mal ? Je ne crois pas que ce soit une faute.
25 [janvier 1923]
Toujours et toujours au concours de Rio. Je crois que ça sera très bien. Mais quel travail ! Et si je ne réussis pas, quel désastre !
Conférence "délicieusement" puérile de M. Lecour, à la Société théosophique, sur la Beauté. J'ai entendu tout à l'heure de singulières théories sur l'origine des formes architecturales et notamment sur l'origine des frontons et des coupoles ! Autour de moi, de braves femmes, de petites jeunes filles à cheveux lisses, ressemblant comme des sœurs à ces braves femmes et à ces petites jeunes filles qui ornent de fleurs en papier les autels de jours de fête, prenaient soigneusement des notes.
28 [janvier 1923]
La princesse de Polignac est aujourd'hui venue avec Hélène de Chimay voir la statue du duc de Chevreuse. Très contentes toutes les deux.
J'aurais voulu rester plus longtemps chez les Legueu où nous étions invités aujourd'hui. Il y avait de la jolie musique. Mais nous devions aussi aller chez Marcel[8]. Tout ça, c'est de la mondanité, et ce n'est pas très intéressant.
29 [janvier 1923]
Paul Léon nous avait envoyé une loge pour le Théâtre-Français, j'ai rarement passé une aussi belle soirée. Je n'insiste pas sur la Paix chez soi, de Courteline, pièce quelconque et très mal jouée. Par contre, remarquable représentation de, On ne badine pas avec l'amour. Sans parler de la pièce elle-même, chef-d'œuvre parfait, la mise en scène nouvelle, les costumes, tout était remarquable. À regretter seulement le sacrifice que Fabre croit devoir faire au goût du jour par certains décors néo-cubiques, laids et enfantins. La lâcheté devant l'assurance manifestée par les imbéciles fait tout le succès de ces derniers.
31 [janvier 1923]
Toujours, toujours Rio[9]. Bigot aujourd'hui a daigné se déranger pour venir voir où ça en était et a manifesté sa satisfaction. C'est un type, et je l'aime bien malgré qu'il soit bien insupportable par moments.
[1] Indépendance du Brésil (monument à l’)
[2] . Au lieu de : "conspiré à atteindre au", raturé.
[3] . La petite chienne qu'il avait adoptée en arrivant à Rome en 1901.
[4] Goetheaneum, centre anthroposophique créé par Steiner.
[5] . Thomas Carlyle, dans les Héros et le culte des Héros et l'héroïque dans l'histoire, envisage le héros dans toutes ses grandes forces sociales : dieu, prophète, poète, prêtre, homme de lettres, roi.
[6] . Au lieu de : "que des peintres", raturé.
[7] . Au lieu de : "interrompre", raturé.
[8] . Marcel Cruppi.
[9] Indépendance du Brésil (monument à l’)