Février-1923

Cahier n°15

2 février [1923]

À Montmartre, rue Fontaines, Guirand [de Scévola] nous a réunis, tous les camoufleurs qui lui sont restés à peu près fidèles, en un dîner. Il poursuit le but impossible et un peu ridicule de regrouper tous ceux qui ont fait la guerre sous ses ordres pour faire une exposition en commun. J'ai revu Bain, Forain, etc. Forain, candidat à l'Institut. Il affecte la plus grande indifférence. L'élection doit avoir lieu dans une semaine :

– Tiens, je croyais que c'était demain, dit-il. Vous voyez comme je suis renseigné !...

3 [février 1923]

Passé aux jardins de l'Observatoire pour étudier le projet[1] d'emplacement du monument de Paul Adam[2]. Ça sera très bien.

De là, chez Taillens, pour mes dessins du Temple.

Et toujours le concours de Rio.

4 [février 1923]

Achevé ce matin l'esquisse du groupe des fusillés de 1817, pour Rio. Ces deux groupes des martyrs à droite et à gauche, devant lesquels il faudra passer pour se rendre à l'autel de la Patrie, seront les deux plus intéressants morceaux.

Nous rendons visite aux Besnard l'après-midi. Il y avait Aman-Jean, Prinet, Frantz Jourdain. Nous tombons en pleine discussion à propos de la scission du Salon de la Nationale. Autant que j'ai pu comprendre ce qui se passait, Aman-Jean était là pour décider Besnard à lâcher la Nationale et à venir avec eux, les dissidents. Besnard me semble disposé à marcher d'autant plus qu'on lui offre la présidence du nouveau groupement :

– Après tout, me dit-il, en me prenant à part, nous sommes un certain nombre à qui cette Société Nationale a apporté tout ce qu'elle pouvait, en quoi son sort peut-il donc nous intéresser maintenant ?

Et comme Aman-Jean prenait congé de lui :

– C'est convenu, lui dit Besnard, j'irai demain à votre réunion chez vous.

En sortant Lily me dit :

– Tu ne sais pas ce que Madame Besnard m'a dit : vous comprenez, la presse marche avec tous ces gens-là. Nous sommes à une époque où il faut marcher avec la presse.

Entre-temps Frantz Jourdain m'avait raconté des choses assez amusantes sur Cognacq de la Samaritaine dont il est l'architecte. À la Samaritaine les employés sont nourris à midi. Il paraît que le père Cognacq a donné dernièrement l'ordre au cuisinier de rogner les portions du pain de quelques grammes.

– Aucun ne s'en est aperçu, déclara-t-il, et sur l'ensemble ça m'a fait une économie d'au moins 5 000 F par jour.

À propos de sa fondation pour les familles nombreuses :

– Et puis, ça a l'avantage de me faire ça de moins à déclarer pour l'impôt sur le revenu...

5 [février 1923]

J'ai été voir Plumet à propos de l'emplacement qui m'a été indiqué jeudi dernier et tâcher d'avoir une salle d'au moins 10 m x 10 m. Je ne crois pas que ça sera facile. Plumet me semble faire de plus en plus machine en arrière...

6 [février 1923]

Ne voulant pas que Plumet prenne prétexte de ma visite d'hier pour ne rien me donner du tout, sous prétexte que je veux trop. Je lui ai écrit aujourd'hui pour lui dire que l'emplacement proposé 10 m x 6 m, me satisfaisait parfaitement, étant donné la disposition de l'Exposition et que je ne voulais pas passer pour trop gourmand.

8 [février 1923]

Réponse très prudente de Plumet. C'est tout de même surprenant de voir confier à des hommes d'une valeur aussi banale une organisation de cette importance.

Pontremoli est venu voir le concours de Rio et en a été très content. Voilà un homme remarquable. Plumet me fait l'effet d'un commis. Le fait de s'être rapidement servi de matériaux nouveaux tels que le ciment armé ne prouve pas que l'on soit artiste. Les ingénieurs seraient alors les premiers artistes.

10 [février 1923]

La maquette de Rio[3] est terminée. Tout est moulé. À présent on procède à l'assemblage. Demain on verra l'effet complet.

11 [février 1923]

Bigot a été très content de la maquette de Rio. En fin de compte il a eu raison de tenir à son idée de pylônes très élevés. Mais vraiment, il n'a pas assez participé au travail.

Chez les Camastra où nous avons été à la fin de la journée, Jacques[-Émile] Blanche faisait lire à tout le monde une lettre de Mme Mühlfeld, lettre d'un enthousiasme un peu puéril et d'une littérature qui ne l'était pas moins. Blanche était enchanté de ridiculiser un peu sa "grande amie". Blanche n'a pas, pour faire pardonner sa vilaine nature, le grand génie d'un Besnard.

12 [février 1923]

Bigonet puis Blondat sont venus voir le projet de Rio. Ils en ont été l'un et l'autre enthousiastes. Dans l'après-midi, ce fut l'ambassadeur du Brésil avec M. Guimaraès, Oliveira et M. Demetrio Ribeiro. Discussions entre eux sur les inscriptions, points d'histoire, etc. Impression bonne.

13 [février 1923]

C'est la tournée des visites. Aujourd'hui c'est Max Leclerc qui est venu, amené par Bouglé. Mais c'était pour le Temple. Visite précieuse. Il acceptera d'être du comité. Il m'a paru assez étonné. Il m'a recommandé de lire la Nef d'Élémir Bourges.

Chez Laloux pour lui montrer la photographie du projet du monument à Paul Adam.

14 [février 1923]

L'emballage de la maquette Rio est commencé. L'expédition comportera 14 caisses !

15 [février 1923]

Mariage de Bigot. Il est content et se regarde avec le même indulgent sourire qu'il a pour tout dans la vie. Mme de Gastyne, elle, rayonne. Je la rencontre, immense dans sa petite antichambre :

– Enfin ! ne peut-elle s'empêcher de me dire, enfin, je m'appelle Mme Paul Bigot.

Un excellent déjeuner, éclairé par les lampes orientales, constitue toute la fête. Comme convives Laloux, Cormon. On attendait Arsène Alexandre qui s'excusa.

17 [février 1923]

Retourné chez Bigot pour les dessins de Rio. Il m'a l'air heureux, mais vraiment il ne travaille pas beaucoup.

À l'ambassade du Brésil, pour voir Dubra, lui porter des photos, et organiser avec lui et l'ambassadeur l'expédition de la maquette. Tout ce monde là est tout à fait gentil.

Rendu visite à Suzanne Saillard dans sa nouvelle installation boulevard S[ain]t-Germain. Arrangée avec beaucoup de goût. On peut dire que c'est véritablement toute une classe sociale nouvelle qui naît sous nos yeux, que celle que formeront toutes ces jeunes filles, qui se passent parfaitement des hommes, intelligentes, travailleuses, et imposent tout à la fois le respect de leur personne et de leur indépendance de vie.

18 [février 1923]

Remis enfin aux Fantômes. Me voici, à présent, presque en retard avec ce groupe. Il va falloir, jusqu'au Salon — il faut absolument qu'il aille au Salon — donner un fameux coup de collier.

Nous avions à déjeuner le ménage Legueu, le jeune ménage de Fels, les Pontremoli, Ladis et Lily. Puis Bouglé est venu, et M. Chevrillon est descendu de sa colline de S[ain]t-Cloud. Quel homme exquis !

20 [février 1923]

Depuis neuf heures ce matin, jusqu'à trois heures de l'après-midi, nous avons travaillé chez Oliveira à la rédaction des notices, confection des enveloppes pour le concours de Rio. C'est aujourd'hui le dernier délai pour la remise de tous les documents à l'ambassade. Pas eu le temps de déjeuner. Nous avons pris seulement du café, à la brésilienne.

J'avais rendez-vous à l'atelier avec les Camastra qui venaient avec cette infortunée princesse Panine. On est toujours étonné, de voir[4] des gens qui ont eu d'immenses malheurs, semblés s'intéresser encore aux choses de la vie. C'est parce que nous, lorsque nous les rencontrons, nous évoquons immédiatement les malheurs qui les ont frappé, nous les identifions en quelque sorte, avec leur malheur, et nous supprimons tous les autres éléments de leur personnalité. Pour eux au contraire, nous représentons une sorte de distraction. Le temps qui ne compte plus pour nous au moment où nous les rencontrons, n'en a pas moins agi sur eux. Aussi bien n'avons-nous qu'à nous replier sur nous-mêmes pour les comprendre.

21 [février 1923]

Obligé d'abandonner encore les Fantômes pour les bas-reliefs de l'École normale. Il faut vraiment que je sois fameusement trempé pour résister à ce surmenage formidable que je mène depuis la fin de la guerre. Mener tant de choses à la fois, les mener le mieux possible et poursuivre en même temps la réalisation de ce projet formidable ! Ah ! Quand pourrai-je, comme aux beaux jours de Rome, travailler à une seule œuvre à la fois ! Je ne le pourrai jamais. Car, même à Rome, alors que je n'avais pas de commandes, c'était par cette sorte de besoin de tout entreprendre à la fois que je me trouvais quand même bousculé et encombré et déjà surmené.

C'était l'ouverture de l'exposition Cappiello, aux galeries Dewambez. Quel talent charmant et séduisant. C'est d'une fantaisie exquise, aussi bien dans la composition que dans la couleur. Cet homme a changé, il faudrait le dire plus, l'aspect des rues. Les esquisses de ses affiches sont des pièces qui, dans leur genre, méritent d'entrer dans les plus belles collections.

S'ouvrait en même temps, dans les salles à côtés, une exposition de peintures et dessins de sculpteurs, organisées par Vauxcelles. En étaient soigneusement tenus à l'écart tous ceux qui ne font pas partie de la bande qui s'abrite encore aujourd'hui derrière la mémoire de Rodin. Dans une première salle réservée, donc, des dessins de Rodin, entourés de dessins de Bourdelle, Despiau, Joseph Bernard. Puis dans les autres salles, c'était le troupeau, Dejean, Jane Poupelet, Halou, Cavaillon, etc., tout ce monde là s'efforçant à qui mieux mieux de donner à leurs œuvres médiocres un vague relent de cubisme. C'est une exposition vraiment comique. On ne peut cependant s'empêcher de regretter de voir Jane Poupelet exposer d'ignobles dessins, grossiers, de ces femmes à mamelles pendantes, faits hâtivement, elle qui a tant de talent.

C'est la grande tristesse de notre époque de voir la médiocrité prétentieuse, qui forme le nombre, influer sur les gens de talent, parce qu'ils sont souvent lâches.

22 [février 1923]

Visite aujourd'hui du comte de Fels. Il venait se mettre d'accord avec moi pour les prix de ses statues de Voisins. Il a été très charmant, et nous n'avons eu aucune discussion pénible. Il me donnera pour chaque statue 35 000 F et 20 000 F pour le buste en marbre de son fils Hubert.

23 [février 1923]

Fini la statue du duc de Chevreuse. Elle fait très bien.

Oliveira est venu déjeuner, m'a apporté les lettres qu'il a préparées pour Lélio. Il est amusant. Il dit à tous ses amis qu'il est l'auteur du projet, avec moi. Après tout...

Départ pour Rouen, tout à l'heure, pour l'ouverture de l'exposition des Amis des Arts, à laquelle j'ai été invité sur l'initiative du l'ami Delaunay.

25 [février 1923]

Hier journée à Rouen. Les excellents Lucas m'avaient invité chez eux. À la première heure l'actif Delaunay était là. Aussitôt nous partons et allons directement au musée où a lieu l'exposition[5].

Rien ne justifie plus la doctrine philosophique qui consiste à voir dans l'Art un jeu supérieur que ces sortes d'expositions. Intelligente distraction pour gens d'affaires, cultivateurs enrichis, etc. Cette exposition n'était en rien inférieure à celles que l'on voit foisonner à Paris sur l'une ou l'autre rive de la Seine. Je retrouve là Sarradin des Débats et Vanderpyl du Petit Parisien. Personnellement je suis très bien exposé. Je regrette de n'avoir pas envoyé plus de bronzes. Une salle a été réservée à Zingg, où sa peinture solide, mais pesante me paraît plus sèche encore que d'habitude. Parti pris de [ne] se servir que de terres. Parmi les peintres normands, de bonnes choses d'un nommé Quibel et d'un certain [6] Pinchon, élève de Lebourg. Nous étions invités à déjeuner chez le président de la Société, M. Manchon. Vanderpyl fut amusant avec ses conversations culinaires et Beaudoin le fut encore plus avec ses anecdotes sur l'appétit extraordinaire de Puvis de Chavannes. On parle de la scission de la Nationale, avec prudence, car j'étais là et aux yeux de Zingg et de Vanderpyl je représente, malgré toute la sympathie qu'ils me témoignent, la maison d'en face.

Ce qu'il y a d'insupportable chez tous ces groupements dits "d'avant-garde" c'est leur platitude devant la presse. Les rapports entre artistes seraient bien plus cordiaux sans les critiques d'art qui, se mêlant de leurs discussions intérieures, se mêlent de ce qui ne les regarde pas. En tout cas cela n'a rien à voir avec la critique d'art. Au sujet de la scission de la Nationale, il m'a semblé discerner[7] qu'il ne s'agit pas du tout en cette affaire de créer un Salon unique, mais de vider si possible les Sociétés existantes de leurs éléments les meilleurs. Dans quel but ?

27 [février 1923]

Dans Le Petit Parisien de ce matin grand article de Vanderpyl sur "Le nouveau Salon". Il semble que Vanderpyl ait été invité aux séances du comité. Le drapeau c'est : "le Salon unique". Ça ne tient pas debout. Alors que les sociétés elles-mêmes, par pléthore se scindent, se subdivisent, vouloir faire un seul Salon c'est vouloir remonter un courant. Mais ce mot d'ordre n'est qu'un masque derrière lequel se forme quelque combinaison financière. En même temps nous recevons un véritable prospectus de la maison Bernheim, intitulé "On propose..." et ce que la maison Bernheim propose c'est pour 100 000 F, une collection toute faite d'une douzaine de toiles de Vuillard, Bonnard, M[aurice] Denis, etc., Derain ! Dufy ! etc., exposés en ce moment rue Richepanse. Il faut que je trouve le temps d'aller voir ça. Il y a une fabrication de faux anciens. Il y a aussi une fabrication de faux grands artistes modernes.

Chez le docteur Dumas, en fin de journée, pour causer avec lui de mon affaire de Rio. Je le trouve malade. Il me reçoit couché sur un étroit lit enfoncé dans l'encoignure d'un mur et d'une bibliothèque, dans un cabinet de travail tout en longueur. Apparition inoubliable. Cette tête puissante au crâne carré, velu, chevelure noire rabattue sur le front, barbe grise, en voilà un, qui au point de vue confort, n'a rien de moderne. Dès qu'il se lèvera il me rédigera des lettres pour des amis brésiliens, pour leur recommander Lélio.

28 [février 1923]

À la réunion du conseil de la Coopérative de Fonte, Arnold, qui est secrétaire du comité du nouveau Salon, me prend à part, me dit qu'on a beaucoup parlé de moi au nouveau comité que préside officiellement Besnard, qu'on désirerait beaucoup m'avoir et qu'on allait d'ailleurs m'envoyer une invitation officielle à y participer.

– Paul Léon nous appuie de tout son pouvoir, me dit-il. Nous avons trouvé 200 000 F pour organiser notre première exposition.

Je lui ai répondu que je ne pouvais pas abandonner sans raison une Société qui m'avait toujours réservé le meilleur accueil, que je reconnaissais toute la force d'attraction qu'avait leur nouveau groupement, etc., enfin j'ai été vague comme il convient.

J'achève les bas-reliefs de Normale et le dernier groupe des Fantômes. Je ne pense plus à Rio que pour les notes à payer et l'organisation du voyage de Lélio.

 


[1]    Au lieu de : "pour me rendre compte de", raturé.

[2]    Adam Paul.

[3]    Indépendance du Brésil (monument à l’)

[4]    . Au lieu de : "lorsqu'on voit", raturé.

[5]    . Exposition des Amis des Arts.

[6]    . Au lieu de : "et surtout", raturé.

[7]    . Au lieu de : "percevoir", raturé.