Cahier n°16
1 juillet [1923]
Distribution des médailles au Grand Palais. Le discours de Coutan a été particulièrement touchant à mon égard. Paul Léon excessivement gentil. Beaucoup de monde. C'est la dernière fois où j'ai l'illusion d'être encore un écolier. À ce point de vue, cette cérémonie est un peu enfantine.
2 juillet [1923]
À l'École des b[eaux]-a[rts] jugement des concours de ronde-bosse. Aperçu Bartholomé. Chez les femmes, le modèle était particulièrement laid. Avec raison l'un de nous a dit :
– À la bonne heure. Montrer des hommes nus comme ça à des jeunes filles, c'est les rendre à coup sûr vertueuses.
Banquet du Palais Salon où Henri Robert a été particulièrement gentil pour moi, dans un discours étourdissant.
3 [juillet 1923]
Nous avions à déjeuner M. et Mme Blumenthal, Sarraut, Dezarrois. Après le déjeuner j'ai montré les dessins pour les Arts Décoratifs, et comme je disais à Dezarrois qu'après avoir eu les plus grands espoirs, je sentais maintenant des résistances, mais qu'heureusement Paul Léon me défendait :
– P[aul] L[éon], m'a dit Dezarrois, est très timide. S'il rencontre des résistances chez Plumet, par exemple, il vous "laissera tomber". Il faudrait voir Roland-Marcel. Je tâcherai de vous l'amener.
Lily a tout de suite pensé que Mlle Fiévet connaît Roland-Marcel, le chef de cabinet de Léon Bérard. Quelle scie d'être obligé de courir ainsi après les gens. Mais je me suis promis de faire ce qu'il faut. Ce qu'il faut c'est la vraie volonté de réalisation.
4 [juillet 1923]
Bien vilaine reproduction du monument de Jean Boucher aux Américains, qui s'inaugure aujourd'hui avenue d'Iéna[1]. La statue de bronze est bonne. Mais que l'ensemble paraît emphatique et sans tenue. La pauvreté d'imagination de Jean Boucher est incroyable et me surprend toujours. En parole il paraît intelligent et dans sa conduite de la vie, il est en général assez habile.
Très, très content du socle du Héros. Si je peux exécuter mon travail[2] tranquillement, avec le temps voulu, sans être obligé de mener en même temps trois ou quatre monuments importants, j'ai là tous les éléments d'une œuvre de premier ordre. Je peux en dire autant de tous les éléments du Temple.
5 [juillet 1923]
Le Mur du Héros. L'énorme poème de pierre se réalise. Ma joie d'artiste est complète. Ma joie d'homme sera complète le jour où je le réaliserai dans sa taille. Mais c'est bien.
Vu Moullé. Je n'ai pas perdu de temps. Je n'ai pas eu l'impression qu'il pourrait grand chose. Il n'est que le sous-ordre de Paul Léon. Il est tout aussi vague quand je lui parle de la question crédits.
6 [juillet 1923]
Aperçu Murray Buttler un instant chez M. d'Estournelles de Constant, ce matin. Curieux comme cet homme est peu sympathique. Il est plein de lui-même.
Très gentille visite de Vatin-Pérignon qui me rassure tout à fait sur la question financière du monument de Casa[blanca].
7 [juillet 1923]
Bien que travaillant surtout aux morceaux du Temple je travaille aussi aux groupes de Fels, mais je perds du temps à vouloir changer le mouvement des gosses de la Becquée. Journée nulle aujourd'hui.
8 [juillet 1923]
Blondat revient de Bordeaux, où il a été juger le concours pour le monument de la guerre. J'avais envoyé à dessein mon Tombeau du Soldat. Blondat [3] est revenu navré du résultat du jugement, le jury s'était empressé de m'éliminer, d'éliminer aussi Jean Boucher, ainsi que le jeune Janniot, mais a retenu les esquisses de Cogné ! D’Ernest Dubois et d'autres hommes du même genre. Cela m'est très indifférent, Blondat est plus désolé que moi.
Lu le Crépuscule des Dieux, d'Élémir Bourges. Malgré un côté un peu feuilleton, un procédé facile, de très bonnes choses.
9 [juillet 1923]
Visite de M. Gire, architecte à Rio de Janeiro, qui me donne des renseignements très favorables sur ce qui se passe là-bas.
10 [juillet 1923]
Travaillé à l'esquisse du monument de la 2e Marne, à la butte de Chalmont. Je fais tout mon possible pour réduire le plus possible, afin d'arriver à un minimum de dépenses. Mais l'endroit est tellement vaste, le sujet également, que c'est bien grand quand même.
Déjeuner avec Ladislas et Lily chez Monsieur et M[adame] Tuck, dans leur admirable propriété de Rueil[-Malmaison]. M. Tuck me demande de commencer son buste. Nous prenons jour pour vendredi prochain. Ce ne sera pas très difficile. Mais Mme Tuck a plus de caractère. Elle est d'aspect froid, doit être fort autoritaire. Lui, abrite sous de gros sourcils un petit œil mobile et malin. Il a un côté assez enfant, comme beaucoup d'américains, comme beaucoup d'hommes d'affaires.
Le buste du petit Marcel avance bien.
11 [juillet 1923]
Le Mur du Héros, matin et soir. Joie. Je suis à mon affaire. Il y a des difficultés. Surtout pour la partie encadrant la statue et formant fond derrière elle[4].
12 [juillet 1923]
Déjeuner chez Mme Mühlfeld avec les hôtes habituels, M. et Mme Blumenthal, Valéry, A[lbert] Sarraut. À la fin du dîner arrive Arthur Meyer, venu là exprès pour essayer d'extorquer de l'argent aux Blumenthal pour je ne sais plus quelle œuvre. Ceux-ci d'ailleurs, fort spirituellement, n'ont pas eu l'air de comprendre, mais A[rthur] Meyer nous a confiés que dans sa vie il avait fait des souscriptions pour des œuvres diverses qui avaient rapporté environ 25 000 000 F, sur lesquels il n'avait gardé "que 25 %". Je ne connais pas beaucoup d'êtres aussi antipathiques.
Le soir, encore vie mondaine. Dîner à l'hôtel Ritz, invités par Mme Stern. Il y avait Dezarrois et une dame russe, ruinée bien entendu, fort jolie, divorcée plusieurs fois et qui m'a fait l'effet d'être un des plus remarquables spécimens de dévoreuses d'hommes, qui soit. Une mante religieuse humaine.
13 [juillet 1923]
Pour remplacer Lélio que le jugement continuellement retardé du concours de Rio retient là-bas, et Bottiau en loge, j'ai, sur la recommandation de M. Coutan, fait venir un de ses élèves, le jeune Spranck [5], pour avancer la Becquée.
Première séance du buste de M. Tuck. Très bien marché.
14 [juillet 1923]
Visite ce matin de M. Léon Cahen et de M. Block, professeurs à la Sorbonne, qui venaient me demander de me charger du buste de M. Aulard.
Le Mur du Héros vient très bien, mais ce n'est rien à cette taille à côté de ce que ça serait en sa taille définitive.
15 [juillet 1923]
Je me suis mis au monument de Boulogne, pour en finir avant le départ pour Casablanca.
Je suis seul. Lily et les enfants sont partis hier soir pour Lamaguère.
16 [juillet 1923]
En arrivant poser aujourd'hui, le comte de Fels dont le buste est presque terminé, me dit :
– j'ai invité une jeune femme qui me veut du bien, à venir voir mon buste. Vous n'y voyez pas d'inconvénient ?
– Mais pas du tout
– Mais, elle, il ne faudrait que personne ne la voit... vous comprenez...
– Soyez tranquille. Je suis seul en ce moment.
À la fin de la séance donc est arrivée la jeune femme en question, ravissante fille d'ailleurs, grande et souple, que le comte de Fels reçut en lui disant :
– Bonjour Madame, comment allez-vous ?
Et qui lui répondit avec le plus pur accent montmartrois :
– Très bien, et toi ?
Ainsi rompit-elle vite la glace, daigna manifester sa satisfaction du buste, demanda la suppression de quelques rides.
– Je le vois toujours jeune. Si vous voyez le beau torse qu'il a.
– C'est vrai, reconnut le comte, que j'ai un très beau torse.
Regarda diverses choses dans l'atelier, donna son avis d'une manière définitive.
– Vous savez, moi, quand j'ai donné mon avis sur quelque chose, après, rien ne m'en fait plus changer.
Elle s'en fut accompagnée de son grand ami, après lui avoir fait comprendre qu'elle aurait grand plaisir à avoir son buste en marbre.
17 [juillet 1923]
Monument de Boulogne qui vient très vite et bien. Ces figures habillées sont réellement plus faciles à faire que des nus. Mais je travaille quand même au Mur du Héros. Je suis très content du centre, de l'espèce de grande tapisserie sculptée que forment l'union, sans division, des motifs de ce fond[6].
18 [juillet 1923]
À l'exposition des concours de Rome de peinture, je rencontre Thiébault-Sisson. Avec l'autorité que peuvent donner seulement un immense talent ou une énorme fatuité (et ce n'est pas le premier qui est l'apanage de ce gros sous-officier) celui-ci, à haute voix, déclarait le concours au-dessous de tout, tout mauvais, ces jeunes gens sans avenir, etc. Groupés derrière nous, des jeunes gens écoutaient. Quel sot.
Visite de M. Aulard, pour son buste, que nous commencerons à la rentrée. Il a beaucoup aimé le Bouclier. Voilà encore une œuvre que je néglige et qui aurait bien du succès si elle était terminée et exposée. En vérité je ne devrais plus, durant quelque temps, rien accepter de nouveau, à moins que ce ne soit extraordinairement bien payé.
20 [juillet 1923]
Le travail marche bien. J'ai placé devant le Mur du Héros, la statue du Héros. Aucune déception. Je ne crois pas qu'il existe une conception de quelque chose de pareil. Tout serait parfait si j'étais sûr d'avoir les moyens d'exécuter cela. J'ai écrit à Paul Léon pour lui demander de venir voir.
Visite de Bottiau sortant de loge. D'après ce qu'il me dit des autres concours, Bertola me semble le seul dangereux pour lui.
Le comte de Fels me raconte[7], durant la séance, que Gervex lui a téléphoné et que parlant de moi il lui a dit :
– Vous pouvez lui dire que, à la première vacance, je vote pour lui.
21 [juillet 1923]
Vu les concours de Rome de sculpture. Bertola a un concours bien meilleur que je ne croyais. D'après les conversations que j'ai, il sera très, très dangereux. Bottiau, c'est un peu petit. Il est préoccupé par la mode décorative moderne. Alors il complique, met trop de détails. Son Apollon ne domine pas assez. Mais de très belles qualités d'artiste. Je voterai pour lui. Si je ne le connaissais pas je me demande si je ne voterai pas pour Bertola.
Retourné rue du Pont-de-Lodi, où Taillens termine les dessins du Temple. Très bien. À cette échelle-là on commence à bien comprendre et à bien voir. Ce n'est pas une élucubration irréalisable. Je suis très content. Il n'y a plus que des détails à mettre au point.
22 [juillet 1923]
Longue visite chez Cormon, toujours ardent. Puis chez Verlet. Il va mieux. Il se lève, mais est encore bien faible. Il me dit qu'il va au jugement du concours de Rome, mardi, pour soutenir son élève Baudry. C'est bien mauvais. Et ce Baudry, de plus, me fait l'effet d'un intrigant.
Dîner en tête à tête avec M. Nénot [8]. Il me dit que s'il y avait maintenant une élection à l'Institut, je passerais facilement au second tour.
23 [juillet 1923]
Je mène consciencieusement ma double vie : le métier le matin, le gagne pain avec le monument de Boulogne, qui vient très bien. Pour beaucoup un groupe de ce genre serait une œuvre centrale. Pour moi, vraiment, ce n'est qu'un grain de poussière. L'après-midi j'ai travaillé au couronnement du motif central du Mur du Héros. J'en suis tout à fait content : c'est le triomphe en plein ciel : Persée emportant Andromède. Éternel symbole.
Gentille visite chez Coutan que j'ai été remercier tout à la fois pour le prix Houllevigue et tout ce qu'il avait dit de moi.
Soyons sincère[9]. Tout ce que l'on me dit, tous ces temps-ci, sur mes chances d'entrer à l'Académie, me pousse à manifester mon amabilité vis-à-vis de ceux qui m'éliront peut-être.
Très content du Mur du Héros. La grande tapisserie sculptée du fond sera une trouvaille décorative. Je suis dans la vérité, car je suis parti de l'Idée. L'originalité de l'expression est venue obligatoirement, comme une solution mathématique.
Dîner chez Mme Paul Adam avec Dezarrois et Albert Sarraut et la jolie fille de Cappiello. Rien d'intéressant ne fut dit si ce n'est qu'A[lbert] Sarraut nous confia qu'il avait une collection d'environ 120 paires de chaussures !
24 [juillet 1923]
Téléphoné avec Paul Léon. Il me téléphonera de nouveau samedi prochain pour me dire le jour où il pourra venir me voir.
C'est Bertola qui a eu le prix de Rome. En vérité il le méritait autant que Bottiau. Je regrette quand même que Bottiau ne l'ait pas eu.
Passé deux bonnes heures au Louvre. Salles grecques. Longue station dans la salle carrée où sont exposés les uns sur les autres les fragments de la frise du Temple d'Artémis de Magnésie, à cause d'un aspect obtenu sans le vouloir qui rappelle un peu ce que je veux faire des murs du Temple.
À l'Hôtel de Ville, où Falcou m'avait convoqué, je rencontre dans le vestibule le grand Dardé et sa femme. Toujours l'air aussi sûr et content de lui. Sa femme est une solide paysanne dont on tire péniblement des "oui" et des "non". Dardé me parle de son installation près de Lodève, avec ponts roulants, marteaux pneumatiques, rails, etc., et il m'invite à venir le voir. Je le ferai certainement.
Je croyais que Falcou voulait me parler du monument de Paul Adam. C'était pour me demander de faire le monument de Déroulède ! Mon premier mouvement a été de dire non. Il a insisté. Il m'a emmené voir le gros Deville, dont la tête pose sur le ventre. Bref, je suis parti, n'ayant pas eu l'énergie de refuser cette commande ridicule.
26 [juillet 1923]
À la commission des vestiges de guerre, dont je fais partie depuis peu, Paul Léon a été avec moi beaucoup moins sympathique que d'habitude. Je crois que je n'aurais pas dû lui demander de venir à l'atelier. Il est très occupé. Et puis j'ai l'impression qu'il est agacé lorsqu'on lui parle de l'Exposition de 1925. J'ai eu cette maladresse, ce matin, lui disant que j'aimerais savoir si je pourrais compter sur quelques crédits. Il m'a répondu qu'on ne pouvait rien savoir, qu'il n'avait pas encore le devis des architectes, etc. Peut-être mon projet a-t-il été adroitement démoli auprès de lui. Cependant il m'a dit qu'il me téléphonerait samedi matin pour me dire s'il pourrait venir. Je crois d'ailleurs qu'il ne viendra pas.
René-Jean dînait avec moi, ce soir. Il paraît que ce M. Vidal, bailleur de fonds du Salon des Tuileries, est tellement content du résultat de cette année, qu'il pense à construire une salle d'exposition pour les autres années.
27 [juillet 1923]
Le Mur du Héros se finit. Il est temps. Mon départ pour Casablanca approche.
À dîner j'avais aujourd'hui l'architecte Gire et sa femme. Lui est très optimiste pour le résultat du concours. Sa femme l'est un peu moins, me parle d'un sculpteur brésilien dont elle ne m'a pas dit le nom, qui sera très défendu.
28 [juillet 1923]
Paul Léon me téléphone, très gentiment, me dit qu'il ne peut venir aujourd'hui, mais me promet sa visite pour mardi.
29 [juillet 1923]
Fini le monument de Boulogne. Ça a marché vite. J'en suis très content. Je suis trop occupé en ce moment pour faire les plans de la commande des pierres. Je la ferai à la rentrée, fin septembre.
Travaillé à l'esquisse de la butte de Chalmont[10], que je simplifie le plus possible. Repris Prométhée, dont le mouvement de jambe ne me satisfait pas, c'est une figure très difficile, la plus difficile de tout le Temple.
Séance avec M. Tuck. J'ai un peu abîmé aujourd'hui.
31 [juillet 1923]
Esquisse butte de Chalmont et Prométhée. Deux œuvres considérables qui suffisaient à occuper plusieurs années de la vie d'un sculpteur. J'en mène quatre ou cinq de la même importance en même temps ! Je me sens excessivement fatigué et démoralisé. Bottiau est venu me voir aujourd'hui. Il a très bien pris son échec au concours de Rome. Mais il me raconte que dernièrement Lamourdedieu dans une réunion des sculpteurs de la Fédération a dit qu'un architecte de l'exposition de 1925 lui aurait dit qu'un sculpteur éminent avait présenté à l'exposition un projet de Temple, mais que ce serait refusé, malgré le talent de l'artiste, parce que le projet ne rentrait pas dans le cadre de l'exposition. Évidemment il s'agissait de moi. J'ai fait immédiatement demander à Lamourdedieu si je pouvais le voir aujourd'hui. J'y suis allé vers 6 h. J'ai mis la conversation sur le terrain voulu et il m'a immédiatement parlé de cette conversation. C'est Magne qui lui a tenu ce propos, dans les termes les plus sympathiques pour moi d'ailleurs. Je téléphonerai demain à L[ouis] Bonnier pour avoir un rendez-vous, savoir ce qui se passe.
Dîner chez Mlle Fiévet, avec son frère, le général Fiévet, et M. Nordling, l'ami de Roland-Marcel. Il doit me téléphoner demain pour me dire quand il pourra me présenter à Roland-Marcel. Mais Paul Léon n'est pas venu aujourd'hui et ne m'a pas téléphoné. Il s'est évidemment passé quelque chose. Je crois que le mieux est, pour le moment de ne pas bouger.
[1] . Il s'agit du monument aux volontaires américains, place des Etats-Unis, un bas-relief surmonté d'un soldat américain en bronze.
[2] . Au lieu de : "cette œuvre", raturé.
[3] . Précédé par : "bien entendu", raturé.
[4] . Au lieu de : "derrière la statue", raturé.
[5] . Suivi par : "qui va masser", raturé.
[6] . Au lieu de : "des motifs que j'appelle les Annonciations", raturé.
[7] . Au lieu de : "me dit", raturé.
[8] . Suivi par : "avec qui je parle", raturé.
[9] . Au lieu de : "Dans des mots de ce genre, on doit être sincère", raturé.
[10] Les Fantômes.