Novembre-1925

Cahier n°21

1er novembre [1925]

Travaillé à la pierre du buste de la petite Bokanowski. Quelques coups un peu brutaux du praticien m'ont donné des difficultés. L'ensemble est bon et la pierre d'une jolie couleur. Mme Bokanowski, venue déjeuner avec son mari en était très contente. De lui, on sait moins ce qu'il pense. Gentil déjeuner. Les Hourticq et Dorville.

Dorville revient de Palestine. Il raconte des choses tout à fait intéressantes sur le sionisme. Cela marche, paraît-il, admirablement. Il nous raconte, par exemple, qu'il a visité un village à communisme intégral. Les gens ne possèdent même pas à eux leur chemise. Chaque soir ils viennent rapporter leurs vêtements du jour et on leur remet ceux du lendemain. Pour le samedi, on leur remet un vêtement propre le vendredi soir qui est rendu le samedi soir. Les hommes dorment dans des dortoirs communs. Les femmes dans le leur. Il n'y a pas de mariage proprement dit. Lorsqu'un homme et une femme veulent vivre ensemble, ils doivent le déclarer. Ils sont inscrits sur un registre et on leur donne une petite habitation. Lorsque naît un enfant, au bout de huit jours le bébé est retiré à la mère et mis en pouponnière, magnifiquement installée. Si la mère a du lait, elle peut le nourrir en même temps que d'autres gosses dont les mères n'ont pas de lait. Au bout d'un an et demi le bébé va au jardin d'enfant. Au bout de 3 ans, il entre dans l'école où il reste jusqu'à 16 ans. Les parents peuvent le voir une fois par jour, à la fin de la journée. En fait les enfants appartiennent à la communauté et les parents s'en désintéressent vite, le plus souvent. Si un ménage veut se séparer, il faut le déclarer et chacun retourne au dortoir des célibataires, à moins qu'on ne déclare se mettre en ménage avec un autre. Dorville a été frappé de la tristesse de ces gens. Ce à quoi ils pensent surtout c'est aux plaisirs sexuels, à la facilité officielle de changer de femme ou d'homme. D'autres villages sont, au contraire, très individualistes. Partout naît un nationalisme évident. Bientôt cet État, car c'en est en, vivra de ses propres ressources.

De Syrie, impression lamentable. Sarrail n'a fait que des sottises. A vexé tout le monde. Je ne me rappelle plus les détails que Dorville nous a racontés. Après la visite des grands dignitaires de diverses régions, Sarrail leur aurait dit :

— Je ne vous rendrai pas votre visite. Car vos idées générales ne correspondent pas aux miennes.

Un de ses généraux, dans je ne sais plus quelle région, aurait pris certains caïds et leur aurait fait casser des cailloux sur les routes. Toutes les gaffes ont été faites. L'origine des premiers mouvements de révoltes chez les Druses est, paraît-il, dans l'amour spécial d'un certain capitaine Carbillet pour les jeunes garçons. Quand cet officier colonial se trouvait chez les musulmans, ça allait... Les musulmans pratiquant ce sport. Les Druses ne sont pas pareils. Cela les a révoltés, au sens propre du mot. C'est ce que disait déjà Fontaine chez Madame Mühlfeld l'autre jour.

2 [novembre 1925]

Il est évident qu'une grande prospérité économique est favorable au développement des arts. Cette prospérité [1] permettra l'épanouissement d'un art surtout décoratif. La richesse ne suffit pas. Il faut une foi, une grande pensée commune. La France au XIIe XIIIe siècles était peu prospère. Les chefs-d'œuvre ont jailli du sol. Comparez cela à la profusion de l'Italie du XVIIIe, par exemple, ou bien à la sculpture du XVIIIe siècle français. Art pour grands seigneurs. Formules individuelles. Pourrons-nous revenir à de grandes floraisons impersonnelles ? Par moments, j'en doute.

3 [novembre 1925]

Visite chez Coutan. Il me reçoit toujours gentiment. Il me parle de mon exposition. Il m'en dit du bien.

— Même la bonne de ma fille, me dit-il, en a été frappée. Elle en est revenue impressionnée et est retournée exprès pour revoir votre salle.

Au moment où j'allais partir est arrivé Hourticq en visite de candidat.

4 [novembre 1925]

Chez Auburtin, la petite Julien me montre une série de très bonnes études et d'excellents dessins qu'elle a rapportés d'une année de voyage en Chine et Indochine. Partie avec un groupement de l'Association des Étudiantes, elle a abandonné la caravane en Indochine et a voyagé avec une amie. Ces jeunes filles de nos jours vivent de plus en plus comme des jeunes gens. Elles ont souvent autant de talent qu’eux[2]. Mais on n'est pas encore habitué à voir ces petits êtres si jeunes, charmants et d'apparence faible se débrouiller tous seuls et courir à travers le monde. Je n'ai pu rester longtemps à cause d'un rendez-vous chez M[aîtr]e Rousset. Toujours la même chose. Les mêmes bavardages, mais qui n'aboutissent à rien. Il faut sortir de cette situation, en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible.

5 [novembre 1925]

Je note cette pensée de Marc Aurèle : "Conduis-toi chaque jour comme si ce jour était ton dernier jour."

6 [novembre 1925]

Enfin, me voici au bout du bas-relief Colonne. J'ai eu du mal. Surtout pour la partie supérieure. J'en suis maintenant sorti. J'aurai probablement fini demain après-midi, en tout cas dimanche dans la matinée.

Après-midi : un jugement à École des beaux-arts. Rendez-vous à l'Exposition avec les Pelzer de Clermont. Ils me disent que mon œuvre est très populaire en Belgique. Pris le thé dans une des tours où dansaient deux jolies filles exotiques.

Je relis Marc Aurèle. Aux heures graves de la vie nous devrions toujours penser à ces êtres supérieurs. Puisque nous avons ce bonheur qu'ils nous ont laissé le meilleur d'eux-mêmes, point n'est besoin d'aller consulter celui-ci ou celui-là, demander conseil à tel ou tel : "Veille à te libérer de toute vaine préoccupation. Tu t'en libéreras, si tu accomplis chaque action de ta vie comme si c'était la dernière", dit-il. "À l'idée que tu peux sur l'heure sortir de ta vie, conforme toujours tes actions, tes paroles, tes pensées", répète-t-il plus loin. Suprême sagesse. Dans ces quelques lignes, ne trouvons-nous pas toutes les directives de conscience ? Je pense aussi à cette phrase d'Alfred de Vigny par laquelle il clôturait une fin d'année de son journal : "Je n'ai fait de peine à personne." Nous ne pourrions ni les uns ni les autres en dire autant cette année. Elle a été tout à la fois une des plus cruelles et des plus belles de ma vie. Nous aurions pu envisager[3] avec plus de sagesse et de philosophie la situation de vie de cet homme compliqué[4]. Au lieu d'aller consulter un peu puérilement Marcel sur ce que je devais dire à la jeune fille, j'aurais mieux fait de consulter le bon Marc Aurèle ! Quelle chose fantastique [5] que la pensée qui, à travers des siècles et des siècles, vient à vous et vous dirige. On ne devrait jamais oublier les idées générales. Avoir toujours de grands principes et y penser continuellement au moment de discussions graves. Par exemple se dire que ce n'est pas en ne pensant qu'aux torts des autres, qu'on arrange les choses, mais il faut tâcher de voir les siens. N'avoir aucune arrière-pensée. Et surtout céder toujours, en famille, sur les questions d'argent.

Me voici là, tranquillement à ma table. Lily, dans sa chaise longe, lit. Au-dessus de ma tête j'entends mon petit Marcel taper sur son piano. Jean, dans la salle à manger, entouré de livres, se donne du mal pour son travail. Nadine dans sa chambre, travaille aussi. J'entends ma petite Françoise bavarder à côté. J'écris. Je résume ma journée. De temps en temps j'oublie et soudain me revient l'obsession de cette stupide querelle. Ainsi chez nous. Ainsi rue de Bellechasse, chez Marcel[6]. Ainsi rue de l'Université, chez notre pauvre père. Autant que les hommes peuvent être heureux après le malheur, nous devrions l'être. Il faut que cette situation cesse. Mais pour qu'elle cesse vraiment, il faudra surtout et avant tout beaucoup de bonté.

7 [novembre 1925]

Journée sans travail. Je m'étais promis de terminer le bas-relief Colonne cette semaine. Il ne le sera pas avant le milieu de la semaine prochaine. Matinée mouvementée. À Neuilly chez Gatti, pour retoucher le groupe des Aveugles pour Wanda[7]. De là chez Helms où je lui ai payé une grosse note de livres. Correction chez Julian, rue du Cherche-Midi. J'ai une nouvelle petite élève turque, qui me semble fort intelligente. Elle a les cheveux coupés, coiffés en raie, absolument comme un jeune homme. Habillée de manière assez masculine. Voilà un peuple qui rapidement a abandonné toutes ses coutumes. Je trouve cela navrant.

Et l'après-midi, le docteur Mardrus qui a tant voyagé en Asie, me disait que l'Asie en a pour une vingtaine d'années encore à être l'Asie. Tout s'européanise aussi, à une vitesse vertigineuse. Ainsi rentrent des civilisations dans l'histoire. Homme bien sympathique, le docteur Mardrus[8], avec sa femme, ce n'est pas Lucie Delarue-Mardrus, cette normande excessive et attendrie, mais une charmante[9] femme, mince, brune, très réservée et qu'il appelle "La Cobrette". C'est bien gentil. Il avait lu avec regrets mon texte du Cantique des cantiques à l'Exposition et m'apportait la traduction qu'il en a fait. Un petit volume charmant, présenté comme dans un écrin, dans trois couvertures. Petit bréviaire amoureux. Il a regardé avec le plus grand soin dans mon atelier. En ce moment, il n'est pas très intéressant mon atelier. Dès que le nouveau sera terminé, je vais faire tout un changement, afin de mieux mettre en valeur les grands morceaux dont je conserve les plâtres. Après la visite de l'atelier, conversation des plus intéressantes sur les langues sémites, sur la manière dont il a recueilli les textes qu'il a traduits. En fait il a dû mettre de lui-même. Pour sa traduction des Mille et une Nuits, il a commencé par rédiger les histoires en arabe, écouter les récits sur les places, se les faisant raconter, et en trouvant dans de vieux livres turques, persans, arabes. Le Cantique des cantiques, que les chrétiens ont adopté comme chant religieux, est une chanson d'amour qui aujourd'hui encore, en Asie Mineure, se chante dans les noces et dans les fêtes, aussi bien dans les familles arabes que dans les familles juives. Que ce soit un chant d'amour, la trouvaille n'est pas nouvelle[10]. Michelet, Renan, l'ont aussi compris. Le doct[eur] Mardrus nous signale les incroyables sottises des précédentes traductions, celle de Renan, n'échappant pas à cette juste critique. Il nous signale notamment un passage[11], que Renan a traduit "tes yeux sont des yeux de colombes... etc." Or, à juste titre, Mardrus dit qu'une femme qui aurait des yeux de colombe n'aurait pas de jolis yeux, cette image évoquant de petits yeux tout ronds aux bords rouges. La vraie traduction est : "tes yeux sont deux colombes..." et en effet cela est bien plus joli, plus imprévu et évoque la forme allongée des yeux de l'orientale. Ainsi continuellement. C'est un artiste.

Après le départ des Mardrus nous avons été à la réception des fiançailles des Heilbronn, le jeune homme épousant Mlle Louis Dreyfuss, une des plus riches jeunes filles de Paris. Elle est jolie, mais pas autant que sa mère, qui est ravissante.

8 [novembre 1925]

Longue visite de Dezarrois. Il me raconte ce que M. Blumenthal lui a dit de l'entrevue avec M. Rockefeller. Il lui a dit :

— Si vous voulez que nous fassions cela à nous deux, je donnerai la moitié.

C'est fantastique ! Si seulement la moitié (sept millions et demi) pouvait être ainsi assurée, point ne serait besoin de Rockefeller. L'œuvre se réaliserait sûrement, parce qu'avec cette somme, il y aurait de quoi faire toute la sculpture et au-delà. Dezarrois a l'intention d'écrire à Blumenthal pour lui demander si, même Rockefeller ne marchant pas, il resterait fidèle à son intention ? Pouvoir compter sur cette somme dès à présent, ce serait énorme ! Dezarrois me conseille, à propos de l'emplacement, d'examiner le bâtiment de l'Orangerie, terrasse des Tuileries. Il faudrait terriblement le remanier. Est-ce possible ? J'irai voir dès demain matin. D'après mon souvenir de l'endroit[12], le bâtiment ne doit pas avoir beaucoup plus de 10-12 mètres d'épaisseur. Il faudrait alors s'étendre vers le jardin. Je ne vois pas très bien. En tout cas Dezarrois me dit son intention d'écrire dès à présent à New York. Est-ce politique ?

Demain je dois voir Madame Boas de Jouvenel. Nous l'avons rencontrée avant hier à la fête de clôture de l'Exp[osition]. Bien cette fête. Il y avait notamment une danseuse, faisant des danses hindoues, absolument remarquable. Accroupie par terre, les bras derrière la tête, les mains évoquaient la danse du Serpent Sacré. Vision extraordinaire. De même dans ses danses debout. Elle doit être fort intelligente et a dû regarder beaucoup de statuettes de danseuses hindoues. Elle n'est certainement pas hindoue. Mais vision dont je garde le souvenir. Or soudain nous nous sommes trouvés devant Mme Boas de J[ouvenel]. Elle me dit que durant l'été, presque tous les soirs elle venait dans ma salle. Elle me dit :

— Mais j'ai une idée pour votre Temple. Il faut nous rencontrer la semaine prochaine pour en parler. Je vous ferai déjeuner avec Philippe Berthelot. Nous sommes en train de faire une sorte de cercle universitaire, relié à l'Institut de coopérative intellectuelle. Votre Temple en serait la salle centrale.

Évidemment. Je ne crois pas qu'il faille prendre très au sérieux les idées de Mme B[oas] de J[ouvenel]. Elle doit en avoir un par minute. Ce que je retiens, c'est l'effet général produit sur tous. C'est que ce que j'ai fait répond à la pensée de beaucoup. C'est que cela se réalisera peut-être...

Nous avons emmené le petit Marcel aux Concerts Colonne. Il ne s'y [est] pas ennuyé du tout. C'était son premier grand concert. Madame Long a joué remarquablement le Concerto en fa mineur de Chopin et la Ballade de Fauré. C'est une belle artiste. À l'Exposition où nous sommes passés, monde fou. C'est le dernier jour et je le regrette. Demain vont commencer les ennuis du déménagement.

9 [novembre 1925]

Drôle de type que ce Dulong, chef de l'agence Plumet. Il est à la fois aimable et désagréable. Ce doit être un tripoteur de premier ordre. Ce qui ressort de ma visite de ce matin, c'est que l'Exposition ou l'État prendra à sa charge la dépose et l'installation de mon Mur et statue du Héros à la salle du Jeu de Paume. Ce sera pour moi une sérieuse économie. L'Exposition fera aussi la démolition et la remise en état du sol. Je n'aurai à m'occuper que des plâtres et des dessins qui rentreront à l'atelier. Ça va être encore un branle-bas et un dérangement. Je vais en profiter pour réinstaller mon atelier.

Je me suis inquiété, peut-être à tort, de la lettre que Dezarrois voulait écrire à M. B[lumenthal]. Je suis entré dans un café pour lui demander d'attendre q[uel]q[ue]s jours.

Passé sur la terrasse de l'Orangerie. Ce serait en effet un endroit magnifique. Il faudrait s'étendre vers le jardin, sans rien changer du côté de la Seine. Quoique le bâtiment ne soit pas fameux. On construirait le Temple sur l'emplacement du jardin dépotoir actuel, enclos dans des barrières en bois. Mais ce terrain ne sera jamais accordé. Je ne crois pas qu'il faille s'orienter dans cette voie.

Madame Boas de Jouvenel est venue à l'Exposition. Son projet est très en l'air. J'ai l'impression qu'elle veut se servir de mon projet dans un but tout personnel[13]. La plus grande prudence s'impose.

Rapporté les dessins à la maison.

10 [novembre 1925]

Chez Marcel[14], il y avait à dîner le ménage Darras. Darras, le nouveau directeur des Beaux-arts de la Ville de Paris. Il me raconte qu'il a été dernièrement dans l'atelier de Bourdelle, avec un comité polonais pour le monument du Poète polonais[15]. Bourdelle recevait le comité vêtu d'une sorte de robe de chambre avec au cou sa cravate de commandeur de la Légion d'honneur ! Il paraît qu'il est en train de chercher à obtenir de la Ville le don d'un terrain de 3 hectares pour y faire un musée de ses œuvres. Il aurait trouvé un groupement d'américains du sud pour payer les dépenses de construction et d'aménagement des jardins. Il est très pressé. Darras ne croit pas que la Ville le lui accordera. Je vois cela avec inquiétude, à tort peut-être. Je rapproche cela de cette phrase de son interview où il parle d'un Temple qu'il veut faire. Mon exposition a dû l'empêcher de dormir.

11 [novembre 1925]

Déjeuner chez Mme Boas de Jouvenel. Très intéressant. À table je suis entre[16] Mme Dupont (mère d'un jeune homme attaché au cabinet de Fernand David) et Mme Amy Leroy, femme du secrétaire de Briand. Il y avait Philippe Berthelot et sa femme, une vieille dame américaine, etc. On parla beaucoup politique, de la situation excessivement difficile de Painlevé. Amy Leroy me dit que jamais Briand n'acceptera de former le ministère. Il désire continuer son œuvre aux Aff[aires] étr[angères]. En passant, il me cite un mot du comte de Fels, à Vichy, parlant des difficultés financières :

— Mais pourquoi, dans un moment aussi difficile, ne font-il pas appel à moi ? dit-il.

On parla de mon Temple. A[my] Leroy se met à ma disposition pour m'aider auprès de Briand, si j'ai besoin de lui.

Dîner chez Royer avec les Gire. Très sympathiques. Viendront dîner chez nous samedi prochain.

12 [novembre 1925]

Grand rendez-vous aux Tuileries à la recherche d'un emplacement. Dezarrois, puis arrivent Moullé et le brave père Masson, puis voici l'antipathique Dulong suivi de son entrepreneur. À l'intérieur de la salle du Jeu de Paume décidément rien ne va. Ce fragment est ou trop haut ou trop large. Extérieurement on me propose de belles places, mais la pierre du fond est gélive. On se quitte sans avoir pris de décision. Il faudra que je retourne me promener par-là avec Lefebvre.

13 [novembre 1925]

Bouchard m'a troublé ce matin avec mon bas-relief Colonne. Je le considérais comme terminé. Il a critiqué tout le haut, m'a conseillé de faire descendre plus bas toute la partie vision. J'ai essayé. J'ai détruit par cela tout le groupe des contrebassistes, les trompettes. Je ne crois pas que ce soit mieux. C'est plus confus. Il faudra que j'en revienne à mon premier parti : il faut que la partie rêve soit suggérée, qu'elle apparaisse à peine. S'il s'agissait d'un compositeur, il devrait en être autrement. L'évocation de ses œuvres devrait jouer le rôle important.

Entrevue avec le bon Jacques Richer, à propos de la stupide histoire. De la bonté, avec de la bonté, on arrive toujours à arranger des histoires de ce genre. Je sens bien. On risque de se faire flouer. Tant pis.

14 [novembre 1925]

Matinée sans grand intérêt. Visiter le jeune Rateau, candidat à la bourse de Mme Blumenthal. Il a vingt-huit ans. À cet âge je faisais les Fils de Caïn. Le poète et le pasteur étaient terminés. Ce jeune homme me montre de pauvres têtes, d'après nature, mais qui semblent faites de chic. Des animaux soi-disant décoratifs mais sans vérité, ni de mouvement, ni de proportion. Par contre quelques jolis bibelots de métal, broches, colliers, avec comme motifs des animaux marins. Je ne crois pas grand avenir à ce jeune homme.

Passé chez M[aîtr]e Rousset qui ne peut plus rencontrer le père de Lily. Celui-ci le fuit, ne le sentant pas dans sa main.

Paul Léon me reçoit de façon charmante. Nous parlons toujours de l'emplacement du Héros :

— Voyez donc au Luxembourg.

Je ne crois pas qu'il y ait de la place. Pour l'emplacement, il me dit avoir pensé à la Cité universitaire (cette idée me convient admirablement), et me conseille d'aller voir Bechmann. Enfin il me dit avoir accompagné la famille Rockefeller à l'Exposition, que ceux-ci ont longuement visité ma salle, parlant entre eux, s'intéressant beaucoup. Est-ce encore un pas de fait en avant ?

15 [novembre 1925]

Après la visite de nos amis Guibourg, quelle étrange visite que celle de cette Mlle R., jeune fille d'Oran. Elle veut absolument entrer aux Beaux-arts, car elle se sent la vocation ! Elle me montre de pauvres dessins, comme font tant de petites jeunes filles. Elle a vingt-sept ans. Elle parle comme une petite oie blanche. Je lui demande comment elle vit :

— Je reçois 300 F par mois de ma mère, me dit-elle. Ça me suffit pour me nourrir. Je suis logée pour rien chez une dame, mais je veux m'en aller.

— Et pourquoi ? Comment vous logerez-vous ensuite ?

— Je ne sais pas, mais je ne veux pas rester là. C'est une dame riche. Mais ma situation est trop humiliante vis-à-vis des domestiques.

— C'est une de vos amies puisqu'elle vous loge pour rien.

— Non, ce n'est pas une amie. Elle me loge. Elle me cache quand elle reçoit du monde. Quand elle reste seule le soir chez elle, il faut que je lui tienne compagnie et je n'ose pas dire ce qu'elle me demande... J'en ai assez. Si je ne fais pas ce qu'elle veut, elle me renverra. J'ai envie de partir en Italie.

Je n'ai pas insisté. Qu'elle époque, tout de même, où même les femmes abusent des jeunes filles.

Gentil déjeuner avec Dezarrois, Madame Stern, les Bouglé, Édouard Hermann. Entrant dans le bureau, avisant le buste de de Fels, Éd[ouard] H[ermann] s'écrie :

— Le buste est bien, mais il me dégoûte. Il ressemble trop au comte de Fels !

Mon beau-frère Marcel[17] a été vraiment drôle ce soir, en jouant des charades chez Madeleine Picard.

16 [novembre 1925]

Rapin me téléphone que Blondat est excessivement malade.

17 [novembre 1925]

Passé une journée lamentable. Chez les Giraud où j'ai assisté à l'agonie de mon pauvre Blondat.

En sortant de là, par un de ces contrastes dont la vie est pleine, nous sommes, Lily et moi, allés chez Wanda[18]. C'était toute la gaieté de l'installation et de la jeunesse.

19 [novembre 1925]

Toujours à ce bas-relief Colonne. Comment peut-on s'engager à terminer un travail à date fixe ! On devrait presque dire que l'œuvre ne commence qu'au moment où on la croit terminée.

Chez les Thomson, dîner intéressant. Conversation politique, bien entendu. Partout, tout le monde est dans la même incertitude et la même inquiétude. Il y avait un certain capitaine Jouan[19], de l'é[tat]-m[ajor] du maréchal Lyautey. Il me dit que le maréchal Pétain n'est pas content du résultat de sa campagne[20]. Les Espagnols n'auraient pas secondé[21] son action. Lui-même a été trop timoré, manœuvrant comme s'il avait devant lui une armée équipée à la manière allemande. Il a procédé avec trop de lenteur. Il croyait trouver des mitrailleurs, des organisations savantes. En fait il n'y avait pas grand chose devant lui.

Dans l'après-midi, promenade dans les Tuileries avec Camille Lefebvre à chercher un emplacement pour le Héros. L'impossibilité de trouver une place dans l'intérieur de la salle du Jeu de Paume ou du Luxembourg m'oblige à me contenter de l'extérieur. C'est dangereux à cause de la gélivité de mes pierres, de la saleté de Paris, et cela m'ennuie de mettre ça en pleine foule.

La Société des Artistes français me charge du discours à faire à l'enterrement du pauvre Blondat.

20 [novembre 1925]

Enterrement de Blondat, plutôt cérémonie car l'enterrement aura lieu dans son pays. J'ai prononcé le petit discours que l'on m'avait demandé. La voix a été bonne. Je crois que mon débit a été trop rapide. Je suis terriblement timide. Mes mains qui tenaient le papier tremblaient. Parlé longuement avec Sicard à propos de sa candidature à l'atelier des femmes à l'École. Il paraît que Desruelles a fait faire par ses amis politiques une campagne invraisemblable. Il fait ses visites, accompagné d'une dame veuve d'un ancien ministre. Mais cela fait mauvais effet.

Perdu, car c'est du temps perdu, plusieurs heures chez Du Bos pour préparer le petit laïus que j'ai bêtement accepté de faire à la Fondation Carnegie, pour cette Union Intellectuelle. Tout ça, c'est de la dispersion.

Au Louvre, chez Lefebvre. Mais je ne vois aucune solution vraiment bonne. Je penche de plus en plus pour[22] tout transporter à l'atelier.

21 [novembre 1925]

Décision prise. Toute mon exposition reviendra chez moi. C'est là encore qu'elle sera le mieux installée. Malheureusement pas assez vue.

À déjeuner le ménage Royer et le ménage Gire. Celui-ci me parle de très importants projets pour Rio de Janeiro. Décoration de jardins. Fronton pour un Club automobile. Tout cela aura-t-il une suite ?

Darras, directeur des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Laurens, son second viennent voir le buste[23] de H[enri] Brisson. La médiocrité de ces importants personnages frise la franche sottise. Mais, chez Darras surtout, c'est aggravé d'une immense satisfaction de soi-même. C'est d'un irrésistible comique.

22 [novembre 1925]

Visite considérable. Dezarrois m'a amené aujourd'hui l'architecte américain Bosworth, l'homme de Rockefeller. Ils sont restés plus d'une heure. Bosworth a tout regardé avec le plus grand soin. Il avait d'ailleurs déjà vu l'Exposition. Mais mes explications lui ont été, m'a-t-il semblé, très utiles. C'est un homme excessivement sympathique. Il m'a quitté très enthousiaste :

— Je crois, M. Landowski, m'a-t-il dit, que maintenant nous allons avoir l'occasion de nous revoir souvent.

25 [novembre 1925]

Toujours Monument Colonne qui avance et sera bientôt terminé. Mais je pense surtout à la visite d'hier. Serait-ce possible ? Ce serait chose unique.

27 [novembre 1925]

Reçu lettre de commande du Monument Déroulède.

28 [novembre 1925]

Très difficile, comme je le prévoyais de rendre réalisable cette esquisse d'Alger. Des problèmes d'exécution surgissent à chaque instant.

 


[1]    . Suivi par : "donnera lieu à des manifestations", raturé.

[2]    . Au lieu de : "que les jeunes gens", raturé.

[3]    . Au lieu de : "prendre", raturé.

[4]    . Au lieu de : "de vie compliquée de cet homme", raturé.

[5]    . Au lieu de : "énorme", raturé.

[6]    Marcel Cruppi.

[7]    Wanda Landowski.

[8]    . Suivi par : "attentif", raturé.

[9]    . Suivi par : "petite", raturé.

[10]  . Au lieu de : "ce n'est pas nouveau", raturé.

[11]  . Au lieu de : "le passage suivant", raturé.

[12]  . Suivi par : "il s'agit d'un bâ[timent]", raturé.

[13]  . Suivi par : "Pour elle", raturé.

[14]  Marcel Cruppi.

[15]  . Adam Mickiewicz.

[16]  . Au lieu de : "à côté d'une", raturé.

[17]  Marcel Cruppi.

[18]  Wanda Landowski.

[19]  . Suivi par : "attaché", raturé.

[20]  . Au lieu de : "direction", raturé.

[21]  . Au lieu de : "répondu à", raturé.

[22]  . Suivi par : "la solution", raturé.

[23]  . Précédé par : "malheureux", raturé.