Cahier n°20
3 octobre [1925]
Mon beau-frère Marcel a eu aujourd'hui une entrevue avec le chargé d'affaires de mon beau-père, un type nommé Bondout. Entrevue lamentable mais qui ne montre aucun changement dans les sentiments.
Travail énorme et de plus, rédigé un programme de réalisation pratique du Temple pour M. et Mme Blumenthal.
5 [octobre 1925]
Montré à Riou l'aide-mémoire du Temple. Il l'approuve complètement. Il faudrait le faire imprimer. Le faire traduire. Le distribuer.
Cahier n° 21
8 octobre [1925]
Le matin, correspondance, mais assez énervé par cette malheureuse histoire de la rue de l'Université. La conversation d'hier soir avec Mme R. m'agace, tellement on sent de violence, de mauvais sentiments chez le père de Lily. Comment des natures semblables sont-elles possibles ? Et si il n'a pas toutes les arrière-pensées que nous lui prêtons, quelle incroyable complication de caractère. C'est quand même un homme faux. Et tout cela est bien triste. Lily en a assez et m'a porté une lettre où elle lui dit sa méchanceté à lui et son désir à elle de ne plus lutter. Qu'on ne pense plus à lui. Après tout, elle a raison. Aussi n'ai-je pas fait grand chose ce matin.
Après-midi avec Herluison au bas-relief Colonne. [Il] me plaît. [Cela] fera une œuvre assez imprévue et que je soigne particulièrement. Herluison me dit que Saupique a épousé une femme assez influente à l'Exposition des Arts Décoratifs. Cela confirmerait cette chose extraordinaire que ce garçon, de si peu de talent, ferait partie du jury que n'a pas voulu me donner de grand prix ! Je me souviens que Paul Léon m'a parlé de lui comme m'ayant été hostile. Pauvre garçon qui m'était sympathique et auquel aussi j'avais rendu service au Salon.
Puis, chez Benjamin avec Marcel[1], toujours pour l'affaire Université. Je suis bien près de penser comme Lily. Quel temps stupidement perdu ! Alors qu'il y a tant de choses intéressantes à faire. Mais il faut voir la chose objectivement. Et Mme R. a lu un "aide-mémoire" rédigé par mon beau-père qui est un plan de plaidoirie ! Vraiment pas fort, mais d'une hypocrisie incroyable ! Assez sur ce sujet.
Joyeux dîner chez Ladislas, les Henri[2] et le bon Hollmann. Il a 76 ans et est encore magnifique. Ce qui le désole c'est d'être impuissant. Il revient du Japon où on lui offrit à deux reprises de charmantes geishas, dont il ne put se servir. Il raconte ses échecs avec sa drôlerie habituelle et son entrain néerlandais. Souhaitons tous d'être comme cela à 76 ans.
9 [octobre 1925]
Pas fameuse journée de travail. Au bas-relief Colonne. Mis mon courrier au courant.
10 [octobre 1925]
Repris les corrections à l'Académie Julian. En arrivant je trouve Pagès. Il me parle de Raoul [3] et du Joueur de viole, qu'on va bientôt donner à l'Opéra-Comique. Il paraît que c'est remarquable. L'éditeur en prépare l'édition pour vingt théâtres. Fanny[4] l'a entendu au piano et était, me dit Pagès, terriblement émue. Je vais lui téléphoner et je vais envoyer un mot à Raoul.
Corrections, un peu toujours la même chose. Pour un français, il y a un bulgare, quatre américains, un colombien, un suédois. Le modèle était joli, une longue et élégante fille.
Passé chez Helms commander quelques livres, notamment toute l'œuvre littéraire de Delacroix. Mais j'ai oublié de demander les livres sur le Maroc de Mme de Lens dont m'a parlé, hier soir à dîner, le jeune Basset.
Je me proposais une bonne journée de travail tranquille. Mais j'ai été continuellement dérangé, quoique par d'excellents amis. Simonin d'abord est venu. Je bavardais avec Marcel[5], toujours à propos de son malheureux père. Parmi les tristesses de la vie, perdre estime et confiance en son père en est une immense. En tout cas, nous sommes décidés les uns et les autres à faire tout ce qu'il faut pour lui ouvrir les yeux.
Le bon Simonin est d'aspect plus puissant que jamais. Nous avons parlé "Phynances". Il paraît que l'État a été dans l'impossibilité de rembourser 40 milliards que les banques ont avancés pour des bons de la Défense échus, le mois dernier, remettant le remboursement à aujourd'hui... Il faudra rembourser 40 milliards au commencement de l'année prochaine.
Sont arrivés ensuite Maurice Gras et Bigonet et Maître Rey, le bâtonnier d'Alger et sa fille. Visite de l'atelier. Compliments d'usage. Très sympathique ce Maître Rey. C'est lui qui s'occupa de nos intérêts pendant la malheureuse querelle suscitée par Gaudissart (entre parenthèse, il paraît qu'il est très malade, le malheureux).
À peine ceux-ci partis, est arrivé Vannier, [de] retour de Meknès. Ne m'a rien dit de particulièrement intéressant. Il paraît que Lyautey est très bas. Sa femme ne se console pas de quitter le Maroc. Ses goûts somptueux choquaient tout le monde. Pétain, là-bas, s'est installé à Meknès et personne ne se douterait qu'il est là. La situation a été réellement grave. Maintenant c'est mieux. Mais ça ne sera pas fini tout de suite. Vannier a fait là-bas un concours pour un Monument au général Poeymirau[6]. Il a eu le prix. Tarrit ; le fameux Tarrit, a aussitôt entrepris, contre lui, une campagne analogue à celle tenté contre moi au moment du concours de Casablanca.
11 octobre [1925]
Déjeuner à Voisins. Je trouve de Fels transformé. D'une extrême amabilité parce qu'il a reçu beaucoup de compliments des deux groupes. Tout est bien qui finit bien.
Déjeuner nombreux, mais composé de gens assez insignifiants à première vue. Je ne me souviens plus de leurs noms. Puis en causant avec les uns et les autres je suis revenu de mon impression première. J'étais à table à la droite de la comtesse de Fels. Quel honneur ! et à gauche de la femme du conservateur du Grand Trianon. De l'autre côté de cette dame, un Monsieur de Boislile, autant que je me souvienne. Il connaît le maréchal Pétain et racontait que, celui-ci a accepté cette nomination de conservateur du musée de Chantilly (tête honorifique aux appointements de 6 000 F par an, et un logement dans l'annexe du château), pour reprendre un peu de liberté. Sa femme l'embêterait. Il s'est marié "par galanterie", dit ce monsieur. Il nous raconte aussi qu'au moment de son mariage, il alla trouver le maréchal Foch pour lui annoncer son mariage :
— J'espère, Monsieur le Maréchal, lui aurait-il dit, que vous me conserverez cependant votre estime.
Moi qui connais Pétain, je doute de la véracité de cette anecdote. Beaucoup bavardé avec la comtesse de Fels. Tout à coup elle me demande :
— Et votre beau-père, comment va-t-il ?
— Bien, chère Madame.
Un silence.
— Et sa secrétaire, l'a-t-il toujours ?
Je ne peux m'empêcher de répondre :
— Plus que jamais. Mais pourquoi cette question ?
— Oh ! me répond-elle, je me doute de ce qui peut se passer depuis deux ans, à ce dîner chez vos beaux-parents, à la façon dont ils se regardaient.
Puis j'ai laissé tomber la conversation sur ce pénible sujet. Je crois de moins en moins que nous ayons tort.
Après le déjeuner, grande promenade dans le jardin. Mes groupes font bien. Idée heureuse. Composition bonne. Exécution insuffisante. Inutile de revenir sur le sujet. J'en ai dit, en son temps, ce que j'en pensais. Mais tout le monde est enchanté. La duchesse de Liancourt (ancienne comtesse de la Rochefoucauld), la fille de la maison ne tarit pas d'éloges. Il paraît que cette magnifique fille se met à écrire. Elle m'enverra son prochain livre qui doit paraître en janvier. Puis le spectacle rituel a lieu d'une grande pêche dans l'étang. Le filet ramène je ne sais combien de poissons énormes, brochets, tanches, perches, gardons. Un énorme brochet est sorti ayant dans le ventre un autre brochet qu'il venait d'avaler. Promenade dans le parc magnifique. Temps merveilleux d'automne. Arbres roux. Tout était dominé par les longs parterres de verveines violettes. Un ciel bleu très clair. En résumé une délicieuse journée.
Par la route noire, rentrés à Paris pour la réception chez les Bonnier. Beaucoup de monde. Retrouvé la sympathique Mlle Savouré. Sa mère me plaît infiniment. Le père paraît avoir tout [de] l'Homme d'Affaires. Un monsieur Poirier. Mais quelle incroyable laideur chez tous les membres de cette famille S[avouré]. je n'ai jamais vu ça. Il y a quelques bonnes peintures. Notamment un très sympathique portrait de Mme Bonnier par Bonnat et deux toiles de Humbert , les portraits de Monsieur et Madame, excellents. Il paraît que le malheureux Segoffin va très mal.
12 [octobre 1925]
Bonne journée au bas-relief Colonne. J'espère avoir fini à la fin de la semaine.
Rendu visite à la pauvre[7] Madame M[ühlfeld]. Depuis que je la sais amoureuse, elle m'attendrit. Nous la trouvons seule. Elle était étendue sur son canapé jaune, elle-même habillée en jaune. Robe collante qui laissait trop apparaître son gros petit ventre mou. Mais tout ça n'a pas grande importance, sauf si l'on se dit qu'un homme jeune fait semblant d'en être amoureux et se moque d'elle. Elle revient d'Italie et nous en avons parlé. Elle m'a donné la nostalgie. Quand y retournerons-nous ? Est arrivé Valéry. Toujours le même. Parlé de choses et d'autres sans intérêt particulier. La conversation tombant sur la situation financière, Mme M[ühlfeld] nous dit que le gouvernement va faire de l'inflation et que le franc va baisser considérablement.
13 [octobre 1925]
Toute la journée, presque sans interruption, au bas-relief Colonne. J'avance bien. Je regarde de temps en temps le buste de Riou. Il a gagné en plâtre. Après un estampage et très peu d'autres séances, il comptera, je crois, parmi mes bons bustes.
En fin de journée, visite d'un sculpteur suédois, Frodman Clupel qui me montre les photographies de divers travaux. Il me paraît fort habile et avoir du talent. Installé avant la guerre en Russie, son atelier a été saccagé. Dans son pays sa maison a été détruite par un incendie. Je lui ai demandé pourquoi il ne retournait pas dans son pays.
— Parce qu'il faut attacher une jambe après le front, mettre les yeux à la place des genoux, etc. C'est la pleine folie.
Il voudrait que je l'aide, en lui trouvant des capitaux, à ouvrir un atelier d'élèves !
La grande Herluison qui posait aujourd'hui, me raconte, d'assez amusantes histoires sur ma collègue Y[vonne] S[erruys] Il paraît qu'elle avait une jeune bonne qui ne faisait absolument rien, à cause de l'affection toute spéciale que sa patronne avait pour elle. Il paraît qu'elle cache dans une armoire une bouteille de porto et que durant les séances, elle va fréquemment, en se cachant, puiser là des forces nouvelles. Tout cela est possible. Sur le premier point on m'en avait depuis longtemps parlé.
Ce qui est difficile dans le bas-relief, c'est de trouver pour les premiers plans, des plans de soutiens intermédiaires entre eux et le fonds. C'est parfois presque impossible. Dans la frise du Parthénon, c'est ainsi que l'on voit certaines pattes de chevaux, ou des bras, éléments faibles, avoir néanmoins plus de valeur qu'un torse, ou bien, un second plan non soutenu, avoir plus de saillie qu'un premier plan. C'est une nécessité d'accepter ce manque de logique. Aussi bien, le bas-relief étant une des formes les plus conventionnelles de l'expression, sans doute la plus conventionnelle, là, peut-on, doit-on se laisser aller à l'instinct, à l'effet. L'effet seul commande. Et c'est plus difficile que le dessin pur.
Remis à Madame Delpierre, dactylographe, le manuscrit de l'aide-mémoire pour M. Blumenthal. Ai-je raison, ai-je tort de leur envoyer cela. Je les sens tellement dans le vague.
Fait brouillon de lettre pour annoncer à Madame Blumenthal l'envoi de cet aide-mémoire et du dossier des articles.
Je note dans les mémoires de lord Byron cette phrase : "Et que signifie l'intérêt du moi, si une seule étincelle de ce qui serait digne du passé peut être léguée à l'avenir pour ne s'éteindre jamais ?"
Je vais me coucher et lire l'histoire de l'origine du langage.
14 [octobre 1925]
Journée sans travail. J'avais le matin rendez-vous chez Bouchard avec Bigot. Le rendez-vous était décommandé. Passé un bon moment chez Bouchard où il n'y avait pas grand chose de nouveau sauf la médaille de l'Exposition. Pas mal, mais assez ordinaire. Nous avons revu ensemble l'esquisse du Monument de S[ain]t-Quentin, pour Bigot. Toujours des frises de soldats, des évacués, des vieux, des vieilles avec leurs pauvres frusques. J'en suis saturé. Faire de cette misère une entreprise industrielle, c'est pénible.
À déjeuner, nous avions Mme Mühlfeld et Valéry et Blanchenay. Ils sont arrivés tous les trois ensemble. Ce jeune homme est-il l'amant de cette femme presque vieille et infirme ? Quels mystères dans la vie des gens ! La conversation ne fut pas passionnante. Mme Mühlfeld très gentille[8]. C'est parfaitement vrai qu'elle est amoureuse ! Chez les personnes mûres, l'amour sans perdre son caractère sensuel prend un aspect paternel ou maternel qui a quelque chose d'assez touchant. Mais que penser de l'être jeune qui accepte une affection de ce genre et en profite ! Visite de l'atelier. Je n'ai pas montré le buste de Riou[9]. Je ne le montrerai que lorsque je serai tout à fait content. Conversation politique à aspects toujours excessifs. Appel au dictateur ! Annonce que le change sera bientôt à 120 F. C'est probable.
Après leur départ, mis au point une longue lettre à Madame Blumenthal, pour lui annoncer l'envoi du fameux aide-mémoire. Mon Dieu ! Que c'est ennuyeux d'avoir à faire ainsi de la diplomatie. C'est vrai qu'il s'agit d'une chose d'une telle importance que ce serait trop beau que tout aille tout seul et si vite[10].
Dîner chez E[mmanuel] Pontremoli. Auparavant passé chez les Marcel[11]. Les malheureux palissent sur des papiers où ils essayent de raconter l'histoire de la passion de père pour sa secrétaire. C'est nécessaire. Je voudrais bien n'avoir pas à perdre trop de temps à m'occuper de tout cela, ou en tout cas[12], le moins possible.
Pontremoli me confirme ce que Paul Léon m'avait raconté à propos du jury de l'Exposition. Ce jury était tout disposé à me donner le grand prix, lorsque le jeune Saupique, je le note, a commencé à éreinter mon travail le déclarant non décoratif ! Art officiel ! Pas moderniste ! Comme sculpteurs dans ce jury il y avait lui et Dimitriadis, ce jeune grec, ancien élève à moi de l'Académie Julian, pour lequel je me suis donné tant de mal, dérangé exprès pour lui faire avoir le prix au concours olympique, et il a suivi Saupique, ce garçon au talent si médiocre, dont je m'étais occupé aussi au Salon. Le reste du jury composé d'étrangers suédois, norvégiens, danois, cubistes et sous-cubistes. Tout ça n'a pas grande importance. C'est pourtant un signe des temps que puissent faire partie d'un jury aussi important des hommes qui n'ont jamais rien fait.
15 [octobre 1925]
Téléphone de Vigier. Il a vu mon malheureux beau-père. Il[13] est toujours d'une violence incroyable. Il ramène tout à une question de "cupidité". Il sait très bien que ce n'est pas vrai, mais, comme dit Lily, ça lui permet de reconstituer sa façade.
Téléphone avec Paul Léon. Je le verrai demain soir. Je veux lui demander l'autorisation de mettre dans l'aide-mémoire les engagements de l'État concernant le terrain. Il est enchanté, parce que le remaniement ministériel lui rend entière sa situation de directeur des Beaux-Arts.
Chez Bouchard, pour le Monument de S[ain]t-Quentin. Les principaux personnages de la municipalité, maire en tête, étaient là. Rendez-vous cordial. Je crois que cela pourra aboutir. Mais Bigot, comme toujours, a dirigé les choses assez légèrement, a commandé un granit autre que celui dont nous étions convenus. Cela peut tout gâter, car la différence de prix serait considérable.
Chez Bouglé, déjeuner avec les Basset, très intéressants. Voilà des hommes qui aiment leur profession de la manière la plus désintéressée. Henri Basset m'a donné son livre sur Chella [14], ce qui m'a causé un immense plaisir. Ce serait très agréable d'avoir le temps d'aller au Maroc maintenant. Ce sont des esprits curieux, ils connaissent la langue à fond. Cette petite Germaine [15] est vraiment une femme exquise.
Grand interview pour le New York Herald. C'est une journaliste femme, Miss Sade Hope Sternberg que le journal m'a adressée. Elle est tout à fait charmante et remplie d'admiration ! Elle était accompagnée d'une vielle dame, Mme Descormier, une femme sculpteur. Elle veut faire un article très important. Elle m'a demandé d'assister à ma correction à l'Académie Julian.
Puis sont arrivés M. Bonnier et son fils et M. Savouré, l'oncle de Georges[16]. Ils venaient m'acheter un bronze, don des Établissements Savouré à leur directeur. On a choisi le Combat de Vautours.
Et, en fin de compte, je n'ai rien fait de la journée.
16 [octobre 1925]
Meilleure journée. Je n'en fini quand même pas avec ce bas-relief Colonne.
On m'a rapporté les copies dactylographiées de mon fameux aide-mémoire. Maintenant faut-il l'envoyer ? Est-ce habile ? Ne vaudrait-il pas mieux écrire une lettre sans plus parler du Temple. Attendre qu'on m'en parle de nouveau le premier. Alors, donner toutes les idées, marcher en confiance. Je suis bien perplexe. Au fond de moi, je penche pour la première solution. C'est la plus prudente.
Chez Paul Léon, le soir. Il m'apprend justement que Rockefeller est à Paris. Il paraît qu'il est assez surmené nerveusement. Il vit avec une sorte de phobie des tapeurs. P[aul] L[éon] va l'amener dès qu'il pourra, à l'Exposition. Il me fera peut-être signe, pour que je sois présent. En tout cas, il le chauffera sérieusement et prudemment. Il a déjà parlé à Moullé pour placer mon Héros au Jeu de Paume. Je téléphonerai à Moullé à ce sujet et en parlerai à Dezarrois.
Dîner chez Marcel. Dès que nous sommes ensemble nous sommes obsédés par la malheureuse histoire avec mon beau-père. Cela nous énerve. Nous rabâchons continuellement la même chose.
17 [octobre 1925]
À ma correction est venue assister la charmante Miss Sternberg. Il y avait un modèle homme fort beau. Un modèle pour Polyclète.
Passé chez Helms acheter quelques livres, notamment une collection dénommée Ars Asiatica, remplie d'admirables photographies.
Chez Goldscheider, pour diverses questions. Il me dit :
— Je suis là justement en conférence avec des industriels, afin de constituer une caisse pour arroser la presse et qu'elle fasse une campagne favorable à la prolongation de l'Exposition...
18 [octobre 1925]
Je viens de constituer un magnifique dossier avec tous les articles parus sur le Temple, la brochure Hourticq-Riou, et l'aide-mémoire. Je me laisse convaincre par Lily. J'envoie à Grasse lettre et dossier. Advienne que pourra. J'aurais agi. Peut-être que de brûler les étapes réussira. Maintenant attendons...
Paul Lecour m'avait écrit qu'il voulait me faire refaire la connaissance de la générale M. qui m'avait connu jadis, à Rome et de sa sœur Mme J. Sont arrivées deux dames, je ne reconnaissais ni l'une ni l'autre. Mais celle qui est la générale M., femme d'un général gouverneur d'une ville de province, me dit soudain :
— Vous ne vous rappelez pas cette dame qui accompagnait un bersagliero pour lui porter ses bagages, dont le carton à chapeaux se défonça et que [vous] avez aidée... ?
Et soudain, à travers la petite grosse dame qui était devant moi, j'ai revu dans la gare de Naples une petite brune mince et vive, dont une ordonnance portait les bagages, que j'aidais en effet à s'installer dans son compartiment pour Rome et que j'accompagnai jusqu'à Rome. Elle voyageait, rentrait à Paris, passait juste deux jours à Rome. Je l'invitai à visiter la Villa. Elle y vint. Elle y dîna. Elle y coucha... Les femmes sont charmantes, et leur mémoire est plus reconnaissante que celle des hommes[17].
Quelle responsabilité de donner des conseils aux jeunes gens. Le petit Bazaine, si intelligent, venu me voir pour me demander s'il doit en même temps que sa sculpture continuer la Sorbonne. Il a déjà la moitié de sa licence. Je le lui conseille.
Après-midi chez les Guidetti, à propos de la pile de leur pont. Les architectes se noient vraiment dans des crachats. Ils hésitent, tâtonnent, discutent à l'infini sur des nuances sans intérêt. Quand une forme architecturale n'est pas commandée par une rigoureuse logique, c'est l'arbitraire seul qui dirige. Alors on peut changer à l'infini, mais sur quoi s'appuyer pour choisir ?
Fait plus ample connaissance, chez Marcel[18], avec Darras, le nouveau directeur des B[eau]x-A[rts] de la Ville de Paris. Il semble vraiment un excellent homme.
19 [octobre 1925]
Mariage de Wanda[19]. Ce fut une très jolie fête. On revoit tous les amis. Conversation avec Bigot à propos du Monument de S[ain]t-Quentin. Il s'est conduit un peu légèrement à propos du granit. Il ne devrait travailler qu'avec un associé pratique. Il me semble pourtant qu'on peut être artiste et organisé. Conversation avec Girard pour le buste de H[enri] Brisson. Conversation avec Bottée. Le malheureux devient aveugle. Parlé de la mort de Segoffin. Il me détestait. C'était un malheureux. Je crois que sa mort fera sur tout le monde le même effet, c'est-à-dire que chacun dira : "C'était un malheureux" et personne ne le regrettera. Morizet me parle beaucoup de Tony Garnier.
Pendant ce temps, ma petit Nadine passait son écrit de bachot. Je crois que ça n'a pas été mal.
20 [octobre 1925]
Travaillé à la pierre du buste d'Anne Bokanowski. Puis à l'Exposition. Lefol m'a remis 750 F provenant de la vente des brochures. Il en vend énormément en ce moment. Je l'ai prié de ne pas raconter que mon affaire allait sûrement s'exécuter, comme il le disait, c'est M. Guibourg qui me l'a appris hier. La prudence s'impose.
Chez Mme Mühlfeld en fin de journée. Je trouve Pozzi. Il est au cabinet de Painlevé. Il semble de plus en plus content de lui. Se considère comme un grand diplomate. Sont arrivés Valéry, Blanchenay. Conversations toujours les mêmes, sur les changes, l'appel à un dictateur, un Mussolini ! Et comme dictateur, Mme Mühlfeld dit : "Caillaux ! J'espère en lui". Blanchenay montre des photographies de Briand embrassant Chamberlain, et tout le monde trouve ça tordant.
Cherché Nadine à la Sorbonne. J'étais sérieusement angoissé. Elle est sortie assez contente. Je crois qu'elle sera admissible, cette fois-ci.
Demain j'ai une journée tranquille. Pas un rendez-vous. Je vais avancer sérieusement, sinon finir le bas-relief Colonne. Après, je passerai au Bouclier[20] et à Alger.
21 [octobre 1925]
Bonne journée au Monument Colonne. La partie supérieure ne va pas bien encore. Il faudra en revenir à le meubler par des évocations imaginatives, mais en gravure[21]. De toute façon il faut trouver là un motif solide. En ce moment ça ne se termine pas.
Visite de Me Vitry, à propos de cette malheureuse affaire sur le père de Lily ! Rendez-vous pris pour vendredi soir avec Marcel et Benjamin[22].
Petit promenade avec Lily, le long des jardins de la Ville de Paris. Assez jolie fin de journée d'automne.
22 [octobre 1925]
Ma petite Nadine a été reçue à son baccalauréat. J'étais au moins aussi ému qu'elle en l'accompagnant à la Sorbonne. Attente devant la porte mystérieuse. Nous trouvons là Michel Pontremoli, puis arrivent Lise Daniels et sa maman. Ma petite Nadine est très aimée, car beaucoup de ses amies viennent assister. Nous sommes entrés dans la salle au moment où l'on disait son nom. L'oral c'est bien passé. J'étais tenu au courant tout à la fois par l'appariteur à qui j'avais donné les cinq francs d'usage et par un des examinateurs qui se trouvait être le père de Font, le prix de Rome de peinture. Il ne lui a manqué que cinq points pour avoir une mention. Nous sommes rentrés joyeux. C'est un grand soulagement.
Guère travaillé. Miss Sternberg du New York Herald est revenue pour son interview. Elle est vraiment charmante. Mais elle est un peu longue. Elle a voulu visiter toute la maison pour connaître ma "psychologie".
Après séance du bureau de la Défense de la propriété artistique, passé chez Primoli. Qu'il a vieilli ! Il y avait là Maurice Boucher et sa femme et Abel Bonnard. Puis est arrivé Daniel Ollivier. Daniel Ollivier est apparenté, je ne sais comment, à Liszt et à Wagner. Il a paraît-il une correspondance des plus intéressantes de Liszt chez lui. Son père plaida pour Wagner à son second séjour en France. Je lui parle du volume de Maxime Leroy sur les premiers amis français de Wagner. Il ne le connaissait pas.
Monté chez Marcel Auburtin. Je le trouve maigri. Il a été opéré de son espère de goitre cet été. Il se sent mieux. Quand même, je le crois touché sérieusement.
23 [octobre 1925]
Je n'ai pas osé ouvrir moi-même la lettre de Madame Blumenthal qui m'est arrivée ce matin[23]. J'ai donné l'enveloppe à Lily. Lettre exquise et pleine d'espoir. Aussitôt j'ai téléphoné chez Paul Léon. Comme il doit voir Rockefeller, il faut conjuguer le double effort. J'ai eu du mal à l'avoir au téléphone. Très gentiment il m'a donné rendez-vous pour demain matin.
À côté de ces événements si importants, j'étais fort énervé durant la visite de Pierné, Madame Colonne, etc., que j'avais invités pour voir le modèle terminé. Auburtin m'a confirmé dans mon impression de vide de la partie supérieure. Il faut arranger ça, mais j'en ai assez de ce bas-relief.
Les Angst sont venus en fin de journée. Femme charmante. Angst est un bon type. Il est artiste. Il a de la sensibilité. Pas d'imagination. Avec eux leur fils aîné[24]. Il revient de faire son service militaire au Maroc. C'est vraiment très chic ces jeunes Suisses qui optent pour la France. Et il s'apprête à partir au Soudan pour faire de la culture du caoutchouc. Nature intéressante. L'aspect d'initiative et d'indépendance gagne les jeunes générations.
Soirée pénible avec Marcel, Benj[amin], Me Vitry à étudier la situation[25] créée par la brouille avec la rue Université. Nous avons pris de bonnes décisions et Benj[amin] a rédigé une lettre que Me Vitry va envoyer dès demain à Dufour, et qui coupe court à toutes les calomnies que le malheureux de la rue Université débite sur ses enfants. Quelle misère ! Perdre son temps à de semblables sottises. Cet homme s'est vraiment mal conduit.
23 octobre [1925]
Entrevue exquise avec Paul Léon. Il doit conduire les Rockefeller à l'Exposition un matin de la semaine prochaine. M. Blumenthal l'aura vu probablement avant. La semaine qui vient peut être d'une importance exceptionnelle dans ma vie. Serait-ce possible que si rapidement, si facilement aillent les choses ? Je n'ose y croire. Mais on peut toujours espérer.
Déjeuner chez M. et Mme Nénot. Je trouve M. Nénot bien vieilli, bien fatigué. Toujours bien gentil et affectueux.
Thé chez Mme Bokanowski où je suis allé parce que nous devions ensuite aller voir Rousset. Vraiment gentille comme tout, Mme Bokanowski. Son mari n'est pas encore revenu d'Amérique. Je trouve là Mme Henri Halphen, jolie et fort aimable, la gentille Mme Giraud et son gros mari, d'autres jolies femmes qui me font beaucoup de compliments sur mon exposition. Est arrivé Serruys. J'aurais bien voulu me mêler à la conversation qui s'engagea entre lui et Patinax et François-Poncet. Mais, retenu par les charmantes femmes, je n'ai rien pu savoir des bruits qui courent sur la situation financière et politique lamentable où nous sommes. Je serais désolé de voir Painlevé partir.
M[aîtr]e Rousset a approuvé entièrement les termes de la lettre d'hier soir.
25 [octobre 1925]
Je me promettais beaucoup d'intérêt de cette visite chez ce Dr de Clérambault avec ses photographies marocaines. J'aurais pu m'épargner cette course lointaine à Malakoff. Il a des documents fort intéressants et utiles. Mais c'est trop systématique, et vraiment monotone. Je suis revenu un peu déçu. Mais c'est un homme intéressant et bien sympathique.
Passé à l'Exposition. Foule.
Chez Madame Mühlfeld, foule aussi d'un autre genre. Le docteur Mardrus et sa nouvelle femme. Latzarus, qui est au Figaro je crois. La comtesse de Chabannes. Gillouin, le petit A[ndré] Germain plus falot que jamais. Est arrivé Paul-Boncour. Très engraissé il ne ressemble plus à Robespierre ni à S[ain]t-Just. En somme, par leur visage historique il est heureux qu'on leur ait coupé le cou alors qu'ils étaient jeunes encore et beaux. [Paul-]Boncour s'est bien installé dans un fauteuil. Après quoi Mme Mühlfeld a attrapé ! la question politique et lui a dit que du moment que Mangin était mort, c'était à lui que devait revenir la dictature tant attendue ! Il est absolument certain que dans les salons on attende le salut, quel salut ? D'un dictateur !
— Mais qui ? dit-on.
— N'importe qui, répond M. Latzarus.
Cet homme intelligent et sympathique dit des choses idiotes.
— Les accords de Locarno ? C'est un papier. Nous, français, nous croyons aux papiers. Les allemands n'y croient pas.
Puis il raconte une histoire de 1848, 50 000 hommes venus pour écrabouiller le gouvernement provisoire et que calma la remise à leur chef d'un papier signé.
— Ça finira dans la rue.
[Paul-]Boncour, la tête dans les épaules, tapotait son genou de la main droite, le bras de son fauteuil de la main gauche :
— Le pays a des ressources incroyables.
— L'inflation après tout, ce n'est pas faire de l'inflation que de remplacer des bons par de l'argent. Cette inflation existe depuis six ans.
Arrive M. Estein qui vient de lire de discours prononcé par Caillaux :
— Discours remarquable, impeccable.
— Aucune allusion à l'action de certaines banques ? Demande Paul-Boncour.
— Ah ! Si ! Allusion aux "féodaux[26]".
— Mais oui ! C'est la guerre entre Finaly et Caillaux.
— Finaly aura raison de Caillaux.
— Justement Caillaux veut dénoncer cette action des banques à la tribune de la Chambre. Painlevé ne veut pas.
— Pourquoi ? Demande Lily.
Latzarus :
— Parce que cela ferait un effroyable scandale ! Un chef de gouvernement ne veut pas de scandale.
Mardrus se penche vers moi :
— Tous ces députés me dégoûtent. Depuis la guerre, je leur tourne le dos. Pensez que moi, qui ne faisais plus de médecine, on m'a obligé à en faire pendant quatre ans ! Ce sont tous des crapules. Il suffit d'assister à une séance de la Chambre pour s'en rendre compte. Ces têtes qu'ils ont ! Mais c'est fini, je ne leur parle plus. Je ne veux plus aucun rapport avec ces gens-là.
À ce moment Mme Mühlfeld offrait de [ill.] à [Paul-]Boncour :
— Moi aussi, je vote pour vous, dit le docteur Mardrus.
Et ça doit être comme ça dans tous les salons. Boncour ne dit rien. Il continue à pianoter :
— [Paul-]Boncour se réserve, dit Mme M[ühlfeld], il se réserve toujours.
— J'attends mon moment, dit [Paul-]Boncour.
— Il a raison, dit Latzarus, c'est la seule intelligence qu'on n'ait pas encore essayée, donc en qui on puisse avoir encore quelque espoir.
Boncour sourit. Il est gêné.
Arrivent Paul Valéry et Blanchenay :
— Il me faudrait des bras de Dieu hindou pour serrer toutes ces mains, dit Valéry.
Et nous profitons du mouvement créé par cette arrivée pour nous en aller.
26 [octobre 1925]
Aujourd'hui, "Y a bon", comme disent les nègres. J'ai reçu en même temps 3 000 F du docteur Abadie pour les Porteuses d'eau aveugles (il me doit encore 3 000 F pour la Becquée cassée), et 20 000 F de Parmentier. Lui aussi me doit encore 3 000 F.
Bien travaillé au bas-relief Colonne. J'en suis revenu à l'esquisse améliorée. C'est de nouveau nourri, bien rempli. Il faut donner l'impression tumultueuse d'un orchestre. Et cette sorte d'apparition dans le couronnement fait bien.
Morizet me téléphone pour me demander de venir déjeuner au Pavillon bleu, au rond point de Boulogne, avec Tony Garnier. Cette idée me fait plaisir. À midi et demi, me voici à l'entrée du dit restaurant où je retrouve Lagrifoule, le vieux brave Henripré, Morizet, Tony Garnier, Debat-Ponsan et je fais la connaissance de Sellier, le maire socialiste de Suresnes. C'est une des forces du parti socialiste. C'est un petit homme brun, à la chevelure drue, barbe noire, qui me paraît avoir étudié à fond les questions d'architecture moderne. La présence de Tony Garnier orientait la conversation.
Ce Cellier a beaucoup voyagé à travers l'Europe. Il nous raconte qu'en Allemagne, dans une ville dont je ne me rappelle plus le nom, mais assez importante, un maire à goût cubiste sévit pendant un certain temps. Il a donné à cette ville un aspect invraisemblable. Certaines maisons sont entièrement peintes en noir, d'autres rouges, d'autres bariolées des tons les plus discordants. Les statues de bronze sont peintes en jaune, les socles de pierre en rouge, etc., enfin, c'est absolument ahurissant [27]. En Hollande aussi, grand mouvement en "avant". Le maire d'Amsterdam confie la construction d'une maison à un architecte cubiste "pour voir". Celui-ci construisit une invraisemblable maison, fenêtres de travers, portes obliques, sous prétexte d'être rationnelles. Il paraît que jusqu'à présent les maisons n'ont pas été construites rationnellement. Néanmoins cette maison folle fut le début d'une ère de constructions incroyables. On parla de Le Corbusier, le chef du cubisme architectural moderne français et qui est suisse. On parla des constructions de Sauvage, ces fameuses maisons en gradins, avec jardins suspendus[28]. Pour que de semblables maisons puissent être construites, il faudrait pouvoir les isoler chacune. Aucune mitoyenneté n'est possible, sauf la mitoyenneté du dos à dos. Dans les rues ordinaires de nos villes, chaque étage n'offrirait de possible que les chambres des façades. Morizet parle du groupement des maisons à prix modérés construites à la porte de S[ain]t-Cloud. Les loyers en sont affreusement chers. C'est une affaire d'argent, sous des dehors d'œuvres sociales.
À l'Exposition pour l'expertise du "Char de la guerre" de Moreau-Vauthier. Bien vilaine sa maquette ! Que cet homme est peu sculpteur. Cette maquette n'en est pas moins fort abîmée. Passé à ma salle. Parmi les gens, un cercle de gens d'aspect fort bien. La dame criait à son compagnon :
— Je vous remercie de m'avoir montré cela, car c'est fort bien.
— Oui, répond le Monsieur, je tenais absolument à vous amener ici. C'est la meilleure chose de l'Exposition.
Comme dit l'autre, ça fait toujours plaisir.
Je retrouve Lily et Marthe Millet. Nous prenons le thé ensemble. Conversation sur la situation. De tout ce ministère, Caillaux est le seul qui me paraisse avoir du cran. Il a un programme. Il veut le défendre. Je trouve très dangereux la domination actuelle des gouvernants par des congrès irresponsables et des groupes politiques.
Passé chez Vigier. Toujours la même histoire. C'est malheureux et bien embêtant. J'aimerais vraiment mieux penser à autre chose. Par moments on a envie de tout lâcher.
Au Comité des 90, Boucher me demande si je poserai ma candidature à la succession de Segoffin (atelier des femmes à l'École des b[eau]x-a[rts]). Je lui réponds que ce n'est pas dans mes intentions. À la fin de la réunion il me reparle de la question :
— Tu comprends, parce que si c'est vraiment ta décision, cela me rend les mains libres vis-à-vis d'autres camarades...
Je l'ai remercié avec une effusion aussi sincère que son petit boniment.
27 [octobre 1925]
Comme je venais me reposer un moment dans la chambre, Eugène me remet un paquet et une lettre apportés de la part de M. Blumenthal[29]. C'est encore l'expectative. C’aurait été[30] trop beau si les choses s'étaient arrangées tout de suite. Trop extraordinaire. Pour que j’aie ce bonheur incroyable de réaliser[31] l'Œuvre, il faudra que je donne encore beaucoup du meilleur de moi-même. Même si la combinaison Blumenthal-Rockefeller doit aboutir, ce ne sera pas tout de suite. Un nouvel effort peut y aider. En avant. Prochain programme : exécution en pierre de S[ain]t François et S[ain]te Claire. Terminer le Bouclier. Les maquettes des deux portes. Le Prométhée.
Chez Mme Mühlfeld, le docteur Mardrus me dit qu'il a passé la veille, deux heures le matin et deux heures l'après-midi dans ma salle. Semblable intérêt m'émeut. C'est un homme très sympathique que ce docteur Mardrus, qui s'est emballé pour toutes les choses d'Orient, surtout pour sa littérature et y consacre son existence. Nous nous promettons de nous revoir et il nous demande de venir voir l'atelier[32]. Je ne trouve pas l'atelier intéressant en ce moment. Tout est encore sens dessus dessous. Mais je vais, aussitôt les nouveaux ateliers construits, présenter tout ce que j'ai, beaucoup mieux.
28 [octobre 1925]
Après-midi chez Bouchard. J'achève, plutôt je fais des petites retouches aux esquisses du monument S[ain]t-Quentin, pour Bigot. J'ai travaillé tranquille. Tandis que Bouchard, comme moi chez moi, était dérangé quatre ou cinq fois et n'a rien fait de son après-midi.
Passé un instant à l'Exposition. La vente des brochures marche formidablement. Il n'en reste plus qu'une vingtaine. J'aurais dû en faire tirer le double. Je trouvais ça énorme cinq cents !
Chez Charles Du Bos. Il habite rue Budé, un vieil appartement qui donne sur la Seine. Ça c'est du vrai vieux Paris. Une réunion de jeunes littérateurs. Arrive une Madame Moreau qui me parle de Caplet, de sa mort, de son amitié pour moi, et du fantasque Florent Schmitt. Conversation sur divers hommes de lettres. Du Bos parle de Hans Bojer. C'est paraît-il un homme charmant. Il devait venir aux décades de Dujardin cet été mais a été retenu en Norvège. Il envoya néanmoins sa cotisation "en souvenir du temps où, presque sans ressources et encore inconnu, vous m'avez reçu au milieu de vous sans me rien demander", écrivit-il. La conversation vient sur Fabre-Luce. Du Bos en parle très finement : il le qualifie d'"ambitieux détaché".
— Ce qu'il cherche surtout c'est son approbation personnelle. C'est un homme qui fera des efforts dans de nombreuses voies pour se rendre compte de ce qu'il peut donner.
Tout le monde s'accorde pour le trouver remarquable.
Il téléphone un jour pour montrer à Du Bos des sonnets qu'il venait de faire. "Pour se rendre compte de ce qu'il arriverait à réaliser dans le concis. Mettre le plus de sens possible dans le moins de mots possibles." Ce n'est pas le but de la poésie, pense Du Bos, qui voit d'abord dans un sonnet sa musicalité. C'est la doctrine de Mallarmé, Paul Valéry. Pour moi, je note cette phrase. Elle devrait être la règle de toute littérature.
Mais Du Bos voulait me voir pour me demander de faire partie de l'Union intellectuelle française, sorte de filiale de l'Institut de coopérative intellectuelle. Une réunion doit avoir lieu le 21 novembre où prendront la parole Borel, Langevin, Valéry, etc., moi-même ! Programme des quelques mots que je dois dire : utilité pour les travailleurs intellectuels de professions différentes de se connaître entre eux, par exemple pour un sculpteur de connaître un scientifique. J'ai accepté, je ne sais pas trop pourquoi, parce que ça m'ennuie au fond, et j'ai bien autre chose à faire que de prononcer un discours, même brefs. Il faudra le préparer. Nous ferons ça avec Lily. Mais ça va me prendre du temps.
29 [octobre 1925]
Matinée intéressante au Châtelet, à faire des croquis de musiciens pendant la répétition. Sauf de très rares instruments, la plupart donnent à ceux qui les jouent des allures et des expressions parfaitement ridicules. Notamment les instruments à vent. Ce que j'ai fait ne m'en est pas moins très utile et j'ai pu dès l'après-midi en tirer profit. Ce bas-relief n'est pas encore fini. Il y a beaucoup à revoir encore.
Rendu visite à la pauvre Madame de S[ain]t-Marceaux. Elle est très vieillie à tous points de vue. Elle est devenue un peu sourde. La mort de Jacques[33] lui a porté un coup terrible.
30 [octobre 1925]
Les brochures de Hourticq se vendent à une vitesse folle à l'Exposition. Il n'en reste plus. J'ai manqué d'audace. J'aurais dû en faire tirer un millier.
Invité par Mme Lapauze : La Renaissance. J'y rencontre beaucoup de gens de connaissance : le directeur du musée de la Guerre, Astruc, A[rsène] Alexandre, Dorville. A[rsène] Alexandre me dit qu'il a lu mon article pour le Figaro et qu'il va passer bientôt. Cela me fait plaisir et a fait plaisir à Lily lorsque je le lui ai annoncé.
J'ai été la retrouver chez Mme Mühlfeld dont c'était le dernier 5 à 7 avant son départ pour le midi. Il y avait là Fontaine, cet homme excellent. Mardrus que j'invite à venir à l'atelier mercredi prochain. Valéry, le petit Germain, etc. On parlait des affaires de Syrie. Valéry me dit que depuis quelques mois nous avons perdu là-bas plus de 6 000 hommes, que Sarrail a perdu la tête et que la Société des Nations va probablement nous retirer le mandat sur la Syrie. Ce sera une bonne chose de ne plus avoir ce mandat, mais c'est horriblement humiliant si c'est vrai. Fontaine dit qu'il était impossible à Sarrail et à n'importe qui de réussir après Weygand. Le rappel de ce dernier avait été une erreur capitale. C'est tout de même une singulière conception du rôle d'un gouvernement, de mettre sens dessus dessous toute une organisation, pour donner à un homme de son parti une compensation, pour une injustice commise contre lui par le parti adverse. Herriot a donné à Sarrail une compensation, mais la France a perdu la Syrie. Il eût été plus simple d'offrir à Sarrail une décoration de plus. C'est au moins inoffensif. C'est un peu le cas de Caillaux, quoique plus compliqué.
31 [octobre 1925]
Lettre de Dezarrois[34]. Il me dit avoir vu Paul Léon qui lui confirme son intention de me faire offrir un terrain. Il a dîné avec George Blumenthal qui lui a également dit qu'il voulait décider Rockefeller à avancer avec lui, les fonds nécessaires au Temple.
Dans une interview qu'il eut avec cette Miss Sternberg du New York Herald, Bourdelle annonce qu'il va présenter bientôt une "nouvelle sculpture", mais auparavant il veut terminer "le Temple aux douze colonnes"... Tiens ! Tiens ! Tiens ! Quel homme sans correction ! Mon exposition des Arts Décoratifs ne doit pas être étrangère à cette petite note. Il arrive seulement un peu en retard... Il ne pourra jamais que délayer ou transformer ce que j'ai fait.
Après mes corrections, passé à la terrasse des Tuileries à l'annexe du Luxembourg pour revoir l'emplacement proposé par Moullé pour le Héros, en attendant... Cette place n'est pas possible. Il y a trois mètres de recul ! Si jamais on le plaçait là, comme, avec le fond il y a 1 m 50 d'avance, cela ferait 1 m 50 de recul, pour tomber juste dans la porte d'entrée, avec éclairage le plus défavorable possible. C'est inacceptable. Et je ne vois pas où le mettre. C'est logique après tout. C'est fait pour un endroit qui n'existe pas encore.
Visite de Royer avec Gire et un docteur de Limoges. Gire me parle de Rio et de Lélio. C'est une sorte de Casanova bolcheviste au petit pied, me dit-il. Il vit là-bas avec une femme russe. Il commence à avoir des travaux. Il ne manifeste aucun désir de revenir. J'ai dit à Gire que je ne pensais plus jamais à cette histoire, ce qui est vrai.
Avec Nadine et Jean, dîné chez les Nénot. Les petits Barry étaient là, retour du collège de Normandie. Le petit Philippe devient charmant. Tous ces enfants semblent sérieux. Je m'amusais à écouter Nadine et Paul parler de leur avenir. C'était touchant.
Madame Nénot me dit que son mari a reçu une lettre anonyme contre moi, pour lui conseiller de ne pas soutenir ma candidature à l'Institut ! Pierre[35] sorti, avait emporté cette lettre que je n'ai pu voir. Il paraît qu'on m'y traite "d'arriviste" ! Si cela prouve la misère morale de certains, cela n'a tout de même pas grande importance.
[1] . Benjamin Landowski et Marcel Cruppi.
[2] . Henri Landowski et sa femme, Alice.
[3] . Raoul Laparra.
[4] . Fanny Laparra.
[5] Marcel Cruppi.
[6] . Ce monument est depuis 1963 à l'entrée de la ville de Pau.
[7] . Au lieu de : "bonne", raturé.
[8] . Suivi par : "On la sent", raturé.
[9] . Suivi par : "J'attends", raturé.
[10] . La lettre collée sur la page en vis-à-vis dans le cahier, datée du 14 octobre 1925 : "Chère Madame Blumenthal, J'ai appris aujourd'hui avec grand plaisir par notre gentille amie Madame Mühlfeld que vous aviez trouvé un temps magnifique à Grasse, que la bonne chaleur provençale vous faisait du bien, que vous vous sentiez mieux. J'espère enfin que vous passerez un bon hiver et qu'au printemps vous nous reviendrez forte et vaillante pour présider vos jurys où tout le monde vous admire et vous aime. Je pense beaucoup à toute la peine que vous prenez pour votre œuvre. Je tremble de vous voir vous surmener à nouveau dès votre retour, et je voudrais bien vous soulager un peu. Le nombre des candidats augmente d'année en année et cela va devenir écrasant pour vous. Ne pourriez-vous pas me faire envoyez dès à présent la liste des sculpteurs. Comme je consacre toutes mes matinées des samedis à corriger mes élèves dans Paris je pourrais très bien visiter en même temps un certain nombre de nos jeunes gens et même y consacrer quelques après-midi. Ce sera un travail préparatoire de fait et qui pourrait vous épargner des visites fatigantes. Usez de moi, chère Madame Blumenthal. N'oubliez pas que je suis à votre entière disposition. Je me suis remis au travail avec entrain. J'achève en ce moment le modèle d'un Monument au chef d'orchestre Édouard Colonne, destiné aux jardins du Trocadéro. J'ai fait mouler le buste de Riou. J'en suis content, quoiqu'il ait besoin de quelques séances encore. Comme tous les visages réguliers et d'apparence facile, il est au contraire fort difficile, car ce qui donne la vraie ressemblance, c'est la vie intérieure.
Il me revient toujours de très bons échos de l'Exposition. J'y vais de temps en temps, comme un père va rendre visite à ses enfants. J'y retrouve toujours le même public sérieux et attentif. Pour répondre à des questions souvent posées, pour préciser pas mal de points importants j'ai rédigé une sorte d'aide-mémoire, que je vous envoie. J'espère que vous et M. Blumenthal aurez le temps de lire ces quelques pages. Je serais bien heureux de pouvoir en causer avec M. Blumenthal, s'il le juge nécessaire et s'il en a le temps, à son passage à Paris, afin de le documenter plus complètement. Et c'est bien uniquement à titre documentaire que je vous envoie ces feuilles. Je reste, croyez le bien, absolument fidèle à votre point de vue. Je tiens à vous le redire. Je sais très bien qu'il ne s'agit que d'une tentative, mais dont je vous resterai toujours infiniment reconnaissant."
[11] Marcel et Alice Cruppi.
[12] . Au lieu de : "du moins", raturé.
[13] . Au lieu de : "Celui-ci", raturé.
[14] . Henri Basset, Chella, une nécropole mérinique, 1923.
[15] . Fille de Célestin Bouglé.
[16] . Georges Bonnier.
[17] . Au lieu de : "Elle emporta de son passage à Rome un bon souvenir évi[dent]", raturé.
[18] Marcel Cruppi.
[19] Wanda Landowski.
[20] . Bouclier aux morts.
[21] . Suivi par : "Ou bien trouver un motif archite[ctural]", raturé.
[22] Marcel Cruppi et Benjamin Landowski.
[23] . Réponse de Mme Blumenthal, collée dans le cahier, datée de Grasse, le 20 octobre 1925. Lettre retranscrite telle quelle en respectant l'orthographe et les majuscules : "Cher Monsieur, Je vous remercie pour votre bonté. Votre lettre m'a fait un très grand plaisir et j'accepte l'offre d'aller voir les Candidats de sculpture. Je vais écrire ici peu de temps à ma secrétaire de vous envoyer la liste des candidats. Nous n'avons pas reçu autant de demandes que l'année dernière. Je vais le noter après les fêtes dans tous les journaux. Je crois que c'est à cause de l'Exposition des Arts décoratifs qui leur a procuré du travail. Monsieur Rockefeller est à Paris maintenant. Mon mari a déjà écrit pour demander un rendez-vous et j'espère qu'il réussira dans ses démarches. Mon mari part demain. Il restera très peu de temps à Paris, et il a énormément à faire, mais je suis sûre qu'il communiquera avec vous. Monsieur Rockefeller est un homme qui, avant de faire quoique ce soit, cherche tous les renseignements et il ne va pas vite; il faut donc avoir patience. Nous avons un temps absolument sublime ici, le soleil tout le temps. Je vais un peu mieux, mais c'est long à reprendre des forces après des mois de souffrances."
[24] . Au lieu de : "Avec lui son fils", raturé.
[25] . Suivi de : "avec père", raturé.
[26] . Au lieu de : "à Finaly", raturé.
[27] . Au lieu de : "incroyable", raturé.
[28] . Henri Sauvage construit en 1924 un immeuble à gradins, recouvert de céramique blanche, au 26 de la rue Vavin, appelé "la Sportive".
[29] . Lettre collée dans le journal, non datée, à l'en-tête de l'Hôtel Ritz : "Cher Monsieur et ami, Je vous [illisible] avec ces quelques mots les documents que vous avez bien voulu envoyés à ma femme et que j'ai étudié avec beaucoup d'intérêt. J'ai eu une longue conversation la semaine dernière avec Monsieur Rockefeller au sujet de votre œuvre et je suis sûr qu'il ne manquera pas de l'étudier à fond. Impossible de dire s'il donnera suite à ma suggestion de porter son aide à l'exécution."
[30] . Au lieu de : "Ce serait", raturé.
[31] . Au lieu de : "l'exécuter", raturé.
[32] . Le manuscrit porte : "nous allons l'inviter", raturé.
[33] . Jacques Baugnies.
[34] . Lettre datée du vendredi 30.10.25, à l'en-tête du musée national du Luxembourg, annexe du Jeu de Paume (écoles étrangères). Collée dans le cahier en vis-à-vis : "Cher ami, En acceptant votre gentille invitation j'avais oublié que j'étais déjà engagé pour aller à Vallières, chez Gramont, ce même jeudi. J'ai essayé à deux reprises de vous adresser mes excuses mais sans succès, votre domestique ce soir me dit que vous êtes absent. Je pars moi-même en voyage jusqu'à mardi - mais suis votre homme après. Passant deux heures avec Paul Léon, cet après-midi, je lui ai parlé à nouveau de votre "grand œuvre". Il m'a renouvelé son intention sincère de vous faire offrir un terrain. La veille de son départ, ayant invité George Blumenthal à déjeuner à l'Escargot, celui-ci m'a dit, comme je réchauffais son enthousiasme, qu'il en parlerait à Rockefeller et lui proposerait de s'associer à lui pour cette avance de fonds. Chacun pousse dans son coin, vous voyez. Mes hommages respectueux, je vous prie, à Mme L. et fidèlement à vous." Signée, André Dezarrois.