Cahier n°1
4 septembre [1904 Rome]
Courte angine. Repos. Esprit bien lucide. Revu hier mon Jubal. Il faudrait encore six mois de travail là-dessus, jusqu'à la dernière minute j'aurais été gêné, ici. Et j'ai encore une statue à faire dans ces conditions ! Aurai-je la force de casser ces brides ?
Toujours le monument du Héros. Se précise de plus en plus et se complète. Restent toujours : Les Fils de Caïn, L'Âge héroïque, Prométhée, Christ.
Les Fils de Caïn se complètent par deux groupes : L'Amour, La Mort. La vie n'est que la lutte pour l'Amour et la lutte contre la Mort. C'est ce sentiment qu'il faut développer dans ces deux groupes qui encadreront le groupe des Fils de Caïn. Sur un même socle cela fera un tout déjà. Tout cela de bronze noir. Tout cela, je le vois dans une salle pas trop grande. On entre et on tombe tout de suite sur Les Fils de Caïn. C'est l'Humanité en marche. Au centre la pensée, Jubal. À sa droite, c'est la force physique dans le berger[1]. À sa gauche c'est le foyer dans le groupe de Tubalcaïn et de sa femme. Tout cela généralisé dans des figures vivantes. Loin de nous les symboles glacés.
Et se développant à droite et à gauche, deux autres groupes, sur le même socle, à la même hauteur. L'Amour et La Mort, ces deux forces dominantes. La lutte pour l'Amour, la lutte contre la Mort ont fait se développer en l'homme, comme en toutes les bêtes, mais en l'Homme l'extraordinaire, la riche faculté, source de tout propos de l'individu, la Volonté. Alors voici. Le groupe de l'Amour sera-t-il heureux ou douloureux ? Indécision encore.
Mais le groupe de La Mort sera ceci : l'affirmation de l'insensibilité de la Nature pour la mort d'un être jeune et beau. Une séparation de deux amours, un seul. Deux amours sont un seul amour. Et l'amour restant retrouve sa volonté de vivre malgré qu'il n'ait plus à lutter pour l'amour, dans la lutte contre la mort. Il faut laisser la mort et aller à la vie. Un vieillard pleure, pauvre vieille. Est-ce un homme, est-ce une femme ? C'est quelque chose de vieux et qui pleure. Que lui ou elle se laisse anéantir doucement dans la douleur, dans les pleurs de la jeunesse morte. Mais le jeune vivant ne doit pas. Il se dégage et se relève. De ceci se déduit ce que doit être le groupe de L'Amour. Un élan. La plus grande expansion de la volonté. Et voici bien la vérité de la vie, Les Fils de Caïn marchant dans ces deux barrières égales, le Bonheur, la Douleur...
Mais voici qu'on aperçoit se dressant à droite deux colons. C'est le Christ, génie du cœur, crucifié ; c'est Prométhée, génie du cerveau, cloué. Les siècles les ont également divisés. Et ils se dressent, symboles qui ont vécu, victimes de leur volonté de mieux. En eux deux, tous les Héros se résument, autour du Christ tous les doux révoltés, autour de Prométhée, tous les révoltés gueulards, et autour d'eux en effet, ils peuplent la salle. C'est le mont héroïque, l'Élysée du Héros où dans un seul être se résument des centaines d’êtres[2]. On ne voit aucun héros déterminé. Tous y sont, puisque Christ et Prométhée y sont. Ils dominent si extraordinairement les hommes que tous s'absorbent en eux. Aussi sera-ce dans de grandes figures générales qu'ils se retrouveront, conquérants, prophètes, savants, philosophes. Les quatre figures sont à travers la salle, posées à même le sol.
Et au milieu de tout ce monde, voici, sculpté dans le bronze noir, voici qu'éclate, dans le fond, entre les deux portes d'entrée dans la salle unique, une note claire, cuivrée, triomphale. C'est L'Âge héroïque. C'est la volonté. C'est l'âme éternelle héroïque. Heureuse. Joyeuse, triomphante, sûre de la victoire, jeune, éternellement jeune, elle a le regard droit devant elle, illuminé de joie énorme, et un rire énorme le secoue le jeune héros triomphant, tandis que sans autres armes que des fleurs, la poitrine exposée, il s'en va tout nu, si complètement nu, au devant des laideurs à détruire. Joie, jeunesse et beauté. À cela rien ne résiste. Tout croule devant cela. Et c'est cela qui reste éternellement dans l'homme. Et c'est notre raison d'être et notre but. Joie, jeunesse, beauté...
Et tout ce monde se trouve dans une salle mosaïquée sombre, où l'on voit des scènes lointaines, de la vie lointaine. Tous portés dans les Temps inconnus, nos sentiments perdent tout caractère épisodique et deviennent généralités. Et voici tout autour, en mosaïque bleue, gris et or l'histoire du feu, le premier Dieu. Inépuisable sujet, qui résume toute l'histoire de toutes les croyances, le feu était sacré encore aujourd'hui. Et sur le plafond c'est la lutte des puissances du Bien et du Mal. Ormazd contre Ahriman. Les sujets sont choisis parce que tous les êtres y concourent[3]. Il rappelle le combat de Râma et de Râkshasa. L'or, le blanc, le rouge, toutes les couleurs les plus éclatantes se débattent au centre et arrivent de tous côtés à la nuit, puis revoici la clarté, une clarté nouvelle plus grise, et c'est dans cette tonalité plus argentée, indécise que se déroule l'Histoire du Feu, l'Histoire de toutes les Religions, l'Histoire sentimentale donc de toute l'Humanité.
Quand on sort de ce milieu étrange on arrive dans la salle unique. C'est le Panthéon. Rien. Une immense salle où tout résonne extraordinairement. Du haut tombe une lumière dorée à travers des vitrages jaunes, des plaques de marbre servant de vitres. Et au bout, voici le catafalque modeste. C'est une pierre. Elle est portée par de pauvres bougres. C'est un pauvre aveugle. Et puis voici un ouvrier, et puis voici une pauvre pierreuse, et voici un jeune soldat. Toutes les servitudes. Et elles sont venues, pour en ce jour soutenir le corps de celui qui a travaillé pour elles. Car le peuple surtout souffre des servitudes. Et c'est pour le peuple que le Héros travaille. Quel plus noble cortège te faut-il que ces malheureux, Héros ?...
Je suis sûr que ce Panthéon que je nous rêve est celui qu'il nous faut. Hymne à la nature, dont le peuple fait partie. Hymne dont j'ai banni toute mesquinerie, poème sculpté où je développe les généralités les plus hautes, et surtout, Monument de la Religion nouvelle. Religion de la Vie vécue, de la vie sur la Terre, de la vie combattue, gagnée, de la vie voulue, telle quelle, jusqu'au bout, de la vie n'existant que par elle et pour elle. Après ?... Rien. Rien ! Mais, si après, il y a quelque chose, (tant de grands esprits l'on cru, il faut bien s'arrêter un peu à cette idée) ce quelque chose doit être tellement, tellement différent, que notre vie n'est rien à ce moment. C'est sur la terre, et par notre vie sur la terre qu'il faut croire, et qu'il faut nous aimer. Il faut avoir le courage de se le dire. Il faut qu'à cela finalement l'homme se résigne. À ta mort, tout finit. Ta personnalité s'anéantit avec ton corps. En quoi cela a-t-il quelque chose de désolant, de si désolant. Pourquoi ce besoin de survie, de se croire soi immortel ? Crois-tu ta vie plus mystérieuse que celle de la feuille qui pousse ? Le mystère n'est pas dans nous. Il est dans le premier mouvement. Tout en est découlé fatalement. Il n'y a pas plus de mystère dans nos idées et leur naissance que dans la naissance d'un petit chien. C'est le même. Il n'y a qu'une différence de degré. Je me suis dit : Les idées sont-elles incompatibles avec le sentiment religieux, l'expression religieuse ?
16 sept[embre 1904 Rome]
Aux Italiens est né un roi. Aux Russes est né un tzar. Je ne sais si les Russes en sont vraiment réjouis. Je sais que les Italiens sont tout joyeux. Sur le Corso les gens se promènent en effet, ce soir sous plus de lumière. Ils se voient mieux, et on les voit mieux. Ils ont l'expression de chevaux de fiacre qui trottent sans savoir où on les mène. Et en effet ils ne savent pas où on les mène. Mais ils sont joyeux. La preuve en est que les petites filles ont mis leur costume du dimanche, et marchent, leur petite poitrine rebondie en avant, devant leurs parents aux yeux vagues. Sur toutes les places des musiques militaires. J'aime les musiques militaires. C'est barbare et bête comme le bon peuple. Ça aide le pauvre bétail humain à se faire tuer sans qu'il réfléchisse. Quand le soldat marche derrière ça, il s'imagine être quelque chose. Sur les places, le dimanche soir, c'est bien la musique bourgeoise. Ça met à la portée de tous, les belles choses, en les rendant laides. Cependant le peuple autour du rond bavarde. Les petites filles y choisissent des petits jeunes gens [4] et s'y préparent des petites intrigues de rêveries sous les arbres de la Trinité-des-Monts, les douloureux exquis moments dans quelques chambres d'hôtel, et le lâchage de petit jeune homme. Cela sous l'œil benêt des parents. Comment y verraient-ils quelque chose, les yeux baignés de larmes de la musique militaire ? Maman oublie qu'elle en a fait autant jadis. Ou peut-être ne l'oublie-t-elle pas, et, regardant son sérieux mari, elle laisse faire... On est joyeux. Des drapeaux. On crie les journaux. On y lit l'amnistie, on y lit que les objets engagés au Mont de Piété dont la valeur ne dépasse pas 5 francs seront rendus gratis ! Et voilà. En libérant quelques valeurs, avec quelques pièces de cent sous, qui ne sortent même pas de leur poche, les souverains sont populaires. Le peuple est heureux. À ses frais on lui allume quelques bougies de plus. On fait souffler de pauvres bougres dans des trombones, sur les places. On lui secoue les maisons avec des coups de canon. Pauvre humanité, es-tu bête, mais es-tu bête encore ! Ils sont sûrs que ça continuera comme maintenant. Ce sera le fils de celui-là, exactement, qui nous gouvernera plus tard. Quelle joie ! Quelle joie ! Il faut mériter tout ce bonheur. Et voilà pourquoi tout ce monde se promène sur le Corso avec des expressions de chevaux de fiacre.
17 sept[embre 1904 Rome]
Grève générale. Sur les rues mornes, les drapeaux agitent leur gaieté. Le roi rit et le peuple pleure, ici. Qu'est-ce que cela doit être en Russie ! la naissance de ce Tzarévitch !
20 sept[embre 1904 Rome]
Porta Pia, promenade avec Amelia. Les murs illuminés, la porte illuminée, cela avait l'air d'une ville prise d'assaut. Ce jour-là tout le peuple romain avait pris la Porta Pia. Il s'empile autour de la musique militaire. Que ce peuple aime donc la musique militaire !
[1] . Jabel est aussi appelé berger ou pasteur.
[2] . En regard de cette ligne, sur la page de gauche : "Ma pensée doit aller jusqu'au bout d'elle-même."
[3] . En regard sur la page de gauche : "Edg. Quinet. Génie des Religions. Pages citées par Michelet dans la Bible de l'Humanité.
[4] . Le manuscrit porte : "Les petites filles y choisissent de séducteurs petits jeunes gens qui y choisissent des petites jeunes filles qui les choisissent aussi", raturé.