Octobre-1927

Cahier n° 23

28 octobre 1927 Alger, Hôtel Oasis

L'entrée dans un port a toujours une allure triomphale. Tous les passagers qui se pressent à l'avant du bateau pour voir les rives prochaines, les mouchoirs que préparent ceux qu'on attend pour faire du plus loin possible des signes à ceux qui attendent, le bruit des appareils que l'on met en marche[1] pour la descente des bagages, jusqu'à la trépidation de la machine qui semble plus rapide, tout cela donne aux arrivées cet air de victoire[2]. Les mouettes semblent venir de terre pour vous faire cortège. De tous petits oiseaux se posent sur les mâts, viennent picorer des miettes sur les ponts. Des amitiés rapidement nouées se dénouent aussi rapidement. Sur le ponton d'arrivée voici d'abord la masse uniforme des attendants. Bientôt des visages se précisent :

— Tiens! Le mouchoir là-bas c'est Maurice!

— Où ça?

— Là-bas à gauche. Tu ne vois pas? Il fait comme ça avec son bras.

— Ah oui! C'est Maurice!

Et le bateau accoste. Tout le monde se précipite. On se précipite tellement que personne ne peut bouger. On avance néanmoins tout doucement en s'enchevêtrant dans les valises. Mais voilà du renfort à l'encombrement. C'est l'irruption des "Mohamed", la bande des porteurs arabes. Ils se ruent[3] à contresens des passagers qui descendent. Pour charger les bagages des uns et des autres, ils s'arrêtent, s'accroupissent, accrochent leurs convois et vous envoient une valise dans le coin de l'œil, "ça ne fait rien mon ami", on rit et tout le monde finit par descendre.

Je suis accueilli à ma descente par Madame Christofle. Accueilli, que dis-je? Je suis happé, empoigné, ficelé, emporté. Quelle femme énergique! Elle n'est qu'un menton [4]! Tandis qu'elle m'emmène comme un gendarme emmènerait un voleur enfin prisonnier, avant même d'avoir atteint le bout du débarcadère, je sais :

1. Que son mari vient d'être nommé architecte en chef des palais nationaux du gouvernement de l'Algérie :

— Sans que mon mari l'ait demandé, il ne demande jamais rien, c'est le gouvernement qui l'a absolument voulu.

2. Que son mari est nommé architecte des bâtiments historiques distincts de... je ne me souviens plus.

3. Que Prost est nommé architecte en chef des bâtiments historiques pour l'Algérie et le Maroc.

— Nous l'attendons. Nous avons déjà reçu deux lettres pour lui, j'ai même dit au facteur que c'était singulier qu'on nous porte le courrier de M. Prost à notre domicile particulier au lieu de le porter à votre agence.

4. Que Prost avait écrit à son mari une lettre exquise, charmante :

— Une lettre tapée à la machine, Monsieur Landowski, une lettre de grand seigneur [5], quoi!

5. Que nous allions prendre le thé immédiatement.

6. Que son mari était absent jusqu'à dimanche soir, mais qu'on n'avait pas voulu me le dire :

— Parce que vous ne seriez pas venu dîner avec moi, mais nous allons dîner avec un ami de mon fils, le marquis de... de... de..., je ne me souviens plus. Un jeune homme charmant. Il a trente-deux ans. Il est à la Transatlantique. C'est un futur directeur. Mon fils a 27 ans. Imaginez-vous que ce petit, parce qu'il vient d'être reçu à sa perspective voulait venir passer ici deux mois! Je lui ai écrit de rester à Paris, de travailler. N'est-ce pas que j'ai raison? C'est une chance d'être à Paris. Mais évidemment ici, ça lui plaît. Vous comprenez, pour ses 21 ans, nous lui avons acheté une maison. Celle où nous habitons. Mais, nous allons nous construire une maison à côté, une maison de rapport en même temps. Quoique moi, voyez-vous, ce que je préfère c'est la Provence. Ah! la Provence! Nous voudrions plus tard, passer six mois par an en Provence, six mois à Alger, à cause du petit qui va s'installer ici. Ce sera son tour de travailler. Mon mari, dans deux ou trois ans se retirera, c'est sûr. Il a pour cinq millions de travaux, notamment des docks. Et les docks ça ne demande pas beaucoup de travail, pas beaucoup de frais. Ça paye. Alors dans deux ou trois ans, nous pourrons vivre de nos rentes. Je sais bien qu'il y a maintenant les Palais nationaux. Nous ne nous y attendions pas du tout. C'est le gouvernement qui l'a absolument voulu...

Et ça a recommencé. Ça a recommencé pendant le trajet jusqu'à la maison de thé, pendant que nous prenions le thé, pendant le trajet jusqu'à la poste, pendant que j'envoyais ma dépêche, et ça a recommencé pendant le dîner! Ah! Ça ma changé de mes 26 heures de solitude sur le Général Chanzy. Le marquis n'est pas resté à dîner. J'ai dîné en tête à tête avec le menton. J'ai entendu cinq ou six fois la nomination, l'arrivée de Prost, le refus de laisser venir le petit. J'ai appris que le menton n'aimait pas les bibelots, mais que le menton aimait la terre et les briques.

— Je suis une anglaise de Colombie, moi.

Puis on m'a raconté des histoires d'héritage, de nue-propriété, d'usufruit, d'une maison à Constantine où le père du mari du menton a la nue-propriété de la vaisselle tandis que le père en a l'usufruit :

— Malheureusement son père a une liaison avec une femme qui a les mêmes initiales que sa mère. Vous comprenez, c'est embêtant, parce que c'est de la vaisselle en argent.

Quand j'ai pu m'échapper :

— Je vous accompagne.

— Je vous en prie, chère Madame, je retrouverai très bien mon chemin tout seul.

— Non, non. Je vous accompagne.

Et jusqu'en haut d'un escalier que la perspective de le remonter finit par avoir raison de cette énergie, j'ai appris encore : 1. Que son mari venait d'être nommé architecte des, etc.

J'ai quand même vu les pierres du monument. Le brave Attenni va avoir de quoi bûcher. L'emplacement est magnifique.

29 octobre [1927 Alger]

Les habitudes à Alger sont matinales. J'ai attendu ce matin jusqu'à 8 h 1/2, pour téléphoner à Grégori. Il était déjà parti au monument. J'y cours. Il en était reparti. Impossible de le joindre. Il prenait à 12 h le bateau pour la France. Mais les choses semblent devoir s'arranger bien. Il y a au chantier un brave contremaître qui me paraît très bien. Nous sommes affolés un peu avec Attenni par le manque de pierre. On est toujours surpris par les dimensions. Pourvu qu'il n'y ait pas de trop graves erreurs. J'ai immédiatement donné ordre de déballer le modèle.

Á la mairie où je suis reçu par le maire. Bonhomme énorme à l'aspect peu intelligent. Il l'est au contraire paraît-il et mène très bien les affaires de la municipalité. Je fais mon invitation à venir voir le modèle mercredi prochain.

Fait ensuite longue promenade le long de la mer pour aller jusque chez Béguet. Je pense au Brusc[6]. Je ne trouve pas Béguet.

Fait agréable déjeuner dans un des petits restaurant de la rampe de la pêcherie, en face du mur de la mosquée. Faisait un fond parfait pour voir défiler, comme dans une frise, la foule variée. Après-midi au chantier à surveiller le déballage. Pas de casse.

30 [octobre 1927 Alger]

Réveillé à 7 h par Mme Christofle! Je ne veux plus parler de cette personne à la serviabilité trop encombrante. C'était pour m'inviter à prendre le thé avec le général Meunier et un des conseillers municipaux d'Alger ; était de retour. Tout autre homme que cet été. Bavard, semblant actif et fort sûr de lui.

31 [octobre 1927 Alger]

De bonne heure aux bureaux de Grégori. Tout va s'arranger pour mon échafaudage.

Entrevue avec M. Viollette, le gouverneur général. Reçu très aimablement. Homme à l'aspect quelconque. Il n'a paraît-il pas réussi à Alger. Il serait, m'a-t-on dit, virtuellement démissionnaire. Mais qui n'amuse plus que le gouverneur, c'est mon Christofle. Ils font, lui et sa femme, un couple singulier. Il y a chez tous les deux, quelque chose de brutal et de vulgaire vraiment curieux à percevoir sous le vernis. Au dîner il n'y eut même plus aucun vernis. Grosse dispute entre les deux époux à cause de l'arrivée [7] du fils pour demain mardi. Combinaison entre la mère et le fils. Papa ne voulait pas, avait défendu de venir. D'où fureur. D'où scène, et quelle scène!

Mais j'avais bien tranquillement et agréablement déjeuner à la Rampe de la Pêcherie. Je ne me lasse pas de ce spectacle. C'est le marché aux poissons. Impossible de décrire la couleur. Il peut s'évoquer que par des mots. Ce marché aux poissons est comme dans une fosse. Tons sourds. Des bruns, des gris. Mais éclate dans ces gris le scintillement des innombrables sardines et anchois que des gamins trient en se disputant.

Comme le matin, chez le gouverneur, j'avais rencontré un certain Pinaud, jeune camarade de l'atelier, ayant obtenu la bourse d'Algérie, il m'avait invité à venir visiter la villa Abd El Tif. Situation merveilleuse. Vieille demeure arabe qui m'a évoqué des lieux comme la villa d'Este ou la villa Madame (toutes proportions gardées pour la villa d'Este).

Je crois, d'après l'examen assez sérieusement fait aujourd'hui avec Attenni, que les points passeront généralement de manière satisfaisante.

 


[1]    . Au lieu de : "que l'on prépare", raturé d'une encre différente.

[2]    . Au lieu de : "cette allure, cet aspect joyeux", raturé.

[3]    . Au lieu de : "se précipitent", raturé d'une encre différente.

[4]    . Au lieu de : "Quel menton!", raturé d'une encre différente.

[5]    . Suivi par : "(sic)", raturé d'une encre différente.

[6]    . Au printemps, P. L. a acheté sa propriété au Brusc.

[7]    . Au lieu de : "la prochaine arrivée", raturé.