Novembre-1927

Cahier n°23

1er novembre [1927 Alger]

Est-ce à cause des repas pris à la Rampe de la pêcherie? Malade toute la nuit et toute la journée. Petit empoisonnement.

2 [novembre 1927 Alger]

Trouvé au monument le sculpteur Béguet et Élie Dubois. Dubois est intéressant. Plus que Béguet. Tous deux sont impressionnés par la masse de pierres. Un peu plus tard dans la matinée, visite du gouverneur général. C'est un homme sympathique, qui paraît sensible. Dans l'après-midi, c'est le gros maire. Tout le monde semble content.

Puis[1], avec Élie Dubois, nous déambulons dans la casbah. Hélas! Quelle misère dans son pittoresque sali! On a l'impression d'une fleur que d'énormes champignons entourent et dévorent. L'Europe, la petite Europe n'est-elle après tout qu'un champignon, qu'un cancer insatiable étalant ses adhérences et ses braves à travers tous les continents? Ainsi l'Alger européenne encercle-t-il l'Alger arabe de ses immeubles à l'italienne. Nous sommes entrés dans une maison arabe, nous avons traversé un ravissant patio tout bleu, orné d'un balcon en boiserie de dentelle. Nous sommes montés sur la terrasse. Il reste encore "Les Terrasses". L'Alger arabe vit sur les terrasses. On est là-haut, entre soi, entre algériens et algériennes arabes. En bas, ce sont les cours et les rues sales, étroites et grises où les européens miséreux grouillent à peu près autant que les indigènes non moins miséreux. De la terrasse où nous étions, on voyait jusqu'à la mer, et au sud les montagnes. Tout autour, tout près de nous les femmes en blanc, en jaune, tendaient sur des cordages des tissus de toutes couleurs. Un ciel bleu très haut. Une brise légère. Et là-bas, les bois de l'échafaudage du monument où bientôt je viendrai travailler. Avoir là un chantier, quelle joie!

Nous dînons chez M[aîtr]e Rey, avocat, ancien bâtonnier d'Alger. Belle maison, pas européenne du tout, comme heureusement en on construit un grand nombre de Français fixés ici. De beaux dallages roses et verts, pentagones rose, triangles verts, comme j'aimerai en dalles la maison du Brusc. Il y avait à ce dîner, Dinet, converti à l'islamisme, vêtu en musulman, dans un burnous vert, à l'aspect très doux, très convaincu de l'importance de sa conversion. Il a tout à fait pris l'allure de ces arabes importants, ayant des manières de moines, mains jointes, jouant avec un chapelet de santal. Beaucoup de ces moines amateurs, quand ils rentrent dans leurs demeures, passent des soirées raffinées avec l'une ou l'autre de leurs épouses. Pas le vieux Dinet, bien sûr, qui ne pense qu'à sa conversion et qu'à sa peinture. Il vit dans le sud, à Boussaâda[2], où on le considère comme un marabout. Conversation du dîner roule sur les fêtes de 1930, centenaire de la conquête, et sur le monument.

Et voilà qu'en rentrant à mon hôtel, je tombe sur Louis Hourticq. Surprise de part et d'autre. Il vient de débarquer, pour inspection des établissements scolaires. Ce n'est pas de chance, puisque je m'embarque demain à 11 h. Nous décidons de prendre ensemble notre petit déjeuner du matin.

5 novembre [Boulogne 1927]

Tout va bien à l'atelier. Débarqué ce matin, après passage à la maison, j'ai été revoir Déroulède, rue de la Ferme. Ça me fait un drôle d'effet d'avoir sculpté un Déroulède. Si l'on doit admirer son patriotisme, dont il a prouvé la sincérité, toutes les idées de cet homme sont à l'opposé des miennes. Enfin! Cette statue est finie. C'est surtout le milieu qui gravite autour qui me gêne.

J'ai plus de plaisir à regarder et à travailler à S[ain]te Geneviève. Mais ces plaisirs ne sont jamais complets. Je suis inquiet de l'effet qu'elle fera en haut de ce pylône! En dessin, évidemment, ce n'est pas mal. Mais ces perspectives d'architecte sont souvent trompeuses. Ou bien, il faudrait en faire sous des angles divers. Un monument de place n'est pas conçu pour être vu d'un seul point.

8 nov[embre 1927]

Transport de Déroulède pour son existence de statue de place publique.

Travaillé à S[ain]te Geneviève.

9 nov[embre 1927]

Pose du Déroulède. Il fait bien. C'est une bonne statue. Il y avait l'état-major nationaliste, Marcel Habert, Gaffori, etc., et Mlle Déroulède. Ils sont sympathiques dans leur admiration sincère, leur ferveur même pour l'homme. Autrement, ils ne le sont guère. Et pourtant, on ne peut pas le leur dire. Et c'est ennuyeux pour soi-même, de penser qu'ils peuvent penser que l'on pense comme eux.

13 novembre [1927]

Dans le Journal paraît un article protestant contre d'idée d'élever une statue à S[ain]te Geneviève, tel que le projet en est conçu [3]. Je pense comme le Journal. Peut-être pourra-t-on arrivé à changer le projet. Mais pour l'instant je ne pense qu'à l'exécution de la statue. Je crois l'enfant trop petit, qui représente Paris.

14 novembre [1927]

J'ai grandi l'enfant symbolisant Paris[4]. Bien mieux.

Passé chez Bourdau pour cette illustration envisagée de l'Enfer. Je crains fort de traîner cet ouvrage pendant des années. Il y avait là, la jolie Madame Th. qui me paraît fort amie avec B[ourdau].

16 novembre [1927]

Encore un photographe pour Déroulède. Je vais chez Rivoire. Il me montre un groupe d'une Diane tenant en laisse un grand lévrier. C'est un très bon ouvrage.

17 novembre [1927]

Visite de M. de Castelnau, venant pour le Gaulois, m'interviewer sur les concours de Rome.

Visite de Buland. Il n'est pas très intelligent. Est-ce pour l'affirmer qu'il se coiffe les cheveux rabattus sur le front, pour diminuer encore l'effet de sa boîte crânienne?

19 novembre [1927]

Assisté à un cours très intéressant de danses rythmiques chez une danseuse appelée Kummer. Il y avait Mme Rivoire, qui dansait beaucoup dans sa jeunesse, mi professionnelle, mi amateur, dans les salons. Parmi les élèves, beaucoup de très jolies jeunes filles, deux ou trois vraiment belles. Mais je n'ai pas le temps de les utiliser.

Feliciano Oliveira venu déjeuner. Vraiment sympathique. Et quel encyclopédiste!

20 novembre [1927]

Inauguration du monument Déroulède. Pluie diluvienne. On s'est réfugié dans la nouvelle salle Pleyel. Discours Marcel Habert, Delsolle, César Caire, Barthou, etc. Toute la réaction. -La statue fait bien. C'est l'essentiel.

Après-midi chez Salomon Reinach. Milieu toujours intéressant.

21 nov[embre 1927]

Devant aller à la banque, je suis passé revoir le mon[umen]t Déroulède, entré dans son destin de statue. Elle fait bien.

22 nov[embre 1927]

Perdu du temps à vouloir grandir encore "le Paris" de la S[ain]te Geneviève. Cette fois, j'ai dépassé la bonne proportion. Je l'ai ramené à sa taille dernière. Plus rien à changer. Il faut maintenant finir.

23 nov[embre 1927]

Visite du si sympathique Vincent Auriol pour le monument Ader. Il a regardé tout avec le plus grand soin. Les Fantômes et le projet du Temple. Emporté par la vie, dite quotidienne, je perds mon temps. Je devrais poursuivre, je ne devrais pas le dire au conditionnel. Vais-je, comme quelques autres qui comme moi ont conçu une grande œuvre, Rodin et sa Tour du Travail, Constantin Meunier et son monument au Travail, ils ne sont pas nombreux, vais-je aussi en rester au projet, à des réalisations fragmentaires?

Cependant est revenu Gaffori, bien gentil malgré ses idées, pour me parler de la réduction du monument Déroulède.

Dîner chez Max Behrendt où, comme chaque fois, j'admire sa collection.

24 [novembre 1927]

L'enfant "Paris", très bien. Les Lombard viennent déjeuner.

26 novembre [1927]

Tournaire, à l'Institut, me dit que au conseil municipal, on discute beaucoup sur l'orientation de S[ain]te Geneviève. Ce n'est pas seulement de l'orientation qu'il devrait s'agir, mais de tout l'ensemble de ce pylône, avec ces contreforts inutiles.

Puis il y a eu une longue discussion à propos du concours de Rome des peintres. La liberté du sujet n'a pas donné de bons résultats. Tous les ans, presque tous les concurrents faisaient des Baigneuses. L'imagination ni la culture ne paraissent lots de [5] cette jeunesse. On pense donc revenir au sujet unique donné.

27 nov[embre 1927]

Visites d'amis. Parenty, Stanislas de Castellane, le Président et Madame Bouisson, Gaston Riou, Mme Blumenthal, le baron Hottinguer, les Hourticq.

28 novembre [1927]

Toute la journée à S[ain]te Geneviève. Interrompu par la visite de M. Delage de l'Écho de Paris. Les hommes de lettres sont absolument mabouls avec leur fureur de découvrir des génies inconnus au berceau. Ils voudraient organiser une exposition des "moins de dix-sept ans". Ils affolent la jeunesse avec leur publicité. Et cela nous mène à des excentricités qui d'ailleurs se ressemblent toutes.

30 nov[embre 1927]

Tripotages plus ou moins heureux à la tête de S[ain]te Geneviève, ces jours derniers. Elle en sort mieux construite.

Dîner chez Salomon Reinach où il y avait le fameux critique historien d'art Berenson, avec sa femme. Il est spécialisé dans les expertises des tableaux de la Renaissance italienne. Il passe pour quelque peu vénal. Il n'en a pas moins fait un livre qui fait loi sur les peintres de la Renaissance. Tout ça n'en est pas moins de la compilation. Rien de sensationnel ne s'est dit ce soir.

 


[1]    . Au lieu de : "Après-midi", raturé.

[2]    Bou-Saâda.

[3]    . Au lieu de : "telle qu'elle est conçue", raturé.

[4]    Sainte-Geneviève.

[5]    . Au lieu de : "étouffer", raturé.