Cahier n°24
5 octobre [1928 Boulogne]
Retour à Paris. Je m'y retrouve avec plaisir! Je me sens bien. Cet été, bien qu'il ait été agité m'a reposé. Maintenant il faut s'atteler à la besogne. Mon programme : monument d'Est[ournelles] de Constant, autre groupe Rosengart, monument Terrier, monument Ader, médaille Gosset. Mais tout ça, c'est malgré tout de la besogne. Ce n'est pas de l'art vrai. Revu le Bouclier[1] du XVIe. C'est navrant de laisser ainsi, comme une grande esquisse, ce qui devrait être exécuté jusqu'au bout. Je suis sûr que pour le retard actuel je vais avoir des tas de reproches. Et j'oubliais l'esquisse du monument Fauré, à laquelle il faut que je me mette.
6 oct[obre 1928]
À l'Institut, Paul Léon me dit que la commission du budget a accordé les crédits pour les Fantômes. Ça c'est une joie. Voilà un de mes grands projets qui va se réaliser dans toute son ampleur.
Maintenant le Temple. Mais lui aussi il faut le réaliser comme je l'ai conçu. Dezarrois a raison: il faut voir l'architecte[2] aussitôt que possible.
7 oct[obre 1928]
Je crois avoir trouvé le grand motif qui devra remplacer le Christ sur le mur en face de Prométhée. Pour trop de gens le Christ ne peut être que l'aboutissement, ne peut être que le point central, l'élément principal. En faire un élément secondaire peut choquer à juste titre. L'idée serait de mettre sur ce mur Prométhée et de remplacer Prométhée par un Orphée. Très séduisant. Rien d'autre ne changera.
Visite de l'ami Bigot très agité par la prochaine élection à l'Institut. Je l'ai trouvé très bien, complètement guéri. Et toujours intéressant et plein de lueurs.
8 octobre [1928]
Bas-relief du monument Terrier. Tout ça, on a beau le faire soigneusement, ce n'est jamais que de la besogne.
Bouchard me téléphone à propos de son concours du monument aux Colons. Question d'inscription. C'est bien secondaire. Quand on se met à attacher tant d'importance aux inscriptions, c'est qu'il n'y a pas de grande idée. C'est malheureusement le cas. D'abord ce projet est un démarquage trop flagrant du monument de Genève. Par le groupe central, ils ont même été incapables de trouver autre chose que des figures debout, à côté les unes des autres, comme celles de Genève. Ces gens en redingote évoquent bien mal les colons, l'esprit d'aventure. Ils ont l'air d'une masse de gens qu'on va fusiller. Le parti général ne tient pas compte du terrain. À Genève, contre un rempart, le parti mural s'imposait. Là, ce qu'il faut, c'est un parti plus mouvementé. Il faudrait un groupe de cavaliers, une sorte de horde en marche, les uns à cheval, les autres à pieds, et avec les hommes, des femmes, des enfants, qu'on sente des familles qui se déplacent. Cela devrait venir en avant, comme un coin, le mur ensuite, formant fond derrière. Une seule grande inscription au centre, sur laquelle se détacherait le groupe central. À droite, à gauche, des hauts-reliefs représentant le travail, le défrichement, les misères, les maladies. Une longue frise couronnerait le tout, avec les ports, la richesse conquise, etc. Cela, c'est un parti. Comme Bigonet est très intrigant, ils réussiront peut-être probablement, et ce sera très heureux pour Bouchard. Mais ce ne sera pas un monument intéressant. Aucune trouvaille.
Téléphonage de Weissweiller, pour connaître la date à laquelle sera fondu le Bouclier. Voilà les ennuis qui commencent.
9 [octobre 1928]
Lettre de l'architecte de la mairie du XVIe, me disant à plusieurs reprises le désir du maire d'inaugurer en novembre! Pour comble, le fondeur convoqué par moi aujourd'hui, me dit qu'il ne pourra pas commencer le Bouclier avant décembre! Je l'avais prévenu depuis longtemps pourtant. Par suite d'une grève, le haut de la stèle, dont j'avais terminé le modèle il y a six mois, se commence à peine maintenant. Alors[3] il va falloir que je perde mon temps à raconter tout ça à ces gens qui vont être furieux et de mauvaise humeur. Le plus bête[4], c'est que les gens les moins compréhensifs, ce sont ceux qui dirigent, ce Weissweiller, le maire, M. Évain le député. Les gens, qui en fait, n'ont jamais travaillé de leurs mains, ne s'imaginent pas le mal et le temps qu'il faut pour faire une chose bien. Ils ne se doutent pas de toutes les difficultés à côté. J'ai trouvé au contraire, beaucoup plus de compréhension chez les braves types qui venaient voir mon travail. Ils se rendaient bien compte de tout ce qu'il y avait à faire et me disaient de prendre mon temps. Tandis que les autres, ne pensent qu'à leur ambition, leur présidence, leur vice-présidence, leur siège de conseiller et sont les plus bêtes. Encore si malgré cela j'étais tout à fait content de ce que j'ai fait. Mais je ne le suis pas. Ce n'est qu'une grand esquisse.
Je suis poursuivi par la vision des quatre vieilles mauresques nues dans cet estaminet d'Alger. Une toile étonnante d'effet, qui s'appellerait les Buveuses. J'en ferai un de ces jours une esquisse.
10 oct[obre 1928]
Charmante réception à la Légation de Chine. Milieu sans couleur locale. Hélas! De l'européen et du plus triste européen! Il n'y avait que deux chinois habillés en chinois. Un jeune homme en robe toute noire. Mais surtout un bonze, un vrai bonze bouddhiste, étonnant. Dans la fameuse robe jaune orange des moines bouddhistes et une tête incroyable. Tête rasée. Visage large. La moustache taillée savamment, pour s'écarter sur les lèvres et retomber classiquement à la chinoise. Une bonne expression. On l'appelle, "Éminence". Rencontré Mme Boas de Jouvenel, qui commence à vieillir. Hélas! comme nous tous! Mais toujours charmante. Il y avait d'exquises petites chinoises, attachées à la Légation, semblant fort intelligentes.
11 [octobre 1928]
Je suis vraiment ennuyé pour la fonte du Bouclier. Petitot peut le prendre. Malheureusement ne pourra pas s'y mettre avant décembre! Barbedienne pourrait le prendre tout de suite. Cire perdue. Préférable pour ce genre de travail. Mais beaucoup plus cher. Demain soir, la décision sera prise.
Fini aujourd'hui le petit bas-relief du monument Terrier. J'en suis content.
Téléphone des Prince, pour me dire qu'ils me feront prévenir du jour où ils viendront me voir. Drôles de gens. Je crois surtout qu'ils ne se rendent pas compte du temps qu'ils font perdre.
Visite touchante d'une délégation de trois personnes venant de Feurs, pour me demander de faire le petit monument d'un ancien vétérinaire nommé Ory, qui fut aussi député. Les trois personnes : un brave paysan, une grosse fille robuste, jambes énormes, grosses mains, un petit monsieur, vétérinaire de profession, gendre du futur bustifié. Ces braves personnes avaient voyagé toutes la nuit exprès pour venir me voir, me demander de faire ce petit monument. Comment refuser! Ce n'est pourtant intéressant à aucun point de vue. J'ai la photographie de l'illustre citoyen de Feurs. Une tête incroyable à moustaches continuées par la barbe. Une sorte de caricature de Hindenburg. J'ai dit que j'allais étudier la question et que j'écrirai. Voilà pourtant le type du monument à refuser et je prévois que je ne refuserai pas.
Le bon Bigot passe, revenant de chez Ladis qui l'a trouvé pas mal du tout. Avait vu Guidetti. Celui-ci me dit Bigot, se fiche pas mal de l'histoire de S[ain]te Geneviève.
— Dans deux ou trois ans personne n'y pensera plus!, dit-il.
Et voilà les gens qui se disent artistes! Pourvu qu'ils touchent leurs honoraires, qu'importe le reste. Mais Guidetti est surtout bête. Bigot me dit qu'il n'a pas le diplôme d'architecte [5]. Il s'est mis dans un cas idiot, par entêtement, par faiblesse vis-à-vis de Deval, par une certaine vanité, de sorte qu'il a fini par avoir cette attitude double, me disant :
— Je ne demande qu'à me laisser forcer la main, et je vous en remercierai, et disant derrière mon dos : mon projet est intangible, je m'en tiens à mon concours.
12 [octobre 1928]
Écrit à Weissweiller et au Dr Bouillet. Ces gens sont tellement ennuyeux avec leur hâte, qu'il m'est impossible de leur dire que ce Bouclier n'est pas prêt parce que j'ai travaillé dessus plus que je ne pensais, que l'ornement des encadrements a pris un temps énorme. Je suis obligé de leur dire des blagues, et je leur ai écrit qu'il y avait eu un accident à la fonte. C'est vraiment stupide d'être obligé de recourir à de semblables subterfuges. Quelle importance cela a-t-il vraiment d'inaugurer maintenant, au lieu du printemps! Ah! oui. Questions électorales.
13 [octobre 1928]
Visité ce magasin : Aux Amis de l'Art chrétien, où je vais mettre des réductions de S[ain]te Geneviève. Il est bien et ne ressemble [pas] aux boutiques similaires entourant l'Église S[ain]t-Sulpice.
Correction chez Julian où c'est toujours la même chose. Rendez-vous à Issy-les-Moulineaux avec M. Bourgeois et l'Aéro-Club et deux officiers du ministère de la G[uerre], pour déterminer l'emplacement de la stèle H[enri] Farman. Nous en avons trouvé un excellent, tout près de l'entrée de Paris.
Mariage de la fille de Jacques Richet. Rien de plus amusant que les murs de cet appartement. Voulant imiter son beau-père [...], le bon Jacques achète de la peinture "moderne". Ainsi les murs de son salon s'ornent-ils de balbutiements picturaux bien ridicules. Ce n'est pas même risible. C'est la plupart du temps bien faible. Curieuse époque.
À l'Institut, comme tous les jours. Attrapade entre Laloux et Puech à propos d'un atelier d'architecture à la Villa, dont Puech veut faire partir le pensionnaire actuel, qui s'y est installé indûment pour y mettre un peintre. Je m'en vais avec Paul Léon qui me parle sévèrement de Puech :
— Il est très méchant, vindicatif. Il a l'air tout simple, un peu paysan. Au fond il est malin, rusé. Comme il a des chouchou là-bas, il contribue à la mauvaise entente entre pensionnaires. Il est avare comme tout, ne reçoit jamais, et pourtant, ce serait bien facile de s'entendre avec ces jeunes gens.
Avec Lily, nous sommes allés voir la pauvre Mme Bokanowski. La pauvre malheureuse. Un pauvre être effondré qui a perdu tout ressort. Le plein d'essence n'aurait pas été surveillé par le pilote et il serait possible qu'on eût mis de l'essence vieille, ce qui aurait provoqué la panne totale, brutale et irrémédiable à cause du manque de hauteur.
15 [octobre 1928]
Le Bouclier[6] est enfin parti à la fonte. Aucun signe de vie du docteur Bouillet et de Weissweiller, en réponse à mes lettres.
Commencé monument Ader. Modèle magnifique. Il y avait longtemps que je n'avais passé une aussi agréable matinée à travailler avec le modèle nu. Ce petit modèle, dans ce mouvement, a des aplombs imprévus qui donneront quelque chose de très curieux et très bien j'espère.
J'ai d'ailleurs eu tort d'écrire ces lettres aux gens du XVIe. Ils sont eux-mêmes très en retard avec leurs fondations et de toute façon il était impossible d'être prêt pour le 11 novembre, même si mon Bouclier avait été fondu. C'est bête de jouer le rôle du baudet de la fable.
Retouché la médaille de M. Mayer. D'après photographie ce n'est pas très intéressant. De plus, une tête peu plastique.
Mais j'ai fini par sortir quelque chose du buste de Sun Yat Sen. Je l'ai apporté hier, et cet après-midi des améliorations énormes. Par contre, je fais masser par Dulac une nouvelle esquisse en costume européen. Ce serait un véritable dommage.
C'est curieux de voir comme les gens ne se jugent pas à leur valeur, plutôt comme ils s'imaginent que les autres ne les jugent pas à leur valeur, ou du moins prêtent aux autres sur eux-mêmes des jugements erronés. C'est à ce sentiment certainement qu'obéissent ces Chinois en désirant le costume européen. L'Europe exerce en effet sur eux une immense attraction et jouit d'un grand prestige. Ils s'imaginent que les Européens les considèrent avec mépris parce qu'ils portent la robe. Ils ne comprennent pas qu'au contraire[7] la robe leur conserve leur mystère, leur caractère, et oblige les autres à les respecter d'une certaine manière. Les Musulmans cultivés[8], nos proches voisins pourtant, me plaisent plus à ce point de vue, de conserver leurs beaux vêtements. On dit "l'habit ne fait pas le moine". Il le fait plus qu'on ne croit. On peut dire que, sans qu'ils s'en doutent, Sun Yat Sen en Chine, comme Mustafa Kemal en Turquie, en luttant contre le vieux costume national pensaient profondément que "l'habit fait le moine" et qu'en donnant à leurs peuples une nouvelle coupe de vêtements ils leurs donnaient en même temps la mentalité de ce vêtement.
17 oct[obre 1928]
Ce matin, coup de téléphone de Marcel Knecht pour me demander si j'aimerais faire la statue du maréchal Haig, pour le Touquet. J'en serais enchanté. On viendra probablement me voir la semaine prochaine, mais... Mais encore des gens pressés! La statue n'est pas commandée et on veut déjà fixer l'inauguration au mois de juillet prochain! Pas même un an pour une statue équestre en bronze...
Aucune réponse du docteur Bouillet, ni de Weissweiller à mes lettres leur disant l'impossibilité d'être prêt pour le 11 nov[embre]. J'ai passé[9] ma journée à patiner le plâtre original. C'est un excellent ensemble. Malheureusement les négligences me gênent toujours. J'espère avoir le temps de les corriger en partie dans la cire.
Mon jeune modèle malade n'a pas pu venir poser aujourd'hui, pour la figure du monument Ader. Là aussi je vais être en retard. J'en préviendrai Vincent Auriol dès que ce modèle sera terminé.
Ce beau métier, ce que ces gens en font avec leurs inaugurations? Ils sont tous aussi empoisonnants.
Amusant coup de téléphone de Madame Legueu. Elle me demande de faire le buste de son mari. Mais ils ne voudraient pas le payer cher. Alors, voilà l'argument…
18 [octobre 1928]
Visite du jeune sous-préfet de Montreuil-sur-Mer et de M. Soucaret, maire du Touquet, venant me voir pour la statue de Douglas Haig. J'ai tout de suite été très net au sujet du délai de temps. J'ai trouvé des gens intelligents qui se sont rendus à mes raisons, du moins il m'a semblé. On ne sait jamais! Ils peuvent aller chez quelque saboteur qui leur promettra la statue dans quinze jours, quitte à ne pas tenir sa promesse. Ils doivent me téléphoner la semaine prochaine.
À dîner les Mauclair, les Hourticq et Dezarrois. Mauclair nous parle des innombrables lettres d'injures reçues à la suite de son livre sur Baudelaire et surtout pour ses articles sur la peinture moderne. Vauxcelles vint le voir à ce sujet, très agité, pour lui affirmer qu'il n'était stipendié par personne et qu'il gagnait en tout 400 F par mois. Et huit jours après cette visite, copieux article d'injures. Il prend cela avec sérénité.
Dezarrois me parle de ses visites à G[eorge] Blumenthal et à David-Weill, à propos du Temple. Comme on dit, G[eorge] Blumenthal s'est sérieusement "dégonflé". Mais il a promis à Dezarrois 500 000 F et l'a autorisé à l'inscrire sur la liste de souscription. Quant à D[avid] W[eill], il faisait une drôle de tête et a fini par dire à D[ezarrois] que je n'avais pas voté pour lui, alors qu'il me considérait comme engagé vis-à-vis de lui! Comme je l'ai dit à D[ezarrois] je ne me rappelle pas ce que j'ai pu dire à D[avid] W[eill]. C'est trop loin. C'est un charmant homme et je l'ai reçu très aimablement, persuadé qu'il serait élu contre Hourticq. Je le lui ai dit, en lui parlant d'H[ourticq] en des termes qui ne devaient lui laisser aucun doute sur mon vote. Mais ce petit incident me prouve combien ont raison, ceux qui sont d'une excessive prudence au moment des élections. Ceci me prouve aussi, combien j'avais raison d'écrire à Dezarrois que la position de D[avid] W[eill], comme candidat et mon intention formelle de voter pour lui, rendrait gênante toute démarche auprès de lui pour le Temple. Il ne s'en rappelait d'ailleurs pas. Encore un de ces amateurs d'art qui ne valent surtout que par leur fortune, qui leur a permis de suivre des conseils bons et coûteux. Aucune personnalité. J'ai de plus en plus envie de dire à Dezarrois de ne plus lui parler du Temple.
Téléphone de la mairie du XVIe. C'est le secrétaire qui m'annonce un prochain envoi de fonds, et quand je lui parle du retard de la fonte :
— Mais ça n'ennuie personne, me dit-il.
Soulagement.
19 [octobre 1928]
Dépêches de Tourneur et Landrau. Les groupes sont arrivés et on les place. Il faudra que j'aille là-bas lundi! Travaille à la médaille Gosset.
Reçu de chez Barbedienne la cire de la zone centrale du Bouclier[10] que j'ai commencé à retoucher. Quel travail! Mais ce sera un beau morceau.
Mais voilà qu'on est venu me chercher pour une communication de Guidetti. Je me suis demandé si j'allais répondre. J'y suis allé. Je l'ai deviné à son ton, au bout du fil, ultra-aimable :
— Vous allez bien? Vous avez passé de bonnes vacances? etc.
La froideur de mes "oui" laconiques l'a calmé. Il voulait l'adresse d'un bon graveur de lettres. Je lui ai dit que je la lui enverrai. Et j'ai clos. Je profiterai de cette lettre pour lui envoyer celle que je mijote depuis longtemps, trop longtemps, qu'il devrait avoir reçu depuis deux mois...
20 [octobre 1928]
Rendez-vous à la mairie du XVIe pour la pose de la stèle. Vu le maire. Il n'est en rien ennuyé du retard de l'inauguration. L'architecte me dit que Weissweiller les harcèle de lettres. C'est lui le seul impatient, "il doit avoir son discours prêt", dit le secrétaire de la mairie
Déjeuner avec l'ami Bigot, place S[ain]t-Michel. Il est tout à fait remis, quoiqu'il me dise se sentir encore fatigué et être ennuyé de ne pouvoir travailler sans bousculade. Il n'a pas le temps de se soigner. Je l'ai sérieusement sermonné. Parle de sa candidature à l'Institut et surtout de ce projet de musée au Caire qui l'intéresse à juste titre, bien plus que l'Institut.
Visite des docteurs Thaleimer et Loéwy, pour la médaille Gosset. De petites observations. Ils sont contents.
Mais ils m'ont plus ennuyé en me faisant remarquer dans le bas-relief du monument Terrier, que j'avais placé le chirurgien à la gauche du malade, au lieu de le mettre à la droite. Très embêtant.
Dr Thaleimer me dit que sa belle-mère doit venir me voir pour me demander de faire le buste de son petit fils. Il me confirme l'intention du comité du monument des Crapouillots de me demander ce monument. En plus des travaux que j'ai en cours, voici depuis mon retour, trois semaines : les commandes nouvelles en vue : monument du maréchal Haig, buste Legueu, buste enfant, monument Crapouillots, et si les deux monuments pour Haïti et celui de Grasse se font, bien du travail pour longtemps encore, et à défaut de la vie tranquille, la tranquillité d'esprit.
Mais demain il faut que je parte pour Pons. Je n'en ai guère envie.
21 [octobre 1928]
Retouche à la cire, motif central, du Bouclier. Indispensable. Cela prend de la fermeté. Cela ne pouvait être fait que dans la cire.
Je n'ai pas eu le courage de partir ce soir pour Pons. Je partirai demain matin.
Visite des gentils Bouglé, puis des ménages Joseph et Benjamin[11].
24 octobre [1928]
Content de ne pas me sentir trop fatigué par le voyage à Pons et la nuit dernière en chemin de fer.
Journée de lundi passée dans le train. De cette journée je n'en garde que le souvenir de mes voisins de wagon-restaurant, un invraisemblable trio d'anglais. Des anglais du peuple extraordinairement communs. J'ai regretté vraiment de ne pas savoir leur langue, pour connaître leur milieu. La femme en face de moi éclate d'une santé impressionnante. Quand elle rit, elle découvre des gencives saignantes comme des beafteck pas assez cuits. À en avoir mal au cœur.
À Saintes, je suis cueilli par M. Landrau. Petit tour en ville. Le clocher de la cathédrale est magnifique. Il semble réellement une montagne dressée dans le ciel plutôt qu'un ouvrage des hommes. À la sous-préfecture réunion avec M. le s[ou]s-préfet, M. Chapsal et le capitaine de gendarmerie. Rien de ce qui s'est dit n'a été ni particulièrement intéressant, ni drôle, ni spirituel, aucune des personnes présentes n'était particulièrement bien, ni particulièrement ridicule[12], et pourtant j'ai gardé de cette séance une impression de haut comique. De ce comique profond qui accompagne toutes les actions humaines. Ce petit s[ou]s-préfet à l'accent méridional mitigé, excessivement sale, assis à ce grand bureau, au milieu de plusieurs appareils téléphoniques, le capitaine de gendarmerie, grand gaillard classique, M. Chapsal, un peu effondré dans son fauteuil, M. Landrau, couvert de bandelettes à cause de plusieurs gros clous. Établissement du programme de la journée de dimanche prochain. Je plains Herriot. Après une nuit de chemin de fer, on va l'emmener prendre le café au lait chez M. Landrau, de là à la mairie pour lui présenter les notabilités, puis au cimetière sur la tombe du père Combes! Puis au monument aux morts (un petit monument abominable et grotesque), enfin inauguration du monument Combes, puis banquet de 1 700 couverts! où, qui le demandera, aura le droit de prendre la parole!!! Puis pose de la première pierre de je ne sais plus quelle construction, puis repos chez M. Landrau, puis dîner chez M. Landrau, déjà nommé, départ à 8 h 30. Arrivée le lendemain : Paris à 6 h ¾, et probablement, Conseil dans la matinée. De temps en temps mon ancien amour du théâtre me reprend et j'imagine quelque pièce. Il y en aurait[13] une amusante à faire s'appelant : "l'Inauguration".
Pons est très agitée. Les prêtres s'agitent et agitent leurs fidèles. Cette inauguration qui s'annonçait calme, depuis le mandement de l'évêque de La Rochelle menace de faire quelque bruit. M. Landrau fait garder le monument nuit et jour et bien lui en pris. Le lendemain, en effet, de bonne heure, un coup de téléphone du brigadier de gendarmerie lui apprend que dans la nuit, deux autos amenant six gaillards se sont arrêtés dans Pons, que les six gaillards, munis de matraques et d'un matériel qu'ils ont pu malheureusement remporter, ont cherché à s'approcher du monument, mais que le revolver du gendarme les a dérouté et qu'ils sont repartis non sans avoir abandonné un solide nerf de bœuf.
Donc grande agitation quand je fais dévoiler mon monument. Il fait bien. Comme toujours malheureusement des négligences d'exécution. Tout le monde est très content à Pons. Mme Landrau me raconte qu'une de ses amies, très pieuse, lui a dit :
— Il paraît que c'est très beau.
— Venez donc le voir avec moi, lui dit Mme Landrau.
— Non, répond la pieuse dame après une hésitation. Je le verrai une fois en passant.
Visite de la famille Combes, qui se compose de ses deux filles, Mme Martin et Mme Bron, de son gendre docteur Martin et de sa belle-fille Mme Edg[ar] Combes? une américaine qui épousa le fils de Combes, lequel est mort, auquel on éleva un buste dans Pons pour faire plaisir à M. Combes, et que l'on barbouilla de bleu une belle nuit, ce qui ne fit pas plaisir à M. Combes. Mme Bron et Mme Martin vivent toujours à Pons et Mme Martin surveille énormément les mœurs de la ville. Elle est en ce moment très indignée parce que, chez une dactylographe qui habite en face de chez elle, vient tous les jours un professeur du lycée qui reste chez elle une heure et demie!... Il y a là un scandale qui ne peut pas durer! Les deux anciennes demoiselles Combes ont absolument la même allure que les braves rosses de bigotes, qu'elles pourraient être et qu'elles seraient, si le père Combes avait été clérical. Leur fidélité aux idées de leur père est touchante. Elles y sont malheureusement fidèles avec la même étroitesse d'esprit que les rustres, qui vont à l'église, le sont aux idées qui leur ont été serinées dans leur jeunesse.
Charmante promenade dans l'après-midi. Visité un château Renaissance française et italienne, décidément non, ce n'est pas fameux cette Renaissance française. Pourquoi appeler semblable époque, une renaissance. En fait, c'est une abominable décadence. Les époques où on imite sont toujours des époques de décadence. Mais on confond richesse et renaissance. Par contre, de modestes petites églises romanes m'ont réjoui, toujours si bien placées, sobres et émouvantes.
On ne doit pas quitter Pons sans rendre hommage aux divers cognacs que l'on vous fait déguster.
24 [octobre 1928]
Malgré nuit de chemin de fer, aucune fatigue. Retouches au Bouclier[14]. Des morceaux dans la cire, maintenant me satisfont complètement.
Très important téléphone de Bechmann. Il viendra mercredi prochain revoir la décoration du Temple.
Téléphone du colonel Bentley Mott à propos du monument de Grasse. Tout va bien de ce côté.
25 [octobre 1928]
Téléphone de Verdier. Rendez-vous aux beaux-arts mardi prochain. Il me confirme que la commission du budget a accepté les crédits pour les Fantômes. Nous allons étudier la marche du travail. Du moins je vais lui indiquer les étapes, comme ce crédit me sera donné par annuités, de façon à ce que j'exécute au moins les Fantômes seuls. La sauce viendra après. Donc, 1ère étape : les Fantômes. 2e étape : la plate-forme et la Victoire.
Si mercredi prochain Bechmann comprend et aime mon grand projet, je serais alors bien prêt d'atteindre mes deux grands buts. Est-ce possible!
Bonne nouvelle pour la S[ain]te Geneviève. Des conseillers municipaux vont demander au préfet ce qu'on a fait de la suite du vœu du Conseil général. C'est maintenant pour moi le moment d'agir : Premier acte : lettre à Guidetti.
26 [octobre 1928]
Aujourd'hui trois visites.
À dix heures on m'appelle au téléphone de la part de Gabriel Voisin. Sa première phrase :
— Vous devez me prendre pour un fameux emmerdeur... Oui. Oui. Quand puis-je venir voir le truc? etc.
Après conversation compliquée, je comprends qu'il a envie de venir tout de suite :
— Venez donc tout de suite, je vous attends.
Dix minutes après, il est là. Un homme petit, tête d'herbivore, grand nez maigre, cheveux gris, mince et agile. Dès qu'il voit la photo de Farman :
Ah! le salop! Il vous a roulé. C'est son avion qu'il vous a donné et non le mien. Il vous a eu jusqu'aux rognons!
J'essaye de défendre Farman, qui, j'en suis sûr, n'a jamais eu d'aussi noirs desseins. Rien à faire. Rue de la Ferme, il admire sincèrement le vautour. Devant le bas-relief, nouvelle crise de fureur. Elle se calme quand je lui montre qu'on pourra arranger le volant à la place du manche à balais. Quand je ferai la correction il viendra me diriger[15] et même mettre la main à la pâte. Tout s'arrange.
Deuxième visite. À midi trois quarts, on m'annonce Mme Prince! Je la trouve au salon avec son fidèle piqueur, à tête de carton. Elle reste cinq minutes après m'avoir dit que son mari était souffrant, qu'ils partaient demain pour New York, qu'ils resteraient là-bas trois jours, seraient à Paris le quinze novembre, viendrait poser le 20, et manifesté son contentement devant le buste.
Troisième visite. M. Tchang Tchiao. De ce côté tout va bien. C'est un garçon intelligent et très sympathique.
Téléphone du secrétaire de cet américain qui veut offrir le monument de Grasse à Paris. Je crois que cet intéressant projet va marcher. Rendez-vous pris pour jeudi prochain.
À déjeuner, Madeleine Picard. Elle nous raconte que Marie Sheikevitch raconte partout depuis que Suzanne Saillard est enceinte, que le père Cruppi s'est fait greffer par Voronov. C'est possible.
Travaillé toute la journée à la statue du mon[umen]t Ader. Statue bien difficile. Écrit enfin à Guidetti.
29 octobre [1928]
Retour de Pons. Samedi voyage agréable et reposant. Arrivée à Pons où nous sommes si aimablement[16] reçus par les Landrau. Lu en chemin de fer le Napoléon IV du fils Rostand. Invraisemblable faiblesse. Mais ça ne méritait pas tant d'indignation. Les chahuts ont peut-être été organisés par les directeurs du théâtre.
Journée peu heureuse. La cérémonie d'inauguration s'était très bien passée. Excellent discours de M. Coyrard tout particulièrement aimable pour moi. Discours assez violent de Daladier. C'est fort, c'est brutal. Éloquence de réunion publique et qui porte. Les fameux articles 70-71 font la substance de son discours qui conclu au rejet absolu. Charmante éloquence de M. Landrau qui parle de Combes, maire de Pons, rappelle son œuvre de maire. Enfin, très adroit et prudent discours de Éd[ouard] Herriot. Forme remarquable. Riche d'idées et d'images, "la légende, ces mensonges qu'on inscrit en marge de l'histoire". Et la cérémonie se termine, cordiale dans une atmosphère de fête. J'étais dans la salle du banquet, une ancienne chapelle de couvent désaffectée, où le buste de Combes était à la place ancienne de l'autel. Quelqu'un survient et me dit :
— Un camelot vient de briser votre buste de Combes. Un gendarme lui a flanqué six balles en pleine poitrine. Il doit être mort à l'heure qu'il est.
La nouvelle fait le tour du banquet. Deux mille personnes. Les bruits les plus fantaisistes se mettent à circuler. Je suis frappé de ceci que tout le monde est indigné de ce qui le buste soit cassé et que personne ne plaint le malheureux garçon venu si bêtement se faire tuer, et pour quoi! On attend indéfiniment Herriot. Il arrive enfin avec Chapsal, Coyrard, Palmade, etc. On vient dire que par diverses routes arrivent à Pons des autos remplis de camelots. Une atmosphère de guerre civile commence à régner dans les salles et les couloirs où les tables ont été dressées. M. Chapsal, Coyrard, tout le monde est très ennuyé. Chapsal parle de supprimer tous les discours :
— Les militants ne comprendraient pas dit quelqu'un.
Coyrard me dit que ces incidents vont encore compliquer la situation politique, rendre plus intransigeants les radicaux. Le discours que prononça Palmade un peu plus tard fut en effet assez intransigeant, dans le même sens que celui de Daladier. Herriot par des mouvements affirmatifs de sa tête puissante, semblait opiner dans son sens.
Je vais sur la place voir le buste mutilé. Il faudra le refaire. Quand je reviens au banquet, tout le monde est levé, et les convives se réunissent dans le préau où doivent être prononcés les discours. Entre temps la version vraie du drame commence à se connaître, le coup du bouquet de fleurs, du marteau sournoisement dissimulé, la vingtaine de jeunes gens isolant de la foule les 8 gendarmes pour faire leur coup, le coup de revolver, les arrestations, la mort de l'un des trouble-fête. Le pauvre bougre est sévèrement puni, mais quel imbécile! Palmade fait un remarquable discours. Mais là, j'ai vu un tout autre Herriot. Quelle voix! Je croyais entendre les trompettes du jugement dernier. Certainement la voix de Danton. Il faisait tout vibrer physiquement et moralement. Et il a su dire ce qu'il voulait, exactement, et a terminé en invitant tout le monde à se rendre au monument. Comme durant cette promenade en corps je me trouvais à côté de lui :
— Voyez-vous, me dit-il, c'est ce qu'il faut faire quand une foule se trouve excitée, organiser un cortège. Ça les calme.
Puis nous allâmes poser une première pierre d'une école professionnelle, puis nous décorâmes divers pompiers, diverses institutrices et instituteurs et enfin dîner chez les Landrau.
Avant le dîner, M. Herriot s'informe très gentiment du Temple, si j'ai eu une entrevue avec Honnorat. Comme je lui réponds affirmativement il me reproche de ne pas l'avoir tenu au courant.
Voyage de nuit pas trop fatigant.
Travaillé toute la journée à la figure principale du monument Ader. Interrompu par un appel du journal Paris-Soir. On voulait m'interviewer par téléphone sur "ma malchance d'avoir eu des incidents à propos de mes dernières œuvres : Déroulède, S[ain]te Geneviève, Combes!" Je répondis qu'une interview par téléphone était impossible. J'ignorais à ce moment que l'origine de ces questions venait d'un venimeux entrefilet du Figaro, inspiré par qui...? Le soir dans Paris-Soir, j'ai trouvé un long interview complètement inventé.
Mais j'espère que demain matin dans le Journal, M. Le Condurier, qui lui au moins s'est donné la peine de venir jusqu'ici, ne me fera pas dire trop de bêtise.
30 [octobre 1928]
Très bien l'interview du Journal. Par contre, Clément Vautel reprend les rosseries du Figaro en les délayant lourdement, à sa manière. Tout ça n'est pas bien grave. Je pensais répondre à Paris-Soir, pour démentir ces inventions, mais sur les conseils de tout le monde, je ne réponds rien.
Le bon Bigot venu déjeuner. Il est triste et s'ennuie. Il est écœuré de la veulerie générale.
Enfin écrit à Guidetti.
Ma lettre à Guidetti : j'attends avec curiosité la réponse.
Bon travail toute la journée à la statue m[onumen]t Ader.
31 [octobre 1928]
Rien fait de toute la journée!
D'abord au ministère de l'Intérieur, à la C[ompagn]ie Transatlantique retenir nos places pour la semaine prochaine.
Revenu à la maison où la visite de M. Digeon me tient près de deux heures. M. Digeon, professeur d'anglais à la faculté de Lille, doit piloter l'académie américaine d'étudiants qui doit visiter mon atelier le mois prochain. C'est un homme charmant, très sérieux qui reviendra encore une fois avant d'amener ses jeunes gens.
Taillens venu déjeuner. Mise au point du devis pour les Fantômes, que je lui fais diviser en deux, deux distincts, afin d'être prêt, si mes crédits sont votés.
Visite très importante de Bechmann pour le Temple. Il aimerait faire de cela une sorte de cloître, comme j'avais prévu à l'origine. Mais il y a la question climat! En tout cas il est nécessaire d'étudier une nouvelle architecture, sans coupole, en diminuant considérablement la hauteur. Couverture plate. Nécessiterait alors des soutients intérieurs, quatre piliers pour ramener les grandes portées à 20 m maximum. Cela demanderait[17] de plus des travées de ciment énormes! Se rappeler de celles des Arts Décoratifs dans ma salle. Dévorant la lumière. Dezarrois est arrivé durant la visite. Gentil comme tout, comme toujours. Bechmann aimerait m'installer dans un coin à part, ce qui me donnerait plus de liberté. Bechmann doit voir Honnorat ces jours-ci. Pourvu que Herriot ne quitte pas le ministère[18]. Après le départ de Bechmann, Dezarrois me dit avoir revue David-Weill qui lui a le premier dit :
— Vous deviez m'emmenez chez Landowski. Quand y allons-nous?
Dezarrois a répondu :
— Non. Je crois que Landowski ne serait pas content si je vous emmenais chez lui maintenant, étant donné que vous êtes candidat éventuel et qu'il votera pour vous.
Il a eu raison. David-W[eill] lui a promis de faire son possible pour faire donner un terrain Cité universitaire. Ce sera un deuxième point d'acquis.
J'en ai tout de même un peu trop sur les bras en ce moment.
[1] Bouclier aux morts.
[2] . Lucien Bechmann.
[3] . Suivi par : "maintenant", raturé.
[4] . Suivi par : "dans ces histoires d'inauguration", raturé.
[5] . Suivi par : "Tout ça n'empêche. Mais c'est un bonhomme [...] faux", raturé.
[6] Le Bouclier aux morts.
[7] . Suivi par : "pour beaucoup", raturé.
[8] . Suivi par : "à ce point de vue", raturé.
[9] . Suivi par : "aujourd'hui", raturé.
[10] Bouclier aux morts.
[11] Frères de P.L.
[12] . Au lieu de : "comique", raturé.
[13] . Suivi par : "certainement", raturé.
[14] Bouclier aux morts.
[15] . Au lieu de : "corriger", raturé.
[16] . Au lieu de : "agréablement", raturé.
[17] . Au lieu de : "donnerait", raturé.
[18] . Suivi par : "Il m'a encore, de lui-même, parlé du projet, dimanche", raturé. Le projet étant le Temple.