Cahier n°24
1er nov[embre 1928]
Travaillé avec suite toute la journée à la grande statue Ader. Je ne suis pas très content.
État moral à moitié bon. Je suis quand même agacé de ces stupides attaques des journaux de droite, furieux de ce que j'ai fait le monument Combes. Je suis préoccupé de la façon dont Bechmann parlera du Temple à Honnorat. Très intelligent Bechmann. Si le climat de Paris n'était pas si terrible, je n'hésiterais pas à le suivre, puisque c'était ma première idée, ce cloître. Tout de même, couvert, ce serait mieux, beaucoup mieux. Rabattre énormément la coupole.
Visite de M. Hull, secrétaire de M. Macomber. Ce dernier est américain et veut offrir à la France un monument à l'amiral de Grasse. C'est à moi qu'il veut confier le monument, mais désire auparavant être sûr d'un bel emplacement. Ce sera chose facile. Très beau sujet. Projet dont m'avait déjà parlé le colonel B[entley] Mott.
2 [novembre 1928]
À la direction des beaux-arts. M. Verdier me confirme le vote de mes crédits pour les Fantômes (première tranche 1 500 000 F), me dit :
— C'est aussi sûr que ça peut être sûr.
Il faut maintenant fournir devis détaillé, divisé en deux parties, je n'ose y croire! Quelque chose surgira. Le fond de ma nature est pessimiste. Il faut reprendre contact avec les propriétaires des terrains.
3 [novembre 1928]
Chez André Gayot pour S[ain]te Geneviève. Il veut avec Sellier reprendre la question. La session du Conseil général aura lieu fin novembre, à mon retour d'Alger, par conséquent. Parmi les coupures de journaux, une vilaine note d'un journal appelé Charivari, où on me prête l'intention de faire un Lénine, où on annonce que les jésuites de Barcelone m'ont commandé un Christ, etc. Il paraît maintenant que les artistes doivent s'inscrire à un groupe politique...
Consolation de ces petitesses, cet après-midi, à la Fonderie[1]. Semaine anglaise. Les ouvriers étaient au repos. Ceux restés à la Fonderie sont venus me regarder travailler. Ils parlaient de mon Bouclier[2] en termes épatants. J'ai senti une admiration simple, compréhension et estime :
— Ça, tout de même, c'est de la vraie cire perdue, disait l'un.
— Ça, c'est un vrai travail de maître, disait l'autre.
4 [novembre 1928]
Charmant discours de Paul Léon sur Baudry, au banquet du centenaire Paul Baudry.
6 [novembre 1928]
À Suresnes. Henri Sellier, croyait que j'étais l'auteur de l'ensemble! Je l'ai détrompé. Posera de nouveau la question au préfet. Espérons.
Visite de Voisin. Il vient avec Noël que je n'avais pas vu depuis fort longtemps. Très content du bas-relief, maintenant. Disait en visitant l'atelier :
— C'est un type formidable, lui aussi.
L'autre type formidable auquel il pensait, c'était sûrement lui-même. Amusant cette vanité. Sincèrement, en face de moi-même, tout ce que j'entends dire de moi ne me fait aucun effet. Je suis sûr que je ne me "gobe pas". Je suis sûr que je peux faire de bonnes choses, si j'ai le temps. Je ne me "goberai" que si j'arrive à exécuter le Temple... Mais voilà le ministère par terre! Conséquence probable pour moi : Honnorat ne me donnera pas le terrain nécessaire. Et les Fantômes? Ah! Que ne suis-je peintre paysagiste!
Demain départ pour Alger. Le chagrin de notre petit Marcel[3] nous émeut. Ce petit est d'une incroyable tendresse, d'une extrême sensibilité, et si intelligent, si désireux de bien faire, j'ai de nombreuses raisons de ne pas prolonger ce voyage. Retrouver nos chers petits en sera vite la principale.
7 [novembre 1928]
Fini ce matin de retoucher la cire du Bouclier. J'ai pu corriger le coin un peu vide du motif dit, "la deuxième Marne". Ce qui eût été passionnant, ç'aurait été, avec beaucoup de temps, de tout reprendre dans la cire, matière ferme qui permet d'aller beaucoup plus loin que dans la glaise. Tant pis. Une fois de plus tant pis.
9 [novembre 1928 Alger]
Je m'y retrouve avec plaisir, avec Lily et Nadine[4]. La traversée a été abominable. J'ai eu le mal de mer! J'ai lutté tant que j'ai pu. J'en suis très vexé.
À l'arrivée nous avons trouvé les gentils Gaillard, Bigonet. Il nous dit que l'excellent M. Lung met à notre disposition sa voiture. Nous y empilons nos bagages. Pour arriver à l'Albert Hôtel, le chauffeur prend par les boulevards du bord de mer, de sorte que tout de suite Lily et Nadine peuvent voir le monument. De loin, très bonne impression. Les abords sont terminés. À l'hôtel, on nous donne deux belles chambres qui donnent sur lui. On le voit en plongeant. Le défaut architectural de l'escalier apparaît bien nettement. Ce trou de verdure est absurde. Les architectes sont gens bien compliqués. La plupart ne savent pas se servir de la sculpture. Les deux que nous avons eus sont particulièrement médiocres.
Aussitôt installés, nous redescendons et allons voir de près. J'ai de gros regrets. Il y a notamment une patte droite avant du cheval cavalier français qui est bien mal préparée! Ces Attenni ne travaillent plus consciencieusement du tout. Mais peut-être suis-je seul à voir.
Arrivée des architectes. Oui, vraiment médiocres. Ces deux qui ne sont, ni l'un ni l'autre venus une seule fois à Alger, durant tout le cours du travail, rejettent sur les autres les fautes émises. Ils sont très contents de leur "tapis de verdure" et prétendent que le mauvais effet vient de la façon dont la terre est mise! Monestès me dit que le gisant a l'air de travers. Il critique un tambour dans les bas-relief de Bigonet. C'est tout ce qu'il a trouvé à dire de la sculpture. Gras, rien du tout.
10 [novembre 1928 Alger]
À la mairie. Comme le secrétaire du maire parlait de l'escalier à prolonger devant le monument, voilà que cet imbécile de Gras déclare d'un air supérieur :
— Mais ce n'est pas notre avis.
Je n'ai pu m'empêcher de protester immédiatement contre cette incorrection.
Poids mort, ces architectes là. Nous nous sommes quand même serrés la main, avant de nous séparer...
Après le déjeuner, nous allons chez Brouty. Il revient du M'Zab et de Ghardaïa et parle avec enthousiasme de son voyage. Nous en montre de très bons dessins à la plume. Mais je ne crois pas qu'il y ait chez ce charmant garçon un tempérament puissant. Lucienne Favre le déclare menacé de tuberculose. Comme je lui manifeste notre désir de faire un tour dans la casbah, tout de suite il se met à notre disposition. Jamais autant que ce jour la casbah ne m'a donné une aussi forte impression de compression. Foule entassée, empêtrée. On ne sait si ce sont les maisons qui dégorgent dans la rue ou la rue qui déborde dans les maisons, car nous entrons dans plusieurs maisons, et dans les cours grouillent aussi femmes et enfants. Visite à un blessé de guerre. Amputé des deux jambes. Il est posé par terre, comme un tas. Il est gras. Semble heureux. Grâce à sa pension il a pu se payer une agréable femme. Quelle singulière impression, ce jeune arabe, habillé à l'européenne, terriblement mutilé, passant son temps à fumer cigarette sur cigarette, parlant français, et destiné à finir ses jours, ainsi, par terre, soignée par cette belle arabe, qui ne parle pas français, ne sort que voilée et doit recevoir de son mari, malgré ses jambes en moins, de fortes raclées. Cela doit être amusant d'écrire.
13 nov[embre 1928 Alger]
Madame Favre m'apporte un bel exemplaire dédicacé de Bab El Oued[5].
14 [novembre 1928 Alger]
Si j'avais du temps à perdre, je me serai amusé ce matin, pendant que cet arabe me dessinait. Encore un type à décrire. L'Arabe à la page, insinuant, intrigant, bluffeur, plat et arrogant, ayant des trouvailles de juifs. Il cale son carton contre mon épaule et me copie, son nez sous mon nez. De temps en temps il me montre l'avancement du travail. Pour finir, une décoration énorme. Et ce n'est pas tout. Il sort de je ne sais où un verre, un cadre, de la colle et le portrait m'est livré tout encadré, sous verre avec son petit crochet. C'est un petit bonhomme noiraud, à nez mou, et qui vous salue très joliment mais qui a l'air de vous détester.
Déjeuner chez le gouverneur. Voilà des gens qui ont l'air fort heureux d'être à leur poste. La demeure est magnifique. Au déjeuner, un certain M. Filouge qui arrive comme en ménage avec une certaine Mme Dreyfuss. Gens qui ont l'air fortement renseignés sur tout le monde. On parle de la formation du nouveau ministère. Il paraît que c'est Tardieu qui a l'idée de prendre Hennessy, pour avoir tout au moins la neutralité de l'Œuvre et du Quotidien dont Hennessy détient de gros paquets d'actions.
Visite à un céramiste qui forme des petits élèves arabes.
17 nov[embre 1928 Alger]
Retour de la trop courte tournée dans le sud. Il y a un siècle que la France est [6] en Algérie, ici qui le croirait... Il faut longtemps pour changer un peuple. Nous n'avons fait qu'effleurer les oasis et le désert. L'impression est quand même énorme et d'éternité[7]. Ces caravanes que l'on rencontre, ces innombrables troupeaux de moutons qui descendaient des hauts pâturages de l'Atlas. Sur la route, un cadavre, la tête coupée. Personne autour de lui. Son destin. Et nous passons comme les autres.
Boussaâda, son charme infini, dont certains n'ont jamais pu se détacher[8]. Nous nous sommes promenés à travers ses ruelles pleines de la même foule que depuis toujours. Nous nous sommes trouvés sur le minaret au moment où un vieux muezzin aveugle appelait les fidèles à la prière. Sa voix rauque appelait[9] par-dessus les toits. Dans la salle sombre, en dessous, les hommes priaient tantôt debout, tantôt à genoux, tantôt le front dans la poussière. Le soir nous sommes allés voir danser les Ouled Nails, avec les 3 officiers de la garnison, tous trois magnifiques dans leurs burnous rouges, très héros de l'Atlantide. Le lendemain, dans les vieux jardins, luxuriants, dans les colonnades de palmiers.
Brusquement on retombe dans le désert. La vérité ici, c'est le désert. De place en place des pierres assemblées dans un certain ordre indiquent des cimetières misérables. En très petit c'est très semblable aux demeures des hommes vivants. Jamais la misérable condition humaine apparaît aussi lamentable. Si l'on grattait ce pauvre sol pierreux, retrouverait-on même les os? Mais dans l'oued les laveuses dansent sur leurs loques ardentes. Et nous rentrons à l'hôtel dans le sillage de hauts chameaux. Quelles belles bêtes.
Nous avons été à la fameuse zaouïa[10] d'El Hamel. C'est une ville sainte. Quel beau mot [11]. Notre auto entre dans cette ville grise sans étonner grand monde. Sur le rempart, des êtres immobiles, de la même couleur que les murs et que le sol, ne tournent[12] même pas la tête. Une rue montante bordée de maisons qui semblent toutes en ruines. Une place où déjà un car-auto est rangé. Heureusement il n'avait pas amené d'autres touristes comme nous, mais des pèlerins! Nous pouvons pénétrer dans la mosquée. Construction moderne, sans aucun, aucun caractère. Le muezzin, un grand gaillard borgne, l'air d'un forban, nous installe dans un coin en nous indiquant l'extrême limite jusqu'où nous pouvons nous avancer. Lecture du Coran. Grande prière. Puis les fidèles se précipitent dehors. La mosquée est au centre d'un grand quadrilatère. Ce quadrilatère, sorte de cloître, est composé d'une succession de cellules dans lesquelles, aussitôt la prière terminée viennent s'engouffrer les élèves. Ils sont là plusieurs centaines. La ville n'est habitée que par eux. La ville est propriété de la mosquée. Sont envoyés à El Hamel les enfants qui au bout de deux ans d'école ont appris à lire et à écrire et se destinent à enseigner le Coran. À El Hamel on apprend le Coran. Voici comment on apprend le Coran :
Dans chaque cellule des groupes de dix à douze enfants se forment autour d'un professeur. Chaque enfant doit apprendre par cœur une sourate. Il l'apprend en la récitant à haute voix, indéfiniment. Chacun apprend une sourate différente. Tout le monde récite en même temps. Dans chaque cellule il y a deux ou trois groupes d'une douzaine d'enfants. Au milieu de chaque groupe, le professeur qui s'appelle je crois le tolba, assis en tailleur, une longue baguette à la main, écoute et allonge un coup de sa baguette sur celui qui se trompe. Un bon tolba peut ainsi, dit-on, entendre une douzaine de versets différents récités en même temps et discerner la moindre faute. Cela dure[13] du matin au soir, dans un bruit assourdissant. Deux années de cette éducation font un tolba, c'est-à-dire un homme connaissant le Coran par cœur, capable de dire la prière et d'enseigner le Coran. Puis viennent les medersah supérieures où on apprend les commentateurs du Coran. Ainsi parvient-on à la sainteté.
Sur la ville sainte plane le bruit des voix d'enfants qui sortent d'elle. Elles vous suivent à travers les ruelles comme un murmure du désert. Elles vous poursuivent jusqu'à ce gué de l'oued, tandis qu'elles accueillent les âniers que nous croisons. Mais l'auto malheureusement empêche de bien sentir la poésie profonde de tout cela. Le toit nous prive du ciel. Le bruit de la machine nous prive des bruits humains.
Les hurlements rauques des chiens kabyles nous rendent prudents pour pénétrer dans les célèbres jardins Ferrero[14], oasis dans l'oasis. Les plantes les plus diverses poussent les unes contre les autres, étroitement serrées, mandariniers, citronniers, hautains palmiers, amples cèdres, rosiers, et tous les légumes du monde, tout cela sur des tapis de fraisiers et de violettes. Cela s'empile[15] sur une longueur de plusieurs kilomètres et cent mètres de large. De chaque côté de cette zone, immédiatement c'est le désert. Les roses qu'on y trouve sont les roses de sable.
Et en rentrant nous achetons, trop cher, de beaux voiles, décorés avec un goût étonnant de broderie rouges, travail des peuplades de l'extrême sud.
Le 17 retour vers Alger; nous passons par une région de marécages et avons la chance d'apercevoir de longs étangs bleus[16] dans lesquels se reflètent des arbres immenses. De près ce ne sont plus que de pauvres petites touffes d'herbes grillées par le soleil. Puis ce sont de nouveau les montagnes de Kabylie, déjeuner à Bouïra, voir que le paysage. Plus que les montagnes, j'aime ces caravanes qui dévalaient des montagnes. J'aime plus l'homme qui cultive, que le champ cultivé.
19 [novembre 1928 Alger]
Il est vraiment extraordinaire ce grand singe noir du jardin d'Essai. La vie animale est seule intéressante. Que de choses il y aurait aussi à faire avec les animaux. Ce singe est parmi les plus curieux que j'ai vu, se tient presque toujours debout, ses bras immenses légèrement repliés, parce qu'ils sont tellement longs qu'ils toucheraient le sol. Tout ce jardin d'Essai est fort beau. Certaines parties, où l'on se promène au milieu d'arbres immenses [17], supportés par des racines entremêlées comme d'énormes colonnes tordues, qui portent le tronc à plusieurs mètres au-dessus de terre, vous donnent certainement une impression de forêt tropicale. Contraste de ce spectacle immuable et impassible avec cette malheureuse casbah où nous sommes retournés.
19 [novembre 1928 Alger]
Triste, la visite chez Rochegrosse. Il est devenu un petit homme gras et rose. Il a conservé son regard droit et sincère. Mais quelle pitié devant l'aboutissement de tant d'intentions grandes. Nul doute que cet homme avait de hauts désirs. Il a osé beaucoup. Il a réussi peu. Le voilà aujourd'hui, uniquement absorbé dans son deuil, et peignant d'invraisemblables folies pour évoquer sa femme, chanter ses vertus, immortaliser sa douleur. La douleur n'est pas toujours une inspiratrice heureuse. Mais après tout, cela est secondaire. J'emporte de ma visite surtout le souvenir d'un être exquis et très malheureux.
Déjeuner chez M. Lung qui donne à Nadine[18] un charmant burnous de la région de M'Zab. Dîner chez M[aîtr]e Rey, où nous retrouvons Halagar. Nous parlons du jugement du concours de demain. Je donne à M[aîtr]e Rey le même conseil que j'ai donné tout à l'heure au commissaire[19] général de l'Exp[osition]. Ne juger que devant les maquettes. Procéder par élimination. Ainsi, impossible aux combinaisons de réussir. Pas de coup de surprise à craindre. Succès certain pour Bouchard. Son projet n'est pas extraordinaire. Son groupe principal est trop un démarquage du groupe de Genève [20]. Il y avait une chose autrement émouvante à faire. Mais ce projet est quand même le meilleur.
Demain départ. Quand reviendrai-je en Afrique?
De tout ce que j'ai vu durant ces derniers séjours, quelle œuvre ai-je le plus envie de faire? C'est singulier, dominant tout, même de voyage dans le sud, c'est un tableau :
Cette scène dans un bouge, quatre vieilles prostituées flétries à moitié ivres, se versant des verres de vin rouge, dans une salle grouillante d'un peuple bigarré, sous une lumière artificielle. Le fond, une rue de lupanar où circule une misère silencieuse. Après tout ce serait assez expressif de ce qu'a fait l'Europe du musulman des villes. Un raccourci terrible du destin de la casbah. Quelle autre vision?
Alignés devant un comptoir luisant quatre ou cinq bonshommes dont on ne peut savoir si ce sont français du sud, espagnols, italiens ou arabes habillés à l'européenne. En face d'eux, de l'autre côté du comptoir qui est entre eux comme une barrière sociale, un gros gaillard gras, visage marron, cicatrices de petite vérole, dont le geste est de toujours remplir un verre, comme un tic. Se détache sur un fond de bouteilles aux étiquettes multicolores. Mais la lumière court entre, sur la barrière sociale, où elle illumine les petits verres d'anisette couleur d'aigue-marine, fait reluire le zinc du comptoir, et se perd vers la fenêtre qui donne sur la rue [21]. La lumière ne semble pas venir du dehors, mais de ces verres, de ce zinc, de ces bouteilles, de cet alcool.
Carrière disait : "C'est dans la rue qu'il faut apprendre l'art". Il avait bien raison. Pour sortir de l'impasse où l'art moderne est engagé, se prend de plus comme dans un piège, il faut regarder la rue. Le piège des musées. Le piège de l'archaïsme. Le piège des cénacles, des mouvements d'avant-garde, le piège du "style".
24 [novembre 1928 Boulogne]
À peine débarqué, un téléphone du sénateur Chapsal, me convoque à déjeuner chez lui. Je retrouve M. Coyrard, M. Landrau, Palmade, M. Fort. Pour décider ce que l'on doit faire. On me demande d'exécuter le buste en bronze. Ça fera moins bien. Autrement il sera de nouveau cassé, croient ces messieurs. Je ne le crois pas.
Le 20, départ d'Alger. Au moment où le bateau levait l'ancre, arrivent joyeusement M. Lung, Halagar, etc., nous annonçant de loin par des gesticulations désordonnées et des jambades, que le projet Bouchard - Bigonet a le prix. Bigonet modeste.
En débarquant à Marseille nous filons à Toulon, voir Roustan. Matinée du 22 au Brusc. Que c'est beau!
À notre arrivée à Paris nous apprenons le grave accident arrivé à Ladis et Lily en auto, heureusement sans conséquences trop sérieuses.
23 [novembre 1928]
Je me souviendrai toujours de ce retour d'Orléans dans la tempête. Ladislas n'est pas mal. Mais Lily[22] a été très sérieusement touchée. On craint des fractures ou fêlures des côtes.
29 [novembre 1928]
Chez Taillens. J'ai trouvé la définitive présentation des Fantômes. Je ne crois pas qu'on puisse faire mieux. Ce socle avançant en coin, c'était littérairement une bonne idée. Séduisante d'abord. J'ai demandé à Taillens de chercher un dessin avec le parti contraire. C'est-à-dire, défoncer la colline, l'ouvrir comme une tranchée dont jailliraient les morts dressés. Voilà pour le grand motif. Aux pieds, une plate-forme. Puis, à travers le bled, des Fantômes à la route, des paliers, autant que les années de guerre. Et au bord de la route, marchant dans la plaine, une grande figure de La France en marche. Le paysage et la sculpture intimement mêlées, la vraie architecture du monument étant le paysage. Pour cette figure de La France je vais chercher à nous sortir enfin de ces ersatz de Minerve. Grosse difficulté. Ce sera une figure en marche. Elle sera vêtue d'un long manteau brodé à plis droits, entièrement brodé de bas-reliefs de l'histoire de France. Réaliser cela en granit, sera-ce possible?
Visite de Marie Kummer, femme fort belle, qui peut-être pourra me trouver, parmi ses élèves danseuses, le modèle du Cantique des cantiques.
Dessin du projet pour le comte de Grasse. L'idée me semble bonne. Un grand bas-relief représentant une scène de combat naval, devant lequel, en ronde-bosse, se détachera la statue de l'amiral.
30 [novembre 1928]
Dîner chez Marcel Knecht. Les autres convives : Monseigneur Mério, un singulier prélat, ne parlant que de lui, décoré sur toutes les coutures; il porte sur lui une bonne douzaine de ses photographies en carte postale qu'il distribue, fondateur d'une œuvre de secours pour les petits chinois abandonnés. L'architecte Lebourgeois. M. et Mme Coupée, des gens d'Action-Française. M. et Mme Brenner, directeurs d'un Hôtel-Palace à Baden-Baden, je crois. La femme est assez jolie, longue, mince, et d'expression charmante. Rien de particulièrement intéressant ne fut dit durant le dîner. Je m'intéressais surtout à l'hôtelier allemand et au prélat. J'admirais la capacité de l'un et de l'autre d'absorber du champagne. L'allemand surtout. Il ne pensait qu'à ça. Il ne parle que des qualités du champagne rencontré durant son voyage. Le prélat était très excité par sa voisine. Il lui malaxait le bras sous tout prétexte et chaque fois qu'il lui adressait la parole. Il essaya quelques attaques sous la table. Tout à coup la jeune femme eut un geste brusque de surprise et écarta précipitamment sa chaise. Tout le monde s'en aperçut, mais personne n'en eut l'air. L'allemand leva le nez de sa coupe et dit :
— Ma femme a encore des étonnements de jeune fille.
Marcel Knecht est un homme tout à fait charmant. Je connais peu d'hommes aussi séduisants.
[1] . Suivi par : "Samedi après-midi", raturé.
[2] Bouclier aux morts.
[3] Marcel Landowski.
[4] Amélie et Nadine Landowski.
[5] Roman de Lucienne Favre.
[6] . Au lieu de : "que nous sommes", raturé.
[7] . Suivi par : "Seulement sur le route", raturé.
[8] . Au lieu de : "se débarrasser", raturé.
[9] . Au lieu de : "criait", raturé.
[10] . Confrérie rahmania.
[11] . Suivi par : "Quelle pauvre chose", raturé.
[12] . Au lieu de : "ne se dérangent", raturé.
[13] . Au lieu de : "cela se passe", raturé.
[14] . C'est le moulin Ferrero avec son barrage.
[15] . Au lieu de : "Cela s'étend", raturé.
[16] . Au lieu de : "des étangs immenses", raturé.
[17] . Au lieu de : "énormes", raturé.
[18] Nadine Landowski.
[19] . Au lieu de : "président", raturé.
[20] . Il s'agit du monument de la Réformation.
[21] . Suivi par : "Mais cela, c'est quand même la vie. Et c'est plus", raturé.
[22] Femme de Ladislas Landowski.