Novembre_1904

Cahier n°1

9 novembre [1904 Rome]

Dîner à la Villa, le lieutenant Camus ami de Bigot, les camarades de Lille. Le lieutenant Camus me raconte des histoires intéressantes : cérémonie bouddhiste à Ceylan ; offrandes de fleurs ; les gens nus dans le soleil ; vie des officiers à bord, au fond oisiveté et ennui ; départ d'une caravane de pèlerins pour la Mecque ; la danse de deux guerriers combattant sur un rythme, doit être une des plus belles et vraies impressions antiques, réalisée !

Kunc a très bien joué l'ouverture du Tannhäuser. L'ouverture me plaît toujours... La Marche, jouée également ne m'avait jamais semblé aussi vulgaire. Je ne l'aime plus.

Vu l'esquisse du dernier envoi de Bouchard. Ce sera très très bien.

12 novembre [1904 Rome]

Reçu lettre de William [1] entrevue Barrias. Énorme. Mon pauvre patron ! Voir d'une façon si compliquée une chose si simple. Serais presque heureux que l'Académie me refusât. Cela me libérerait. Ainsi je ne livrerais mon groupe que l'année prochaine, complet il aurait toute sa signification.

Presque terminé le buste de Madame Philippe. Enfin ! Question du marbre. Merveilleux pour le portrait. Mais les marbres de seconde qualité dont on se sert généralement pour faire les statues est ignoblement laid. Mieux vaut le bronze.

13 novembre [1904 Rome]

Bonne surprise ! Arrivée de David. Quand on se revoit à distance, on s'aperçoit plus qu'on vieillit et qu'on change. Son succès dernier lui a donné une belle assurance. Ce qui lui plaît le plus chez moi sont les Aveugles[2], La Chute d'Icare, le buste du petit rieur[3]. L'idée des trois bustes réunis ne lui plaît pas. Le buste de la Vieille [4], il n'y a rien compris. Mais en somme c'est un homme qui se dégage d'une formule pour entrer dans une autre. Voilà tout. Il a fait ce que tout le monde fait aujourd'hui. La fameuse sculpture blonde ! Les plans. Évidemment ils ont raison. Mais ce n'est pas tout. Ce qui doit primer avant tout c'est l'expression du sujet. Se fiche de l'arrangement pourvu que l'idée soit exprimée. Aussi bien, quand une idée est exprimée définitivement, le reste est bien, forcément. Ce qui importe ce n'est pas de trouver des plans qui fassent bien. Nous sommes alors uniquement dans l'art décoratif. Visons plus haut. Des oppositions de plans ne suffisent pas. L'idée générale à exprimer vaut plus, vaut seule. Cela passe avant le côté décoratif.... Les Fils de Caïn m'ont semblé lui plaire. Le Chopin l'a emballé. L'idée de Prométhée, le poing en l'air aussi. Au nom de sa formule, il condamne la silhouette. Stupide !

Promenade à travers Rome. Pris le thé à Santa Prisca. Ce paysage me paraît toutes les fois plus beau.

14 novembre [1904 Rome]

Apprenons avec stupeur que Barrias est présenté en seconde ligne comme futur directeur. C'est effrayant ce que ceci nous a peu réjouis. Pauvre homme ! Son étroitesse d'idée le fait abandonner de tous ses élèves. Et ce serait si facile d'être le vieux patron et le vieil ami !

19 novembre [1904 Rome]

Bronze accordé. Attention délicate de Guillaume de me télégraphier.

20 novembre [1904 Rome] Via Appia

Promenade heureuse avec David et Amelia. Rencontré Monchablon, Sieffert, Penat. Allés jusqu'au merveilleux tombeau des Horace. Dans le cirque Maxence un troupeau de moutons et son vieux berger typique. La joie des petits agneaux, leur exquise façon de se mettre à genoux pour téter.

22 novembre [1904 Rome] villa Albani  

Avec Bouchard, David et Bigot, sur l'invitation du comte Primoli, sommes allés visiter la fameuse villa Albani. Appartient à la famille Torlonia. C'est évidemment une riche collection, au point de vue de la quantité. Mais ressemble à toutes les collections romaines en ce sens que les trois quarts sont absolument dépourvus d'intérêt. Remarqué surtout, dans la loggia d'entrée, une figure assise de femme romaine, grandeur nature. Merveilleuse ! Dans les salles supérieures, un petit bas-relief représentant des danses, le fameux bas-relief d'Orphée et Eurydice. Un morceau de combat, où il y a un cheval et deux personnages combattant. Ce morceau rappelle les plus beaux morceaux grecs. Je crois que c'est une métope du Parthénon. Quant au jardin, il présente de merveilleux aspects : Pins parasols, cyprès, etc.

De là, sommes allés chez Anderson acheter de nombreuses photographies ratées.

23 nov[embre 1904 Rome]

Déjeuner chez comte Primoli. Charmant petit déjeuner dans le petit salon fameux, sur le plafond duquel sont inscrits tous les noms des littérateurs célèbres sous l'Empire. Le comte Primoli reçoit avec une familiarité que seul un prince sait avoir. On sent un grand seigneur dans son laisser-aller, dans son allure lassée. Et c'est bien l'impression d'un homme lassé. D'un homme lassé et qui s'ennuie profondément au milieu de ses richesses et de ses amis. Il a trop d'amis sans doute et point d'ami. Ce fut un petit déjeuner romain. David et Bigot. Le comte Primoli sait raconter de jolies petites anecdotes sur des gens connus :

La Jeunesse à table à côté de Mme Forain lui faisait du pied. Mme Forain, faisant allusion à la réputation pédérastique de La Jeunesse, dit à son mari :

— Voilà La Jeunesse qui cherche à se réhabiliter.

Cela tout haut. L'autre se tait. Après dîner, Forain raconte sa vie et disait :

— Ah ! J'en ai mangé de la vache enragée !

La Jeunesse :

— Ce n'était pas une raison pour l'épouser.

Après le déjeuner sommes passés voir la fouille de Bigot. Encore rien.

29 novembre [1904]. Villa Hadriana. Tivoli

Avec David, partis pour la villa Hadriana et la villa d'Este. Une de nos plus heureuses journées. Il y avait plus d'un an que je n'avais revu les villas Hadriana et d'Este. Plus belles encore je les ai trouvées, si différentes, expression chacune d'une époque. Excessive, la villa Hadriana à travers les siècles et les végétations qui recouvrent ses ruines, c'est l'Empire romain épateur, empiéteur, d'un luxe sans mesure, dont tout le monde vit, autour duquel tout le monde gravite. Cela s'affiche, s'épanouit dans le plein soleil. La villa d'Este, c'est le XVIIIe siècle à Rome. Besoin de décor, d'épatement aussi. Mais il n'y a plus de soleil. Exquis d'intimité, plein de goût, cet extraordinaire jardin fait cependant penser à un cimetière. À un cimetière de poètes, sur les tombes desquels pleurent des sources, mais à un cimetière. Malgré ses ruines, la villa Hadriana vit. La villa d'Este, en bon état de conservation est morte, fait penser à la mort. Tout le paganisme et tout le christianisme dans ces deux villas.

Fait la connaissance de M. Thenier, lieutenant de cuirassiers, qui nous fit une curieuse confession. C'est un libéré moral. Son histoire est curieuse. Nous nous sommes revus et je pense bien que nous serons amis.

 


[1]    William Laparra.

[2]    Porteuses d’eau aveugles.

[3]    L’enfant rieur.

[4]    Vieille pierreuse.