Cahier n°24
1er décembre [1928]
Chez Druet, l'exposition de Launois. Celui-là regarde la rue. Mais il ne regarde que certaines rues. Et ces rues là, que ce soit à Alger ou à Marseille, à Tunis ou à Naples, elles sont toujours pareilles. D'où la monotonie anecdotique de cette exposition. Le procédé (gouache), ne permet pas de grandes sensibilités de couleur. Ainsi cela conserve-t-il un caractère de notes, de sympathiques croquis. La grande chose humaine reste à faire. La documentation est à présent suffisante. Mais Toulouse-Lautrec n'a-t-il pas déjà dit tout cela, mieux?
2 [décembre 1928]
M. Hugues Citroën venu me demander de faire le buste de sa fille la plus jeune. Ce sera un buste difficile.
4 [décembre 1928]
À la réunion de l'Amicale, Morlon vient à moi et me demande si je travaille toujours pour M. et Mme Prince. Je réponds vaguement, assez étonné :
— Parce que, me dit-il, ils sont venus me demander de faire le buste de leur fils, et j'ai appris qu'ils vous l'ont demandé à vous aussi.
Ils se conduisent vis-à-vis de lui à peu près comme vis-à-vis de moi, restant des temps infinis sans venir, puis arrivent à l'improviste et désireux que l'on se consacre à eux complètement. Je dis à Morlon que l'un n'empêche pas l'autre, et que du moment qu'ils ne lui ont rien dit de moi, de même qu'ils ne m'ont rien dit de lui, nous n'avons qu'à ne pas nous préoccuper. Pour moi, il y a au moins six mois que je ne les ai plus vus.
6 [décembre 1928]
Hier soir, à la soirée de la présidence de la Chambre. Il reste la vision de cette merveilleuse jeune fille, qu'est la fille de Robert Reynaud. Il faudra qu'un jour je fasse d'après un être aussi beau, une statue grandeur nature, en toilette moderne. J'en vois très bien l'interprétation sculpturale. Il faut absolument que je trouve dans cette voie ma statue de La France pour la butte de Chalmont. Si un jour, pour une décoration d'un monument moderne j'avais à sculpter les muses, je les habillerai comme de nos jours.
Curieux téléphone du journal Chicago Tribune, pour me demander la photographie de l'esquisse du monument Douglas Haig, dont ils m'ont dit avoir lu que j'avais reçu la commande, dans un journal du Pas-de-Calais. Je n'en sais absolument rien.
7 [décembre 1928]
Le budget des beaux-arts est voté, avec mon budget spécial pour les Fantômes.
Chez Madame Pomaret. Il y a là de bien belles choses. Retrouvé les visages habituels. Roland-Marcel raconte d'intéressantes choses sur les Bibliothèques d'Amérique, d'où il revient d'un voyage d'études.
8 [décembre 1928]
À la séance annuelle de l'Académie des Beaux-arts, Paul Léon me confirme que le budget des Fantômes est voté.
10 [décembre 1928]
Visite de ce centre d'études américain sous la direction de M. Digeon. Tout le monde m'a semblé très intéressé, surtout une dame journaliste qui s'appelle Mme Monroe. Elle me dit vouloir absolument faire exécuter le Temple, qu'elle fera dans ce but, des conférences en Amérique.
12 [décembre 1928]
Les séances avec la jeune Mlle Citroën ne vont pas très bien. Elle pose très régulièrement. Mais buste très difficile. Les traits sont très caractérisés, mais en contradiction avec l'extrême charme et la jeunesse de ce joli visage. Un des bustes les plus difficiles.
Par contre, la médaille de M. Lanson, commencée aujourd'hui vient tout de suite. Conversation très intéressante. Nous parlons du livre de Escholier sur Hugo[1]. M. Lanson me dit qu'il ne fait pas de doute que Mme Hugo fut la maîtresse de S[ain]te-Beuve. À propos de Clemenceau, me dit que Perrin est venu expliquer à ce vieillard toute la physique nouvelle à quoi il a adapté la philosophie de son dernier livre, Au soir de la pensée.
13 [décembre 1928]
Au déjeuner de la Renaissance, P[aul] Léon nous confirme tout ce qu'on raconte sur la mort de Bokanowski, son départ retardé parce qu'il avait été passer la nuit à Bar avec sa fameuse maîtresse, etc [2].
Taillens a terminé le dernier dessin du projet des Fantômes. Je ne crois pas qu'il y ait rien à redire maintenant. Je suis très content.
15 [décembre 1928]
À déjeuner à la maison, les Pierné, A[lbert] Sarraut, les Artus, Riou, Mme Long, Marthe Millet. Après le déjeuner, Marthe enlève Riou qu'elle emmène prendre des leçons de danse.
16 [décembre 1928]
Comme nous arrivions au Louvre, pour la réception de Verne, j'aperçois, descendant l'escalier, M. Cruppi. Je préviens Lily et poussant la porte vitrée nous allons vers lui, les bras étendus. Il cherche d'abord à faire semblant de ne pas nous voir. Puis, comme aucune porte ne se trouve dans le mur pour lui permettre de se sauver, il fait semblant d'être submergé par une émotion intense. Je l'accompagne au vestiaire et lui dis :
— Nous allons vous accompagner.
Il répond :
— Non, non, ce n'est pas la peine.
Nous insistons et sortons avec lui. On ne sait pas trop quoi se dire. Il y a, il y aura toujours cette aventurière entre nous et lui. Je lui dis enfin :
— Et bien, quand viendrez-vous nous voir?
Alors le voilà qui part avec les phrases préparées d'avance :
— C'est à vous de venir. C'est votre devoir d'envoyer les enfants, etc.
Curieux comme ce sont toujours ceux qui n'accomplissent pas leur devoir qui parlent de celui des autres. Il fait un vent du tonnerre. Nous le quittons après une trentaine de mètres. Il nous dit avec des trémolos :
— Il faut que je marche.
Et nous quitte comme s'il était ému. Mais il n'a pas eu le moindre élan sincère. Son seul désir sincère est d'humilier sa fille devant son ancienne maîtresse épousée. Je suis sûr qu'aussitôt après nous avoir quitté, il s'en allait, guilleret, pensant "ouf!"
Chez la jeune comtesse de Fels, un autre vieillard encore plus antipathique, ce vaniteux comte de Fels. Comme je lui serre la main et lui dis que je lui trouve bonne mine :
— Ah! Vous ne me trouvez pas l'air vieux.
Je ne sais quel imbécile, à propos de son buste qui est un de mes meilleurs bustes, lui a dit que j'avais dit que je lui trouvais l'air vieux. Depuis il m'en veut, ce jeune homme de 70 ans.
Un jeune camelot du roi se fait présenter à moi. Il vient s'excuser d'avoir pris part à l'échauffourée de Pons et me promet qu'on ne recommencera pas.
19 [décembre 1928]
Visite de Vincent Auriol et de M. de Manthé. Ils sont emballés de mon Icare qui est en effet très bien. Pour l'inauguration tout va s'arranger. M. V[incent] A[uriol] ne semble pas tenir à inaugurer au moment de la visite du président de la République en juin prochain. Il ne sera pas possible d'inaugurer avant le printemps 1930. Je n'ose pas trop le dire et la chose reste dans le vague.
Je ne suis pas fâché d'apprendre que cet Anquetil, le directeur de La Rumeur est arrêté. Rien que le titre de ce journal! La démission de M. Dumay du Quotidien m'attriste. Je ne peux pas le croire malhonnête.
Écrit à François-Poncet pour lui demander audience[3], pour lui montrer les dessins des Fantômes.
20 [décembre 1928]
Dîner chez M. H[ugues] Citroën. Convives divers dont André et sa femme. Celle-ci me raconte qu'à Deauville on voyait souvent cette Mme Hanau, dont l'allure était incroyable. Petite grosse bonne femme, genre affreusement vulgaire. Se promenait dans la salle de jeux suivi d'un valet portant une corbeille remplie de billets de banque. Avait complètement conquis cette Mme Joseph à qui on lui vit faire la cour comme un homme et qui après la conquête, en quelques mois, se transforma, eut l'air complètement vidée.
22 [décembre 1928]
En allant à l'Institut, rencontre Umbdenstock. Sous son bras un gros carton. Il me tient des propos complètement fous sur ses découvertes chiffrées. Il a mis le génie de Phidias, Michel-Ange, etc., ... en épures!
Élection triomphale de Defrasse.
26 [décembre 1928]
Porte à Verdier les dessins des Fantômes. Je lui ai exposé la situation Taillens.
28 [décembre 1928]
Lettre de M[aîtr]e Rousset à Lily pour lui annoncer, de la part de son père, qu'il était l'heureux père d'une petite fille[4]. Pauvre vieil homme. Pauvre petite fille.
29 [décembre 1928]
Délicieuse lettre de Paul Léon pour me remercier de l'esquisse de Prométhée. Entrevue avec F[rançois]-Poncet. Il est de ceux qui considèrent la guerre comme "fatale". Ne me paraît pas avoir une mentalité très libérée.
Banquet de École normale. Discours délicieux de F[rançois]-Poncet, de Paul Léon. On est très agité parce qu'on craint une chute du ministère. Schneider me demande pour son Histoire de l'Art une photographie de mon Héros. Rosenthal, le critique, professeur à Lyon, vient à moi :
— Quels idiots, me dit-il, d'avoir voulu tourner autrement votre S[ain]te Geneviève!
Il comprend que je suis parmi les "quels idiots" et la conversation tombe.
[1] . Raymond Escholier, Victor Hugo artiste.
[2] . Suivi par : "Que cette histoire était racontée dans un", raturé.
[3] . Au lieu de : "entrevue", raturé.
[4] Noëlle Cruppi.