Cahier n°25
8 avril [1929 Boulogne]
Retour après un voyage sans accroc. Deux belles journées d'auto, dont une, le dimanche matin, au départ de Lyon, fut terriblement froide. Les collines étaient couvertes de neige. J'ai conduit vendredi de 8 h du matin à 6 h ½ du soir. J'ai conduit samedi de 8 h du matin à 9 h ½ du soir. Plus de 13 heures. Nous avons fait Lyon-Paris sans fatigue.
Décidément la vie trépidante reprend. Comme c'est mauvais pour la pensée et le travail! À peine arrivé je trouve des tas de convocations, de jurys, de comités, etc. Pour commencer ce matin, Artistes français, jury de sculpture dont on m'élit président. Que de coups de sonnette, de coups de téléphone, de visites cela me promet! Après la constitution du bureau, nous avons donc passé devant ces centaines de bustes et de bibelots, dont bien peu ont de l'intérêt. Presque tout cela devrait être refusé. Mais presque tout a été reçu.
À la direction des Beaux-Arts, M. Pinardon me dit que ma lettre de commande va m'être envoyée ces jours-ci. Ce jour-là, je serai vraiment content. Reçu lettre du s[ou]s-préfet de Montreuil[-sur-Mer] pour la statue du maréchal Haig. Ceux-là aussi vont être trop pressés. Il faudra se défendre. Ce sera une bien belle statue à faire. Je vais essayer de faire un cheval la tête baissée, ce qui donnera un bon aspect de face [1]. Effet [2] assez identique à celui des cavaliers latéraux du mon[umen]t d'Alger.
Téléphone de Cappiello me demandant si on pourrait inaugurer Paul Adam ce mois de juin! Je leur avais pourtant dit à tous que je ne serais pas prêt avant l'année prochaine!
Bon travail avec la jolie Lina au bas-relief du couronnement d'Estournelles de Constant.
11 [avril 1929]
Effet du bon repos. Apporté des corrections très importantes et décisives à Sun Yat Sen. a pris d'excellentes proportions, du style. La difficulté n'est pas actuellement que dans l'interprétation des chaussures. Comme les chinois d'aujourd'hui ou bien vont les pieds nus (le peuple), ou bien ne portent plus que nos chaussures de cuir, impossible de chausser mon président, comme ce serait le mieux, de ces grosses chaussures à bouts recourbés, à semelles épaisses.
Ma stèle Farman fera très bien. Le mélange de sculpture et d'inscriptions est d'un heureux effet.
Travaillé aussi au bas-relief du couronnement d'E[stournelles] de C[onstant]. Presque terminé.
Téléphone de la part de M. Painlevé, m'annonçant sa visite pour samedi. Id[em] du ministre de Chine, pour le même jour. Cela va m'empêcher d'aller à l'Institut. Ma foi, dans ce moment, où je suis si souvent dérangé, excellent prétexte à rester à travailler.
Encore une longue réponse de Laprade, qui répète ce qu'il m'a écrit une première fois. C'est sans intérêt. Ses réponses me montrent pourtant que j'ai bien fait de lui reprocher son manque d'égards. Affaire classée. Je ne lui garde aucune rancune, et, au fond, il me reste sympathique. Je lui répondrai gentiment. Un mot très court.
Visite de Rouge. Ma combinaison d'architectes n'est pas bonne.
12 [avril 1929]
Statue Sun Yat Sen[3]. J'y travaille comme à une œuvre qui ne me serait pas commandée. Les corrections apportées depuis mon retour ont fait gagner considérablement. Les chaussures européennes ne me paraissent pas choquer.
Repris la patine du Bouclier. Changement énorme, grande amélioration. Les négligences d'exécution comptent beaucoup moins. Je crois que ce sera un succès. Mais.
Mais téléphone de d'Andigné. Il en tient pour son entourage de chaînes! pour "asseoir le monument"... Heureusement il fixe un rendez-vous commun le 5 mai, où il va convoquer cinq ou six personnes. Chacun donnera son avis. Et ce sera idiot. J'ai prévenu Gautruche. Quand je le verrai, je lui dirai de tout préparer pour faire l'entourage dont nous étions convenus. Entre le 5 mai et le 2 juin, il n'y aura pas le temps de rien faire d'autre. Ce d'Andigné est très gentil, mais je crois que c'est un imbécile.
Lettre exquise de Dezarrois qui me demande si j'accepterais de faire le monument Foch sur son tombeau aux Invalides. Je ne répondrai évidemment pas non!
13 [avril 1929]
Chez Julian un modèle extraordinaire, un hindou, un siamois, je ne sais. Mais j'ai rarement vu une tête avec un tel accent de sauvagerie. Je vais en faire une étude. De l'activité de l'artiste, on peut dire : "aux projets à exécuter s'ajoutent chaque jour des projets nouveaux que tel événement, telle rencontre suggèrent." La vie est inépuisable. Nous ne sommes que de pauvres mortels à la vie courte. C'est une vie magnifique, certes. Mais quel supplice, cette impuissance devant la limite.
Au Salon. Je ne sais pas encore ce que je vais exposer. En tout cas la S[ain]te Geneviève. Puis, peut-être la stèle Farman ou le buste de Riou[4]. J'hésite.
Revoyant travail d'hier sur S[un] Y[at] S[en], je trouve la partie basse trop peu intéressante. J'exagère exprès la longueur de la robe. Décidément beaucoup mieux. Visite du ministre de Chine. Très content. Quel œil juste ont ces gens-là! Il s'est rappelé exactement ce qu'il y avait lors de sa dernière visite et m'a tout de suite signalé les modifications que j'avais apportées et qu'il a approuvées.
14 [avril 1929]
Avec le docteur Thaleimer, visite de l'emplacement probable pour le monument des Crapouillots. Au carrefour du moulin de Laffaux nous avons trouvé un endroit parfait. Tout le comité de ce monument était là. Des types tous bien sympathiques. Mais j'ai eu un grand regret, en nous promenant ensuite, en arrivant au commencement du Chemin des Dames! Là était le vrai emplacement pour les Fantômes, à la bifurcation de la route de Laon à Soissons et du Chemin des Dames, à la place de ce calvaire grotesque, maigre et si mal exécuté. C'est vraiment dommage, dommage.
En arrivant à la maison, Lily m'apprend que M. François-Poncet a téléphoné. Je le rappelle comme il avait demandé que je fasse. C'était pour me parler de ce projet monument Foch dans la crypte des Invalides. Il me fait allusion aussi à l'aménagement de l'esplanade,... pour l'avenir. Décidément c'est un homme d'action. Je reviens sur certaines prétentions. Je dois aller le voir aussitôt que j'aurai visité la crypte. Mais quel programme difficile!
15 [avril 1929]
Journée perdue. Matin sujet pour le concours de Rome. Matinée coupée en deux. Étude de l'appareillage du mon[umen]t Ader. Après-midi, concours des places. Ce soir je suis inondé de petits papiers que me portent les concurrents, représentant leurs esquisses. Je leur avais donné un beau sujet : "Yseult livrée aux lépreux".
16 [avril 1929]
Jugement montée en loges. Toujours la même chose. Cependant je crois que le seul ayant vraiment du talent parmi les concurrents est cet élève de Boucher qui s'appelle Joffre. Il est monté et cela console des deux ou trois erreurs commises. Ce concours de Rome, ce devrait être un chose si sérieusement jugée!
17 [avril 1929]
Journée commencée rue de la Ferme[5] où la gravure de la stèle Farman marche bien.
Puis jury du Salon. Parmi les nouveaux, quelques rares bonnes choses. Ensemble déplorable. Rien à faire. La majorité du jury serait bonne. Mais quelques vieux médiocres suffisent à l'entraîner. Et on reçoit presque tout. Débutants balbutiants et amateurs.
Comme les Invalides n'ouvraient qu'à midi, j'ai profité de l'heure de battement pour filer au Louvre voir les nouvelles salles. Ensemble remarquable. Dans la génération de nos anciens, Carolus-Duran se tient vraiment avec sa Femme au gant, et le père Bonnat avec un Portrait de vieillard. Mais le roi, c'est Degas. Quel accent, quelle vérité, quelle peinture. Il a tous les dons. La collection Caillebotte. C'est un enchantement. Sisley, Monet, Pissarro. Voilà les maîtres. Renoir est trop inégal. Il y a des nus abominables, lie de vin, inadmissibles. Mais son bal musette est inégalable. Manet est fort, sent un peu trop le musée. Son Portrait de Zola est inexpressif. Je me suis arrêté longuement dans la salle des peintures[6] de Barye. Il est un des plus grands parmi les plus grands. Rencontré les Mauclair, au goût sûr et qui disent ce qu'ils pensent.
Aux Invalides. Évidemment cette coupole n'est pas d'une architecture bien émouvante. C'est quand même un grand ensemble. Les tombeaux qui sont dans les chapelles sont de mauvais goût. Mais il y a une magnifique chose à faire. Si rien ne surgit, cette commande sera la plus belle que j'aurais jamais eue. Mon parti est pris. Il faut faire là un gisant, grand tombeau avec figures et bas-reliefs. Inutile d'employer les matières riches (granit, etc.). Obtenir la richesse par le goût, la proportion, le parti décoratif et l'émotion par la statuaire.
Programme terriblement difficile, dont je suis emballé. Je pense au marbre.
Excellent après-midi de travail à Sun Yat Sen, dont j'ai recommencé pour la sixième ou septième fois la robe, mais dont je suis enfin satisfait.
Visite de Ladislas[7] avec une dame américaine qui m'a paru très emballée.
18 [avril 1929]
Nous avons donné ce matin le sujet du concours de Rome : L'Été, sur la proposition de Sicard. Les jeunes gens avaient l'air enchanté.
Passé chez Attenni voir le granit. Très bonne impression. Je crois tenir ce qu'il faut. Arrêté également pour le marbre de Sun Yat Sen.
Avant de rentrer à l'atelier, passé à la direction des B[eau]x-Arts pour serrer la main de Paul Léon, pas vu depuis longtemps. Il me dit que les pièces nécessaires pour commencer les Fantômes sont signées. Il me dit aussi :
— Voilà que l'on pense à vous pour le mon[umen]t de Foch.
Il ajoute :
— Mais Bourdelle fait faire une campagne dans les journaux. Comœdia à attacher le grelot. Et puis il va nous envoyer des émissaires! Et que nous ferait-il? Une sottise prétentieuse!
P[aul] Léon a raison. Ça n'ira pas tout seul. Je revoyais hier soir cet ouvrage que Bourdelle fait paraître sur lui-même. Ce ne sont que des parodies. Parodie du Moyen Âge. Parodie de l'Antique. Parodie de Rodin. Où est Bourdelle? Dans les fautes d'orthographe de sa prose.
Bon travail au bas-relief d'E[stournelles] de C[onstant] Puis à l'ambassade de Chine où je rencontre Mme Berthelot qui viendra à l'atelier lundi prochain.
Soirée Artus. Sa nouvelle pièce : Un homme d'hier[8]. Je la trouve charmante. Beaucoup de finesse. De sensibilité. Est-ce vrai? C'est autre chose. Il est toujours dangereux de généraliser. Il n'y a que des cas particuliers. Le public semble conquis. Il est vrai qu'il y a beaucoup d'amis. Ce n'est pas l'amitié qui me fait aimé cela. Je rencontre Cappiello, Marcel Prévost, le gros Philippe Besnard, plus laid que jamais et sa délicieuse femme. Quel sinistre accouplement! Le docteur Mardrus. Dans la conversation le docteur Mardrus dit que Bourdelle ne va pas bien. Je sens en moi un sentiment inférieur qui fait que je ne le plains pas. C'est de sa faute, je le sais si malveillant.
19 [avril 1929]
Travail de pierre toute la journée. Matin au vautour Farman. Après-midi à la tête du gr[oupe] Rosengart.
Puis je vais tard à l'inauguration de la peinture suédoise[9]. Le prince Eugen de Suède a un vrai talent. L'ensemble de l'exposition ressemble à toutes les expositions de peinture d'aujourd'hui. C'est assez incohérent. C'est superficiel. C'est souvent très laid.
Pas mal de monde. Je m'amuse à suivre le manège de la grosse madame Fould-Stern qui tient absolument à faire sa révérence au prince Eugen. Il y a là un type moderne de femmes très curieux à étudier. Elles ont tout, richesse énorme, situation mondaine et tout ce qui s'ensuit. Une ambition insatiable les pousse quand même. Alors elles exposent ou écrivent. Elles courent après des médailles qu'elles disputent à de pauvres bougres qui en ont besoin. Et tout ça aboutit à des révérences grotesques devant un prince nordique, d'un gros derrière en forme de strapontin.
Dezarrois vient me parler du projet Foch comme d'une chose faite! Il fait allusion à la campagne de Comœdia :
— Mais, dit-il, c'est tombé à plat.
Je crains cependant des démarches. Aussi me demande-t-il de chercher rapidement une esquisse, et pour le moment de ne pas ébruiter la chose. Je n'y croirai que quand ça sera signé! C'est trop beau.
Le programme : un grand tombeau qui soit d'aujourd'hui, mais qui soit à sa place dans le cadre des Invalides, et se rallie aux grands tombeaux du passé. Programme magnifique, le plus beau, que je préfère à un monument de place publique. Foch, un homme d'action, un homme de foi, un grand patriote. Dès à présent je vois une adaptation de mon esquisse le Tombeau du soldat. Tout le peuple portant le mort. Voilà le couronnement du monument. Comme socle le sarcophage entouré de trois figures : la France et deux figures allégoriques : la Foi, représentée par un guerrier en prière, le Courage. Ensuite, des bas-reliefs mais ne me semblent pas nécessaires. Le point de départ me paraît bon.
Dezarrois me parle aussi de l'histoire Deglane. Il était à l'exposition, frétillant, promenant dans sa poche une lettre, d'ailleurs fort sotte, où on lui intimait de payer les frais d'une installation inutilisée "par sa faute". Deglane a dû être très négligent. Mais Poincaré et Tardieu me paraissent avoir agi très précipitamment et avec excès.
20 [avril 1929]
Scène idiote à l'Institut à propos de l'affaire Deglane. Pontremoli avait préparé un ordre du jour parfaitement grotesque, aussi maladroit du côté Deglane qui avait été du côté gouvernement, la note parue dans les journaux. Paul Léon a heureusement calmé l'indignation (?) de ces messieurs. M. de Selves, M. Nénot ont également joué leur rôle de donateurs. Deglane a sorti[10] sa fameuse lettre. Puis il l'a rentrée. La seule solution de cette affaire, à mon avis, serait d'aller voir Tardieu et de lui demander une rectification pour le mot "faute professionnelle" qui n'est pas admissible.
Visite chez M. de Pennart, donateur du terrain de la butte de Chalmont. Charmant homme. Femme charmante. La seule chose qui l'intéresse c'est sa battue de lapins.
21 [avril 1929]
Travaillé encore ce matin à la tête de la femme accroupie du groupe Rosengart. Éclairage reflété. Je crains d'avoir un peu défoncé, impression de cet après-midi après le déjeuner à l'École normale.
M. François-Poncet me parle du projet Invalides comme d'une chose faite! Je lui dis deux mots de mes idées. Mais je l'ai très peu vu. Comme je confiais, plus tard, à Bouglé, ma joie, il me dit que F[rançois]-Poncet lui en avait aussi parlé. Il faut qu'à la fin de la semaine, avoir terminé une esquisse. Emplacement qui serait beaucoup mieux que l'une des quatre chapelles ce serait celui de l'autel désaffecté. Ainsi serait créé comme un nouveau centre. Voir Hulot d'urgence. Il manque malheureusement d'envergure.
22 [avril 1929]
J'avais téléphoné avec Hulot pour lui demander de le voir d'urgence en lui recommandant la discrétion la plus absolue.
Il me donne rendez-vous chez lui. J'arrive. Une bonne, puis sa femme, des gosses. Enfin Hulot, sa tête trop grosse, son cou trop long, sa calotte trop de concierge. Tandis que nous conversions, sa femme entre, s'installe, avec un manque de tact et de discrétion incroyables. J'avais envie de marquer le coup et de me lever. Heureusement on vint la chercher pour une visite.
Chez Taillens, obligé de refaire les dessins, avec le relevé précis du géomètre. Des difficultés, car le sol est plus élevé que[11] nous n'avions calculé. Je tiens absolument à ce que l'architecture soit subordonnée au paysage.
Visite dans la journée de Madame Berthelot et de Madame Boas de Jouvenel. Elles sont arrivées avec un harem de jeunes gens de lettres. Visite très enthousiaste[12].
23 [avril 1929]
Bien[13] achevé la tête de la femme accroupie du gr[oupe] Rosengart. Il fait très bien ce groupe. J'aurais peut-être bien fait de le mettre au Salon au lieu de la S[ain]te Geneviève. D'autant plus que la patine que je fais faire ne vient pas très bien. Au fond, j'aurais mieux fait de ne pas exposer du tout. J'ai tant à faire que je n'ai pas le temps de m'occuper d'une installation au Salon. Mais ce petit groupe fait décidément [14] bien.
Visite de ce peintre chinois qui est directeur de l'École des Beaux-Arts de Shanghai, avec deux amis. Ils ont été enchantés. L'un des amis est un jeune poète qui traduit en chinois les poésies de P[aul] Valéry. Ils m'ont dit que ma statue de S[un] Y[at] S[en] était d'un excellent caractère chinois, qu'elle [15] rendait l'énergie, la concentration du fondateur de la République. Donc tout va bien de ce côté.
Tout va bien aussi du côté projet des Invalides. Dezarrois aujourd'hui m'en parle encore, ajoutant [16] même qu'il l'a dit[17] à des hommes politiques, à l'Hôtel de Ville. Un député en effet lui proposait Malissard!
— Il n'y a que deux hommes, lui a répondu Dezarrois, Bourdelle et Landowski. Et nous nous sommes mis en rapport avec Landowski à ce sujet.
Très intéressant ce déjeuner à la Fondation Salomon [de] Rothschild, en l'honneur du prince Eugen de Suède. Celui-ci vient à moi très gentiment et me demande de visiter mon atelier. Il viendra demain matin. J'étais à table à côté de Dezarrois et du directeur du Figaro Illustré. En face, André Lhote. Garçon robuste, allure allante, très content de lui. Il me dit :
— Je suis un incorruptible.
Je lui réponds :
— Vous avez de la chance.
À table il racontait que c'était lui qui avait fait les fresques de Bourdelle au théâtre des Champs-Élysées, que Bourdelle s'était séparé de lui parce que sa personnalité s'affirmait plus que celle de Bourdelle, et que ce dernier ne l'avait pas payé... Après le repas conversations de ci, de là, avec P[aul] Léon, avec Fr[ançois]-Poncet qui me redit qu'il pense que moi seul était[18] le plus qualifié pour le monument des Invalides, avec Forain que je trouve très fatigué, avec Chabas qui me demande de le conduire au Salon, etc. Moullé me confirme la lettre de Pinardon, que la commande des Fantômes est faite. Mais aucune commande ne me cause plus de joie que celle du monument Foch.
24 [avril 1929]
En somme, très bien La Peau de chagrin, traitée en drame lyrique, mis en musique par Levadé. Livret très bien fait surtout. La musique est assez banale, sans doute, mais à certains moments s'élève (2e acte et troisième). Gros succès. Mais quelle belle invention.
Je me laisse influencer par le désir de Lily et j'enverrai au Salon, outre la S[ain]e Geneviève et le buste de Riou, le groupe de Rosengart. Au fond, je n'attache pas une grande importance à ces œuvres aimables. Elles sont d'imagination facile. L'exécution en est bonne. Lily m'assure qu'il aura grand succès.
Journée agitée à m'occuper de l'installation de demain. Je suis inquiet. Je suis toujours inquiet comme si j'exposais pour la première fois.
25 [avril 1929]
Tout va bien. D'abord, matinée fébrile à corriger encore certaines choses qui ne me plaisaient pas dans ce groupe Rosengart. Transport au Salon. En fin de journée, S[ain]te Geneviève se dressait en place d'honneur et fait très bien. Impression excellente tout autour. Le petit groupe fait très bien, s'éclaire très bien et a beaucoup de succès, beaucoup plus que je ne pensais.
Tour du Salon. Terroir, une Piéta, groupe savant par le morceau mais peu émouvant. Je suis très déçu par Lejeune. Il envoie un immense bas-relief d'une incroyable banalité et d'une très faible exécution. Comme il venait me questionner, je n'ai pu m'empêcher de le lui dire, car il m'est très sympathique.
Tout d'un coup je suis hélé par l'énorme Dardé. Une barbe rousse, un visage rouge, front bas, chemise sans col, m'entraîne vers ses envois. Quelle déception ce serait si je n'avais vu sa Cheminée puérile des arts décoratifs. Cette fois-ci, ce sont d'énormes têtes sculptées dans du marbre, de la pierre, du bois. Ce gros ivrogne méridional est un étonnant manieur de ciseau. Mais à quoi est appliqué cette facilité! Il paraît que c'est une sorte d'illustration en pierre de Macbeth. Tout cela est caricatural, grimaçant, mal construit, et peint en jaune. Il va exposer ainsi, cinq têtes côte à côte et cela aura vraiment l'air d'un jeu de massacre. Heureux les non-inquiets.
26 [avril 1929]
Mon exposition a grand succès. S[ain]te Geneviève porte et tout le monde me félicite de l'avoir exposée. Peut-être cela fera-t-il rebondir la question. Rencontre Tabarant et Vauxcelles, tous deux très emballés.
À travers le Salon circule mon Dardé, portant des madriers, des crics, et dans son coin manœuvrant à lui tout seul ses blocs. Il sent la sueur. On le regarde, il est content. Mais que tous ces magots sont laids.
En rentrant je trouve lettre du s[ou]s-préfet de Montreuil-[sur]-Mer. Toujours ces questions de date. Ils veulent que cette statue équestre soit terminée pour l'année prochaine, mois de juin. Tour de force. Tout de même ce serait ennuyeux de laisser échapper cette commande.
27 [avril 1929]
Aux Invalides avec Hulot et Dezarrois. Évidemment cette coupole des Invalides est une belle chose. Mais aucune émotion. Nous sommes descendus dans la crypte. Combien ces figures conventionnelles sont indifférentes. On se dit : "Il faut sortir de ces éternelles cariatides érechtéiennes". Le difficile est de trouver par quoi les remplacer.
Et me voici, moi, aujourd'hui, en face du problème. Le tombeau de Foch sera dans la seule chapelle encore inoccupée. Je vais oser ceci : Faire porter le véritable cercueil de Foch, le corps de Foch, par une foule moderne. Des soldats le porteront avec le peuple. Je saurai y mettre le style qui convient. À la base qui s'étalera par des courbes du style Invalides, trois figures. En avant, seule, une grande figure la France. Elle sera en marbre, et cette matière permettra de faire là cette figure de la France, à laquelle depuis si longtemps je pense, au manteau historié, brodé de la vie de la France, et qui devrait être notre Pallas-Athéna. Les deux autres figures seront l'une : Le Courage, que je représenterai par une figure d'homme, mais c'est la seule figure que je ne conçoive pas encore très nettement. Je vois très nettement la figure de la Foi. Ce sera une sorte de chevalier Perceval. Autour de ces grands points, à l'exécution, dans la cire, tout le reste s'accrochera. Bas-reliefs s'il en est de nécessaires. Je ne crois pas. Il y a déjà là assez de richesses.
Je fais débarrasser ma cour. Malgré la place énorme que j'ai, j'en manque encore! Il me faut récupérer l'atelier où sont les mouleurs. Je leur fait faire dans le fond de la cour, un petit atelier spécial.
Je vais avoir à faire en même temps : les marbres Sun Yat Sen, le bas-relief de Grasse, la statue équestre de Douglas Haig, le tombeau Foch!
28 [avril 1929]
Quand je regarde au Salon l'exposition de Dardé, je me demande si la sculpture est chose facile ou difficile! Pour celui-là, c'est chose facile, certainement. Mais comme c'est laid, ces énormes têtes faites de chic, à l'emporte-pièce. "Têtes shakespeariennes" écrit-il modestement sur ses envois! J'ai passé de nouveau en quittant le Gr[an]d Palais, devant le monument Mickiewicz [19]. J'aime cela pour les raisons suivantes : d'abord et surtout l'unité de matière, c'est ce que j'ai toujours fait pour mes monuments. Cette longue colonne en bronze doré, c'est une trouvaille. Puis les proportions sont heureuses. L'ensemble se détachant dans le ciel est du plus heureux effet. De face, le geste de Mickiewicz est excellent. Mais voici ce que je n'aime pas : de dos, la statue n'est pas construite. Elle a des aspects rococo. D'ailleurs n'est-ce pas la caractéristique principale de Bourdelle, le rococo? De dos également, les saillies des ailes de la Victoire font mal. On ne sait pas ce que c'est. Je ne me serais certainement pas contenté de cela. Les idées, l'arrangement de la base, tout cela est heureux. J'aime qu'un monument raconte des histoires. Mais il faudrait que cela soit bien sculpté. Ce n'est pas le cas. Le groupe qu'il appelle, les trois âmes de la Pologne, est abominable d'exécution. Le reste ne vaut guère mieux. Les trois figures enchaînées, cela pourrait être poignant. C'est presque grotesque. Architecturalement grande faute d'avoir étranglé la colonne sous les bas-reliefs. Il semble que ce soit une colonne tournante.
29 [avril 1929]
Un peu travaillé ce matin aux oiseaux du chapiteau Ader. Je ne fais, en somme, absolument rien en ce moment, avec cette présidence du jury du Salon... Nous avons eu d'abord le déjeuner annuel chez Ledoyen. C'est moi qui ai eu l'honneur, l'après-midi, de piloter le président Doumergue dans la nef de la sculpture. Il venait de passer trois heures dans les salles de peinture et continuait à se montrer chez nous, d'une courtoisie et d'une parfaite bonne volonté. Je n'ai pu recueillir aucun mot sensationnel. Au moment du départ, nous avons échangé avec François-Poncet q[uel]q[ue]s mots à propos du tombeau Foch. Dezarrois m'a dit :
— Nous désirons solutionner cette affaire très rapidement.
30 [avril 1929]
Grand vernissage aujourd'hui. J'ai quand même un peu travaillé ce matin. Demain je reprends la vie vraie.
Re-déjeuner chez Ledoyen, avec Baca-Flor, J[ean] Boucher, Georges Lecomte et sa femme, Myriam Harry et son mari l'animalier Perrault et un jeune homme qu'elle appelle son fils, un jeune syrien à visage nerveux et très beau. G[eorges] Lecomte est rempli d'anecdotes notamment sur Degas qu'il a connu et qu'il n'aime pas. Il était dit-il, foncièrement méchant, n'épargnait personne, tout le groupe impressionniste le tenait à l'écart. Quelques mots : Il est invité un jour à déjeuner chez une fort jolie femme. En se mettant à table, il dit à la maîtresse de maison :
— Ah! Madame, quelle jolie bonne vous feriez! etc.
Madame Harry est bien sympathique. Elle a beaucoup voyagé, beaucoup vécu, mais quelle bavarde et quelle voix désagréable. Boucher est toujours sentencieux, quant à Baca-Flor, il n'a pas dit un mot. Il est bien éteint depuis Rome. Myriam Harry me dit qu'il n'est alerte qu'entouré de son harem de dactylos.
Au Salon, mille personnes. J'aperçois Bigonet, qui m'est de plus en plus antipathique. J'ai de plus en plus l'impression que cet homme me déteste et m'a toujours détesté sournoisement. Je ne lui adresserai plus jamais la parole. Autrement, bien des gens sympathiques. Rosengart semble très content de son groupe. Il fait très bien là ce petit groupe. Il y a encore des indécisions dans les jambes de la femme debout. Sans doute question d'éclairage.
La S[ain]te Geneviève fait très bien. Elle est de beaucoup la meilleure chose du Salon.
L'ami H[enri] Lombard me fait de la peine. Il ne digère plus rien. Il a soixante-quinze ans.
Quelqu'un devant la S[ain]te Geneviève disait :
— Tout de même, ce Bourdelle, on a tort de dire qu'il n'a pas de talent. Je trouve ça très bien.
On le détrompa.
[1] . Suivi par : "Développement", raturé.
[2] . Suivi par : "réussi", raturé.
[3] . Suivi par : "J'en suis de plus en plus content", raturé.
[4] . Suivi par : "Je ne sais pas encore", raturé.
[5] Chez un praticien.
[6] . (sic), il a sans doute voulu dire "des sculptures".
[7] Ladislas Landowski.
[8] . Au théâtre de La Renaissance.
[9] . L'art suédois : l'art moderne depuis 1880, cette exposition se tient d'avril à mai au musée du Jeu de Paume.
[10] . Au lieu de : "brandi", raturé.
[11] . Suivi par : "je ne pensais", raturé.
[12] . Suivi par : "Ce soir Ladis nous téléphone qu'on va opérer Paulette demain. Nous avons couru chez eux, nouvelle tellement inquiétante et si soudaine. Elle s'est cognée dans son auto, et conséquence [...] de dureté au sein, Gosset consulté, décide opération immédiate. Nous avons tous la même préoccupation et ne nous la disons pas..." raturé.
[13] . Préccédé par : "Ce n'était rien de sérieux, chez Paulette! Deux kystes, formés depuis quelque temps, mais rien, absolument rien d'inquiétant pour l'avenir", raturé.
[14] . Au lieu de : "joliment", raturé.
[15] . Suivi par : "était contenue, réservée, énergique", raturé.
[16] . Au lieu de : "disant", raturé.
[17] . Au lieu de : "annoncé", raturé.
[18] . Suivi par : "désigné", raturé.
[19] . Le monument à Adam Mickiewicz, d'Antoine Bourdelle est inauguré ce jour-là, place de l'Alma.