Cahier n°25
1er mai [1929]
À l'atelier. Corrigé certains points de détail à l'esquisse de Grasse. Travaillé au chapiteau des oiseaux du monument Ader, et ça vient très bien. Je le traite en bas-relief et cela prend beaucoup de grandeur et d'air. La figure d'Ader travaillant là-dessous à son avion, la tête auréolée par ce vol d'aigles, de goélands et d'autres oiseaux de haut vol, ce sera bien. Ce sera un beau pendant à mon monument Wilbur[1]. L'après-midi bien avancé le bas-relief d'Est[ournelles] de Constant qui touche à sa fin.
Je suis tout de même mélancolique. Pourtant, j'ai de magnifiques commandes, Ader, Sun Yat Sen, de Grasse, Douglas Haig. Je vais commencer les Fantômes, la commande officielle n'est que question de jours, j'attends la commande la plus belle que puisse espérer un sculpteur français, la sépulture de Foch aux Invalides, et je me dis : Que vont devenir le Cantique des cantiques et le Mur du Héros, que je m'étais juré de commencer maintenant! Il ne m'est pas possible de renoncer au tombeau Foch. Il faut remettre d'un an le Mur du Héros. C'est au dessus des forces humaines. Mais je ne renonce pas au Cantique des cantiques.
Demain à Montreuil[-sur-Mer] pour rencontrer les membres du comité Douglas Haig.
3 mai [1929]
Ce comité du monument Haig est le plus sot que j'ai connu. Le maire du Touquet (au point de vue inauguration), dépasse même le gros Weissweiller. Aussi bien le s[ou]s-préfet, le maire, et les autres dont pourtant un jeune député, Delesalle, qui me paraît intelligent, ne pensent qu'à l'inauguration. Sans doute sont-ils tous pressés de prononcer leurs discours, de recevoir les décorations anglaises qu'ils espèrent. Pour moi je n'ai pas pu obtenir de remettre l'inauguration d'une année. Il faudra que je termine cette statue équestre pour juin 1930 (fondue, mise en place!). Question inauguration mise à part, tous ces gens sont charmants. L'emplacement n'est pas merveilleux comme cadre. Mais vaste.
Rendez-vous avec Taillens pour nouvelle étude de l'aménagement du terrain de la butte Chalmont. Des difficultés, parce que la montée est plus brutale que nous ne pensions. Le difficile est de conserver le caractère abrupte, nature, d'encombrer cela le moins possible d'escaliers, de redents, etc.
4 [mai 1929]
J'abandonne mes corrections. Ce matin, travaillé au bas-relief d'Est[ournelles] de Constant. Pour grandir la figure centrale, décidément trop petite, j'ai divisé l'encadrement en deux, conservant l'ancienne proportion en second plan. Cela conserve à l'ensemble sa concentration. Le fond sera traité comme l'encadrement du Héros, en une sorte de tapisserie sculptée (représentant la guerre).
À l'Institut séance sans intérêt.
Passé à la mairie du XVIe pour l'arrangement des verdures autour de la stèle. Le projet de Gautruche étranglait. En ce moment ce n'est pas encore très bien. Il faudra que tous ces arbustes soient taillés bien régulièrement. Plus l'emplacement est petit plus il faut composer. Mais je crois que j'aurais dû faire mon Bouclier de 50 cm plus haut.
Taillens et Rouge pour l'architecture des Fantômes.
Tournaire, aujourd'hui, à l'Institut racontait qu'à la Ville, on lui avait demandé son avis sur le projet d'un monument Foch à l'entrée de l'avenue du Bois-de-Boulogne. Il a répondu par la négative, prônant l'arrangement de l'esplanade des Invalides. Je n'ai pas encore commencé l'esquisse demandée par François-Poncet. Je tâcherai de m'y mettre demain, en tout cas lundi certainement.
5 [mai 1929]
J'ai percé le mystère des discussions du monument du XVIe[2]. C'est la lutte entre Weissweiller, président des anciens combattants, et le maire. Weissweiller cherche à diriger. Le maire ne veut pas se laisser mener. En fait c'est le maire qui est président du comité. Je croyais que c'était Weissweiller, tellement il se donne d'importance. Le comte d'Andigné, en même temps, joue cavalier seul, il est "homme de goût". C'est pour cela que rien ne sera bien organisé pour l'inauguration. La réunion de ce matin à la mairie m'en laisse persuadé.
6 [mai 1929]
J'ai commencé l'esquisse du tombeau du maréchal Foch. Ce sera une amélioration du Tombeau du soldat.
Passé à l'exposition de Thibésart. C'est bien. C'est robuste. Malheureusement la salle est mal placée, toute petite. Je ne crois pas que ça rendra pour la vente. Profité de ce que j'étais dans le quartier pour voir à la Renaissance, l'exposition Iacovleff. Quelle déception! J'avais été intéressé par ses dessins africains de l'expédition Citroën. C'était même si vrai, si curieux, que je m'étais demandé si c'était pas truqué, tout cela, des agrandissements photographiques. J'en suis aujourd'hui presque persuadé. Il est impossible moralement, qu'un artiste capable de faire ces dessins africains, fasse deux ans après ces peintures qui ne sont qu'habiles, et encore, mal construites et sans consistance. Discussion avec Lily à propos de Maurice Denis qui expose chez Druet. J'aime complètement certains paysages. C'est réellement d'une étonnante sensibilité. Bien entendu il ne faut pas parler des figures. Lily et Nadine sont presque aussi sévères pour les toiles à personnages que pour les paysages.
Le colonel Bentley Mott me téléphone. Il avait décidé Myron Herrick à poser pour moi. Ils devaient ensemble venir me voir à Pâques. J'étais absent. Huit jours après Myron Herrick mourait subitement.
7 [mai 1929]
Belle journée. Matin esquisse Foch. Difficile. Le problème est : mettre en évidence le sarcophage où sera le corps. Présence réelle. Je fais donc porter ce sarcophage par la foule. La masse portée devient d'une énorme importance. Ce sarcophage éloigne de la foule le gisant, qui disparaîtra et devient en fait inutile. Autre critique : pratiquement grosse difficulté de réalisation. Un sarcophage de marbre ou de pierre n'a aucun caractère s'il n'est monolithe. Semblable réalisation me semble impossible.
Repris les séances avec Geneviève Citroën. Excellent système de procéder par estampage. On cherche sans inquiétude puisqu'on est sûr de retrouver le point de départ dont on est satisfait. Tous ces procédés méthodiques ne nuisent aucunement à l'expression de la vie. Au contraire. Ils se rapprochent de la vie, puisque le mouvement, l'expression viennent s'ajouter à une construction sérieuse. Quand on en a le temps, il faut toujours, pour tout buste, commencer par le construire, sans mouvement, la tête bien droite, sans chercher aucune expression.
8 [mai 1929]
Cherché autre parti pour le tombeau de Foch. Je fais du sarcophage une sorte de socle monumental sur lequel se dresse le groupe des porteurs et du gisant. Pour ce groupe, c'est gagné. Le gisant, dans un lit de lauriers est porté directement sur les épaules des soldats et du peuple. Quelle que soit sa hauteur on le verra toujours même de près. Le sarcophage, tout décoré de bas-reliefs, sera aussi à hauteur d'œil. Autour, je cherche à mettre trois figures, la France, la Foi, le Courage. Mais ça ne s'arrange pas. Je ne laisse que la figure de la France. C'est là que serait placée mieux que n'importe où cette figure de la France dont je rêve depuis si longtemps, n'ayant rien à voir avec ces démarquages de Minerve dont j'ai par dessus la tête. Somptueusement vêtue, drapée dans un ample manteau brodé de l'histoire de la France. Elle porte religieusement dans ses mains, comme une relique, l'épée du Héros mort. Mais cette figure elle-même, je passe depuis ce matin mon temps à la ballader de la base du socle au groupe. À la base du socle j'ai l'impression qu'elle est inutile, elle complique, nuit à la grandeur de la masse d'ensemble.
Téléphone charmant de Vincent Auriol. Il viendra la semaine prochaine.
9 [mai 1929]
Excellent travail au bas-relief d'E[stournelles] de Constant. J'en aurai bientôt fini. Mon esquisse Foch vient très bien. Elle a même je crois, grande allure. Bigot venu dîner m'a donné d'excellents conseils de mise au point. Il est d'avis de supprimer cette figure de France ou de la mêler au groupe.
10 [mai 1929]
Passé au Salon des Tuileries. J'y allais pour voir les bustes de Bourdelle. Vraiment, comme c'est mal construit. Une patine adroite donne l'apparence, en même temps qu'une présentation pittoresque. Mais toute cette comédie manque de noblesse. De Janniot, un nu, sans tête, à la mode du jour, assez habile imitation des antiques romains de la décadence.
11 [mai 1929]
Quelle vie magnifique en ce moment. Je mets au point deux des œuvres qui seront parmi les plus importantes de ma vie. Les Fantômes, dont j'améliore de plus en plus la présentation. Je débarrasse de plus en plus le projet de toute mauvaise littérature. J'arrive enfin, malgré la difficulté du terrain, à le mettre à même le sol, supprimer complètement ce haut socle. L'esquisse du tombeau[3] vient de mieux en mieux. Les précisions de mesures dont Bigot m'a à juste titre bien recommandé de tenir le plus grand compte m'ont amené à des proportions beaucoup plus belles. Mais je me sens tenté d'abandonner le granit, le marbre, etc., pour le bronze. Une réalisation en bronze serait beaucoup plus belle.
11 [mai 1929]
Hulot n'a rien trouvé à critiquer à mon esquisse. Avec moi il pense que le bronze donnerait un résultat magnifique.
Gentil dîner chez les Nénot. Ils s'apprêtent à repartir pour Genève.
12 [mai 1929]
Je pense à ce que me racontait Duval à la soirée des Pontremoli. Il revient de Barcelone où il organisait l'exposition des Beaux-arts[4]. La France devait avoir une grande salle fort bien. Sur les réclamations de l'Italie, on a partagé cette salle en deux. Comme la France est prête la première, l'Espagne a organisé pour l'ouverture de l'Exposition la semaine française. Pour cette fête la France envoyait un vaisseau commandé par un amiral. Aussitôt l'Italie décide d'envoyer un vaisseau commandé par le duc des Abruzzes, celui-ci, dans les réceptions, devant avoir, comme membre de la famille royale, la préséance sur l'amiral français. L'attaché naval italien à Madrid a dit à Duval :
— Une guerre avec la France serait très populaire en Italie.
À quoi Duval eut la présence d'esprit de répondre :
— La première semaine peut-être, mais sûrement pas la seconde.
Tout cela est bien inquiétant. C'est incroyable comme un peuple peut être rapidement changé et retourné. Car il ne faut pas se faire d'illusions. Mussolini et son parti ont avec eux la majorité du peuple italien. C'est certain.
13 [mai 1929]
Toujours le monument Foch, dont je suis de plus content. Je précise la composition du groupe. En ce moment la figure de France s'arrange bien à la base du sarcophage, seule.
Visite de M. Tchang Tchiao. Très content de Sun Yat Sen.
Visite de M. Eugenio Rodriguez de la Escalera et de M. Antonio de Vargues Machuca. L'un est journaliste espagnol, l'autre chambellan du roi d'Espagne. Je les avais rencontrés chez la marquise de Crussol où ils m'avaient demandé de venir visiter l'atelier. Ils ont manifesté un enthousiasme tout méridional, mais qui était très sincère. Ils ont aperçu l'ancien Tombeau du soldat et m'ont dit :
— Tiens, cela ressemble à un tombeau que Benlliure a exécuté pour un torrero tué en course.
Cela m'ennuie. Je n'ai pas voulu les questionner. J'aimerais bien voir ce tombeau, savoir à quelle date il a été exécuté, car mon Tombeau du soldat a été publié par l'Illustration en 1919. En s'en allant, le chambellan me dit :
— Je remercierai la duchesse de Broglie.
— Et pourquoi?
— L'autre jour, chez la marquise de Crussol, comme je lui demandais quelles étaient les personnalités intéressantes elle m'a dit : "il n'y a qu'un homme vraiment intéressant ici, c'est ce monsieur là-bas, le sculpteur Landowski"; et c'est pourquoi je vous ai demandé à visiter votre atelier.
Tout ça n'empêche pas que je passe des journées passionnantes. Ce tombeau Foch est pour moi aussi intéressant à exécuter qu'un fragment du Temple. N'en fait-il pas un peu partie.
Le groupe, ça y est. Je le vois complètement. Je commence à voir le sarcophage. C'est là que je pourrai me laisser aller. Je veux en faire quelque chose qui soit aussi longue à d'écrire que le Bouclier d'Achille ou que le Bouclier d'Hésiode. Je veux qu'il égale les plus beaux sarcophages connus. Et il sera en bronze.
14 [mai 1929]
Téléphon[e] de M. François-Poncet. Il me demande où j'en suis. Je lui réponds que je suis prêt, que j'ai d'ailleurs écrit à Dezarrois.
— Le général Weygand est de retour à Paris. Quand pourrons-nous voir quelque chose?
Rendez-vous est pris pour après demain.
Je travaille avec un enthousiasme de plus en plus grand. En tout petit, j'arrange cependant bien le groupe. Nous voici loin du Tombeau du soldat. De tous les côtés à présent, cela se tient. Je mêle aux soldats porteurs, des femmes du peuple, des ouvriers, ce sera le peuple cariatide. Je lis les Légendes épiques de Bédier. Je voudrais sur le sarcophage évoquer les grandes légendes de la France, cherche dans notre passé les symboles que les grecs trouvaient dans les leurs. Unir notre histoire à notre mythologie, faire par la sculpture pour notre âge héroïque, ce que fit Wagner par l'opéra. Jamais je ne serai assez reconnaissant à François-Poncet et à Dezarrois de m'avoir confié une œuvre de cette importance.
J'ai passé deux bonnes heures cependant l'après-midi, à travailler au buste de la petite Citroën. J'ai bien pensé à ce que je faisais et avancé.
15 [mai 1929]
Aujourd'hui transport du Bouclier[5] à la mairie. Il fait très bien. Il est seulement un peu trop petit, une trentaine de centimètres. La différence est la chose très très bien et la chose seulement très bien n'est jamais qu'une question de quelques centimètres. Cela doit correspondre à des proportions mathématiques. Proportions à rechercher. Prendre des objets quelconques et rechercher pourquoi l'un est beau, l'autre laid. Il est probable que dans celui qui est beau on trouvera des rapports mathématiques définis entre les parties et le tout, quelque chose en somme comme les canons des grecs, la règle d'or des égyptiens du point de vue architecture.
À déjeuner Vincent Auriol, sa femme et Gaston Riou. Ce Vincent Auriol est vraiment un homme charmant. Sa femme est jolie. Riou toujours aussi sympathique. Sun Yat Sen les impressionne beaucoup.
Ensuite j'ai dû sortir pour aller à la mairie du XVIe, puis chez Taillens. Il me met au point en dessin, le dernier projet des Fantômes. À cause des différences de niveau nous ne pouvons faire autrement que de mettre plus d'emmarchements d'accès que je n'aurais voulu. Il n'y a pas moyen de faire autrement, c'est quand même regrettable. Ensuite chez le sénateur Elby, président du comité Douglas Haig. Un de ces hommes à aspect lourdaud, mais qui sont de rusés gaillards. Celui-là ne se perd pas en amabilités et en sourires. La conversation fut tout de suite très nette et franche. Le contrat sera signé la semaine prochaine.
16 [mai 1929]
Le général Weygand me paraît un des hommes les plus intelligents que je connaisse. Il n'est pas de grande taille. Il est mince et d'aspect sportif. Son visage est un peu marqué déjà par l'âge. Fin, nerveux, l'œil très vif, le front large. Il a un esprit très ouvert. Ce n'est pas sans émotion que je les ai reçus tout trois à l'atelier, lui, François-Poncet, Dezarrois. Mais tout de suite, j'ai senti que l'impression était bonne. Si j'étais comme Rétif de la Bretonne, je me précipiterais pour graver sur quelque pierre cette date du 16 mai 1929. Elle sera probablement une des dates importantes de ma vie. Il est décidé que le monument sera en bronze. Tous trois ont été d'accord pour préférer que la France ne soit pas isolée au bas du sarcophage. Cet avis unanime a eu raison de mes dernières hésitations. Mais ce qui est plus important c'est le désir que le tombeau soit élevé si possible à l'emplacement actuel de l'autel. J'ai dit que j'avais déjà examiné la question et que le poids rendait malheureusement cette solution impossible. La réalisation en bronze la rendra peut-être possible? Dans ce cas on demanderait au clergé de désaffecter l'autel. À revoir avec Hulot. Ensuite la visite de mon atelier a paru intéresser vivement le général.
J'en ai loué, cet après-midi, deux places pour le festival Wagner, qui doit avoir lieu à la fin juin, où j'entendrai enfin à la suite, la Tétralogie, comme à Bayreuth.
17 [mai 1929]
Euphorie... dont profite le buste de Geneviève Citroën.
18 [mai 1929]
Je travaille à tout en même temps et tout me semble aller. Le bas-relief Ader, son portrait à son établi, la statue de Grasse, le bas-relief n° II du monument Sun Yat Sen, l'esquisse Foch. Mais, maintenant il faut passer à une plus grande esquisse et préciser le décor du sarcophage. Je serai là, plus que jamais fidèle à mon principe. L'idée me donnera le parti décoratif. Et surtout je ne me laisserai influencer par rien.
Demain départ pour le Brusc.
22 [mai 1929 Boulogne]
Retour du Brusc. Séjour court, mais toujours aussi merveilleux. Les mimosas gelés cet hiver semblent vouloir revivre. Les figuiers ont à peine souffert. C'est une rude plante.
Passé aussitôt à la mairie du XVIe où l'inscription est presque terminée. Je n'ai pas pu encore me rendre compte de l'effet d'ensemble car l'appareil de levage est toujours là. On l'enlèvera demain.
Puis travaillé au bas-relief du mon[umen]t d'Estournelles [de Constant] et commencé le cheval de la statue Douglas Haig.
Bigot venu déjeuner, me parle de cette frise pour les pylônes d'entrée du fameux pont. Si ça se fait, ce sera aussi à faire à toute vitesse. Mon vieux Bigot va mieux.
23 [mai 1929]
Bas-relief d'Est[ournelles] de Constant et l'après-midi au cheval Douglas Haig. Je vais réaliser avec cette figure, ce que je n'ai pas su faire avec le roi Édouard VII. Dans cette œuvre ancienne je n'aime pas la proportion du cavalier pour le cheval. Le cavalier est trop important. Dans ce rapport il aurait fallu un cob et non un cheval de sang. Un cheval de petite taille, court, râblé. Alors tout allait. Avec Haig, je ne me tromperai pas. Je vais surtout chercher les rapports. Mon cheval sera hippique. Il sera aussi et surtout morceau de sculpture. En même temps il faut penser toujours que le cheval est un support pour présenter la figure humaine qui est dessus, Douglas Haig. Un homme grand sur un grand cheval. Cheval immobile, un peu campé. Attitude difficile car elle demande une grande pureté de dessin. Regrettable de ne pouvoir revêtir Haig d'un manteau. Je n'aime pas cet angle que fait le cavalier sur le cheval. Mais avec ces Anglais impeccables, pas de fantaisie possible! En attendant mon cheval va bien. Il fait grand.
23 [mai 1929]
Le bas-relief d'Est[ournelles] de Constant est presque terminé. Aussitôt après je me mets au couronnement du mon[umen]t Paul Adam.
Après-midi cheval Haig. Quand je l'aurai bien avancé encore quelques séances je ferai venir un beau pur-sang.
24 [mai 1929]
Fatigue. Je suis allé hier soir au banquet Chabas et cela m'a fatigué. Chabas est vraiment un homme délicieux. Il a répondu très finement et de manière très émouvante à ce bon Duvant. Toute la matinée au Salon pour le vote des médailles. J'ai quand même bien travaillé à mon cheval cet après-midi. Je profite de ce que je n'ai pas encore de réponse de Hulot à ma lettre pour l'emplacement du tombeau Foch, pour avancer toute cette besogne. Tout cela est passionnant.
Visite de Monsieur et Madame Jusserand avec M. Hull pour le monument de Grasse. M. Jusserand me paraît un homme fortement érudit. Lui et sa femme m'ont paru bien intéressés par l'atelier.
25 [mai 1929]
Vraiment bien prétentieux ces gens dits "avancés" dans le monde artiste. Aujourd'hui à l'Académie, on parlait des candidatures pour le fauteuil de Messager. On avait sollicité Vincent d'Indy et Dukas de se présenter. Paul Léon avait écrit à P[aul] Dukas. Ces messieurs ont refusé. V[incent] d'Indy je le comprends. Il s'est présenté plusieurs fois et s'est vu préférer des gens qu'il jugeait inférieurs à lui. Dukas a répondu à P[aul] Léon, qu'il était trop âgé pour que cela l'intéresse, qu'il avait d'ailleurs pris position. Évidemment il y a à l'Académie des gens sans grande valeur. D'une manière générale je les trouve cependant ouverts et très loin de semblable mesquinerie. MM. Vincent d'Indy, Dukas, Ravel sont-ils gens d'une si grande valeur? Que restera-t-il de cet art à la mode dans quinze ans?
26 [mai 1929]
Chez André Blum je fais la connaissance de M. Weiss, le chef de cabinet du président du Conseil municipal. Bien sympathique.
27 [mai 1929]
Aujourd'hui le Bouclier a été porté à la mairie du XVIe. Il fait très bien, quoique un peu petit et manquant de saillies.
Toujours ces discussions avec les marchands de granit pour les Fantômes. C'est dur.
28 [mai 1929]
Rencontré Cortot[6] devant mon Bouclier, avenue Henri-Martin. L'installation du Bouclier me fait perdre bien du temps.
Dans le cabinet de Paul Léon, réunion provoquée par Honnorat pour la Cité universitaire des artistes. Il s'agit de trouver des donateurs, comme toujours. Je rageais pas mal au fond de moi-même. P[aul] Léon parlait de visites fréquentes qu'on reçoit aux Beaux-Arts, d'Américains ou autres étrangers qui viennent offrir des sommes importantes pour usage X, suivant orientation donnée par les B[eau]x-Arts. On citait notamment un M. Corana, si je me souviens bien, qui dernièrement aurait offert 10 à 12 millions. De quoi faire mon Temple! On va probablement l'orienter vers la Cité universitaire. Je me pose la question suivante : Si Louis de Bavière au lieu d'aider Wagner en pleine force à achever sa Tétralogie et à construire le théâtre de Bayreuth, avait employé les mêmes sommes à entretenir pendant trois ou quatre ans tous les jeunes gens désireux de faire de la musique, aurait-il mieux fait [7]? Comment protège-t-on mieux les arts? En favorisant au hasard de nombreux jeunes gens dont on ne connaît pas la valeur? En aidant un homme en pleine force, qui a déjà beaucoup prouvé? Pour moi la question ne se pose pas. L'argent dépensé pour réaliser mon Temple porterait d'autres fruits. Trouverai-je jamais mon Louis de Bavière?
Je me suis d'autre part assez amusé. Assistait à cette réunion Bernheim, le marchand, enrichi, on sait combien, par la vente de tant et tant de tableaux. Il proposait d'organiser des expositions dont les recettes eussent été versées à la Cité un[iversitaire], il citait les noms de donateurs possibles. Je me suis retenu pour ne pas lui demander pourquoi lui et ses frères enrichis par les artistes ne donnaient rien... Je crois que cette question eut créé une certaine gêne. Mais en dedans tout le monde eut bien ri.
29 [mai 1929]
Je me suis bien amusé ce soir à ce dîner des Cent, au Pré Catelan. D'abord ce fut de l'excellente cuisine. Puis ce Forest fut vraiment drôle, dans son discours.
30 [mai 1929]
Toujours discussion pour mes prix du granit. Je n'en sors pas. Je suis dans une aventure où je risque de boire un bouillon.
Il paraît qu'en haut lieu on hésite entre Bourdelle et moi pour le grand monument de Foch. Heureusement, on ne sait pas encore que le tombeau me sera confié. Escholier pousse, paraît-t-il, beaucoup la candidature Bourdelle. Moi je n'ai fait aucune démarche. Et je ne sais pas même si j'accepterais cette commande, ayant déjà le tombeau :
— Pourquoi Landowski ne laisse-t-il pas cette statue à Bourdelle? Cet artiste probe? Il a déjà tant de travaux.
Mais Bourdelle a aussi des travaux considérables. Et j'imagine être aussi artiste probe que lui. Je le suis même bien plus. J'ai horreur de cette comédie.
[1] Wilbur Wright.
[2] Bouclier aux morts.
[3] Tombeau de Foch.
[4] . Exposition internationale de Barcelone, jumelée avec le XIXe Salon des Artistes décorateurs.
[5] Bouclier aux morts.
[6] . Le musicien Alfred Cortot.
[7] . Au lieu de : "eut raison?" raturé.