Novembre-1929

Cahier n°26

1er novembre 1929

Funérailles de Paul Lecène. Il est vraiment mort par son démon. Nous tous ne sommes-nous pas détruits par notre démon? Celui-ci, comme Paul Lecène, c'est une confiance en sa force, un orgueil magnifique qui lui fera commettre la pire imprudence et lui-même se conduira à la mort avec une énergie farouche. Cet autre, remarquable aussi, par bien des côtés, sera miné en dessous par une irrésistible faiblesse sensuelle. Celui-là, une ambition démesurée lui fera accumuler mille fatigues inutiles sur celles d'un labeur opiniâtre. Et tout cela aboutit à cette lugubre marche prématurée, sous les fleurs, et à l'abandon éternel sous les feuilles mortes du cimetière. Dans ce jour gris d'automne, ces deux chars débordant de fleurs d'or, suivis de cette foule noire, ces deux valeurs avançant lentement, comme une seule masse, effet poignant.

Le journal de Paul Lecour nous apporte son article sur mon Temple, qu'il appelle le "Héroôn". Le titre est bon. Son article est très bon. Et la reproduction du Prométhée très bonne. Mais ce n'est pas de ce côté là, je ne le crois pas, que me viendront les fonds.

Téléphone de l'ami Guirand [de Scévola] qui se propose de se présenter à l'Institut. Me demande mon avis.

3 nov[embre 1929]

Rapide tournée, en fin de journée, au Salon d'automne. Je conserve une impression excellente d'un grand cerf de bronze du vieux Pompon. C'est beaucoup mieux que son gros ours de pierre du Luxembourg. Sans doute, la matière ajoute beaucoup. Mais ça devrait, après tout, ne pas être une critique. Une œuvre faite pour une matière doit être jugée dans cette matière. Ces petits objets en porcelaine de Copenhague, par exemple, qui ont eu tant de succès il y a une vingtaine d'années, et qui sont certainement à l'origine des sculptures de Pompon, seraient bien peu de chose en plâtre. Le poli, la qualité[1] de la matière leur donnent leur valeur. Ainsi en est-il de ce cerf. La fonte en est bonne. La patine très polie est heureuse. On ne pense plus à la faiblesse de la sculpture, à la maigreur des accents. L'ensemble a de la grandeur, même une certaine somptuosité. En sculpture il n'y a rien d'autre que des banalités. En peinture d'excellents Marquet. En place d'honneur un portrait bien faible de Van Dongen. Avec l'âge, le clown s'ankylose [2]. Alors ses pirouettes n'étonnent plus. Ses grimaces ne sont plus drôles. C'est comme un feu d'artifice après qu'il a été tiré. Ce n'est pas très beau la carcasse d'un feu d'artifice. Aussi en est-il de ce portrait.

Les journaux nous apportent la nouvelle de la formation du ministère Tardieu. Il a fait ce que Daladier aurait dû faire. Quand les socialistes eurent refusé, Daladier aurait dû former un ministère homogène radical socialiste. Position courageuse à prendre. Majorité à obtenir par un programme. Le programme radical socialiste est le seul bon. Malheureusement les hommes du parti sont au dessous de tout.

Tardieu, avec un ministère d'hommes plus modérés, réalisera en grande partie le programme radical socialiste. Certaines idées s'imposent et dominent les hommes. Ceux qui s'y opposent sont impitoyablement balayés. Je suis heureux que F[rançois-]Poncet reste. J'espère qu'il aura le temps de faire voter mes crédits pour le tombeau Foch. C'est un homme intelligent[3]. Il est souhaitable qu'il reste, en dehors même de son amitié pour moi.

Visite du jeune Isay. Il a presque terminé l'article qui me concerne. Le tout est de l'éditer maintenant dans de bonnes conditions. La Revue de Dayot, ce serait évidemment le mieux. Mais je suis sûr qu'il y aura des difficultés[4]. Me parlant de la crise momentanément terminée, Isay me disait qu'on ne peut imaginer les ambitions déchaînées dans ces moments.

— Nous ne nous rendons pas compte que nous sommes en décadence. Nous et l'Angleterre sommes des pays finis.

Il exagère. Un pays n'est jamais fini. Nous sommes comme tous les pays d'Europe à un terrible tournant, celui d'une civilisation dont bien des principes directeurs ont fait faillite. Et c'est terrible de devoir changer de morale. Le principe primordial, on peut dire les principes primordiaux qu'il faut rejeter tout d'abord, ce sont : 1. l'idée de patrie; 2. l'idée de la souveraineté absolue d'un État. Quoiqu'on fasse [5], quoiqu'on dise, c'est contre ces deux idées là que la Société des Nations fonctionne. Si elle fonctionne mal encore, c'est à cause des réserves des nations. On n'ose pas aller jusqu'au bout. Il le faudra. Ou bien la Société des Nations périra et l'Europe avec elle. Et qu'est-ce au fond que cette crise ministérielle? L'abcès indiquant le malaise profond du pays, luttant contre lui-même entre les idées périmées du passé et les nécessités de l'avenir. Crèvera cet abcès, l'homme courageux qui ne cherchera pas les combinaisons de couloir, mais celui qui saura faire la part du feu, faire une vraie politique de paix européenne, rejeter cette tunique de Nessus qu'est en grande partie ce traité, œuvre absurde de ce Clemenceau orgueilleux; c'est ce traité, il ne faut pas l'oublier, la cause de tout notre mal d'aujourd'hui. Des hommes qui l'ont conçu, d'aucun on ne peut dire qu'il fut grand. Il a fallu tout reprendre en sous-œuvre de ce monstre non viable. C'est pourquoi Tardieu [6] a eu tort de prendre Maginot dans son ministère. De l'époque actuelle peut-être sera-ce Briand, en fin de compte, qui apparaîtra le plus grand. Il a poursuivi depuis toujours une grande politique d'apaisement. Depuis 1922, c'était je crois l'année de la conférence de Cannes, l'Europe entière souffre de l'échec de cette conférence. Nous n'en serions pas où nous sommes.

Montré à Isay mon tombeau de Foch. Très emballé. monument Ader lui plaît aussi beaucoup.

4 [novembre 1929]

Il est bien certain que la transposition sculpturale doit être réalisée, pour qu'il y ait œuvre d'art, non seulement dans l'interprétation de l'idée, mais aussi dans l'interprétation de la forme. De même qu'une idée doit être pensée dans l'art dans lequel on veut l'exprimer, de même la forme doit être pensée dans cet art. Ainsi une forme devient une pensée sculpturale, uniquement sculpturale. Nous avons aujourd'hui un élément de comparaison qui est la photographie. C'est avec raison que l'adjectif "photographique" prend, quand il s'agit d'œuvre d'art, un sens péjoratif. L'énorme, l'immense difficulté consiste donc en ceci, de fuir le photographique et pourtant d'être fidèle, ému, sensible à la vérité et à la nature. Le réalisme reste à la base d'une belle œuvre, mais je crois que cette nuance, qui est tout l'art, ne s'apprend pas. La sent qui est sculpteur, la sent qui est peintre. On naît sculpteur ou peintre, on ne le devient pas. Une œuvre photographique? Voici : celle où la peau aura l'air d'être de la peau, où les cheveux chercheront à être des cheveux, une draperie à être de l'étoffe. Une sculpture? Celle où ces recherches superficielles ne compteront pas, où la valeur d'un plan, d'une silhouette compteront, où une draperie ne sera pas d'abord une draperie mais au contraire une masse, un élément jouant dans la composition un rôle aussi important que le reste. Ensuite elle devra être draperie. Alors il faudra qu'elle se motive, s'explique. À tout cela, ce matin, je pensais, en sculptant cette patte de cheval, morceau nerveux, compliqué, enchevêtrement de dessins serrés, dont on peut faire une chose maigre, ou au contraire un élément souple et puissant. Mais nul ne peut imaginer, s'il n'a sculpté lui-même, cette joie de la sculpture pour le sculpteur, cette joie en quelque sorte physique, sensuelle presque, du coup d'outil prenant, cinglant un dessin, et le bonheur de l'œil qui voit peu à peu une grande silhouette générale s'affirmer, partant du garrot et descendant, comme d'une venue jusqu'au sabot. Et pourtant, tout au long, que d'accidents, que d'incidents, tout ce monde des muscles et des os. Il faut que tout le monde soit là, mais tenu dans cette force immatérielle qu'est le dessin, comme par une loi.

Je travaille vraiment bien et tout rend. Ce cheval prend du style. C'est terriblement long, par exemple. Le capitaine Pinon m'a téléphoné qu'il me conduirait un très joli pur-sang à très belle tête. J'aurai une étude excellente.

Mais pour le moment ce que j'aime le mieux à mon atelier, c'est le monument Fauré. Il fait de mieux en mieux. Cette stèle, toute criblée de sculptures, c'est une trouvaille, je crois. Sortie de mes murs du Temple[7]. Le Temple, pensée et plastique, est à la base de toutes mes œuvres, même une œuvre aimable comme le Fauré.

Après demain, je terminerai Ader. Même à sculpter une salopette, on trouve un plaisir de sculpteur, mais il faut la voir plastiquement.

Visite de M. Fabry et de Madame. Tout deux sont enchantés de la S[ain]te Thérèse. Elle fait bien.

Visite de Taillens. Les adjudications pour les Fantômes sont faites. Nous irons sur place dans huit jours pour la plantation, et les travaux commenceront aussitôt. Tout arrive.

5 [novembre 1929]

Attaqué l'arrière-main du cheval Haig. Je crois que mon animal commence à prendre réellement de l'allure. C'est long, mais j'avance.

Maquette du monument Fauré presque terminée. Ce sera aussi un gros travail. Mais je ne crois pas que ce comité là me bousculera beaucoup.

C'était notre déjeuné de l'Institut. Convives : Paul Léon, Pontremoli, Borel, Brunschvicg, Pelliot, Perrin. Borel ne semble pas croire que le ministère Tardieu puisse tenir. Il est à la merci de l'extrême droite.

— Pourquoi, ai-je demandé, un homme intelligent comme Tardieu a-t-il formé un ministère aussi précaire, si ce que vous dites est exact? Pour avoir été président du Conseil, ne serait-ce que 24 heures. Dans tout le Parlement il n'y a que huit anciens présidents du Conseil, c'est une situation. C'est pour cela que Daladier aurait tant voulu réussir.

Je ne crois tout de même pas à un point de vue aussi mesquin. Paul Léon disait que Briand avait essayé de torpiller Tardieu et que celui-ci aurait tout arrêté en disant à Briand que s'il n'entrait pas dans sa combinaison, il prendrait lui, les Affaires étrangères.

Paul Léon parle de la retraite prochaine de Puech et me demande si je ne prendrais pas sa succession. Ce serait mon rêve. Malheureusement c'est trop tôt encore, à cause des enfants, à cause de tous mes travaux en cours. Et puis, tout de même, je suis si bien installé ici. Quel chambardement dans notre vie. Il ne tiendrait qu'à moi d'être nommé.

Sommes allés ensemble à l'exposition de Mlle Dayot. Intéressante. C'est comme toute la production picturale d'aujourd'hui. C'est du coloriage, ce n'est pas de la peinture.

Conseil de famille pour la succession du pauvre Henri Lombard. Puis passé chez Max Behrendt où nous avons agréablement bavardé de choses et autres, notamment de Bourse. Ce qui vient de se passer à New York a sérieusement secoué tout le monde de la finance.

6 [novembre 1929]

Cheval pour Douglas Haig. L'arrière-main. Quelque chose qui ne va pas. Vérifier tranquillement demain.

Déjeuner chez Ladislas avec la princesse Cantacuzène. Femme très étonnante, un peu pédante, mais fort intelligente et même éloquente. Je m'en suis rendu compte dans son récit de sa visite des tziganes à Grenade, dans leurs grottes. Je les ai vus aussi, mais jamais je n'aurais raconté cela de cette manière si colorée. Elle nous a beaucoup amusés en parlant de l'Amérique et des Américains, de leur amour des titres. Elle et une Anglaise de ses amies étaient arrivées en délégation officielle dans je ne sais plus quelle ville. [Elles furent] logées chez des habitants. La personne qui logeait l'Anglaise lui demande si c'est elle "la princesse". Apprenant que non, l'hôtesse entre en fureur, ordonne à sa domestique d'enlever les draps de dentelle, est excessivement désagréable. Pourtant c'était une dame éminente, parait-il. Cette personne dut quitter cette maison. Il paraît que dans toute famille américaine il y a des portraits de famille, et chaque famille veut prouver qu'elle descend d'une vieille noblesse d'Écosse ou [...] d'Angleterre. Complètement ridicule. Une réception chez Coolidge, a étiquette plus rigide qu'une cour. Les seules personnes pour qui il fut à peu près aimable et qu'il fit asseoir étaient les personnes titrées.

Puis on est venu à l'atelier où on m'a paru fort impressionné. Mais j'ai perdu mon après-midi.

7 [novembre 1929]

Fatigué. Longue matinée au cheval de Douglas Haig. Arrière-main dans ce mouvement campé si difficile à installer, y est, je crois. Nous verrons demain matin. J'attends chaque soir mes séances du lendemain avec une impatience de jeune homme. Bon signe.

Terminé le modèle de la statue d'Ader. Voici, en ce qui me concerne, ce monument complètement terminé, pour l'instant. Dans six mois seulement, l'achèvement des pierres.

10 [novembre 1929]

Au jugement du concours Doublemard à l'École vendredi dernier, rien de plus amusant que l'attitude de Despiau et de Drivier. Il importait en effet pour ces messieurs de se distinguer. Aussi, avec des airs supérieurs désignaient-ils aux suffrages les plus mauvaises esquisses[8], devant des fautes élémentaires ils déclarent :

— Avoir osé ça, c'est épatant!

Le pauvre gosse qui a fait ça, n'a rien osé du tout. Il a fait ce qu'il a pu et comme il ne sait encore rien, il n'a pu faire que des fautes. Je remarque que Despiau n'a plus du tout le sens du ridicule. Il vote avec des airs inspirés, méprisants, et annonçant à haute voix pour qui il vote, il inscrit un autre nom. C'est Bouchard, placé à côté de lui qui me l'a dit, l'ayant vu.

Chez Darras, après ce jugement, pour l'emplacement du monument de Grasse. Il approuve complètement mon choix et m'assure qu'il n'y aura aucune difficulté. Les complications sont venues d'un premier projet que M. Macomber avait demandé à je ne sais plus qui, de Villiers, je crois, monument central, d'une lamentable banalité, dont le Conseil Municipal ne voulait pas. Maintenant il n'y a plus de confusion. Et tout va marcher. J'ai essayé d'avoir quelques aperçus à propos du maréchal Foch. Darras, ou ne savait pas grand chose ou ne voulait rien dire.

Hier samedi, le capitaine Pinon très gentiment est venu me voir et me dire qu'il s'était occupé de moi pour un pur-sang et qu'il avait trouvé mon affaire au dépôt de la remonte de S[ain]t-Cloud. Un très bel animal, très doux. J'irai le voir mardi matin.

À déjeuné Marguerite Long et [Roger-]Ducasse. Quelle est la valeur de ce [Roger-]Ducasse? Il a cette ironie particulière des ratés supérieurs. Mais ce n'est la preuve d'un génie. Attendons-le à son œuvre prochaine. Je leur ai montré le monument Fauré.

À l'Institut, discussion sur le retour à la limite d'âge de 30 ans pour le concours des prix de Rome. C'est mon opinion. On a prononcé la vacance du fauteuil de Gervex. Je voterai pour Devambez. Monsieur Nénot me parle de la décoration de la grande salle des séances du Palais des Nations, une grande frise sculptée en ferait l'ornementation au lieu de l'éternelle fresque. Mes Murs de 1925 portent leurs fruits, une seconde fois. Mais plus honnête que ce pillard de Laprade, M. Nénot et Camille Lefevre me confieront au moins cette muraille, du moins je le crois.

Aujourd'hui dimanche, journée tranquille. Quelques élèves sont venus me voir ce matin. Pour ces conseils dans les concours, il faut être très réservé. C'est au meilleur, et j'aime mieux celui qui n'en demande pas.

Et téléphone de Mme Bentley Mott me disant que M. et Mme Prince me feront faire pour Washington le monument de leur fils. Et que le général [9] Pershing, à son prochain voyage en France, dans trois ou quatre mois, me fera faire son buste.

Visite chez Riou, à qui je montre les photographies du tombeau Foch. Et chez Albert Besnard. Lily et moi aimons beaucoup ces deux êtres. Sans doute n'ont-ils pas toujours des préoccupations très élevées, mais chez tous deux, il y a une grande intelligence et surtout chez lui quelque chose de supérieur et par moment dans sa conversation il y a des lueurs. Il approche des 80 ans. Il disait :

— Pendant longtemps je ne pouvais évoquer l'idée de la mort. Maintenant, certainement, j'ai le désir de durer le plus longtemps, mais c'est une idée à laquelle je suis très résigné.

11 [novembre 1929]

L'armistice. Toute la journée à l'atelier. Travaillé sans modèle au cheval Douglas Haig. L'après-midi, partie bas-reliefs chinois (la conférence de Tokyo) et surtout Fauré, presque terminé, mais qui m'intéresse tellement que j'en fais comme une petite exécution. En travaillant à cette stèle ornée, je pensais que si j'ai encore un monument de musicien à faire, je tâcherai de composer le décor uniquement avec des instruments et des mains, sans personnages.

12 [novembre 1929]

Passé un très agréable moment à la remonte de S[ain]t-Cloud. Le capitaine Pinon me présente au commandant Melmer, de ce dépôt. Il a fait défiler devant moi des bêtes magnifiques. Il n'y a là que des chevaux de sang. Je trouve tout à fait la bête qu'il me faut, un grand animal de quatre ans, et que je suis heureux de voir car je trouve les proportions que je cherchais. Ce demi-sang Ariane, très robuste et qui m'a servi, m'entraînait malgré moi vers la lourdeur. Après mes séances je passais mon temps à rendre de l'élégance et des longueurs. Je suis doublement sauvé car je pourrai, avec ce cheval, avoir des séances d'après-midi, ce qui me donnera plus de temps.

Visite de Rabaud et de M. ..., je ne me souviens plus du nom, trésorier du monument Fauré[10]. Tous deux semblaient considérer comme fort difficile de trouver 200 000 F. Pourtant c'est vraiment le minimum pour un monument de cette importance. Ils m'ont fait de justes observations à propos du buste, dont l'accrochage sur la stèle était trop flottant. Ils ont raison. L'après-midi travaillé avec la jolie petite Combet à la figure agenouillée.

Téléphone empoisonnant d'Attenni de Chauvigny[11]. Il parait que les pierres n'ont pas les mesures! Quel ennui. J'ai aussitôt téléphoné à Dubourdieu qui me répond que les mesures sont justes. Qui croire? J'avais pourtant bien pris toutes mes précautions. Demain butte de Chalmont. Donc rendez-vous après demain. Jusque-là, s'efforcer de ne pas s'énerver.

14 [novembre 1929]

Heureusement tout s'arrange pour les pierres d'Ader. Attenni, Dubourdieu, aujourd'hui à l'atelier. Nous avons fait toutes les vérifications. Les pierres sont taillées excessivement justes. Mais le modèle rentre. Soulagement.

Hier à la butte de Chalmont, par une journée abominable. Revoyant, même par cette pluie, mon emplacement, j'en suis de plus en plus enchanté. Il ne me déplaît pas non plus que cet endroit soit écarté, qu'il faille faire exprès, pour y venir. Ainsi mes Fantômes prendront un sens plus profond que s'ils avaient été dans un endroit passant, auprès d'une route d'où on leur aurait jeté en se penchant [12] en auto, un regard à soixante dix à l'heure. Non, ce coin où ils seront isolés acquerra un caractère sacré [13]. Maintenant il faut que je fasse l'esquisse de la Victoire. Bien que très différente, il faut qu'elle soit une sœur de S[ain]te Geneviève. Nous avons eu hier, Taillens et moi, la même impression : que le relevé du géomètre sur lequel tous les plans ont été établis, ne semblait pas correspondre à l'aspect apparent du terrain. J'ai donc décidé de faire jalonner tout le monument. Nous retournerons. On ne pourra prendre qu'alors la décision définitive pour l’implantation. L'entrepreneur cependant va préparer son chantier. Mais voilà tout de même le troisième de mes grands rêves qui devient réalité. Le premier lot des granits est arrivé à S[ain]t-Mandé. Le second de mes grands rêves c'est le Tombeau du soldat. Je crois qu'il se réalisera aussi, puisque c'est le tombeau Foch. Dezarrois a téléphoné aujourd'hui. Il a vu le général Weygand qui lui a demandé d'amener Madame Foch à mon atelier. Madame Foch a demandé à ce qu'il y ait une croix quelque part sur le tombeau, il y aura mieux qu'une croix. Je prendrai prétexte du panneau de face pour évoquer une grande scène religieuse (tirée par exemple de la retraite religieuse de Guillaume d'Orange) encadré de deux figures chrétiennes (les angles). Dezarrois a demandé à Lily que j'aille le voir demain. Après cette visite, j'écrirai au général Weygand. Samedi, j'irai voir le général Mariaux pour liquider cette question des laisser pour compte du tombeau de Napoléon. Mais pour mon premier rêve, qui est au fond le seul, je ne sais plus. Je suis trop pris. Je suis débordé. Les travaux que j'ai m'intéressent. Et puis, ils nous font vivre. Peut-être que j'aime trop vivre largement. C'est là mon point faible. Pour réaliser le Temple, même si je restreignais mon train de vie, y arriverais-je? Il faudrait refuser des commandes. Et si je refuse des commandes, je n'aurai pas les ressources nécessaires pour faire cette exposition projetée. Ce qu'il faut faire maintenant, c'est établir le chiffre des dépenses du programme de la seconde étape, qui est : Prométhée, tout le Mur du Héros, le Cantique des créatures, en pierre, (il faudrait aussi) l'Hymne à l'aurore en pierre (en refaisant la figure de l'homme), le Cantique des cantiques (en pierre ou en marbre). Tout cela va demander non seulement un temps énorme, mais énormément d'argent. Le tout est de se bien porter. À réaliser tout cela je devrais arriver aussi.

15 [novembre 1929]

Dezarrois me donne à lire une charmante lettre du général Weygand où il parle de moi dans des termes excessivement flatteurs. Il s'agissait du désir de Madame Foch de venir voir l'esquisse du tombeau et en même temps qu'un emblème chrétien fait sur le tombeau. J'ai toujours pensé à marquer la foi du maréchal Foch. Mais qu'on me laisse faire comme je veux [14]. Rendez-vous est pris à mon atelier pour vendredi prochain. En même temps Dezarrois me donne à lire le projet de loi qui sera déposé demain pour l'ouverture des crédits. Cela est émouvant. J'espère qu'il n'y aura aucun accroc. Après, il ne me restera plus qu'à refuser toute nouvelle commande pendant deux ans. Ce tombeau je veux le faire sans aide, sauf les grosses besognes. De ma main, du haut en bas. Mais quelle rude besogne. J'ai vu qu'on indiquait 2 ans comme durée. Ce sera court. Je mettrai deux ans pour les modèles. Il faudra bien six mois pour la fonte. Mais ne soulevons pas cette question.

On moule Ader, terminé dans la matinée. Après-midi divisée en deux. D'abord au cheval Douglas Haig. Puis avec la petite C[ombet] au monument Fauré. Cette maquette-là aussi est virtuellement finie. Mais je ne me mets toujours pas au fronton Paul Adam!

Avant d'aller aux Beaux-Arts, passé chez Madame Pomaret où il y avait une exposition d'une remarquable faiblesse et où j'ai rencontré Tabarant. Il admirait une toile qui représentait une roue appuyée contre un mur, d'un vilain ton et d'un ennui... Ah! ce n'est pas l'enthousiasme qui déborde dans notre malheureuse époque!

16 [novembre 1929]

L'État me couvre d'or. Je reçois aujourd'hui un deuxième acompte de 500 000 F pour les Fantômes. C'est une compensation à mes ennuis financiers de 1925. Il est vrai que tout cela sera absorbé. Mais je suis tranquille, et c'est énorme de travailler sans souci et de faire une vie agréable autour de soi. Dans deux ou trois ans, laps de temps qui sera jalonné de petites inaugurations secondaires comme Paul Adamstèle Farman, de Grassed'Estournelles de ConstantFauré; d'inaugurations plus importantes : Sun Yat Senmaréchal Haig. J'inaugurerai presque coup sur coup les Fantômes et le tombeau Foch. Les Fantômes, ce sera surtout une direction. Mon affaire, quoique compliquée, est bien organisée. Il me reste à faire là la statue de la Victoire. Figure semblable sera toujours conventionnelle. Mon geste sera bon. Le tombeau Foch lui, va me demander un immense[15] travail. Mais après, je devrai avoir l'énergie de refuser des commandes, je crois que j'aurai cette énergie, pour organiser cette grande exposition à l'Orangerie des Tuileries qui pourrait être quelque chose d'énorme. Je n'aurai pas encore soixante ans. Je tâche de me persuader que c'est être encore jeune! En ce moment, j'ai à terminer ou à faire : retouches aux bas-reliefs chinois (à refaire l'élection et l'exil), le fronton de Paul Adam, le grand bas-relief de Grasse, terminer la statue, la statue équestre Douglas Haig. Ces bas-reliefs chinois à refaire compliquent mon emploi du temps. Tout ça, c'est une rude besogne. Et dès que la commande Foch sera officielle, il faudra que je m'y mette immédiatement. J'oubliais l'esquisse du monument des Crapouillots et ce fronton pour le Brésil. C'est aussi une chose considérable et je crois que je le refuserai.

17 [novembre 1929]

Aujourd'hui à déjeuner à la maison, André François-Poncet et sa femme, Brunschvicg et sa femme, J[acques] Rouché et sa femme, Jaulmes et sa femme, et ce fut très agréable et intéressant. François-Poncet semble très content et assez sûr de rester maintenant longtemps rue de Valois. Conversation sur la situation politique. Rien de sensationnel. Il parait que les radicaux sont furieux contre Doumergue qu'il n'ait pas appelé un socialiste pour former le ministère. On a parlé du manque de caractère d'Éd[ouard] Herriot que chacun s'accorde à reconnaître comme un bel artiste mais un déplorable chef de gouvernement. Incidemment amusante histoire sur Jules Romains. Celui-ci qui a gagné des millions avec son KnockTrouhadec, etc., qui a épuisé, d'autre part, les successifs congés à lui accordés par l'Université, ne veut ni reprendre sa place dans l'enseignement, comme il devrait, ni abandonner ses droits à la retraite, puisqu'il n'a pas démissionné. Alors il est venu trouver F[rançois-]Poncet pour que celui-ci lui trouve un poste qui permettrait de tout concilier et on a fini par le nommer conservateur adjoint du château de Pau! (Au fond je ne comprends pas le gros succès de ce Jules Romains. Sauf le premier Trouhadec, rien ne me plaît complètement). À propos [de] peinture, on annonce parait-il que la peinture de [Dunoyer de] Segonzac ne se vendra plus cher, que les marchands ne le soutiendront plus. Comme F[rançois-]Poncet demandait à [Dunoyer de] Segonzac de donner une de ses toiles au Luxembourg, qu'il le décorerait, celui-ci a répondu qu'il ne voulait pas être décoré, parce que Courbet ne l'avait pas été et que d'ailleurs il n'avait aucune toile à donner. Je pense à la phrase de Delacroix, sur la fatuité de ceux qui refusent certains honneurs. Que tout ça est puéril. Visite de l'atelier qui parut vivement intéresser.

Mon Sun Yat Sen fait décidément très bien. Depuis ce matin, il me vient un grand doute sur mon esquisse Fauré. Je me demande si ce groupe des deux femmes n'est pas inutile et si faire passer seulement au pied de la stèle une ligne de cygnes ne serait pas beaucoup plus original, plus simple, mieux. À étudier sérieusement. J'ai soumis cette idée à Jaulmes qui l'a approuvée. Rouché aussi. J'ai remarqué que le goût de F[rançois-]Poncet va aux choses fortes. Il me dit que le projet de loi pour le tombeau est déposé et sera voté, espère-t-il, prochainement.

18 [novembre 1929]

Ne rien démolir au monument Fauré. Le faire marbré tel qu'il est. Je ferai faire le groupe du bas, indépendant. Ainsi je pourrai chercher une autre solution. Mais se méfier de la fatigue qui parfois vous fait tout chambarder, après des mois de travail. En croquis, cette bande de cygnes ne fait pas si bien.

Repris le buste de la petite Geneviève Citroën. Le style des yeux est trouvé. Décidément excellent procédé que celui des estampages. Rodin s'en servait beaucoup. Ainsi on reprend sur une matière fraîche. Le moule conservé vous donne la tranquillité, puisqu'on pense toujours y revenir. La grosse difficulté de ce buste est dans le bas du visage. Le style de la bouche et surtout des deux plis [16] des joues, autour des narines, quand elle rit. Que cela ait l'air mobile et ne fasse pas vieux.

Après la visite du bon Bompard, celle de Grün. Quelle incroyable tête! On la croirait en carton. En le raccompagnant je regardais ce crâne extraordinairement poli, bien régulièrement entouré par le noir des cheveux, comme une énorme tonsure. Rarement vu un crâne plus ridicule. On se plaignait à la dernière élection des musiciens de n'avoir pas assez de candidats. Cette fois-ci ils sont quatorze peintres! On se demande pourquoi certains se présentent. Il est vrai que chacun se croit plus de talent que son voisin.

Écrit au général Weygand pour l'inviter à venir à l'atelier avec Madame Foch. Il faudra que je demande à Dezarrois de me donner la lettre du général Weygand. (Souvenir pour l'histoire de tombeau).

Écrit à Madame Bentley Mott pour le monument Prince, pour le buste du général Pershing.

19 [novembre 1929]

Je me suis forcé à abandonner le cheval Haig, ce matin, pour travailler aux bas-reliefs chinois : la conférence de Canton et la conférence de Tokyo. Presque terminés. Le petit Lagriffoul me les a intelligemment avancés. Mais il ne sait pas encore accorder ses accents. Le bon Fouqueray, un des innombrables candidats, venu, m'a donné de bonnes indications pour les costumes des marins du de Grasse. J'ai bien fait de commencer ce grand bas-relief. Sont arrivés en effet à l'improviste, cet après-midi, M. Macomber et M. Hull. Je travaillais dans le jardin avec le jeune cheval. L'impression m'a paru bonne. Peut-être a-t-il pensé, au fond de lui, que ce n'était pas très avancé...

La statue Ader est sortie du plâtre. Mon idée de la présenter sur un plan un peu en saillie donne une bonne visibilité. Maintenant il faut le voir dans l'ensemble. J'ai confiance. Ce ne sera pas non plus un monument ordinaire. Sun Yat Sen surtout dans le marbre fait vraiment bien.

L’implantation du monument butte de Chalmont[17] est en cours. Nous y retournons dans huit jours.

20 [novembre 1929]

À S[ain]t-Mandé ce matin, où j'ai vu les granits, les 4 premiers blocs arrivés. Matière magnifique. Joie d'une pareille réalisation. Si je réussis ma figure de Victoire, ce sera formidable.

Lettre charmante du général Weygand.

21 [novembre 1929]

Très fatigué aujourd'hui. Bon travail quand même. Toujours à ce cheval. Cette cire blanche et dure complique le travail. Je crois que le résultat sera bon et que pour la grande exécution ce que je fais actuellement m'avancera beaucoup. On a installé le monument Ader complètement terminé. Je suis enchanté. Ça fera un grand effet. Je suis content d'avoir réussi ça après le monument Wilbur Wright.

Visite du bon Émile Pinchon. Il connaît bien le cheval. Il a un excellent instinct de sculpteur. Il m'a donné de bons conseils.

Parlé de cette exposition rétrospective, qui contiendra d'ailleurs des nouveautés, pour dans trois ou quatre ans.

22 [novembre 1929]

Journée sans travail où si peu, qu'autant dire rien. J'ai eu tord de changer avec ce cheval, l'encolure bien mise en place avec Le Rhône. Un peu abîmée.

Aux Invalides chez le général Mariaux, à propos de ces granits offerts. Il avait l'air désolé de devoir les refuser. Il a l'air excellent, le général Mariaux. J'ai pourtant bien fait de lui dire franchement que c'était inutilisable. Il se peut en effet que même la base soit en bronze, pour y mettre une inscription, presque au niveau du sol, et faisant tout le tour de la base, comme un cadre. Puis chez le colonel Payard pour les costumes de Jeanne d'Arc. C'est un costume de cet ordre que je mettrai à ma figure de Victoire pour la butte de Chalmont. Je sais à quelles sources aller.

Au pré vernissage, chez Brandt. Excellentes salles. De beaux objets. L'exposition elle-même n'était pas remarquable. Les animaliers généralement ne sont pas bien forts. Brandt me parle d'un projet qui pourrait être formidable. Il s'agirait d'une porte de bronze de 25 m de haut, pour un musée. Quel rêve...

À déjeuner Darras et sa femme. Il me confirme que la décision pour de Grasse sera prise très prochainement. J'ai écrit à ce propos à un certain M. de Fontenay qui est conseillé de l'arrondissement. Ce monsieur ne m'a même pas répondu.

Visite de Madame Foch et de ses deux filles et général Weygand. Ce général Weygand est vraiment sympathique et donne impression d'une bien grande intelligence. Mes visiteurs m'ont paru très impressionnés de leur visite, qui dura longtemps. Pour le tombeau on ne m'a fait aucune observation. Madame Foch et ses deux filles désirent qu'il soit rappelé par l'image que Foch a commandé en chef à toutes les armées. Une des deux filles du maréchal m'a parlé de beaucoup de mes œuvres. Elle m'a dit que si on lui avait demandé son avis, c'est moi qu'elle aurait désigné pour le tombeau.

Et puis chez le ministre de Chine, où je rencontre M. Marraud qui me demande de venir visiter mon atelier, de même que M. Polítis, le ministre de Grèce.

Et demain sera encore une journée perdue. Correction. Jugement. Institut, etc. Je travaillerai dimanche.

24 [novembre 1929]

Très bonne pièce, ce Marius de Pagnol. De la vie, de la gaieté, de la sensibilité. L'héroïne est peut-être un peu cornélienne pour une petite marchande de coquillages.

Quoique dimanche, pas travaillé. Ce matin à la Chambre pour voir les Delacroix. Impossible de rien voir. Quel genre plus faux que le plafond. C'est toujours mal éclairé. Il faut se tordre le cou pour voir. Nous y retournerons un soir. À la lumière électrique placée spécialement.

Lettre de la maréchale Haig. Rien à faire pour mettre un manteau flottant. Il n'en portait jamais. Obligé de se résigner au costume de campagne, avec cette casquette... La lettre est charmante.

25 [novembre 1929]

Hier, pendant cette visite au Palais Bourbon, je remarque[18] à la buvette, une statue en marbre, représentant une baigneuse s'essuyant. Figure debout, hanchant, bras gauche levé, s'essuyant de la main droite. D'un extraordinaire réalisme. Plis de peau, jambes trop courtes. Une femme nue copiée. Exécution remarquable. Ensemble très laid. J'ai d'abord pensé Falguière. Même esprit que ses DianesJunon, etc., qui étaient les portraits de pied en cap des filles dont il était tour à tour amoureux. Mais elle est de Barrias, mon vieux patron. Une semblable figure pose immédiatement toute la question du réalisme et donne envie de répondre "non". Mais si au lieu de choisir comme modèle cette petite femme courte à gros ventre mou, il avait pris une fille bien bâtie, aux belles proportions, on répondrait "oui". Du danger de toute théorie esthétique et de la systématisation. J'aime encore mieux une erreur de cet ordre, qu'une[19] erreur par parti pris de formule.

Excellente journée. Sans Le Massier travaillé toute la matinée. Mémoire et sciences ont fonctionné à merveille. J'approche de la fin. Et je suis enfin maître du buste de Geneviève Citroën. C'était très difficile. Mon petit modèle a été vraiment charmant et complaisant. Je ne sais plus combien elle a posé de séances. Il y en a sûrement beaucoup que je pourrai d'ailleurs facilement compter. Reste maintenant à lui donner le mouvement. Question de nuance. Mais il n'y a pas de nuance. Un demi centimètre trop en avant et ça n'y est pas.

Mais ce qui je crois fera très bien, c'est mon monument de Grasse. Il faudrait tâcher de le terminer pour le Salon prochain.

26 [novembre 1929]

Une lettre du père Louis[20], parlant des plantations des figuiers, grenadiers et jasmins que nous faisons faire au Brusc, nous apporte le parfum de là-bas. Immédiate impression de calme et de bonheur.

Si certaines personne sont difficiles à faire payer leurs commandes (Rosengart) il n'en est pas de même d'autres. M. Hull m'apporte aujourd'hui encore 100 000 F de la part de M. Macomber. Il me parle en même temps d'une statue de Rochambeau, statue équestre. Delacroix disait : "il me faudrait deux vies pour exécuter tous mes projets". À moi il m'en faudrait dix, et encore ce serait à peine suffisant...

Travaillé ce matin au bas-relief chinois (Tokyo). J'en ai un peu assez des chinois en bas-relief. Après-midi eu cheval, avec mon gracieux modèle. Il est conduit par un petit poilu algérien qui ne semble pas avoir une mentalité très supérieure.

Téléphone de Rabaud qui organise un rendez-vous de son comité Fauré et demande des photographies du projet.

27 [novembre 1929]

Toute la journée au cheval . Le matin sans modèle, l'après-midi avec Le Massier. Grosse amélioration. Il ne reste presque plus rien de la nommée Ariane. J'ai rétréci le poitrail et c'est mieux. La puissance des triceps est devenue magnifique. Et c'est pur sang. Je crois que j'approche d'un style. Et qui ne sera pas conventionnel. parce que appuyé sur la nature.

Interruption pour le déjeuner, chez Mauclair avec Le Sidaner. Homme très charmant. C'est le type de ces vieux artistes amoureux de leur affaire. C'est très sympathique. Oui, mais pour moi, il manque d'éclair. Il y a dans son métier un procédé. Et c'est si agréable quand on ne sent pas le procédé, quand ce n'est pas toujours la même chose. Il racontait un mot terrible de Forain, sur Besnard, bien entendu. Dans une soirée, avisant une vieille actrice célèbre pour avoir obtenu jadis de gros prix de ses faveurs :

— Tiens, dit-il, elle ressemble à Besnard.

On regarde, étonné.

— Et pourquoi donc?

— Parce qu'elle ne se vend plus.

On n'en finit plus avec les mots de Forain, quand on commence. Chacun en a raconté. Mauclair, courageusement et seul, continue sa campagne contre la peinture "moderne". j'ai peine à écrire ce mot, car c'est lui donner un sens qui n'est pas vrai. Pourquoi appeler modernes uniquement ces farceurs-là. Le Sidaner me disait tout à l'heure que Vuillard, mais celui-là a du talent pourtant, n'avait pas le droit de vendre directement aucun tableau, n'avait même pas ce droit, pourtant le plus agréable, de donner un croquis à un ami. C'est un indépendant! Il est pensionné par Hessel, et est l'amant de Madame Hessel. Il faudrait savoir si Madame Hessel est par dessus le marché ou si Hessel retient un tant pour cent pour la dame... Vuillard a pourtant du talent, beaucoup. J'aimerai beaucoup avoir une toile de lui. Mauclair me disait que Jaloux, dernièrement, Edmond Jaloux! lui disait :

— Je ne parle plus de peinture. Les marchands ne payent pas assez.

Je ne mets pas en doute ce que m'a dit Mauclair.

28 [novembre 1929]

Retour de butte de Chalmont[21]. Le géomètre avait terminé l’implantation. Impression excellente, sauf que tout cela devait être plus grand. Le double. Le chantier est ouvert. On pioche.

Comme nous avions le temps, nous sommes allés voir ce monument que les Américains élèvent à la cote 204 près de Château[-Thierry]. Voilà le type de monument sans intérêt. C'est une colonnade, pourquoi? formant écran. Écran à deux faces avec d'un côté un énorme aigle avec écusson, de l'autre deux figures France-Amérique. Aucune échelle. Aucun parti. Des moulures, des escaliers, des pelouses [22], enfin, tous les trucs, toutes les ficelles, il ne manque qu'une idée, une émotion, une pensée. Et ce sera partout comme ça. Des projets d'École et quels projets. Dix millions, coûte ce monument. Le mien à peine trois.

La campagne était ravissante. La valeur des toits de vieilles tuiles plates et des vieux murs, vieux murs, seules taches lumineuses dans tout ce gris, avec le ciel, mais plus lumineux que le ciel. En chemin de fer remarqué ainsi un long village, toutes les maisons pareilles, indispensable dans le paysage. Quel est l'artiste dont on pourrait dire que sa création est indispensable dans le paysage. Mais du temps où les êtres humbles construisaient leurs demeures avec ces matériaux qu'il fabriquaient avec leurs mains, (au lieu de ces matériaux d'industrie d'aujourd'hui), les villages font penser à des groupements de nids, semblent presque des créations de la nature et cela leur donne cette poésie.

29 [novembre 1929]

Cheval Haig. Déjeuner chez Ladis avec M. et Mme Titulesco et M. et Mme Negulesco. Deux couples charmants. M. Titulesco me parait un homme remarquable. Il parlait avec vive intelligence de ses conférences internationales dans lesquelles il défend les intérêts de son pays. Le fameux plan Young lèse, parait-il, complètement les puissances dites petites, puisque les dites puissances devraient être remboursées par les autres petites puissances (Bulgarie, Yougoslavie, etc.) et à celles-ci on fait remise complète de leurs obligations financières résultant des traités. (Ces fameux traités, l'œuvre fameuse du "grand" Clemenceau!). La Bulgarie devrait rembourser la Roumanie. Maintenant plus rien. Si bien que dernièrement, lors d'une réunion, Titulesco demanda à prendre dans les traités la place de la Bulgarie. On suspendit la séance. On négocia. On fit des concessions. À quelqu'un qui lui demandait :

— Et bien! maintenant êtes-vous content?

— Oui, répondit Titulesco, très content, vous m'avez laissé ma montre dans mon gousset.

Il y a, dit-il, un immense mécontentement contre la France, chez les petites nations. Elles accusent la France de les abandonner, de prendre le parti de leurs anciens ennemis, etc.

Visite de tout le monde à l'atelier. Après-midi agréable, mais perdue. Demain samedi, encore journée perdue. Mariage Madeleine Bouglé. Correction. Séance annuelle Institut.

Téléph[one] du s[ou]s-préfet de Montreuil[-sur-Mer]. Il vient à Paris le 9 décembre et me demande de venir avec lui voir l'ambassadeur d'Angleterre. Il ne me parle plus de la date d'inauguration.

 

[1]    . Au lieu de : "chaleur", raturé.

[2]    . Au lieu de : "s'assagit", raturé.

[3]    . Suivi par : "En dehors de moi", raturé.

[4]    . Au lieu de : "de l'opposition", raturé.

[5]    . Au lieu de : "sous quelques façons", raturé.

[6]    . Au lieu de : "Maginot", raturé.

[7]    . Suivi par : "D'ailleurs", raturé.

[8]    . Suivi par : "les plus igno...", raturé.

[9]    . Au lieu de : "maréchal", raturé.

[10]  . Suivi par : "Ils ont", raturé.

[11]  Où se trouve une carrière de pierres que P.L. a commandées pour le monument Ader.

[12]  . Au lieu de : en passant", raturé.

[13]  . Au lieu de : "aspect sacré", "sens plus sacré", raturé.

[14]  . Au lieu de : "désire", raturé.

[15]  . Au lieu de : "énorme", raturé.

[16]  . Suivi par : "le long du nez", raturé.

[17]  Les Fantômes.

[18]  . Au lieu de : "je suis frappé", raturé.

[19]  . Suivi par : "formule", raturé.

[20]  Pellerano.

[21]  Lieu du monument Les Fantômes.

[22]  . Au lieu de : "falbalas", raturé.