Mars-1930

Cahier n°26

1er mars [1930]

L'atelier de Jean Boucher. C'est une déception. Il y a un bagage, certainement. Mais impression de vulgarité. Je n'ai rien vu là dont j'ai pensé : "Je voudrais avoir fait ça." Un Christ auquel il travaille depuis longtemps, n'est qu'un vieux modèle sans interprétation sculpturale. Vulgarité. Et tête si laide d'un dégénéré. Il voulait me montrer son projet de monument Foch. Pourquoi? Bien pauvre. Quatre banalités. Mais quelle phrase. Il a pris ça de sa fréquentation de Bourdelle. Il a installé son Foch à cheval, entre deux colonnes surmontées l'une d'une République avec son faisceau et l'autre d'une Victoire inclinant vers Foch une palme. Il dit :

— Je voudrais l'encadrer de deux feuilles d'or qui montent vers le ciel.

J'ai déjà entendu ça quelque part, à propos du monument de la place de l'Alma. Ça n'aurait aucune importance si la maquette annonçait un bon monument. Si c'est lui qui le fait, ce sera déplorable. Il n'est même pas capable de réaliser un bon morceau. De ça, de là, des projets, un Villiers de l'Isle Adam, qui a l'air plus saoul que le Musset de Mercié, débraillé, presque vomissant. Quelle singulière conception du monumental. Des bustes faciles. Impression d'ensemble très médiocre.

Élection de Pierre Laurens. Et ce Bompard toujours avec onze voix, devant Maurice Denis.

Rencontré chez Lemaresquier, M. Clémentel qui me dit des choses très intéressantes sur la manière de travailler de Rodin, sa conscience. Me dit qu'il viendra visiter mon atelier.

Je connais peu de lettres [1] d'une mentalité plus antipathique et haineuses que ces lettres de Prosper Mérimée à Viollet le Duc, à propos de ce fameux décret de 1863 dont il fut l'instigateur. Lu pour ma notice Allard. Il y aurait une étude très intéressante à faire : « Prosper Mérimée et le décret de 1863 sur l'enseignement des Beaux-Arts ».

2 [mars 1930]

Visite d'un sculpteur japonais, M. Nado, mais ne disant pas un mot de français!

M. Bouisson, chez Ladislas, me dit qu'il viendra poser pour son buste le mois prochain.

3 [mars 1930]

Lettre de Nice d'un barde Hœven, pleine de fautes d'orthographe (ce doit être un étranger), qui m'écrit : "Je mets à vos pieds ce qui me reste de jours à vivre et ma fortune pour vous aider à réaliser votre Temple."!

Dîner chez L. Bréguet, qui me dit qu'il viendra poser pour son buste le mois prochain.

Le ministère Tardieu a tenu. Comme F[rançois]-Poncet reste dans le ministère, je pense qu'il passera rapidement la consigne à son successeur pour le vote du budget Foch. Isay je crois reste auprès de Lautier, au même poste que chez F[rançois]-Poncet.

4 [mars 1930]

Fini la statue de Grasse. Bien avancé fronton Paul Adam.

6 [mars 1930]

Repris le buste de la petite Citroën. Très bonne voie. Presque terminé. Tout le buste va.

7 [mars 1930]

Journée au bas-relief de Grasse. Travaillé dans l'état d'esprit de Barye ou de Polyclète. Au bas-relief Paul Adam où je me laisse aller à la plus amusant fantaisie plastique.

Sculpture et littérature. Il y aurait aussi un article à faire sur ce sujet. Un sculpteur a le droit de prendre les sujets les plus abstraits, les plus littéraires qui soient. S'il les transforme[2] sculpturalement, s'il en tire une beauté plastique, il ne fait pas de la sculpture littéraire. Mais quand un sculpteur, faisant une simple statue portrait la déforme par parti pris, il fait de la littérature. Excepté David d'Angers qui sous prétexte que le visage seul des grands hommes était intéressant, faisait des statues abominables de proportion, à trop grosses têtes. Littérature. Littérature également cette mode de la taille directe. Ces gens qui travaillent en se regardant, en se disant : "Je fais comme Michel-Ange, ou comme Donatello, ou comme les gothiques." Littérature. Ils ne savent pas d'abord que Donatello comme Michel-Ange abandonnèrent la taille directe qui leur donna de graves déboires. Les plus grands chefs-d'œuvres de sculpture de Michel-Ange, les Tombeaux Médicis, ne sont pas traités par la taille directe et sont, si l'on veut, d'inspiration littéraire : pourtant parmi les plus beaux morceaux[3] de sculpture existant dans le monde. Je pense de plus en plus que l'art statuaire, malgré ses barrières, peut-être à cause d'elles, est l'art le plus apte à exprimer les idées[4]. C'est l'art le plus religieux et le plus parfaitement architectural puisqu'il travaille et métamorphose la matière architecturale elle-même; Et tout cela n'empêche pas, au contraire, la joie de la sculpture pour la sculpture.

8 [mars 1930]

Commencé aujourd'hui à l'École ma nouvelle méthode de corrections d'esquisses. Au lieu de parler vaguement, je précise sur chaque esquisse l'amélioration à apporter et les élèves feront ensuite ces corrections et me les apporteront mercredi de nouveau. Cela a paru intéresser beaucoup cette jeunesse. Le difficile est de corriger chacun dans son sens.

Chez Durand Ruel très belle exposition Sisley, qui pour moi, après Ravier est le maître des impressionnistes. Très supérieur à Monet et à Pissarro. Au dessus de tout le monde règne Corot. Les meilleurs Sisley de cette exposition font penser à Corot. La meilleure toile de lui que je connaisse, et où il est tout à fait personnel, c'est toujours celle chez Behrendt, Les Pommiers.

Je suis resté à l'atelier à travailler au lieu d'aller à l'Institut, mais perdu ma fin de journée en allant à ce vernissage puéril boulevard Raspail, puis à ce banquet des anciens élèves du collège Rollin. Fatigue inutile.

9 [mars 1930]

Travaillé un peu au buste en marbre de Lily. Visite du ministre de Roumanie, M. Titulesco. Quel homme intelligent.

10 [mars 1930]

À l'improviste, visite de M. Kao Lu et de sa femme, accompagnant le ministre de Chine à Washington, de passage à Paris. Ce pauvre bas-relief de l'Élection a eu ses suffrages. Mais cette visite m'a fait rater important rendez-vous chez Collin avec l'entrepreneur de Chalmont.

Éreinté, (suite des deux soirées consécutives dont l'une bien inutile), mais quand même bonne après-midi au bas-relief de Grasse. Il avance bien. Quand cette figure de l'homme de dos sera achevée, tout le bas-relief le sera. Il faut avoir fini à la fin du mois. En tout cas, maintenant, malgré tout ce que j'ai à faire, rien n'est moulé dont je ne sois content.

Bon travail aussi au fronton Paul Adam. Il se simplifie, se clarifie, mais reste tumultueux. Presque terminé aussi.

11 [mars 1930]

On ne cessait de me répéter de me méfier de mes clients chinois, de me faire payer d'avance, etc. M. Tchang Tchiao, sans que je le lui demande est venu m'apporter ce matin un acompte; je voudrais bien être aussi tranquille pour le monument d'Ader et aussi du côté des richissimes Prince. Et je me félicite d'avoir agi suivant mes impressions et de ne pas avoir donné l'impression que je me méfiais.

Très content du buste de Geneviève Citroën. Ce sera un de mes meilleurs. Il m'aura donné du mal, par exemple. La séance de la fin de la journée, avec M. et Mme de Manthé pour la ressemblance de la tête d'Ader, moins passionnante. Il ne peut pas en être autrement avec ces portraits d'après photos. Mme de Manthé qui est fille d'Ader, ne se souvenait pas elle-même très bien des traits de son père! Heureusement d'ailleurs que ce sont des gens intelligents et qui sentent très bien qu'on ne peux arriver qu'à une approximation et que l'ensemble de l'œuvre doit compter d'abord. Mais je suis enchanté de la maquette D[ouglas] Haig, j'ai fait mettre harnais et brides au cheval. C'était nécessaire pour que le geste de tête du cheval et des mains de Haig s'exprime. Je crois vraiment que cette statue est partie pour avoir du style et de l'élégance. Et du moins elle ne cherche à singer aucune des statues équestres célèbres.

M. Hull m'apporte aujourd'hui des photographies de Rochambeau dont il voudrait que M. Macomber me commande la statue équestre. Jolie et élégant silhouette. Il y aura là une belle statue et très particulière à faire. Mais j'espère que M. Macomber attendra que de Grasse soit terminé.

M. Tchang Tchiao insistait ce matin, pour que je fasse le voyage de Chine, quand ma statue partira. Comme c'est touchant! Mais comme c'est difficile! impossible même, avec tous les travaux en cours, avec les gosses qu'il serait très angoissant de laisser si longtemps, car je n'envisage pas semblable voyage sans Lily. Décidément impossible en ce moment. C'est comme la direction de l'Académie de France à Rome.

12 [mars 1930]

Jugement de ce concours pour la décoration d'un paquebot de la c[ompagn]ie Sud Atlantique. Un seul projet m'a paru d'un vrai intérêt, le salon. Tout le reste comme tout ce qu'on voit dans ce genre aujourd'hui. Salles à manger de grands hôtels, brasserie, etc. Il y avait là Chapsal, toujours aussi gentil. Il me dit que ce comité français des expositions va me demander de faire son buste. Ce sera intéressant. Mais que de bustes à la fois! Moullé me dit que E. Lautier est très agréable, que Paul Léon est content. Déjeuné à côté de l'administrateur des Paquebots Réunis. Il me parle des rapports des c[ompagn]ies entre elles. Rapports aussi tendus et remplis d'arrière-pensées que les États entre eux. Lignes réservées à certaines compagnies par suite d'ententes tacites dont la raison est dans la difficulté et les frais énormes qu'entraîneraient la concurrence.

Après-midi, travail au bas-relief de Grasse. J'espère le finir la semaine prochaine.

Sicard vient de terminer pour l'Australie une fontaine monumentale. Au centre un Apollon, dans le geste de l'Apollon d'Olympie, exactement. Trois groupes l'encadrent. Thésée et le Minotaure. Une jeune femme et des chèvres. Une Diane étendue sur un cerf. Donc les héros grecs vont s'en aller orner une place de Melbourne ou de Sidney, interprétés pour la N ième fois... Incroyable rayonnement de ces fables, qui avec les évangiles sont les plus remplies de symboles. Sicard n'en a pas tiré d'originales compositions. C'est un gros effort. Mais ce n'est pas sculpté par en dedans. Ce qui voudrait être puissant (groupe de Thésée) ne l'est pas. Les déformations n'apportent aucune grandeur, car elles ne sont que déformations et ne semblent pas vraies (le Minotaure contorsionné, comprimé). On sent de vagues intentions d'archaïsme sans audace, ou la manière de Salon des Tuileries, et le morceau central manque vraiment de trop d'imagination. Un franc moulage d'Olympie eut mieux valu.

13 [mars 1930]

Tout est motif à sculpture. Journée à la culotte de l'homme au palan du 1er plan, bas-relief de Grasse. Plaisir physique. L'ensemble de ces mouvements de jambes fait bien. Grande difficulté de l'arrivée des pieds au sol, à cause du plan fuyant, peu plastique. J'espère terminer ce morceau la semaine prochaine.

Commission des Beaux-Arts de l'Exposition coloniale. Laprade excessivement aimable! On nous montre la figure de Drivier qui doit aller à l'entrée du Palais des Colonies. Cela me fait mal au cœur, malgré toute ma volonté de prendre tout avec sérénité, chaque fois que je revois ce parti pillé sur moi. Quant à la figure de Drivier, c'est une Minerve bien pompier, aussi pompier que possible! Voilà à quoi aboutissent ces fameux modernes. Quels farceurs et quelle duperie!

Paul Léon me dit qu'il croit mes crédits tombeau votés par la Chambre. Il n'y aurait plus que le sénat...

Vatin Pérignon devant l'esquisse de Drivier dit :

— C'est du Bourdelle avec moins de caractère.

Il y a du vrai, si on remplace le mot caractère par caricature. Cette statue Drivier est toute la critique de l'art de Bourdelle. Quand on lui enlève son côté caricatural, il ne reste qu'une banalité[5]. Que de plus laid d'exécution et plus banal de conception que cette soi-disant France de Bourdelle. La statue de Drivier sera banale de conception et d'exécution[6]. En même temps que cette Minerve, non, France, il montrait deux esquisses de son vrai cru, cela avait l'air de deux grosses bonnes, avec dans les bras des salades. Ce qui m'a le plus choqué c'est de voir Drivier se donner comme élève de Bourdelle! Drivier qui a été à l'École des Beaux-Arts, chez Barrias, en même temps que moi. C'est comme Despiau qui se donne élève et praticien de Rodin, alors qu'il n'a jamais su tailler un morceau de pierre, qu'il est élève aussi de Barrias. La faculté de reniement et de trahison de ces gens-là! J'ai quand même soutenu autant que j'ai pu Drivier. C'est un très bon exécutant. Et puis il faut garder tout cela pour soi.

Rien de plus agaçant que ces commissions, composées d'une majorité de gens intelligents sans doute, mais de goût bien différent. Chacun a son mot à dire. C'est pourquoi, j'ai fait comme la dernière fois, par principe. J'ai recommandé qu'on laisse toute liberté et latitude à Laprade et au sculpteur qu'il avait choisi. C'est eux qui signeront. Qu'on les laisse faire puisque ce sont eux que l'on a choisis. Il y a encore eu un rapport du gros J. Hermant. Que de phrases! Mais ce qui en ressortait d'amusant c'est que, reculant devant les premières esquisses de Drivier tellement vulgaires, on pensa à placer la fameuse France, de Bourdelle. On recula encore plus épouvanté devant la laideur, la prétention de cette statue. Hermant ne l'écrit pas, mais cela ressort entre les lignes. "Alors, dit le rapport, Drivier se ressaisit. Il sentit descendre en lui l'esprit de son maître (Bourdelle)! et pris enfin cette Minerve qui donna satisfaction à tous. Casque. Lance. Bouclier. Victoire dans les mains."(Tout le poncif y est). Mon Dieu! Comme il y a peu de gens qui ont de l'imagination. Et l'imagination, c'est la Reine.

14 [mars 1930]

Éreinté. Mais une de mes meilleures journées de travail. Bas-relief de Grasse qui prend de plus en plus de caractère. Buste de G[eneviève] Citroën. Ces séances de portraits font perdre ou après-midi ou matinée pour une heure et demie de travail. Aussi ai-je repris mon ancien système, qui consiste à conserver mon modèle et à interrompre momentanément ma séance principale pour travailler au portrait. Ainsi on ne perd pas de temps.

15 [mars 1930]

À S[ain]t-Mandé. Impression de plus en plus satisfaisante. Matière magnifique. Le nu est presque terminé. Il est malheureusement trop tard; Sans quoi je recommencerai la tête. Il y avait plus pathétique à trouver.

Aux Beaux-Arts, exposition du concours Chenavard. Aucune œuvre ne donne impression de jeunesse, si ce n'est par la faiblesse.

Le groupe de J[ean] Boucher fait grand tapage autour d'un bas-relief qui n'est qu'une imitation des stèles archaïques grecques. À cause de cela le rythme en est bon. Mais ce que le jeune homme aurait pu y apporter, c'est-à-dire une exécution sensible et soignée, il ne l'a pas apporté. Très insuffisant. Vraiment bien difficile de diriger ces jeunes gens, très angoissant. Ce qui m'étonne un peu, c'est leur manque de réflexion personnelle pour leur direction. Il semble qu'il faille leur dicter tout, même à ceux d'un certain âge. Dans ce concours important, qui dure plusieurs mois, il n'y a aucune œuvre d'émotion. Je veux dire ceci, qu'aucun de ces jeunes gens ne semblent avoir été émus soit d'une scène vue, soit une lecture. Leur intelligence seule travaille, leur esprit d'imitation. Mais nous avons été récompensés au concours semestriel d'aujourd'hui, de notre travail pour les esquisses. Sur les douze admis, l'atelier en a eu sept. Cela m'a fait plaisir.

16 [mars 1930]

Cette pensée de Pascal : "Quelle vanité que la peinture qui pense nous intéresser par la représentation des choses qui ne nous intéressent point dans la nature."

Visite de la charmante Madame André de Fels.

Puis nous allons chez les J Ferdinand Dreyfuss où je retrouve avec plaisir Morizet, chez M. et Mme Roy réception cohue en l'honneur du Canada, puis chez Benjamin.

17 [mars 1930]

Matinée assez dérangée, mais bien travaillé quand même au bas-relief Grasse. Bras droit du dernier homme tirant. Visite d'un architecte suisse pour me demander de faire la médaille d'un médecin de la faculté de Genève. À l'École des B[eau]x-Arts, jugement de ce concours Chenavard. Mauvais jugement. On juge trop vite. On ne s'abstrait pas assez de l'ambiance. Bavardé un moment avec Despiau. Cet homme décidément a des côtés vraiment libres et il est très intelligent. À l'exposition Viol. Woog, excessivement bien[7]. Beaucoup de sensibilité, de simplicité et même un beau métier.

À L'Illustration, où je ne peux pas voir René Baschet. Reçu par un de ses neveu, un grand serin. Je leur apportais Sun Yat Sen et  Douglas Haig. Mais ils préfèrent ne publier qu'au moment des inaugurations. Furieux de m'être dérangé pour rien. L'esprit de L'Illustration est très changé depuis que M. Normand est mort, qu'il est remplacé par un certain Sorbet qui n'est qu'un homme d'affaires. Le père Jacques Baschet m'a dit textuellement :

— Les questions artistiques ne nous intéressent pas. Seules les questions d'actualité.

Je ne me dérangerai plus pour ces serins.

Cahier n° 27

18 mars 1930

Toujours bon travail au groupe des tireurs du palan du b[as]-r[elief] de Grasse. Le dos du premier plan est difficile, mais passionnant.

Reçu la visite d'un très joli petit modèle qui ferait très bien aussi pour le Cantique des cantiques.

Le déjeuner à la Renaissance : Valéry, Pelliot, P[aul] Léon, Pontremoli, Hourticq, Brunschvicg, Perrin.

À propos de Madame Hanau, P[aul] Léon racontait avec quelle facilité on arrêtait les gens quand l'ordre en était donné. Il assista jadis à l'arrestation du pauvre Chedanne, qu'on dut relâcher trois jours après, mais dont la carrière fut brisée. Pelliot nous raconte l'histoire de ce membre de l'Institut des Sciences, un nommé Libri, qui, inspecteur général des Bibliothèques, volait partout les livres qui lui faisaient envie. Découvert, au moment d'être arrêté, il fila à temps en Angleterre où il organisa une vente des livres qu'il avait volés. On déclara la vacance de son fauteuil. On élit à sa place un mathématicien nommé Chasles. Ce Chasles se piquait d'érudition archéologique. Pour se venger, Libri lui dépêcha un faussaire fameux qui lui vendit des lettes invraisemblables, de Cléopatre à Jules César, de Vercingétorix, une correspondance de Pascal et de Newton, etc., un jeune Salomon Reinach, comme naïveté. Tout le déjeuner se passa en anecdotes de ce genre.

Thé chez Bouglé, où je rencontre Isay et Joseph Bédier. Je dis à Bédier un mot de mes intentions pour le sarcophage Foch. Il me dit qu'il sera à ma disposition pour me documenter.

Isay me dit qu'il m'a envoyé un pneumatique pour une audience de M. E[ugène] Lautier.

Et en rentrant on me téléphone de l'Écho de Paris à propos du tombeau, à propos duquel on voudrait m'interwiever. Je suis très prudent.

19 [mars 1930]

Demande de l'Écho de Paris pour photographier la maquette du tombeau Foch, que je refuse. C'est vraiment ennuyeux que la Chambre n'ait pas encore voté. Je masse cependant une grande esquisse. Je suis satisfait des proportions générales.

20 [mars 1930]

Au sous-secrétariat des Beaux-Arts. Dans le salon d'attente, je tombe sur Weisweller. Il me parle de Marrakech, où il organise un lotissement! On parle de choses et d'autres et il me dit sérieusement :

— Le ministère Tardieu tombera parce que les francs-maçons ont lancé contre lui le signal de la grande détresse.

Là-dessus je suis appelé chez M. Eug[ène] Lautier. Un petit homme puissant. Un type néronien. Le jouisseur. Il me dit :

— Nous avons fait du chemin depuis que nous nous sommes connus. Réussir dans son métier. Tout est là. Et maintenant je suis content que l'on dise de moi que je suis un grand journaliste.

Puis conversation des plus aimables et à bâtons rompus. Il me dit :

— François-Poncet se languissait ici. Je l'ai vu dans un bureau où il me disait : Tardieu me laisse là parce qu'il ne m'aime pas.

Puis il demande de lui laisser mes photographies pour les montrer à Tardieu. Je lui parle de l'interview qu'on veut me prendre à l'Écho de Paris. Il me dit :

— Allez-y, je prends ça sur moi.

Et comme on l'appelait au téléphone, je prends congé de ce ministre des Beaux-Arts qui ne s'est jamais jusqu'à ce jour, occupé de beaux-arts. En sortant, je rencontre Paul Léon qui m'emmène dans son bureau.

— Vous ne savez pas le mot que m'a dit Lautier en arrivant ici : maintenant je suis dédouané...

Nous parlons du retard du vote pour le tombeau Foch. Cela dépend de Locquin, parait-il, qui n'a pas encore déposé son rapport. P[aul] Léon téléphone à la Chambre à celui qui prépare les ordres du jour. Comme je m'en allais, il me fait rappeler pour me dire qu'on lui avait répondu du Palais-Bourbon et qu'on allait réclamer à Locquin son rapport.

— Il est mal avec Lautier alors il faut agir discrètement.

Reçu dans l'après-midi, la visite du journaliste de l'Echo qui s'appelle Monsieur Paluel-Marmont. Homme charmant à qui j'ai expliqué les raisons de mes réserves. Il m'a promis d'être très discret dans son article. J'aurais préféré qu'il attende un peu.

Bas-relief de Grasse progresse.

21 [mars 1930]

Lettre charmante de M. Paluel-Marmont, qui me dit qu'il a persuadé le directeur de l'Echo de Paris de ne pas faire paraître prématurément l'article sur le tombeau de Foch. Je suis excessivement touché. Il me demande de faire plus tard un article d'ensemble sur tombeau FochDouglas HaigSun Yat Sen.

22 [mars 1930]

J'avais reçu de la Maison Susse une invitation pour voir une apothéose de Platon, par Silvestre, œuvre devant aller à l'Académie d'Athènes, offerte à la dite Académie par un riche grec. Je suis tombé sur une pendule du plus mauvais goût, bronze doré et marbre, où deux cariatides de l'Érechtéion font tourner les aiguilles. Apothéose de Platon?

Le buste de la petite Citroën vient très bien. Il m'aura donné du mal. La sculpture est une longue patience. Travaillé avec elle, une heure, avant d'aller à l'Institut où nous avons reçu Pierre Laurens. Élection excellente. C'est un homme de belle tenue morale. Son œuvre sévère est courageuse. Mais je lui ai trouvé bien mauvaise mine.

Réception chez Antony Aubin. Plusieurs femmes charmantes me disent qu'elles sont heureuses de faire ma connaissance. Le soir, au dîner chez M[aître]e Crémieux, on me fait un accueil aussi chaleureux. Il y avait M. et Mme Schneider, leur fille et gendre de Cossé-Brissac, une vicomtesse d'Origny (qui dut être une femme merveilleuse et est encore fort belle), etc. qui me demandent à venir visiter mon atelier. Je suis, une fois de plus ému du souvenir laissé, dans la mémoire de bien des gens, par mon exposition de 1925. C'est cela surtout qui est important. Nos œuvres seules comptent. Moi qui sens tellement vivement la pensée que les autres ont laissé dans leurs œuvres, le meilleur d'eux-mêmes qu'ils nous transmettent par elles, quelle autre émotion que de sentir tant d'autres l'éprouver pour mes œuvres. Comme cela fait plus profondément sentir l'importance de notre rôle, qui n'est pas un jeu, qui n'est pas seulement de procurer "la délectation". Comme cela nous oblige à ne jamais nous négliger, jamais. Ce reproche là, je n'ai plus à me le faire, depuis plusieurs années. Si je ne suis pas arrivé à réaliser tout ce que je m'étais promis, je me suis tenu au moins cet engagement.

23 [mars 1930]

Gentil déjeuner à la maison, avec Marcel Knecht, les Artus, Ladislas et Lily et Madame Honnorat. Mon fronton Paul Adam fait beaucoup d'impression, ainsi que le bas-relief Grasse. Marcel Knecht est vraiment tout à fait charmant et amical.

C'est à juste titre que la maison de Berthelot est célèbre dans Paris. C'est plein de choses remarquables, surtout dans l'art chinois. On me présente à Madame Élémir Bourges. Elle me dit qu'elle est très émue de me rencontrer parce qu'Élemir Bourges avait énormément aimé mes grands murs sculptés. C'est pour moi un regret de plus de n'avoir pas écrit à Élémir Bourges, il y a plusieurs années, comme j'avais eu envie de le faire.

25 [mars 1930]

Travail beaucoup trop dérangé. En ce moment ce sont les grands concours à l'École, jugements, sujets à donner. Mon bas-relief de Grasse ne se finit pas aussi rapidement que je voudrais. Le buste Geneviève Citroën approche tout à fait de la fin. Encore trois ou quatre séances et ce sera fini. Ce sera bien.

Je commence l'étude à fond de l'iconographie du sarcophage du maréchal Foch. P[aul] Léon m'a téléphoné tout à l'heure que c'était porté à l'ordre du jour de la Chambre vendredi prochain, que Chappedelaine ferait le rapport. Très difficile à établir le programme iconographique. Si je conserve mon idée d'évoquer les légendes épiques, et c'est mon désir, il faut un choix parfait. Je lis Joseph Bédier. Lui-même me sera d'un secours précieux. Mais je croyais ces légendes remonter aux tout premiers siècles de notre histoire. Bédier établit avec autant de vraisemblance que possible que les chansons de geste datent du XIe et XIIe siècles, et qu'elles n'ont souvent qu'un très lointain rapport avec les données historiques. Ce point de vue doit-il suffire à me faire changer d'idée? Le fait que ces chansons de geste ont vu le jour, qu'elles ont eu grands succès, quelle que soit la cause de leur création (souvent réclamées par des monastères, pour attirer la clientèle des pèlerins à certaines stations), cela ne correspond-il pas quand même à des souvenirs profonds, et tout de même ces récits, d'origine purement française sont comme l'explication de l'origine de tant et tant de monuments, d'églises[8], de grands monastères, de lieux de pèlerinage, même de villes, que leur origine relativement récente ne leur enlève aucunement leur importance et qu'ils sont tout de même la seule histoire légendaire de la France, et surtout thèmes magnifiques de sculptures.

26 [mars 1930]

Visite de Paul Léon avec Moullé. Très emballé par tout ce qu'il a vu, même assez étonné de la besogne fournie. Quel homme charmant et si intelligent. Il m'a semblé excessivement fatigué. À S[ain]t-Mandé il fut aussi très surpris de l'importance du travail. Il ne s'en rendait pas compte. Mais il me dit une chose qui m'agace un peu. Locquin n'a pas voulu rapporter le projet du tombeau parce que socialiste. C'est Chappedelaine qui s'en est chargé et a glissé une phrase disant qu'ils auraient préféré qu'il fut mis au concours. Mais le directeur n'avait pas l'air d'y attacher d'importance. Ce sera à l'ordre du jour de vendredi probablement. Je n'ai plus longtemps à attendre. Tout, je pense, sera régla avant Pâques. Encore quelques jours d'agacement.

En revenant de S[ain]t-Mandé, inauguration chez Brandt d'un artiste nancéen qui taille dans de gros blocs de verre. Quand il s'agit d'objets à formes géométriques, c'est très bien, tels que des vases, des coupes. Quand il veut faire de la forme, têtes, animaux, c'est moins bien (une tête de Christ de mauvais goût). Le défaut pour les objets usuels c'est leur poids[9]. Mais l'aspect en est réellement somptueux.

Paul Léon me parlait du monument Foch. Il me dit que Poincaré pousse beaucoup le projet de Jean Boucher. Poincaré, déjà responsable de la statue Bartholomé de la place du Carrousel! L'esquisse n'est pas bonne. C'est sans idée. Et ce sera mal exécuté.

27 [mars 1930]

Donné sujet concours premier essai concours de Rome. Passé ensuite chez Mestre et Blatgé pour donner à réparer la magnéto du moteur du bateau de Brusc. Rentré et travaillé au bas-relief Grasse.

Téléphone de la Gazette des Beaux-Arts qui va m'envoyer un de ses rédacteurs. La Gazette désire faire un article sur mon atelier.

Après-midi, bas-relief de Grasse avec Massonof. Interruption pour séance Geneviève Citroën. Repris bas-relief Grasse. Terminé journée avec les de Manthé à la tête de la statue d'Ader.

Maintenant je vais me replonger dans les légendes épiques de la France (Gautier et Bédier). Établissement de mon programme de sarcophage Foch. Mais pour des hommes de lettres et surtout auteurs dramatiques et musiciens, quelle mine presque inépuisable.

28 [mars 1930]

Mes jeunes gens de l'atelier ont eu du succès au 1er essai. Douze admis sur vingt. Mais très ennuyé de l'échec de Janthial et de Manchuelle. Il faudra les rattraper autrement si possible.

Séance Geneviève Citroën. Sera terminé la semaine prochaine. Visite d'un M. Fuerst, journaliste anglais, pour faire un article sur moi dans grands illustrés américains.

Séance musicale remarquable de Mme Mauclair. Les mélodies de Schumann sur les poésies de H[enri] Heine. Conférence excessivement fine et instructive et émue de Mauclair. Mme Mauclair plus en voix que jamais. Grande émotion. Rien de si émouvant qu'une chanteuse qui se livre. Tout son corps n'est plus qu'un instrument de musique qui vibre du haut en bas[10]. Elle est réellement possédée par une divinité. Il n'y a pas de divinité plus directement agissant que la musique.

Retrouvé là Dezarrois, guéri et qui viendra bientôt nous voir. Nous aurons à parler de bien des choses. Aperçu la Marie Schéikevitch ressemblant de plus en plus à une petite chouette déplumée, pour le corps, à un perroquet pour la tête.

Les journaux du soir ne disent pas si les crédits du tombeau ont été votés. Comme c'est énervant cette attente[11].

29 [mars 1930]

Lu, chez M. Nénot, dans l'Illustration, les Mémoires de Clemenceau, ses derniers écrits. Bien digne de lui. Les dernières préoccupations de ce vieillard surfait ont été d'essayer de diminuer, de ternir une figure qui fut noble. Il n'a jamais aimé que cela, salir ce qui était propre, humilier. Et tout cela avec des airs supérieurs, à demi divins. Vilain bonhomme. Il parait qu'on ouvre un grand concours pour son monument. Je n'y prendrai certainement pas part. Qu'est-ce qu'on peut faire avec ça?

30 [mars 1930]

Des ouvriers italiens que je rencontre chez le père Landucci me racontent qu'on ne laisse sortir d'Italie aucune femme. Les hommes peuvent encore sortir mais on leur garde leurs femmes. Pour que les enfants naissent en Italie où on en fait de petits fascistes. Il paraît qu'à dix ans on les envoie au tir, en rangs, comme des soldats. Cependant l'Italie a son représentant à la Société des Nations...

Excellente journée de travail au bas-relief de Grasse. Je pense finir à la fin de la prochaine semaine.

31 [mars 1930]

Plaisir immense de l'achèvement d'une œuvre. Tout se met à sa place définitive. Il n'y a que les œuvres appuyées qui valent. Alors tout chante. Tout compte et le mot devient de plus en plus vrai : "il n'y a pas de détail".

Chez la comtesse André de Fels, un homme très intéressant, retour des Nouvelles Hébrides où il a tourné un film qui paraîtra dans un mois sous le titre, Les Mangeurs d'hommes. Il raconte des choses passionnantes, malheureusement trop conversation de salon, à cause des visiteurs allant et venant. Il a pu tourner une guerre, guerre de familles, de clans, village à village. L'incendie d'un village et les danses avant la mise à mort des prisonniers. Ils ne mangent pas les hommes par besoin, mais par superstition. Ils [ne] mangent que leurs ennemis. En mangeant l'ennemi vaincu on diminue la puissance de l'adversaire et on augmente d'autant la puissance magique de son clan. On ne croit pas à une survie céleste. Après la mort, les esprits des ancêtres restent au milieu du clan et participent à tous les événements. Certains hommes, particulièrement doués, parviennent à la mort spirituelle avant la mort corporelle. Pour cela il faut avoir, durant sa vie, fait au moins trois fois fortune et distribué autour de soi tous ses biens. Alors on a donné la preuve d'une sorte de sainteté et votre esprit rejoint les esprits des ancêtres. Mais un homme parvenu à cet état détient une puissance magique telle que sa volonté peut troubler l'ordre des choses. Pour le bien même de son clan il convient donc qu'il meure aussi corporellement. Il accepte d'être enterré vif, sa tête seule sortant de terre et toute sa famille réunie autour de lui assiste à sa mort lente, car, dans cette situation[12] on le nourrit. Il converse aussi longtemps qu'il est en état de le faire, parvient à une sorte d'extase où il est comme un lien entre les vivants et les esprits des ancêtres et meurt, au bout d'environ trois semaines, dans un terrible état de décomposition.

On avait une fois, délivré trois prisonniers de guerre qui devaient être mangés le lendemain, et on les avait embarqués. Durant la nuit ils s'échappèrent et rejoignirent leur prison. Ils ne craignent nullement cette fin. Ils sont plus persuadés que le chrétien le plus chrétien de leur immortalité.

Plusieurs films ont été pris avec des appareils automatiques. Ils ne se sont paraît-il, aucunement interessés à ces appareils. Indifférence totale. On a pu filmer ainsi une sorte de guerre, causée par l'enlèvement d'une femme, attaque du village où on l'avait emmenée, danses des adversaires avant le combat, danses devant les prisonniers avant le festin rituel.

 

[1]    . Au lieu de : "choses", raturé.

[2]    . Au lieu de : "S'il en sort", raturé.

[3]    . Au lieu de : "exemples", raturé.

[4]    . Suivi par : "profondes", raturé.

[5]    . Au lieu de : "il ne reste qu'un grand pompier", raturé.

[6]    . Au lieu de : "d'inspiration", raturé.

[7]    . Au lieu de : "bonne", raturé.

[8]    . Au lieu de : "de constructions, de villes", raturé.

[9]    . Au lieu de : "lourdeur", raturé.

[10]  . Suivi par : "C'est réellement une impression", raturé.

[11]  . Au lieu de : "Je commence à m'énerver de cette attente", raturé.

[12]  . Au lieu de : "cet état", raturé.