Cahier n°28
23 février [1931]!
Un mois sans écrire, tellement absorbé par la statue Haig, fatigué le soir, sans volonté pour extérioriser. Et puis tellement préoccupé par ces inaugurations bousculées. Heureusement pour de Grasse les choses s’arrangent. Depuis le 21 janvier les événements sont : le 22, Petitot me téléphone qu’il lui est impossible d’arriver pour le 22 février. Je téléphone de mon côté aussitôt à M. Hull. M. Macomber était justement à Paris. Le lendemain (23) M. Hull m’appelle. M. Macomber désirerait que l’inauguration ait lieu quand même, en mettant un plâtre patiné bronze. Dimanche 25, visite du comité des Crapouillots. Le président est changé. C’est à présent un colonel ultra actif, mais qui n’a que 50 000 F. Dans quelque temps j’écrirai que je ne peux pas me charger de ce travail. Après-midi chez M. Weiss qui me demande des renseignements sur le monument de Grasse. Je lui dis timidement combien je serais heureux que l’inauguration soit retardée. Le 26, déjeuner chez Dezarrois avec le baron Chasseriau qui va publier un gros ouvrage sur son oncle. Ce sera bien intéressant. Ce Chasseriau est mort très jeune. Il vaut Delacroix. Il était plus complet. Le 27, téléph[one] de M. Hull. Arc-en-ciel dans le ciel d’orage. L’inauguration de Grasse est remise à une date indéterminée, vers milieu avril. Je suis sauvé. La municipalité et l’État ont craint le mauvais temps. Mais je crois que M. Weiss a dû agir aussi. Il m’a écrit aussitôt un mot pour m’en aviser. Durant tout ce temps travail acharné sur le cheval. Chaque semaine je crois finir et chaque fois c’est une nouvelle qui s’engloutit. Heureusement que là aussi j’ai pu obtenir un recul de l’inauguration. Elle est remise au 28 juin, mais malgré le délai, je ne sais pas si j’arriverai. C’est quand l’œuvre est finie que les corrections sont importantes et portent. J’ai ainsi refait toute l’arrière-main, croupe et membres. Ce n’est pas difficile d’arriver au style quand on copie les autres. C’est difficile quand on s’appuie sur la nature seulement. Mais c’est ça le vrai style. J’ai eu la visite de Mme Haig qui a été très contente et m’a dit que ma statue la consolait de ce qu’on faisait de son mari en Angleterre. Terminé avec elle le buste étude qui va maintenant m'être fort utile pour la statue. Voilà pour Haig.
Pour le tombeau Foch, vu le 2 février Paul Léon au comité de la Coloniale. Il en avait déjà parlé à Petsche. Mais le cher ami Hourticq ayant été voir le même Petsche lui en a parlé aussi. Il est bien disposé. Où en sommes-nous! Et Hourticq me l’amènera aussitôt après le vote du budget des B[eau]x-Arts [1]. Louis Barthou enfin est venu hier matin et a été très emballé par le projet. Il m’a dit se mettre à ma disposition pour m’aider.
Médaille Thamin. Presque terminée. J’ai pu un peu animer ce philosophe en lui faisant raconter ses souvenirs de l’École Normale où il était avec Bergson et Jaurès. Tous deux étaient déjà remarquables. Il paraît que certain jour Bergson avait été chargé de faire un exposé et qu’après, Boutroux qui était professeur, n’avait pu s’empêcher de monter aussitôt chez le directeur pour lui dire qu’on venait d’entendre quelque chose de remarquable. Quant à Jaurès il paraît qu’il était d’une invraisemblable saleté, que jamais ses camarades ne purent lui apprendre à se laver.
Les fontaines de la porte de S[ain]t-Cloud. Ça va marcher. En mars, décision officielle. Rendez-vous avec les électricien, verrier, mosaïste. Labouret, le verrier, a voulu me montrer une fontaine lumineuse en verre. C’est une énorme lanterne. Il ne faut pas de ça. Si on ne peut pas avoir un effet comme si c’était une seule masse de verre, il vaut mieux faire le couronnement en pierre en l’éclairant, comme le reste, par réflexion.
Monument docteur Widal. Nouvelle commande par l’hôpital Cochin (visite du 13 février des docteurs Besançon et Goldrin[ ?][2]. Rendez-vous mercredi 25 à l’hôpital.
Je commence à être sérieusement fatigué. Depuis quinze jours je travaille avec un lumbago. Ça ne m’arrête pas, heureusement. J’aurai bien gagné mes dix jours de vacances à Pâques.
Je pense de plus en plus à remplacer le Christ, dans le Temple, par un Orphée, ou mieux, à mettre le Prométhée à la place du Christ, beaucoup plus vraie expression de l’humanité moderne, qui est en perpétuelle révolution. Orphée sera une bien plus juste synthèse des temps antiques. Que de temps il faut pour mûrir une pensée. Ce sera mieux ainsi, non seulement comme pensée (beaucoup plus grand, puissant. Le christianisme n’est qu’un épisode de la révolte humaine contre la fatale force, et n’est plus aujourd’hui qu’un verbalisme. Vit de son mouvement acquis. Appelé à disparaître dans les révolutions titanesques qui se préparent), mais aussi comme plastique. Le tout est de trouver un beau geste pour Orphée, de la valeur du Prométhée. Éreinté.
25 [février 1931]
Moins fatigué. Le cheval va tout à fait vers sa fin. cette fois-ci, sûrement il sera terminé cette semaine. On moulera lundi. Je suis terriblement en retard. Mon mérite, en tout ceci, sera d’avoir été jusqu’au bout, sans négligence, malgré la hâte de ce comité. En définitive, seule la statue compte. Quel effort!
Sur la voie d’Orphée. De plus en plus persuadé que ce sera beaucoup mieux que le Christ. Moins banal.
Téléphoné avec Isay. Un grand libraire lui aurait dit qu’il faudrait obtenir un tirage à 2 000. Les 1 500 exemplaires proposés par l’éditeur seraient à son avis insuffisants "étant donné la notoriété de M. Landowski" (c’est le libraire qui parle). Ce point de vue fait toujours plaisir.
27 [février 1931]
Visite Bouchard ce matin qui me semble très sincèrement content du cheval. Il le trouve très sérieusement fait. Pour ça c’est juste. Quelques observations de détail.
À midi, coup de téléphone sensationnel de tante Henriette (Mme Thomson). Il paraît que ce matin à la Chambre le fameux Mistler de son banc, a protesté contre mon projet de tombeau Foch (qu’il n’a pas vu), réclamant un concours. Le ministre a répondu qu’il irait d’abord voir mon projet. M. Thomson prendra rendez-vous avec lui pour me l’amener. Assez énervé, j’ai téléphoné à M. Paul Léon qui se trouvait à la Chambre, pour avoir des précisions que Mme Th[omson] n’a pas pu me donner. Il m’a dit :
— Eh bien, les oreilles ne vous ont pas tinté, ce matin?
— Elles commencent.
Ce qui s’est passé n’a pas été aussi grave que je le craignais. Mistler m’a attaqué mais de manière assez courtoise. Vincent Auriol et d’autres ont pris ma défense. P[aul] Léon considère en somme que ce n’est pas mauvais, que le terrain au contraire est déblayé. Tout va dépendre de la visite de Petsche.
À l’Exposition coloniale sur invitation de Janniot pour voir sa grande décoration. C’est très réussi. Coloré. Imaginatif. On pourrait faire des réserves sur les négligences d’exécution. Mais c’est sans importance. L’ensemble est très heureux et c’est une des belles créations de notre époque. Il y avait là Drivier et Dejean. Dejean vraiment pas intéressant. Drivier plus subtil, mais pas mal phraseur et superficiel. Adroit. Ne semble pas porter Laprade dans son cœur.
Mais en face du palais de Laprade on a installé un groupe de Cogné, une France et ses colonies, quelque chose d’invraisemblable tout à la fois par sa bêtise, sa banalité et son exécution. Si ce garçon n’était pas tellement intrigant, il ne vaudrait pas la peine d’en parler et si, placé ainsi, en face du palais permanent des colonies, ce groupe ne devait pas prendre une certaine importance. C’est une commande directe de ce serin de Lyautey. Il a des prétentions artistiques. En fait c’est le néant.
28 [février 1931]
Je craignais que l’intervention de Mistler n’ait un écho désagréable pour moi dans les journaux, comme Comœdia. Jusqu’à présent, rien de bien grave. Rentrant à midi de mes corrections j’apprends par Lily que Verdier a téléphoné pour annoncer lundi la visite de Petsche avec G[aston] Thomson. Paul Léon rencontré à l’Institut me confirme et viendra avec eux. Le président de la Chambre disait à Ladislas ce matin que le débat m’avait été favorable et considérait la chose comme acquise. Comme tout ça est décourageant! Et comme on voudrait pouvoir envoyer promener tous ces gens-là. Hourticq me conseillait aujourd’hui d’aller voir Herriot.
[1] . Lettre collée en vis-à-vis, dans le cahier, à l'entête du Conseil Supérieur de l'Instruction Publique : "54 rue de Rennes/ 9 fév. 31/ Ami/ Je viens de voir Petsche. Après les affaires de l'amicale/ (traitement), je lui ai parlé de Foch. J'ai trouvé un/ homme très bien disposé et déjà renseigné./ Après qu'il sera libéré de son budget, il est entendu/ que nous irons ensemble à votre atelier. On fixera le jour/ la semaine prochaine. Je reste en rapport avec lui par/ son chef de cabinet qui est l'ami de [...] au Conseil/ d'État./ Il soutiendra le projet F.Poncet. Mais il n'incorporera/ pas l'amendement dans le budget parce que le gouvernement/ craint tous les accrochages. Or il y a 2 socialistes qui/ ont annoncé qu'ils demanderaient que la somme/ consacrée au monument de Foch fut transformé en/ 2 bourses pour des orphelins de guerre (bourses Foch)/ Que vient faire ici cette démagogie? Quoiqu'il en soit/ on veut éviter un débat sur ce point pendant le/ budget./ Autre imbécile. Un certain Mistler est, parait-il,/ [...] contre vous. Vous me l'aviez dit. Il parait/ que ce négociant n'aime pas votre sculpture. Pauvre/ chéri! Il faudra — conseil de Petsche — le neutraliser/ par des intelligences dans son parti. Nous aurons/ évidemment Berthod, Frangis, Albert et/ quelques autres. Rien de vraiment grave dans/ l'opposition de ce paltoquet./ Donc Petsche viendra voir et a promis de/ présenter ferme le projet le lendemain du budget./ Évidemment Fr.Poncet avait déjà bien travaillé./ Hommages bien respectueusement affectueux/ à Madame Landowski et mes félicitations/ renouvelées à ma charmantes petite consœur/ et à vous mes plus cordiales amitiés./ Hourticq."
[2] Goltrain ?