Cahier n°28
1[er] mai [1931]
Matinée occupée au Trocadéro à l’achèvement de l’installation du monument. Des petits contretemps matériels. Mais je suis très content. L’effet est bon.
Très bonne après-midi au Cantique des cantiques. Il y a un chef-d’œuvre à faire là.
2 [mai 1931]
Danses cambodgiennes à l’Exposition coloniale. Dans une sorte de grand patio d’architecture asiatique on avait réservé un assez large espace carré. Le public rangé tout autour. J’aime cette façon de présenter un spectacle de danses. C’est ainsi qu’à l’origine les choses se passaient. La scène surélevée, bien entendu, c’est mieux. Mais c’est déjà conventionnel. On nous a donné une pièce de théâtre, une tragédie brève et ma foi assez pathétique. C’est l’histoire d’un jeune roi que son premier ministre trahit. Or la femme bien-aimée du roi est fille de ce premier ministre. Or, par devoir filial cette princesse ayant su les projets de son père, n’en a rien dit. Elle est poursuivie, condamnée à mort. Le roi doit signer le décret. Il ne peut s’y résoudre. C’est la pièce : d’un côté le roi qui comprend les mobiles auxquels la princesse a obéi en ne divulguant pas le complot, qui aime, qui hésite. La princesse qui essaye d’expliquer, de se justifier et qui aime aussi. De l’autre, tout l’appareil d’État, et les "usages" représentés par les vieilles princesses impitoyables qui exigent et finissent par obtenir du roi la signature fatale. Une musique ardente, violemment scandée accompagnait le parler des acteurs qui chantaient presque par moments. Bien que le cadre, le manque de recueillement du public, la gueule mondaine de ce public rendissent impossible le mirage, c’était par moments réellement émouvant. Est-ce parce que, plus on vieillit, plus l’imagination nous fait transporter dans la vie les créations des poètes? Mais les scènes du Ramayana qu’on nous a données ensuite dominaient de loin ce spectacle. Ce fut d’abord une danse de dragon, un peu longue, un peu trop puérile vue de trop près. Mais ensuite, ces extraordinaires danseuses! Ce sont des statues de cuivre, d’ivoire et de pierres précieuses qui s’animent et dansent. Un grand effet est obtenu par l’impassibilité absolue des visages. Pas un sourire, pas une contraction, cela change du sourire professionnel de nos danseuses, ou, lorsqu’elles veulent des effets dramatiques, de leurs expressions souvent forcées. Ne cherchons pas à comparer. Il y a de la beauté chez les uns et les autres. Mais cette façon grave de comprendre la danse, c’est d’une supérieure beauté. Aussi bien sont-ce là spectacles religieux, comme étaient les mystères. Il n’y a pas de danseurs. Les rôles masculins, même les monstres, sont tenus par des jeunes filles. Elles portent alors des masques grinçants.
Durant l’exposition on va, paraît-il, donner des représentations sur la terrasse d’Ankgor Vat. Ce sera très étonnant, ces statues d’or et d’ivoire, évoluant sur les vieilles pierres grises. Car la réalisation d’Angkor Vat est excellente. Réputation méritée que celle de ce temple. L’arrivée, parti architectural magnifique tiré du serpent sacré, le Naja aux sept têtes, qui forme comme une rampe monstrueuse de pierre. Mais que tout cela doit avoir une autre allure, en sa place vraie, dans cette forêt, surgissant dans la grande jungle asiatique. Il paraît que c’est étonnant. La forêt tropicale, des lacs immobiles entourent la masse de grès rouge. Là, à Vincennes, malgré l’entourage désordonné, c’est déjà émouvant. La silhouette générale de ces tours pyramidales, la richesse inconcevable de la décoration donnent de loin l’impression d’un spectacle naturel. De près, c’est aussi orfévré qu’une cathédrale gothique.
3 [mai 1931]
J’ai été agréablement surpris de recevoir aujourd’hui, à notre jour, la visite du sympathique Ed[gar] Brandt. Je crois qu’il avait l’arrière-pensée de savoir s’il ne pourrait pas collaborer au tombeau Foch. C’est à envisager peut-être, pour le sarcophage. Quand mon esquisse (que je reprends) sera tout à fait au point. Aussi la visite de Bechmann, pour moi plus intéressante. Il m’a dit qu’il pensait toujours à mon projet pour la Cité. On envisage un théâtre de verdure. On pourrait faire une entrée cloître, avec bassin au centre, une galerie autour. Ce serait revenir à ma toute première idée. Mais il y a, me dit Bechmann, une certaine résistance chez Honnorat. Visite d’une femme charmante qui me parle de me demander le buste de sa fillette (Mme Janin).
4 [mai 1931]
Inauguration de Grasse. Très bien malgré pluie ininterrompue.
Gengis Khan : « Il avait alors cinquante-six ans, sa large face était ridée, sa peau durcie. Les genoux repliés sur les étriers courts, il était à cheval sur la selle à pommeau élevé d’un rapide coursier blanc. Sur son chapeau de feutre blanc relevé, flottaient des plumes d’aigle ; des bandes de drap rouge pendaient devant ses oreilles comme les cornes d’une bête ; elles servaient à attacher le chapeau en cas de grand vent. Son manteau de zibeline noire, aux longues manches était retenu par une ceinture faite de plaques d’or ou de drap d’or. » Quelle statue. Son cheval était une sorte de poney poilu.
5 [mai 1931]
Buste L[ouis] Bréguet. En bonne voie. Fait le mannequin de la Victoire Chalmont[1]. Bien. Je tiens ma statue.
Presque achevé médaille pour inauguration du monument D[ouglas] Haig.
Mais surtout très bonne séance au Cantique des cantiques qui avance vers sa fin. Aujourd’hui la gorge. Programme régulier.
Je reçois les coupures des journaux sur le Salon et le monument de Grasse. Quels pauvres types que ces critiques d’art! Quel métier!
6 [mai 1931]
Matinée magnifique. Mademoiselle Jeannine Raynaud est venue poser pour la tête de la Victoire Chalmont. Magnifique. Visage à la fois classique dans ses proportions et à caractère particulier. J’éviterai ainsi la banale tête grecque. L’enchâssement, la grandeur des yeux dominent tout [2]. Le bleu des yeux immenses semble se répandre tout autour d’elle, comme une aura. C’est très étonnant. Et bien qu’il y ait là en premier lieu une impression picturale, la sculpture seule est capable de rendre dans sa grandeur un effet pareil.
Après-midi, inauguration de l’Exposition coloniale. Dans un mois, ce sera très, très amusant et intéressant.
7 [mai 1931]
Buste Louis Bréguet. Venu assez difficilement. J’ai voulu aller trop vite. Par contre celui de la jeune Jeannine Reynaud marche bien. Cette jeune fille a une tête à la fois charmante et monumentale.
Téléph[one] de Bosworth qui annonce peut-être quelque chose de très important. Il va m’amener lundi un ami à lui américain pour voir les maquettes du Temple. Ce serait pour une exposition qui doit s’ouvrir dans quelques années à Chicago…?
8 [mai 1931]
Je n’avais pas travaillé l’ivoire[3]. Je m’y suis initié aujourd’hui! C’est assez facile, quand on a saisi le petit mystère. Ça se travaille en grattant, limant. On n’a pas le plaisir que donnent la pierre ou le marbre. Mais le résultat est somptueux. C’est de ce côté que l’enseignement de l’État est défaillant. On en sort ignorant tout (bois, ivoire, bronze, etc.), quels que soient les succès qu’on a pu remporter. Mais on peut répondre que ces techniques s’apprennent assez vite quand on est doué. L’étude du dessin et de la forme et la composition forment la base solide de la formation de l’artiste. En une semaine, si je m’y mettais, dans un atelier d’ivoiriers, je connaîtrais tout le métier. Car c’est tout de même beaucoup plus difficile de dessiner avec sensibilité.
9 [mai 1931]
Choix de l’emplacement pour la plantation du monument Paul Adam au Trocadéro.
Bal à l’École des Beaux-arts. On nous annonçait Joséphine Baker! Cette imbécile à la grande […]. Elle nous a donné un court et ridicule spectacle.
10 [mai 1931]
Il y a des noms fameux[4] qui évoquent en vous des figures vagues, mais dont on ne pense souvent pas à approfondir la personnalité. Ainsi en était-il pour moi de Gengis Khan, dont je viens de lire l’histoire (Harold Lamb). Histoire fantastique. Figure étonnante d’aventurier… mais dont le monde est aventurier. Lui-même l’était-il, après tout, puisqu’il naquit fils d’un chef mongol. On peut résumer son histoire en ceci. À quatorze ans il était prisonnier, la tête et les mains dans la Kang (joug) traîné derrière les chevaux des ennemis victorieux de son clan. Cinquante ans après, il meurt, souverain du plus grand empire qui ait jamais été créé, ayant tout conquis, depuis la Chine jusqu’aux frontières de la Pologne, glorieux surtout de ce titre que lui avaient donné les Musulmans "La punition de Dieu".
Rencontré quantité de beaux sujets[5] au cours de ma lecture.
Je pense aussi à une "danseuse royale", cuivre, ivoire, or et pierres précieuses. Là aussi dernièrement un fantastique récit de scènes de magie noire, où presque chaque phrase du récit fait surgir un groupe. L’Holocauste (la fillette transpercée portée à bout de bras), l’Offrande (l’enfant sacrifiée, présentée la gorge ouverte). Et je pense à nouveau à cette figure de prêtre de Némi, le Rameau d’Or[6].
11 [mai 1931]
Terminé cette médaille Douglas Haig, pour commémoration de la journée d’inauguration.
Visite de Bosworth avec cet Américain chargé d’organiser l’exposition de Chicago. On a donc regardé les maquettes du Temple. Je ne vois pas très bien comment les choses pourraient s’arranger là-bas. Faire du projet la grande salle des cérémonies et des congrès, me paraît difficile, bien que ce soit exactement ce qui conviendrait. Mais il faudrait pour cela être américain ou être installé là-bas. Ou bien en faire le pavillon français? Cela à examiner. Peut-être ferais-je bien d’en parler à Paul Léon, ou à Chapsal. Ce M. Bascom Slemp, qui est le commissaire américain à l’Exposition coloniale, va envoyer à S[an] Francisco la brochure Hourticq. Pourvu que, en fin de compte, ça ne serve pas uniquement à me faire piller là-bas, comme Laprade m’a pillé ici. Et puis il a fait l’observation suivante :
— Pourquoi n’y a-t-il pas d’aviateurs, ni d’automobilistes?
Évidemment…
12 [mai 1931]
Tout me donne beaucoup de mal. Je crois que c’est parce que je deviens de plus en plus difficile. Ce petit Cantique des cantiques n’avance pas vite.
13 [mai 1931]
Rue de la Croix-S[ain]t-Simon pour cette statue de S[ain]te-Thérèse. Après-midi Cantique, puis Mlle Reynaud.
14 [mai 1931]
Hier soir, à la salle Lutétia, l’atelier de Nadine donnait une revue, œuvre de Nadine. Soirée vraiment réussie. Ma petite Nadine[7] a été étourdissante d’entrain, une de ses amies, grande jeune fille brune, déguisée en bonne, a improvisé une danse des plus drôles et tout à fait charmante, avec un plumeau et un balai. Rien ne vaut la jeunesse.
Travail au tombeau Foch.
Déjeuner chez les Cappiello, avec les Mauclair, les Blanchenay. Ceux-ci reviennent d’Italie qu’ils ont faite en auto. Blanchenay, observateur intelligent, semble avoir été très vivement frappé par la misère des villages.
18 [mai 1931]
Chez Paul Léon, réunion pour le monument de Fauré, avec Astruc, Rabaud, les fils Fauré, le musicien Dukas, peu sympathique. G[abriel] Astruc expose son programme, sa combinaison qui doit remplir la caisse vide du comité Fauré. C’est un homme curieux que G[abriel] Astruc, fort intelligent et entreprenant. Heureusement qu’ils sont quelques uns comme lui. Ce sont ces hommes qui font aboutir les choses.
Revu, au pavillon de l’Indochine, les danseuses[8] cambodgiennes. C’est un spectacle qu’on doit aimer de plus en plus. On en conserve un souvenir à la fois lumineux et mesuré. C’est vraiment étonnant. Aurai-je le temps, le trouverai-je, de faire une étude d’une de ces étonnantes petites danseuses?
19 [mai 1931]
Journée à Montreuil[-sur-Mer], pour l’examen du socle du monument Haig. Ça va. Déjeuner à la préfecture, un peu rapide, car j’avais mon train à prendre. Il parait que l’élection de Doumer a fait un effet déplorable dans la région. Le s[ou]s-préfet croit que les élections prochaines seront très à gauche. Aujourd’hui peut-être, mais que d’événements d’ici un an pourront changer tout.
20 [mai 1931]
Le buste de Mlle Reynaud vient bien. Tête merveilleuse pour ma statue. Mais la statue ne vient pas bien. C’est une statue d’une difficulté immense. Je ne veux pas que ce soit encore une Minerve. Je ne veux pas que ce soit une resucée de la Victoire de Rude, ni une Samothrace. Je veux que ce soit une France et qu’elle ne puisse être que cela, sans qu’il soit nécessaire de l’écrire dessous. Il faut qu’elle soit belle, il faut qu’elle soit "aimable" dans le sens propre du mot, il faut qu’elle soit énergique et douce. Il faut qu’elle ait de l’action. Il ne faut pas qu’elle gesticule. Il faut que ce soit une force irrésistible en marche. Il ne faut pas qu’elle soit brutale. Il faut qu’elle soit noble. Il faut qu’elle soit peuple. Il faut tout cela. Et quelque chose en plus qui fera que ce sera bien.
Déjeuner à l’ambassade de Chine, pour les adieux du ministre. Il y avait Besnard, le docteur Dumas. Il paraît qu’à Shangaï vit un certain M. Dupont, bon bourgeois, toujours habillé à l’européenne et qui, malgré son nom bien français, a un type chinois accusé. C’est l’ancien empereur. Il a ainsi disparu du monde, et sous sa nouvelle personnalité vit tranquille, sans que personne s’occupe de lui.
Il est, paraît-il, très mal élevé, en Chine, de refuser une invitation. Une invitation ne se refuse jamais. On y va toujours. Aussi l’usage est-il, lorsqu’on a reçu plusieurs invitations à dîner pour le même soir, d’aller à toutes. On prend le premier plat chez l’un, le second chez l’autre. Très fréquemment, au milieu d’un dîner, vous voyez votre voisin se lever, saluer le maître de la maison et s’en aller. Personne ne s’en étonne. C’est rudement commode, si l’on s’ennuie.
21 [mai 1931]
Porté buste de M. Bouisson. Éclairage abominable. Plus rien n’existe. Décide de le reprendre un ou deux jours pour le travailler dans cet éclairage.
Pour le revers de la médaille de M. Thamin, je fais une petite étudiante plongée dans un gros bouquin. Quel sera le vrai revers de cette médaille?
Attaqué la grande maquette de la France Chalmont.
22 [mai 1931]
Séance Mademoiselle Reynaud.
23 [mai 1931]
Étonnante soirée au musée permanent des Colonies, offerte par Paul Reynaud. D’abord belle chambrée, tout Paris! Au milieu de la grande salle une estrade. Autour tout le monde se groupe dans ce désordre indiscipliné des gens du monde. Des habits noirs, ne sachant plus où se caser, grimpent sur le proscenium, s’installent en brochette sous la grande fresque de Ducos de la Haille. Phénomène curieux, et c’est pourquoi je note l’incident, cette fresque que je n’aime pas beaucoup, à cause de sa facture désuète, de ses tons bouchés, de ses figures[9] conventionnelles, ne faisait plus mal du tout. Les habits noirs en faisaient comme un prolongement de couleur plus corsée. Mais ils ne restèrent pas là longtemps. C’était réservé évidemment pour la représentation. Enfin, tout le monde casé tant bien que mal, des bruits de tam-tam retentirent, des sons maigres de flageolets, les gémissements de guitares. Les acteurs annamites débutèrent. Même spectacle que l’autre soir. Les danseuses m’ont paru plus belles encore. Quand on les voit de près, dans leur ordinaire, ce ne sont que des petites gamines d’aspect assez sale. Quelle transformation sur la scène, dans ces costumes précieux, cousus sur elles, et ces masques blancs impassibles. Les gestes seuls expriment les sentiments. Les visages jamais. À ce spectacle brillant, étincelant, mesuré, tout en intentions, en délicatesse, en nuances, en suggestions, tandis que les protagonistes allaient se ranger sur le proscenium formant ainsi une fresque vivante d’or, d’ivoire et de pierres précieuses, succéda le plus brutal des contrastes. De grands nègres énormes vinrent nous danser une fantasia sans chevaux, longues jambes maigres, longs bras maigres agitant de longs sabres ou de longs fusils[10]. Assez peu intéressant, sans grand caractère. Spectacle primaire, non primitif. Primitif par contre les danses qui vinrent ensuite; des nègres[11], trapus, robustes[12], presque nus, magnifiques malgré leur taille assez courte, les chevilles encerclées de grelots, courbés en deux, presque comme à quatre pattes, chantonnant sans arrêt, nous dansèrent une danse acrobatique invraisemblable. Sans doute les vestiges de quelque danse rituelle où les danseurs deviennent les fauves qu’ils évoquent. Et réellement seules les panthères doivent être capables de se retourner semblablement en l’air en sautant. Chants, cris, tam-tam, grelots, rires, odeur de sueur. Je regardais les petites idoles dorées, immobiles là-bas devant leurs étendards. Que pensaient-elles devant [cette] scène aussi brutale? Je l’ai su plus tard. Elles étaient complètement dégoûtées. Après, grimpèrent sur l’estrade des jeunes négresses, torses nus, assez jolies. Danses à peu près semblables, moins acrobatiques, monotones. Pas beaucoup d’art, dans tout cela. C’est passionnant à voir. Mais nous voyons certainement, avec notre mentalité raffinée[13] ou déformée par des siècles de culture, des volontés d’art où il n’y en a pas. Comme pour la sculpture de leurs masques. Art nègre? Bien grand mot. À peine un pré-art. Mais nous! La fin du spectacle fut invraisemblable de mauvais goût. On nous a fait défiler des figurants, vêtus des uniformes[14] des soldats des différents régiments royaux d’avant 1789, porteurs de drapeaux aux fleurs de lys, et on les annonçait : le Royal ceci, le Royal cela, etc., ayant pris part à la conquête de telle ou telle colonie (Inde, Canada, etc.). On a oublié de nous dire[15] que les mêmes rois les avaient perdues. Cette chienlit était un bien ridicule spectacle.
Passé au musée du Luxembourg, nouvel arrangement, règne de Hautecœur. La terreur du Français pour tout ce qui est grand est irrémédiable. Il y avait cette belle grande salle de sculpture. Hautecœur l’a divisée en petits boxes. Impossible maintenant de rien mettre de grand. Pour le plus grand triomphe des impuissants, des faiseurs de torses, des fabricants de sculpture grandie à la machine, les Despiau, Drivier, Dejean, Bernard et autres bustificateurs. On en enlevé quelques très beaux morceaux comme l’Hippomène d’Injalbert, mais en revanche les pauvretés de Bernard, Drivier, Despiau sont en place d’honneur. Cette coutume de confier la direction des musées à des hommes de lettres, au lieu de la confier à des artistes comme jadis, tient au fait que ces hommes, ces critiques, sont considérés comme plus impartiaux, au-dessus de la mêlée et des passions qui peuvent emporter les pratiquants. Or il n’en est pas du tout ainsi. Ces hommes d’abord n’y connaissent rien, quand on les gratte. Ils sont beaucoup moins libres, et surtout beaucoup plus lâches. Aucun milieu où plus que celui-là tout le monde pense de la même façon; où personne n’ose dire ce qu’il pense au fond de lui-même. Ils sont comme des chiens hurlant tous, en bien ou en mal, après la même proie. Ainsi voici ce Hautecœur (comme ce Focillon) qui, par crainte de ne pas paraître dans le mouvement installe aux places d’honneur les banalités et les pauvretés des Bernard, Despiau, Drivier, Pompon! Il faudra un jour avoir le courage, quand l’occasion s’en présentera, de le dire. Ce n’est même plus un choix, une sélection. Les dernières salles, les deux petites (anciennement collection Caillebote) font plus penser à une de ces officines de la rue de Seine, qu’à un musée sérieux. Quelle décadence. Elle est là la cause de la décadence, dans la cervelle de tous ces lâches. Au milieu d’une des salles, il y a un buste de Despiau. En l’apercevant, je croyais voir le produit de l’un de ses imitateurs, quelque Wlérick ou autre. Très mauvais buste. C’est le portrait d’une dame Meyer, parente de Mme Blumenthal. Je ne sais pas si c’est ressemblant. C’est en tout cas bien mal construit, fait hâtivement et sans esprit. Quand il n’a pas le temps de faire son petit travail de gouttelettes de plâtre, de gratouillage (c’est-à-dire cette surface assez séduisante), il n’y a plus rien. Les ébauches n’ont aucune verve. Mais les plus mauvaises choses sont les Bernard et cet Ours ridicule de Pompon. Je pensais à l’ancien Luxembourg, si vivant où on apprenait, où l’on allait du Vainqueur au combat de coq, du Tarcisius de Falguière à l’Hippomène d’Ingalbert[16], au Petit Mozart de Barrias, à L’âge d’airain, au s[ain]t Jean de Rodin, etc. Mais que peut apprendre la jeunesse aujourd’hui dans ce musée misérable : Que l’à-peu-près mène au succès, et que ce n’est plus la peine de se donner[17] de mal, puisque voici en place d'honneur ce Despiau, cette Ève, qui a d’abord été une figure du monument du douanier Rousseau! (oui, on a pensé à faire un monument à ce grotesque. Il est même dommage que ça ne se soit pas fait…) et ce nu est un agrandissement à la machine d’une pauvre petite académie d’École; et de l’autre côté un torse de Drivier et un torse de Maillol, tout ça à peine construit, et qui sont aussi des agrandissements mécaniques. Pauvre sculpture! Non ce n’est pas cela qu’il faut dire. Il y a à l’entrée les deux belles statues de Bouchard, pas très originales, mais deux rudes morceaux, il y a d’autres beaux morceaux dehors, il y a heureusement de bons, d’excellents sculpteurs, tenus un peu à l’écart aujourd’hui, qui se tremperont dans cet ostracisme. Peu d’époques susciteront un étonnement aussi grand, dans l’avenir, que la nôtre pour son mauvais goût et sa sottise prétentieuse. À ce point de vue, il n’y en a pas d’égale. Ni à d’autres.
27 [mai 1931]
Réunion chez le préfet de la Seine. C’est un homme jeune, qui semble allant et est certainement fort intelligent. Astruc avait organisé ce rendez-vous avec Rabaud et Paul Léon pour le monument Fauré. Je crois que les choses vont marcher, puisque Gabriel Astruc va s’en occuper. Cet homme est un réalisateur. Le préfet m’a demandé où en étaient les fontaines de la porte S[ain]t-Cloud[18]. Comme je lui répondais que j’attendais le vote du budget, il m’a paru étonné que je ne sois pas en plein travail. Il nous a parlé de son intention de faire construire en différents points de Paris de grandes salles de réunion. J’ai immédiatement pensé au Temple. Le temps passe, passe, passe. Je n’y pense plus assez! Je suis coupable.
28 [mai 1931]
Aujourd’hui, un événement. D’abord, Mauclair avait convoqué, pour le voir avant son achèvement complet, le comité du monument Paul Adam. Une trentaine de personnes. À cinq heures, arrive Mauclair. On attend, on attend. Personne. Vers cinq heures trois quarts, arrive qui? le dernier que j’eus pensé : Boissy, Gabriel Boissy de Comœdia, qui ne rate jamais une occasion d’être désagréable pour moi (voir les articles récents à propos de Foch). Je l’ai reçu aimablement. Pouvais-je autrement faire? Il fut aimable aussi. Le monument Paul Adam obtint ses suffrages. Il veut en publier des photographies dans Comœdia. Ce qui m’a amusé plus que sa visite imprévue, ce fut sa conversation avec Mauclair. Là aussi, et plus encore peut-être, il y avait des points névralgiques, surtout la campagne de Mauclair. Mais ce fut très cordial. Mon impression de ce Boissy est que c’est une sorte d’impulsif, un homme sincère, fonçant à la manière des taureaux, sans intelligence bien profonde. Comme tout le monde il a déploré la décadence de la peinture qui gagne la sculpture. Les artistes n’ont plus d’idées, disait-il, ils sont vides, sans culture. Quand l’œuvre d’un artiste n’est pas dominée par une grande idée, elle n’intéresse pas longtemps. Je me retins pour ne pas lui demander pourquoi il me reprochait d’être sculpteur littéraire. Mais il était chez moi.
— Mais combien aujourd’hui d’artistes mourant de faim. Votre campagne y contribue, ajouta-t-il pour Mauclair.
Mauclair ne se déroba pas. Que ceux que sa campagne a privés d’une clientèle fassent autre chose, car ce sont farceurs et gens sans valeur.
— Sans doute, sans doute, mais quand même il ne faut empêcher personne de vivre, etc.
Après une rapide visite de l’atelier, je me gardai de tout lui montrer ainsi une première fois, il partit. Je le regardai s’en aller de dos. Il marchait[19] à grands pas tête baissée et comme s’il voulait enfoncer dans le trottoir sa canne et chacun de ses talons.
Cappiello vint, puis tout à fait en fin de journée Dezarrois. Ce fut tout. Sur une quarantaine de convocations. Dezarrois me parle de l’incident Champly, à la Fondation Blumenthal. Ce garçon aurait essayé de taper George Blumenthal pour un voyage autour du monde. Blumenthal n’a pas marché. Alors l’autre l’a menacé, essayé de le faire chanter, se servant pour cela de l’Association de la Fondation.
29 [mai 1931]
À Château-Thierry avec Paul Léon, Verdier, Paquet, etc., une partie de la commission des Monuments historiques. À Château-Thierry d’abord, puis à Chalmont. Examen de l’avancement des travaux[20], question du circuit. Les ingénieurs départementaux étaient présents avec le sous-préfet. Un programme a été tracé, ce sera très bien. L’impression générale a été très bonne sur tous ces messieurs. Comme au retour, parlant avec Paul Léon, je le questionnais sur Tardieu, lui disant mon étonnement de voir un homme aussi intelligent servir une politique aussi réactionnaire, il me dit que cela tenait uniquement à ses commanditaires électoraux, les gros usiniers de Belfort, les Schwob d’Héricourt, etc., et qu’il devait marcher selon leurs directives.
[1] Les Fantômes.
[2] . Suivi par : "comme chez sa sœur, moins belle cependant", raturé.
[3] . La phrase débute par : "Curieuse matière", raturé.
[4] . Au lieu de : "qu'on prononce", raturé.
[5] . Suivi par : "de bibelots", raturé.
[6] . Suivi par : "On ne peut pas appeler semblable sujets, sujets de bibelots, parce que ils sont d'ordre général", raturé.
[7] Nadine Landowski-Chabannes.
[8] . Au lieu de : "une soirée", raturé.
[9] . Au lieu de : "personnages", raturé.
[10] . Suivi par : "Bien ordinaire", raturé.
[11] . Au lieu de : "des petits nègres", raturé.
[12] . Suivi par : "pas bien grand", raturé.
[13] . Au lieu de : "cultivée", raturé.
[14] . Au lieu de : "costumes", raturé.
[15] . Suivi par : "comment on les avait perdus", raturé.
[16] . Au lieu de : "Puech", raturé.
[17] . Suivi par : "beaucoup de mal", raturé.
[18] Sources de la Seine.
[19] . Suivi par : "comme s'il fonçait sur quelque chose", raturé.
[20] Les Fantômes.