Juin-1931
Cahier n°28
1[er] juin [1931]
Commencé le buste de Louis Bréguet. Très beau visage. Les yeux sont enchâssés superbement. Le bas du visage moins bien. Le haut du visage en est la partie noble. Le bas la partie matérielle. C’est le siège de la sensualité. Lorsque la sensualité déborde[1] et apparaît dans le regard[2], on a un visage sensuel, souvent vicieux[3]. L’un des plus étonnants masques que j’aie vus était celui de Rodin. Le haut, le front, les yeux, l’attache du nez, magnifiques, d’une noblesse attique. Le bas d’une incroyable vulgarité malgré moustache et barbe. Quand on apprend ensuite les instincts presque sadiques de Rodin, son visage prend un sens parfait. Bourdelle n’y a rien compris. Il l’a fait laid du haut en bas. Si le visage de L[ouis] Bréguet dans ses parties hautes indique une très grande intelligence, une volonté forte, de l’idéalisme, dès le milieu du nez ces qualités disparaissent. Une sensualité assez compliquée apparaît mais peu volontaire, à la merci des occasions[4]. En résumé un ensemble très sympathique.
À déjeuner Pelletier, Knecht, puis comité Douglas Haig, pour recevoir la maréchale. La baronne de Lagrange m’a conduit Miss Gallicoe, la fille de l’amiral. Excellente impression sur tout le monde, de ma statue.
Revu à l’Exposition coloniale ces étonnants danseurs nègres. Mais je pense surtout à une statue chryséléphantine d’une danseuse cambodgienne. Quelle étonnante chose à faire. Cuivre, bronze, pierres précieuses, ivoire.
2 [juin 1931]
Mariage de Pierre Nénot. Réception chez Madame Reynaud pour les fiançailles de ma jolie modèle. Elle a dansé. Elle a vraiment un visage magnifique. Après sa danse, la fatigue lui donnait encore plus d’expression. Je ne pouvais pas trouver mieux.
Séance de M. Lévy-Bruhl, retour de son voyage aux pays baltes. Son impression a été peu agréable du point de vue français. Le monde entier attendait que la France prenne la tête d’un mouvement généreux de libération. Elle s’enveloppe au contraire dans les vieilles formules de force. Le monde est déçu, et comme le monde souffre, les mauvais sentiments germent. Un attaché militaire français disait à M. L[évy]-B[ruhl] que le carnet de commandes de la maison Schneider était plein (commandes hongroises entre autres). Là est le nœud de la question.
3 [juin 1931]
Au Salon, jury des prix de fondations avec de jeunes confrères adjoints. Parmi eux Janniot. Comme je lui disais mon intention de le proposer pour le prix Leguay-Lebrun (9 000 F) très chiquement il me remercie et me demande de penser à de jeunes camarades qui en ont peut-être plus besoin que lui.
Étudié mon prix pour le tombeau du maréchal Foch. Je vais le remettre à M. Moullé, car j’aimerais bien avoir la commande officielle. Je serai au moins tranquille de ce côté.
4 [juin 1931]
À la réception chez M. G[eorge] Blumenthal, arrive ce serin de Laprade. J’étais avec Dezarrois devant une ravissante statuette gothique. De son air bavotant il me demande si du point de vue classique il n’y a rien à reprocher à cette statuette. À cette question idiote je réponds que je ne comprends pas sa question et que s’il s’agit de comparer à des œuvres conventionnelles il s’y connaît mieux que moi. Un moment après, il s’approche à nouveau de moi, avec son allure pliée, jambes un peu pliées, dos rond, tapotant des deux pieds :
— Je suis très embêté, me dit-il. Je vois là Perret et je viens de gagner un concours contre lui, et il m’en veut.
Je me retourne et j’aperçois en effet Perret sur la terrasse, plus bandé que jamais, portant plus que jamais sa tête comme quelque chose de particulièrement précieux, le regard distant, dans son rêve de poteaux en ciment, quelle beauté, et sans doute Laprade a dû lui faire quelque cochonnerie.
5 [juin 1931]
La charmante Mme Dyer venue m’interviewer pour un journal d’Australie à propos de l’inauguration de Douglas Haig.
Travail au Cantique. Je refais le torse. Je travaille péniblement. Je ne suis jamais content.
6 [juin 1931]
Aux Beaux-Arts, j’ai pu voir P[aul] Léon. Je lui ai remis mon devis pour la commande du tombeau. Il s’est étonné que la lettre ne m’ait pas encore été envoyée. Il a immédiatement appelé Moullé et lui a demandé de la faire sans tarder.
Cérémonie de la remise de la médaille de M. Thamin. Discours très bien fait de M. Doumic. Délicieuse, charmante réponse de M. Thamin.
7 [juin 1931]
Dimanche. Notre réception. Beaucoup de monde, comme toujours. Zina Laffont nous raconte des choses lamentables sur la Russie, la façon dont on charge les enfants d’espionner leurs parents, sur les répressions sauvages de révoltes de Cosaques, décimés par les gaz. Je note la visite du jeune M. Jacques Chabannes (dont nous avons vu la pièce : Le Pèlerinage sentimental l’année dernière), qui semble épris de Nadine et qui ne semble pas lui déplaire[5]. Il faut laisser les enfants faire leur vie eux-mêmes. Jacques Chabannes est sympathique, semble fort énergique. C’est un visage où l’intelligence, l’idéalisme et la volonté dominent.
8 [juin 1931]
M. Lévy-Bruhl me disait tout à l’heure que si jamais éclatait une nouvelle guerre, il se ferait aussitôt inscrire dans le parti communiste et irait manifester au premier rang. Nous devrions tous avoir le courage de le faire. Ce que je trouve de plus en plus inadmissible c’est d’envoyer la fleur de la jeunesse à la boucherie. Défendre ses enfants, oui. Se faire défendre par eux, non.
Ma petite Nadine[6] m’a demandé aujourd’hui ce que je pensais de Jacques Chabannes.
10 [juin 1931]
Médaille de M. Lévy-Bruhl terminée. Il faut maintenant penser au revers. Je ferai une scène de vie primitive, hommes préhistoriques ou sauvages de nos jours. Leurs mœurs doivent être bien pareilles, bien que notre fameuse civilisation arrive à s’insinuer partout. Il n’y aura bientôt même plus d’anthropophages. Tout s’en va! Heureusement, nous aurons la guerre "totale", dernier cri de la civilisation.
Une bien mauvaise conférence, aux Amitiés Internationales, d’un nommé Jacques Lyon. L’homme parle bien. Mais il n’a dit que des banalités, n’a pas apporté une idée personnelle.
11 [juin 1931]
Buste de Louis Bréguet. La France. Le Cantique des cantiques dont je commence à être très content. Sculpter un nu, copier avec émotion une belle forme, c’est la grande joie.
Paderewski devait donner un grand concert de bienfaisance. Rappelé d’urgence auprès de sa femme, dans l’impossibilité de donner son concert, il a envoyé à la Société au bénéfice de laquelle il devait jouer un chèque de 100 000 F. Voilà un homme qui n’est pas dans le mouvement. D’ailleurs c’est à peine si on en parle. S’il avait prononcé un beau discours sur la sécurité par la force, alors nos journaux s’en seraient gargarisés plusieurs jours.
Après le banquet du Salon, Paul Léon m’a emmené au théâtre des Champs-Élysées voir la danseuse Argentina. Elle est évidemment très artiste.
12 [juin 1931]
Je reçois enfin aujourd’hui la lettre officielle de commande du tombeau Foch.
Visite amusante de Mme de Vilmorin et de sa fille, qui étaient hier au théâtre (Argentina). Elle me paraît femme fort surmenée. Intelligente, mais je ne serais pas surpris si elle alternait les drogues excitantes et calmantes. Elle a dû être fort belle et a eu des aventures de choix. C’est une de ces femmes du monde qui sont en même temps des femmes d’affaires[7]. En résumé une figure, de l’allure, sympathique.
Après de longues réflexions sur le monument Fauré, j’ai enlevé la femme couchée. Il [ne] reste plus que la figure agenouillée sur un groupe de cygnes, au milieu d’un groupe de cygnes. C’est bien mieux et moins cher.
13 [juin 1931]
(Pour Henry), chez Moysset. Revu avec plaisir cet homme sympathique. Il m’a parlé avec admiration de Tardieu. Je n’admire, en politique, que les hommes apportant des idées neuves. Ce n’est le cas pour aucun de ceux de l’équipe actuelle.
Mon buste en marbre, en place chez Mme Bouisson ne fait pas bien. Quantité de choses sont à retoucher. C’est l’affaire d’une journée. Reconnaissons qu’en sculpture comme en peinture nous ne travaillons plus comme nos aînés. Un buste de marbre, même du milieu du siècle dernier, se tenait dans n’importe quel éclairage, ne présentait pas ces défaillances superficielles. Le travail que je vais faire maintenant était fait toujours. Nous travaillons trop d’impression.
14-16 [juin 1931]
Deux gentilles journées de repos à Vichy auprès de Lily.
Je commence l’esquisse du m[onumen]t Widal. Il faut que ce soit en même temps une décoration agréable de ce pignon sur lequel on vient buter en entrant à l’hôpital.
Le buste de Bréguet me donne du mal. Arrangement des cygnes du monument Fauré. Celui-là est un des monuments qui m’intéressera le plus à faire.
17 [juin 1931]
La fonte de Douglas Haig est très bien venue. Le cavalier est peut-être un petit peu grand, quand la statue est ainsi par terre. En place, sur le socle ce sera juste. Presque tous les cavaliers des statues équestres, exécutées bêtement ont l’air d’avoir des torses trop courts et de chevaucher sur leur nombril.
Cahier n° 29
18 juin [1931]
La suppression de la figure de femme couchée à l'esquisse Fauré fait bien mieux. Cette femme seule[8], au milieu d'une bande de cygnes, donnera quelque chose de très bien. Passé chez Madame Bellaigue.
20 [juin 1931]
Grand déjeuner chez François-Poncet. Convives de marque : Flandin et sa femme, deux énormes individus d'apparence matérielle, visages de caoutchouc où les appétits dominent. Le ministre de la marine, petit homme barbu sans rien de bien caractéristique. Aspect médiocre, homme médiocre, tout à fait ce qui convient pour commander aux innombrables amiraux sans commandement qui encombrent la marine et le ministère. Léger, l'homme de Briand. Dès son arrivée il fit allusion à F[rançois]-Poncet à un événement mystérieux, une communication? une note? arrivée dans la matinée, destinée à faire sensation, dont il avait fallu aviser Briand d'urgence à Cocherol où il se reposait :
— Il faut réfléchir à deux fois, disait [François-]Poncet.
Il y avait Lucien Romier, gros type, trop gras, un de ces hommes qui mangent partout, un de nos plus importants journalistes. Bien entendu on ne parla que politique. On parla conseil des ministres, comme des collégiens parlent de leur professeur, le professeur en l'occurrence étant Doumergue, on ne dit rien de Doumer. Doumergue qui ne savait parler que d'une chose, de son temps de ministre des Colonies, ramenait tout à cela. Allusions à son mariage, dont je n'ai pu tout saisir. Il paraît que trois dames se disputaient sa main, et que cette course donna naissance à d'inénarrables scènes, surtout à Rambouillet. Du point de vue politique il ressort, ces messieurs l'ont dit nettement que la France est maîtresse d'imposer sa politique à l'Europe, que l'Europe ne peut faire que la politique que voudra la France. Alors, quel moment grave! Ces hommes qui étaient là s'en rendaient-t-ils compte? Ils sont tous intelligents, cela ne fait aucun doute. L'intelligence ne donne pas l'envergure. Nous n'avons pas d'homme d'envergure. Il n'en est nulle part. Mais on parla de la conversion du 5 et 6 % en 4 %, idée chère à Doumer.
21 [juin 1931]
Réception chez Mme Schival, mère de Jacques Chabannes qui paraît plaire à ma petite Nadine et à qui Nadine plaît infiniment. Réception d'hommes de lettres et de femmes charmantes, dans une petite cour jardin. J'ai retrouvé là Paix-Séailles[9] que je n'avais pas vu depuis longtemps, le fils Fauré, fis la connaissance de Pierrefeu, etc.
24 [juin 1931]
Reçu une émouvante visite. Quand je suis rentré de mes corrections à l'École, les enfants me disent que deux personnes sont venues, qui voulaient absolument me voir, qu'elles reviendraient dans la journée pour me parler d'un travail qu'on voulait me demander. J'ai vu arriver deux braves gens, le mari et la femme, allure de bons paysans, l'homme visage ouvert, la femme assez ratatinée, en deuil, effacée. Ils sont venus à Paris, me disent-ils, pour chercher un sculpteur pour le tombeau de leur fils. Ils sont allés au Salon, ont vu mon monument de Grasse et viennent donc me demander si je veux bien me charger de ce travail. Je réponds que je suis occupé en ce moment, que je ne pourrai pas commencer tout de suite et que je demanderai cher. On me répond que l'on paiera ce que je voudrai, qu'on ne me pressera pas. Et puis on me rapporte l'histoire incroyable de la mort du fils. Celui-ci, jeune homme de 17 ans, interne au lycée de Cannes, très bon élève, à la veille de passer son bachot, fut trouvé mort, un soir, quelques instants après qu'il s'était couché en bien bonne santé. Le lycée annonça suicide. Les parents répondent assassinat par empoisonnement. Meurtre commis par des camarades jaloux. Enfant heureux, fils de riches fermiers, très pieux, voulait même entrer dans les ordres, aucune raison de se suicider. Il parlait que de ses projets d'avenir. Les lettres pleines d'entrain. Quand je viendrai dans leur propriété près de Grasse, on me montrera toutes les pièces de cette histoire. Les parents ont donc fait élever un tombeau monumental dans leur propriété. Il s'agit d'en décorer l'entrée. Nous restons convenus que cet été, quand je serai au Brusc, j'irai les voir à Opio, me rendre compte de ce qu'il y a à faire.
Douglas Haig est terminé de patiner. Demain il part pour Montreuil[-sur-Mer].
25 [juin 1931]
Visite de M. Montefiore pour une nouvelle coupe de ski. Travail au Cantique des cantiques. Ça vient lentement.
26 [juin 1931]
Le Touquet. Agréable promenade en auto depuis Paris. En débouchant sur la place de Montreuil[-sur-Mer] j'aperçois mon Douglas Haig posé. Impression vraiment bonne. De l'avoir tenu un peu haut sur les membres donne un excellent résultat, le socle quoique bas mangeant un peu de la longueur des membres, de sorte que le cheval prend plus de longueur, devient de proportions excellentes. J'ai reçu beaucoup de compliments. Après avoir pris les décisions qu'il fallait pour la peinture des lettres, nous partons au Touquet, où nous sommes somptueusement logés à l'hôtel Westminster. Toute la région d'ailleurs se remplit d'invités de la municipalité, mais ce sera demain la grosse arrivée. Un bateau doit amener à Boulogne[-sur-Mer] toute une cargaison d'Anglais.
Des affiches annonçaient l'exhibition d'une nageuse qui s'entraîne dans une piscine pour la traversée de la Manche. On a construit sur la plage une belle piscine d'eau de mer, de sorte que les gens[10], en tout temps, et c'est le cas de le dire, contre vents et marées, peuvent se baigner. Cette fille qui s'entraînait semblait un magnifique animal. Entièrement enfouie dans l'eau, elle avançait à très lents mouvements de ses bras qui sortaient alternativement de l'eau. Presque aucun mouvement des jambes, une souple ondulation du corps accompagnait chaque apparition blanche des bras. Du visage on ne voyait rien que des lunettes. C'est dommage, car cet appareil optique détruisait l'illusion que l'on pouvait avoir de voir nager une vraie sirène. Un bouillonnement de l'eau se déplaçait au niveau des pieds. Et cette fille longue et puissante avançait à une vitesse puissante laissant derrière elle un sillage angulaire où jouaient des lumières. Quand la sirène sortit de l'eau, ce fut une grosse fille à cheveux plats, à hanches énormes, aux jambes un peu cagneuses. Elle était enduite de graisse. On la recouvrit d'un peignoir. On l'emmena vers sa cabine. Il ne resta plus[11] que des jeunes gens et des jeunes filles qui ne nageaient pas si bien, mais qui, lorsqu'elles sortaient de l'eau étaient bien agréables à regarder.
27 [juin 1931]
Par un train venant de Paris sont d'abord arrivés ce matin des Parisiens. Parmi eux Knecht, Hubert Morand, de Marcillac, etc., enfin toute la presse. Comme une armée en campagne ils se sont dispersés dans les différents hôtels où on les logeait. Plus tard est arrivé le bateau des Anglais. Lady Haig, suivie d'immenses cousins ou frères de son mari. À peine débarqués certains des voyageurs ouvraient leurs valises d'où leurs femmes sortaient de magnifiques robes rouges brodées d'or, se revêtirent sur le quai, de ces déguisements superbes, se passèrent au cou de somptueux colliers d'or massif, puis s'en allèrent tranquillement avec un tel mépris du ridicule qu'ils ne l'étaient plus, avaler le "cocktail d'honneur" que leur offrait la ville[12]. C'étaient les lords-major des différentes villes d'Angleterre. Leurs belles faces rouges beefsteak sont bien sympathiques. Certaines avaient même grande allure, mais le pantalon et le soulier passant en-dessous font toujours penser au geai paré des plumes du paon. Je crois pourtant le geai plus intelligent que le paon.
Fêtes sur fêtes. Inauguration de l'Hôtel de Ville du Touquet. Thé dans cet extraordinaire hôtel de Picardie, le plus grand hôtel du monde qui tient de la basilique, de la banque, de la gare, la plus grande faillite du monde également. Thé somptueux. Concert russe. Soir dîner à l'Hôtel de Normandie.
28 [juin 1931]
L'inauguration fut une belle fête. Ce qui m'importait c'était l'effet de ma statue. Il fut réellement excellent. Elle fait très bien. Le maréchal Pétain, le général Weygand, le général Brécard, etc., tous m'ont beaucoup complimenté. Beaucoup aussi les officiers anglais, l'amiral Gallicoe, le maréchal Allenby, etc. Ils disaient tous :
— Quelle leçon pour nous. Pas un de nos sculpteurs n'a pu réussir une statue de Haig, etc.
Enfin atmosphère évidemment très sympathique. Une seule tête antipathique, celle de ce grand Maginot. Grand bonhomme, visage de la pâleur très caractéristique des gens qui font la noce la nuit, expression peu intelligente. Il a commencé par arriver très en retard. Le rendez-vous était à l'Hôtel de Ville. Il a fait attendre plus d'une demie heure. Or il était arrivé la veille et était descendu dans un hôtel voisin. Il paraît qu'il fait cela exprès. Il trouve que ça fait bien.
Bonne journée, malgré accident d'auto à Amiens. Un tramway m'a pris en travers tandis que je tournais. Benjamin Louise, et leurs amis Nollin nous ont rejoints à ce moment. Dîner chez Joséphine de la guerre. Son coin a changé. Ce n'est plus la petite rue mystérieuse. Mais on y mange toujours de la bonne cuisine.
Ce matin revue la cathédrale, la cathédrale merveilleuse. La revoir débarrassée des sacs à terre qui durant la guerre protégeaient les parties basses, les portails, c'était presque revoir une autre cathédrale. Je l'ai trouvée, naturellement, encore plus belle. Ce n'est pas de ces choses qui revues vous donnent une déception. Tout ce côté nord, notamment, le s[ain]t Jean-Baptiste, le s[ain]t Firmin, le duc d'Orléans, le Charles V, le cardinal de la Grange, Bureau de la Rivière qui ornent extérieurement les chapelles de la nef ou les façades du transept sont des œuvres de tout premier ordre. Donatello n'a rien fait de mieux. On ne sait de qui sont ces statues. Leur qualité principale est qu'elles sont sans réminiscence d'art antique, comme trop souvent à Reims, d'où leur étonnante vérité, leur charme, et leur individualité, ce qui ne leur enlève d'ailleurs pas un caractère général, car elles sont de l'étonnante sculpture. Comparer un morceau de cet ordre avec d'autres morceaux comme Reims et Chartres est une erreur. On peut préférer, mais on ne peut dire que ceci est mieux. Pourtant me rappelant Chartres, j'ai tendance à préférer Amiens, plus nourrie, plus puissante, plus somptueuse et mieux réalisée (je parle des façades principales). L'espèce de sauvagerie de la façade de Chartres ne m'empêche pas de regretter, tout en les aimant, les faiblesses de réalisation. J'aime ces faiblesses, où plutôt elles me touchent parce qu'elles sont maladresses, gaucheries d'apprentis. Je regrette, sans les aimer par contre, les insuffisances de certaines statues de Reims, parce qu'elles sont causées par des désirs d'imitation des antiques, telles les statues de l'annonciation qui sont de médiocres pastiches. Ces grecs! qu'on aime et qu'on vénère. Comment expliquer cela? Dès qu'on les approche, on cherche à les copier. L'académisme date de leur quatrième siècle. Ils ont paralysé complètement l'art romain. Ils ont arrêté net l'évolution du XIVe italien. Ils ont arrêté net aussi l'évolution naturelle de notre art. Sont-ils source de vie ou de mort? Ils sont les deux. Source de vie si on les étudie et on en prend la leçon profonde qui était d'exprimer les idées de leur temps, source de mort si on les pastiche, si on cherche à parler la même langue qu'eux, à penser avec leurs cerveaux morts. Amiens satisfait complètement pour cela précisément que c'est vivant, sans influences lointaines, mais l'aboutissement tout simple, sans volonté d'étonner d'une pensée tout à la fois religieuse, sociale, architecturale, plastique, quelque chose d'universel, qui évoluait normalement dans un parfait accord entre ceux qui commandaient, ceux qui créaient, ceux qui y vivaient. La pensée du temps faite pierre. Voilà Amiens. Voilà pourquoi Amiens est si émouvant comme toutes œuvres dressées sur la terre[13] à travers les siècles dans le même esprit. Voilà pourquoi l'art est quand même au sommet de tout, car c'est par l'art seul que les hommes se rendent immortels. Bien plus que [par] les dialogues de Platon, la pensée grecque nous est parvenue par le Parthénon mutilé. Bien plus que par la somme de s[ain]t Thomas ou tous les écrits des autres pères de l'Église, la pensée chrétienne nous est parvenue par les cathédrales.
30 [juin 1931]
À peine Douglas Haig inauguré, je me précipite au Trocadéro pour la pose du monument Paul Adam. Je crois que c'est bien aussi. Je regrette la bêtise que le praticien a faite, croyant bien faire, aux pieds. Mais tout le reste va bien. Le couronnement ouvragé fait bien. Inauguration après demain!
Cantique des cantiques.
[1] . Suivi par : "et s'exprime dans le", raturé.
[2] . Au lieu de : "les yeux", raturé.
[3] . Suivi par : "Les beaux visages sont", raturé.
[4] . Suivi par : "Un homme comme beaucoup", raturé.
[5] . Suivi par : "à ma difficile fille", raturé.
[6] Nadine Landowski-Chabannes.
[7] . Suivi par : "Son langage est un peu vulgaire", raturé.
[8] . Suivi par : "agenouilléé emportée par", raturé.
[9] Charles Paix-Séailles.
[10] . Au lieu de : "baigneurs", raturé.
[11] . Suivi par : "dans la piscine", raturé.
[12] . Suivi par : "de Boulogne[-sur-Mer]", raturé.
[13] . Au lieu de : "dans les siècles", raturé.