Juillet-1931

Cahier n°29

2 juillet [1931]

Inauguration très brillante. Encore un succès. Boissy lui-même en dit du bien, en a publié plusieurs photographies. Enfin tout va bien. Je viens d'inaugurer coup sur coup de GrasseHaig et Paul Adam.

3 [juillet 1931]

La France. Je suis content. Pourtant quelque chose encore n'y est pas. Quoi? Je ne sais pas.

Cantique des cantiques. Plaisir d'étudiant.

À dîner M. et Mme Hull, Dezarrois, Jacques Chabannes et le gentil Souza Lopes de Lisbonne et sa femme.

4 [juillet 1931]

Exposition des concours de Rome de sculpture. Je crois que c'est mon élève Leygues qui aura le prix. Il y a un caractère de force et des qualités de sculpteur dans son bas-relief. Mon petit Lagriffoul s'est un peu trompé.

5 [juillet 1931]

Je me suis cru revenu plusieurs années en arrière. Les Blanchenay de passage à Paris recevaient dans leur appartement de jadis.

7 [juillet 1931]

C'est mon élève Leygues qui a obtenu le grand prix. Son bas-relief était bon, malgré d'assez grosses fautes. Bouchard avait fait grosse campagne en faveur de l'un de ses élèves dont le concours n'était pas dans le sujet et de plus présentait de grands changements avec son esquisse. Mais les conseils de Bouchard étaient tellement flagrants que c'était évidemment pour lui-même qu'il faisait campagne. Bien agaçants ces jugements. Nous autres, professeurs, nous ne devrions pas être dans les jurys.

8 [juillet 1931]

Aujourd'hui au choix des esquisses pour le Chenavard, Bouchard fait une sortie ridicule à propos du jugement d'hier. Il n'est pas beau joueur. C'est son défaut. Il n'y a que sa sculpture de bien. Il n'y a que son enseignement de bien. Il n'y a que ses élèves qui fassent de bonnes choses, etc.

En attendant rendez-vous avec Bigot, passé une heure au cinéma pour voir le film de Charlot Les lumières dans la ville. De bonnes choses, mais les ficelles sont trop grosses.

12 [juillet 1931]

Travail sans arrêt à la France et au Cantique pour finir et partir en vacances avec Lily et les enfants. Mais finirai-je? Quand ce ne sont pas ceux qui commandent les travaux, ce sont les sentiments qui me bousculent. Tout est en bonne voie, le Cantique des cantiques surtout. Obligé de distraire un peu de temps pour le monument du docteur Widal. J'ai un bon parti.

12 [juillet 1931]

Visite de Mme Widal et de son fils. Très contents et de l'esquisse de l'ensemble du monument, et du buste qu'ils ont trouvé bien ressemblant.

13 [juillet 1931]

Forain est mort.

Je voulais toujours aller le voir. Je l'aimais bien. Je le savais malade. On est trop pris. On néglige trop ses amitiés et les hommes qu'on admire. Certes j'étais bien loin de lui sur bien des points, sur toutes ses idées générales. Mais il aimait la peinture et le dessin. Il en parlait merveilleusement. Et c'était un très grand artiste. Mais il n'était pas homme de parole! Il m'avait promis un dessin en échange de ma médaille. Jamais il ne me l'a donné. Peut-être ai-je eu tort de ne pas le lui réclamer. Dans les derniers temps je n'osais plus. Dommage, j'aurais aimé en avoir un dans ma petite collection.

14 [juillet 1931]

Chez Forain[1]. Je l'ai vu sur son lit de mort, tout petit, tout blanc, sur sa poitrine un immense crucifix noir. Cette mort me fait du chagrin, j'aimais bien le voir à l'Institut. C'était une personnalité très forte. Sa femme nous parle de ses dernières semaines et de ses dernières journées. Il ne voulait plus faire de dessins humoristiques, il ne peignait plus que des tableaux religieux et elle nous en montre de remarquables, traités largement, comme de grandes esquisses très poussées, effets saisissants de noir et blanc qu'il avait saisis à ses séances de croquis en cour d'assises. C'est un Christ dans le prétoire, entouré d'une foule hurlante, un Christ en croix, excessivement belles choses, sans recherche d'extraordinaire composition, néanmoins très personnelles. Il était surtout préoccupé de les terminer ces toiles. Quand la maladie le terrassait il gémissait qu'il s'était trop mal conduit sa vie durant et qu'il n'avait pas mériter de les terminer. Il regrettait d'avoir mal employé les dons que Dieu lui avait donnés. Il était dans une terreur folle de l'enfer. Il passait son temps à demander pardon. Il faisait venir son fils et l'injuriait, le traitait de chenapan, lui recommandait de ne pas l'imiter. Quand on le laissait seul, et il demandait à être laissé seul, l'exigeait, on l'entendait gémir, pousser des cris, se lamenter. Ainsi finit cet homme terrible, célèbre pour ses mots cruels et ses dessins impitoyables. C'est ce qui restera de lui et sa place sera de plus en plus grande[2], parce que c'était surtout et avant tout un dessinateur hors pair.

15 [juillet 1931]

Très charmante lettre du général Weygand qui approuve mes inscriptions de stèle de la butte de Chalmont.

16 [juillet 1931]

Je n'aurai jamais fini ni la France ni le Cantique avant de partir en vacances. J'en ai pourtant bien besoin.

À dîner chez Mme Stern, le docteur Lemée pas très sympathique ce type-là, disait que les caisses des grèves en cours dans le monde sont alimentées par les patrons. Ils n'ont guère de commandes. Ils n'osent licencier leurs ouvriers. La grève les arrange tout à fait.

17 [juillet 1931]

Jugé un bien vilain concours pour un monument aux morts à la mairie du XVIe. Le jury a préféré un projet absolument carnavalesque.

Quai de la Rapée, Martzloff m'apprend que les crédits pour les fontaines[3] sont votés. Parlant de choses et d'autres, je le questionne sur ces projets de salles de réunion dont M. Renard nous avait parlé lorsque nous avions été le soir pour le monument Fauré. Martzloff envisage la question [4] avec sympathie et me dit d'en parler à Azéma.

20 [juillet 1931]

Les membres principaux du comité Widal, Dr Besançon, Dr Goltrain, Dr Abrami, Dr Wahiche, etc., me donnent pour le buste des conseils absolument contraires à ce que m'avait dit Mme Widal. Le Dr Abrami et le Dr Besançon me paraissent avoir le plus de compétence et leurs avis me semblent très justes. J'en tiendrai compte, mais cela va me forcer à presque tout recommencer. Et ce n'est pas très amusant ces bustes d'après photog[raphies].

21 [juillet 1931]

Gentille réception au pavillon portugais que Souza Lopes tenait absolument à nous faire visiter. Pavillon comme tous ceux du genre. Mêmes produits, mêmes animaux, mêmes procédés "civilisateurs". Nous finissons la visite dans un petit salon où nous sommes presque contraints à force d'amabilités d'avaler coup sur coup six verres de porto, tous de différentes marques, puis une tasse de thé, mais j'ai résisté énergiquement à celle de café qui arrivait triomphalement parfumée.

23 [juillet 1931]

Le pavillon des missions catholiques, à la Coloniale. Intéressant comme les autres. Émouvant d'y voir les instruments de torture de certains pères. La chapelle est fort intelligemment conçue, et bien décorée. Presque tous nos représentants de l'art catholique moderne y ont contribué, peintres et sculpteurs.

Chez Mme Blanchenay, Paul Valéry me disait qu'il n'écrirait jamais s'il n'y était forcé. Il ne travaille que sur commande. Il a l'air de plus en plus fatigué. Il dit lui-même qu'il est éreinté. Il mène une vie absurde, encore plus absurde que la mienne.

24 [juillet 1931]

Et pendant que je travaille, tout près de moi la vie de ma famille se développe, chacun dans son plan. Lily vient me trouver à l'atelier et me dit que Nadine s'est fiancée hier soir avec Jacques Chabanne. Nous l'avons revu plusieurs fois, il nous a été fort sympathique. Nadine l'a vu très souvent et nous a dit combien elle le trouvait intelligent et de sentiments élevés. Elle m'a donné à lire quelques-uns de ses romans. C'est bien et toujours en effet de tendance très généreuse. Je pense à son Pélerinage sentimental, qui est une œuvre excellente et auquelle il faudrait peu de retouches pour que ce soit un petit chef-d'œuvre.

Je suis fatigué. Alors que toutes mes séances devraient porter, aujourd'hui j'ai abîmé les deux têtes, à la France et au Cantique. Je piétine un peu[5]. Tandis que je travaillais au Cantique cet après-midi, on m'annonce la visite d'un docteur, docteur Armaingaud. Je pensais que c'était pour voir l'esquisse du monument Widal. Pas du tout. Ce docteur, qui me paraît fort âgé, et qu'il l'est en effet puisqu'il me dit avoir 90 ans, venait me demander si j'accepterais de faire pour Paris une statue de Montaigne. Montaigne est son auteur favori, me dit-il. À l'âge de sept ans, son père qui était un montaignisant ardent lui apprit à lire Montaigne, depuis il n'a cessé de le cultiver. Il est en train d'en faire une édition nouvelle. Il en a écrit la vie et fait une étude approfondie en préface à cette édition dont les connaisseurs, les amateurs et les érudits lui ont dit qu'elle était la meilleure de toutes les éditions de Montaigne. Il a fondé la Société des amis de Montaigne que préside L[ouis] Barthou avec Joseph Bédier, Jacques Bardoux, M. Lamendé. Le centenaire de Montaigne tombe en 1933. Une statue de Montaigne sera élevée à cette occasion. Le docteur Armaingaud offre toute la somme nécessaire, cent mille francs. Mais je ne les toucherai qu'après que la statue soit achevée. Il faudra qu'elle soit en marbre. J'accepte bien entendu. Et ce brave monsieur s'en alla à petits pas, après une demie heure d'une conversation charmante, sans même penser à l'agréable commande qu'il me venait faire, plutôt intéressante, car du point de vue financier ce ne sera pas bien fameux.

26 [juillet 1931]

Jacques Chabannes retour de Deauville nous raconte d'assez intéressantes choses. Il avait passé la journée chez un de ses amis avec Luchaire qui lui, revenait de Londres, de la conférence. Que de conférences! L'impression était mauvaise. Bruning fait l'effet de jouer double jeu, alternant entre la menace du bolchevisme et celle du fascisme. La guerre civile serait probable. Mais on l'annonce depuis si longtemps. D'un côté les Hitlériens sont armés par les banques, les marchands de munitions. De l'autre les bolcheviques armés par la Russie. Entre les deux l'armée régulière et la masse. En cas de conflit dans quel camp se porteront et l'armée et la masse? On dirait aussi que les Allemands, avec le tact qui les caractérise, avaient décidé de nommer le second petit croiseur auquel leur donnent droit les traités l'Alsace-Lorraine. Est-ce possible? Quel sens aurait une pareille sottise? Mais dans cet ordre d'idées, on peut s'attendre à bien des lourdeurs de leur part. Celle-ci est d'un poids fameux.

28 [juillet 1931]

Toujours la France[6] qui me donne assez satisfaction.

 

[1]    . Au lieu de : "Chez Madame Forain", raturé.

[2]    . Suivi par : "dans l'avenir", raturé.

[3]    Les Sources de la Seine.

[4]    . Au lieu de : "la chose", raturé.

[5]    . Suivi par : "sur place", raturé.

[6]    Les Fantômes.