Cahier n°30
3 mars [1932]
Quitté Londres mardi, ses musées merveilleux (la collection Wallace. Le Rembrandt le plus étonnant que j’ai jamais vu. Si tous les grands Rembrandt d’Amsterdam sont comme celui-là, ça vaut le voyage). Aussi un Reynolds, fameux et que je connaissais, l'Amiral en rouge. Beaucoup de Boucher. C’était bien le peintre d’une époque sensuelle et futile. Je l’aime peu. La meilleure toile est le petit nu de Victoire Murphy de Charpentier qui figura à l’Exposition française. (Mais qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il savait peindre) Je n’ai trouvé aucun ennui en rentrant, sauf un projet de contrat assez singulier du comité des Crapouillots. Je vais me dégager de cette histoire qui est sans aucun intérêt. Gallargue m’a appris que moins les comités ont d’argent, plus ils sont embêtants et exigeants. J’ai revu avec plaisir après ce court repos; repos? Mon premier pylône de la porte de S[ain]t-Cloud[1]. Très bonne voie. J’ai travaillé aujourd’hui au motif les Vignes. C’est le plus en retard. Dîner chez Ladislas avec le docteur Besançon. Il est tout à fait dans nos idées à propos de la situation politique en France, en Europe et en Chine. Mes pauvres Chinois ont dû céder sous la puissance des moyens mécaniques des Japonais. Je n’arrive pas à comprendre ce que les Japonais pensent tirer de cet effort criminel.
3 mars [1932]
Avec Bigot chez M. Renard. C’est vraiment un charmant homme. Les choses semblent se présenter mieux que je n’espérais pour Bigot. Le préfet nous a dit en effet qu’il voulait faire commencer le pont tout de suite et à pris rendez-vous avec l’ingénieur des Ponts pour Bigot, dans son cabinet, demain.
4 [mars 1932]
Téléphone de Charles Prince qui me demande rendez-vous pour l’après-midi, Madame Fréd[éric] Prince étant de passage pour la journée. Je n’y pensais plus. Peut-être les choses sont-elles arrangées.
Déjeuner chez le docteur et Mme Bour, notre déjeuner trimestriel, avec P[aul] Léon, Valéry, Masson, Perrin, Pelliot, Painlevé. Conversation sur la Chine avec Pelliot, plutôt sorte de petite conférence de Pelliot, provoquée par nos questions. Il n’y a pas une Chine, mais des Chines. Il y a la Mandchourie, il y a la Chine du Nord, il y a la Chine de Nankin, il y a la Chine de Canton, il y a le Turkestan chinois. Toutes ces régions sont gouvernées? par des sortes de satrapes militaires, qui se jalousent, se haïssent et sont prêts à appeler l’étranger pour les aider à être celui qui fera l’unité. C’est ainsi que cette malheureuse XIXe armée qui s’est bien comportée à Shanghai, a été à peine secourue par Nankin, trop heureuse de la voir battre. Quant au Japon, s’il le veut, il entrera en Chine, ira où il voudra et sera submergé. Il ne peut pas s’installer en Chine, déjà surpeuplée. Pelliot considère cependant, et malgré les torts du Japon, que la Société des N[ations] n’aurait pas dû se mêler de ce conflit. La S. D. N est encore trop peu établie pour se risquer dans une aventure aussi complexe.
Painlevé me parle de Tardieu avec un mépris total. Comme M. Moreau, durant le voyage à Londres, il me dit qu’on à peine à imaginer la corruption du monde politique actuel et à quel point Tardieu a contribué à l’augmenter. Comme on parlait du monument de Clemenceau il dit avec raison que ce qu’il y aurait de mieux serait de ne faire aucun monument, ne donner son nom à aucune place tellement il considère son action néfaste. À ma question sur la loi électorale, il me répond qu’il ne croit pas qu’elle aurait la majorité actuellement à la Chambre. Puisse-t-il dire vrai!
À dîner chez Max Behrendt. Une des raisons de la hausse actuelle de la Bourse serait un prêt de 5 milliards que l'État aurait consenti à la Banque de Paris et des Pays-Bas pour faire monter les valeurs. À une augmentation actuelle de capital du Comptoir Lyon-Allemand, Laval aurait souscrit 200 000 F sans verser absolument rien. Il paraît que le programme Hitler serait, au cas où il serait élu, de faire un coup d'État en faveur du Kronprinz. Notre gouvernement actuel pousse, assure-t-on Hitler, espérant que ce mouvement à droite impressionnera le corps électoral français. Aussi n’arrive-t-on pas à avoir une précision pour la date des élections. Il y aurait conflit sourd entre l'Élysée et Tardieu. M. Ch[arles] Prince n’est pas venu.
5 [mars 1932]
M. Charles Prince est venu. Il est très content. Tout va bien. Son frère Frédéric l’a chargé de me dire que c’était décidé, pierre de Lens choisie. On n’attend plus qu’une dépêche de confirmation de l’évêque de la cathédrale. Voilà qui va m’inciter encore plus à refuser la commande des Crapouillots dans les conditions où elle se présente.
Bigot à l’Institut me dit l’hostilité qu’il sent dans un certain milieu journalistique (Comœdia) contre ses collaborateurs sculpteurs. Ce n’est pas nouveau pour moi et je n’attache plus à cela aucune importance. À la Commission d’esthétique, vu Martzloff, et, cela est bien plus important, me fait du projet de Bigot les critiques contre lesquelles je l’avais mis en garde : sa porte Maillot insuffisante, l’erreur d’avoir mis là seul, statue de Clemenceau dont la place est déjà arrêtée, l’opposition à mettre face à face sur le pont Foch et Joffre, la volonté arrêté du comité Foch d’installer la statue de Foch sur la place de la porte Maillot. Bigot qui a vu Martzloff dans la soirée me téléphone pour me demander d’entamer une campagne dans les journaux de gauche! Pour créer un mouvement d’opinion pour la réalisation de son pont des maréchaux. Drôle de type. Impossible de lui faire entendre raison.
6 [mars 1932]
Attendu de voir le docteur Besançon à qui j’avais demandé une courte séance pour les bas-reliefs Widal. J’ai eu tort de vouloir faire des portraits. Ça va me faire perdre un temps fou.
7 [mars 1932]
Paul Léon, sur le bateau retour de Londres me racontait qu’il n’avait pas pu encore nommer Pontremoli à l'École des b[eau]x-arts. Ce demi-fou d’Umbdenstock a demandé audience à Doumer lui-même, pour protester contre cette nomination, arguant que Pontremoli n’avait pas fait la guerre, qu’il était juif et que P[aul] Léon plaçait partout ces coreligionnaires! En même temps Philippe Besnard venait chez Paul Léon et lui faisait une scène violente[2] pour exiger le maintien de son père à la direction de l'École. Besnard la veille avait vu P[aul] L[éon] et lui avait dit qu’il était tout naturel qu’il s’en allât, qu’il le comprenait parfaitement, que les règlements d’administration devaient être égaux pour tous. Pour l’instant tout est suspendu.
Briand est mort.
8 [mars 1932]
Pataugeage, hier et aujourd’hui, sur mon pylône[3]. J’ai changé le motif les Fleurs. À tort. Il y avait des choses à améliorer, il ne fallait pas tout démolir. Vieux tic. Le motif, les Vignes, aussi me donne du mal. Mais je crois l’avoir sorti ce matin. Composition réellement difficile. J’espère que le pylône qui représentera "Paris, ville d’art, ville de travail" ira plus facilement.
Après-midi à l'École. Jugement concours de Rome de gravure en médaille. Concours semestriel. Après, tournée de quelques expositions :
1. Joseph Bernard. La pauvreté de cette œuvre apparaît dans toute sa misère. Quelques têtes aimables. Il y avait là des promesses. Les promesses n’ont pas été tenues.
2. Marcel Baschet. Une étonnante habileté, Le métier n’est pas très agréable. De loin tout ce monde a la même couleur de peau. Quelques très réussis portraits de jeunes filles. Parmi les trois ou quatre qui sont réellement expressifs, le meilleur est celui de Weygand. Volonté, passion, maîtrise de soi, froideur, sensibilité, très forte personnalité. Mais on est difficile quand on est encore saturé de ces formidables morceaux vus à Londres.
3. Chez Durand Ruel. Une exposition qu’il appelle de Manet à Van Gogh. Une réédition en plus petit de la salle du XIXe de Londres. Un très beau paysage de Van Gogh et aussi un très beau sous-bois de Cézanne. Puissant.
Courte visite chez André Dezarrois, malade. Il a écrit à Weygand pour ménager un rendez-vous avec Bigot. Il me demande où en est le tombeau... Je vais sûrement avoir une visite un de ces quatre matins! Le sarcophage est massé, mais rien n’est fait. Il faut que je m’y mette aussi. Avoir des paires innombrables de bras, comme les divinités hindous! Quel rêve! Je ne pourrai m’y mettre que lorsque les fontaines seront terminées.
Enfin fini la journée chez Grongowski; thé choisi. Il y avait le m[aréchal] Lyautey, Lucien Saint, les Mauclair si chics, les Dayot si sympathiques aussi et toujours jeunes, Jamot, Verne, etc. Lyautey, retour de Londres, entreprend Verne sur la peinture moderne, manifeste son regret des lacunes de l’Exposition, et ne craint pas de dire son opinion sur l’insuffisance technique de notre époque. J’entends Verne dire :
— Les grands peintres n’ont jamais bien dessiné.
Conservateur des musées nationaux, il est.
Hier soir à l’Opéra, où l’on donnait l’Elektra de R[ichard] Strauss. Très bonne pièce, dont le livret est aussi fort bon. L’auteur, un allemand célèbre, paraît-il, Hugo von Hoffmansthal. Il y a des scènes excellentes, quand Électre passe tour à tour de la fureur à la joie, qu’elle se met à danser, etc. Un seul acte, mais l’atmosphère tout de suite créée. On a toujours tendance à vouloir comparer. Immédiatement Eschyle, Sophocle, Euripide, et un peu en arrière Sénèque, apparaissent. Mais il n’y a rien à comparer. L’auteur allemand n’a voulu traiter que le moment du meurtre de Clytemnestre et d’Égisthe. C’est une pièce courte, âpre, où Électre est seule en scène. On n’y agite pas tous les problèmes qui préoccupaient les contemporains des grands tragiques. Je crois que pour bien comprendre le théâtre grec, il ne faut jamais oublier que c’est le théâtre d’un peuple peu nombreux, que tout le monde était au courant de tout et qu’à côté des grands problèmes religieux, mythologiques, ou humains, quantité de problèmes purement nationaux et même locaux étaient traités par allusions (les Euménides par exemple). Hoffmansthal a fait uniquement un rôle pour Électre; il est bien évident que pour nous, quand nous reprenons les grands thèmes antiques nous n’en retenons que le côté humain. Ce ne sont que des paraphrases, après tout. Hamlet n’est-il pas déjà une paraphrase, mais combien originale et géniale, transportée dans son temps par Shakespeare, de l’histoire d’Électre et d’Oreste? Cette pièce était jouée dans un beau décor, avec des effets [4] à la Caravage. Un ballet complètement idiot, Le Rustre imprudent, complétait le spectacle. Je me demandais qui était le plus idiot, de celui qui avait écrit ce thème, du compositeur qui l’avait composé ou du directeur qui l’avait monté. Le plus idiot, et bien, c’est le public qui applaudit[5].
9 [mars 1932]
Après ces dernières journées de pataugeage, c’est brusquement comme un arc-en-ciel. Je suis content comme un jeune homme. Tout est trouvé. Je ne crois pas qu’il y ait un point faible maintenant.
Travaillé un moment au buste d’Arthur Fontaine.
À dîner les Lemaresquier et les Woog, Woog racontait que Dufy dernièrement venait demander à Bernheim de lui payer son trimestre (250 000 F)! Le fameux contrat d’un million. Refus de Bernheim.
— Mais nous avons signé un contrat, proteste Dufy.
— Sans doute, mais nous ne payons pas.
— Mais je vais vous faire un procès.
— Faites un procès. Nous avons dans nos caisses 300 ou 400 Dufy. Nous les mettrons en vente en tas. Nous verrons ce que ça fera.
Et Dufy s’en est allé sans insister, le gousset vide. Woog fait en ce moment le portrait du roi d’Espagne. Il le dit très gentil, très aimable, et très grand seigneur. Il lui a parait-il, raconté l’histoire suivante. Quand il était encore roi, l’attaché militaire français lui demande une audience. C’était pour remercier le roi d’avoir fait d’importantes commandes d’armements à la France. Conversation d’ordre général. En prenant congé du roi, l’attaché sort une enveloppe de sa poche, qu’il dépose sur une table en s’en allant.
— Mais vous oubliez quelque chose, lui dit le roi.
— Non, non, Sire, c’est pour vous, et il veut s’en aller.
Le roi le retient, ouvre l’enveloppe qui était bourrée de billets de banque. Naturellement scène d’indignation. L’attaché mis à la porte. Il fut paraît-il déplacé. Pareille histoire est-elle vraie! Woog assure la tenir directement de la bouche du roi déchu.
Lemaresquier était à Genève, lors de la première réunion de l’Assemblée réunie pour régler? le conflit sino-japonais. Il disait que le spectacle des couloirs était lamentable, tous les délégués trouvant inutile d’arrêter la guerre, à cause de la reprise des affaires. Est-ce un système social, cela!
10 [mars 1932]
Fait la connaissance d’Albert Thomas venu voir mon buste d’Arthur Fontaine[6]. Il a l’air bien sympathique. Tête extraordinaire. Il me faisait penser à ces petits chiens pékinois, tout velu, au profil aplati. Je ne savais plus si mon buste était ressemblant. L’impression générale a été bonne. Madame Fontaine, une des femmes les plus charmante que je connaisse, va me donner de nouveaux meilleurs documents.
Puis travaillé avec enthousiasme au pylône "la Seine". Demain avec la petite M. j’achèverai tout ce que j’ai préparé ces jours-ci. Je ne partage pas du tout l’opinion qu’émettait Woog hier, il disait que plus on avance dans la connaissance de son métier, moins on peut travailler avec le modèle. Moi, plus j’aime travailler avec le modèle. Je n’ai jamais d’ailleurs aimé travaillé de chic. Je n’ai connu qu’un homme dont les œuvres faites sans modèle donnaient la plus étonnante impression de nature, c’est Forain. Les autres travaillent de chic, et ça se voit. Mais il faut savoir se servir du modèle.
11 [mars 1932]
Pylône[7] tout à fait composé. Je n’ai plus qu’à finir, morceau par morceau, méthodiquement, comme un bureaucrate met à jour ses registres. Dans l’ouvrage le plus libre d’apparence, il y a à la base de l’ordre et de la discipline de travail. C’est d’ailleurs le seul moyen que ça ne sente pas la fatigue ni la négligence. Ma séance de l’après-midi a malheureusement été écourtée par la Librairie de France qui m’a demandé d’aller voir d’urgence les premières planches pour le livre de R[aymond] Isay. J’ai emmené Lily. Ce n’est pas un travail excessivement fin, mais ça n’est pas mal.
Je suis ennuyé d’être obligé de sortir demain matin. Mais il n’y a pas Institut demain après-midi. Je passerai une bonne après-midi.
12 mars [1932]
Corrections à l'École et chez Julian.
Déjeuner chez le colonel Weisweiller. Comme convives des gens ultra chics : comte Murat, un Monsieur Mahaut de la Quarantonnais (!), une Madame Syren-Cahen, etc., une Madame Barrachin, et la jolie femme de Thierry, fille de Henri de Rothschild. La seule qui m’ait paru sympathique, intelligente. Si c’est seulement pour [8] le bien être de tous ces gens là que le régime actuel doit être maintenu, ah! passons vite à la révolution.
Buste Arthur Fontaine. Bonne séance. Madame Fontaine venue avec la fille d’Art[hur] Fontaine et une amie. Elles ont été satisfaites. Angoissante épreuve toujours de montrer un portrait fait d’après des photographies contradictoires. Ça commence à venir vraiment.
Peu travaillé au pylône La Seine. Apporté amélioration au motif Le Blé, [...].
Funérailles de Briand. Ce fut un mouvement magnifique, manifestation d’une grande importance, d’après les récits des enfants et de Lily qui y furent. Discours pénible de Tardieu. Non, ce n’est pas encore un grand type.
13 [mars 1932]
Fatigué. Vague grippe.
Revu[9] mon dossier de l’Enfer. Certaines esquisses sont bonnes. Repris par l’intérêt énorme de ce travail. Il y a toujours du nouveau à faire avec tout. En somme dix illustrations composées.
On est assez agité par les élections allemandes d’aujourd’hui. Beaucoup craignent le succès d’Hitler. Je crois en la sagesse du peuple. Puisque Hindenburg représente la sagesse, l’éloignement des aventures, le respect des engagements, je crois au succès d'Hindenburg. Mais il a quatre-vingt trois ans!
14 [mars 1932]
Terminé le revers Lévy-Brühl. Je me laissais gagner par le temps. Je vais donner à la fonte et Lévy-Brühl, et le général Dubail et le sénateur Bérenger. Les remises pourront donc avoir lieu vers la fin avril.
Terminé aussi les bas-reliefs Widal, les deux encadrant le buste. Réunion des docteurs, vendredi. Après je fais mouler. Le pylône La Seine, se termine. C’est le plaisir maintenant[10]. Il faut souvent une certaine énergie pour détruire et recommencer des morceaux déjà exécutés. De l’avoir fait souvent tous ces temps derniers, je ne le regrette pas. Tant que je n’aurai pas peur de démolir je ne me sentirai pas vieux.
Téléphone de Bigot qui a vu le général Weygand. Ce dernier s’est complètement rallié au projet du pont des Maréchaux, ne critique pas du tout de voir ensemble Foch et Joffre. C’est un très important résultat. S’il faut transformer sa porte Maillot en une place de la Paix, le projet aura un sens et de la grandeur.
Lettre enthousiaste de Nadine, d’Athènes.
15 [mars 1932]
Madame Ch[arles] Meunier, qui posait aujourd’hui, (séances trop intermittentes), me disait que dans le monde politique, on avait l’impression troublante que Tardieu tendait à établir une dictature... Il y pense peut-être. Réussir est moins facile.
Dîner chez Pontremoli; les Sicard, Bechmann, etc. Le fils Sicard prépare une nouvelle exposition. C’est un garçon avec beaucoup de talent. Je voulais parler à Pontremoli de la direction de l'École. Puis j’ai craint de lui être désagréable. Il faudrait faire quelque chose pour empêcher, si Besnard réellement s’en allait, que l’un de ces petits arrivistes intrigant et sans talent (on me disait qu’un nommé Depujol osait poser sa candidature), soit nommé au lieu de Pontremoli. Les professeurs de l'École devraient avoir leur mot à dire.
16 [mars 1932]
Le tirage des planches pour le livre d’Isay avance. Je crois que ce sera intéressant.
Chez le fils de Carrière pour voir la statue[11]. C’est une preuve[12] un peu pénible des idées fausses du grand Carrière en fait d’éducation que de visiter cet atelier. Carrière critiquait l'École, la maudissait, a élevé son fils suivant ses théories. Et son fils qui a des dons, arrive aujourd’hui aux environs de la cinquantaine et ne sait rien. Il n’a aucune méthode, c’est visible. Aussi rien de monumental. Et c’est dommage. Comment peut-on continuer à travailler sur une œuvre aussi peu consistante. Il n’y a pas de perpendiculaires, pas d’horizontales, tout est flottant, incertain, comme fluide, sans parti.
Déjeuner du Dernier-Quart entre Vignaud et Victor Boucher. En face de moi M. Marchandeau, l’ancien ministre, le marquis de Polignac, nouvellement élu et charmant, et puis Moullin, René Piot, Reboux, etc. Vignaud me parle avec passion de son métier de journaliste. Je lui demande si le Petit Parisien pourrait publier q[uel]q[ue] chose sur le projet Bigot. Convenu. Voilà qui fera plaisir à B[igot], Reboux est nommé au Petit Parisien en remplacement de Ginisty.
Puis perdu du temps au Cercle pour la visite de Doumer. C’est un homme sympathique. Mais comme on lui a montré de la mauvaise peinture!
À l’Odéon, le Roi Lear. On en reste bouleversé, on a beau connaître. Bouleversé devant l’homme qui a créé cela. Le thème a beau lui avoir été donné par l’histoire et la légende, quelle création. J’aimerais savoir si les récits primitifs rapportent l’histoire de l’orage. Quel sommet, cette réunion de ces trois fous ou démoniaques ou faisant semblant, ces discours d’apparence indirects sous la pluie, dans les éclairs et le tonnerre. Comment ne pas s’incliner devant l’homme qui a imaginé cela et l’a rendu aussi poignant. Cette scène et l’apparition de Lear couvert de fleurs, pendant formidable à Ophélie. Ensemble excellent. Arquillière remarquable dans le rude rôle de Lear. Je me souviens de ses débuts à l’Ambigu, dans les Deux Gosses.
17 [mars 1932]
Chez Woog, où tout Paris était convié pour le Portrait du roi d’Espagne. Composition intelligente, même frappante. Il y a quelque chose qui vous reste de cette énorme toile. Le roi est en chasseur, suivi de deux porteurs de gibier. Il manque à cela quelque chose d’indéfini, ce quelque chose qui, en fin de compte, est tout, qui dépasse l’intelligence et l’adresse. Il n’y a trop que de cela, et dans cette toile et dans tout ce qui est autour. S’il avait cela, Woog serait aussi grand que Manet ou Courbet. Il n’en est pas moins un des meilleurs peintres de notre époque, bien que d’une personnalité superficielle. Mais que cet Alphonse est vilain!
18 [mars 1932]
Convocation de médecins dont j’ai fait les portraits dans les bas-reliefs du monument Widal. Or, j’avais renoncé au portrait du docteur Abrami à qui j’avais écrit deux fois, à qui j’avais demandé sa photographie et qui ne m’avait pas même répondu. Et je l’ai vu arrivé! J’ai été ennuyé. Lui a été un peu vexé. Mais il a très gentiment reconnu que c’était de sa faute. Et après avoir déclaré que la postérité ne l’intéressait pas, il m’a promis de venir poser après Pâques. Une petite complication de plus dans mon travail.
M. Montefiore très content de sa coupe.
Bon travail aussi au pylône. C’est long.
Dîner avec Bigot et sa femme saoule. Je crois que c’est là tout le mystère. C’est une femme qui s’enivre. Bigot la regarde d’un œil à la fois attristé et un peu terrorisé. Il s’inquiète trop des articles que font faire ses concurrents mécontents, notamment les seconds (Molinié, Cogné, etc., tous gens suspects). Il a été content que le Petit Parisien soit bien disposé. Il voulait allez trouver Vignaud tout de suite. Heureusement nous n’avons pu le joindre au téléphone, sans quoi il m’aurait fait passer ma nuit à courir après.
19 [mars 1932]
Camille Mauclair que j’allais voir ce matin me disait que Bigot lui téléphonait continuellement, venait le voir, bref m’en a parlé gentiment, mais m’a semblé un peu excédé par son insistance.
À l'École chez M. Guérin avec Bouchard, pour les questions des Antiques, de l’anonymat des concours à deux degrés, de l’anonymat des concours de Rome. Pour Rome, c’est de l’Institut que ça dépend. J’ai écrit ce soir une lettre à Widor. Elle va faire l’effet d’une pierre dans la mare aux canards.
Dîner chez ma petite Nadine, qui sera très bien quand elle sera tout à fait installée.
20 [mars 1932]
Je rentre de dîner chez les amis Hourticq. Passé quelques heures tout à fait charmantes, pleines de vraie amitié. Homme de premier ordre et si actif. Il poursuit avec énergie inlassable ses démarches pour nos traitements de professeurs. Il croit fermement réussir, bien que le moment soit peu favorable. Il y a du bon et du mauvais dans cette amélioration. Le bon c’est qu’il sera agréable de recevoir des mensualités moins misérables que jusqu’à présent. Le mauvais, et très sincèrement je trouve que cela domine, cela enlèvera à notre rôle son caractère de libre apostolat, cela deviendra une obligation. De plus, ce qui est non moins grave, cela va attirer vers l'École les appétits de ces requins sans valeur qui jusqu’à ce jour la méprisaient si fort.
Besnard resterait finalement. C’est mieux. Tout le monde croit que c’est Pontremoli qui s’agitait pour qu’il parte. Il n’en est rien. Contre lui aussi, bien des jalousies latentes.
Ma grande maison est silencieuse et vide. Quand la maison est pleine de ses chers habitants, même s’ils dorment et que je sois seul éveillé, elle ne donne pas cette impression de silence immense. J’ai passé ma journée à travailler à la tête agrandie de la France de Chalmont[13]. Le modèle définitif pour le granit. Travail interrompu par la visite d’un élève, puis de mon massier, puis de M. de Peyerimhoff, avec qui nous avons arrêté le parti définitif pour le souvenir à l’ingénieur Wouters. Il y a des travaux plus passionnants. Le parti que j’ai proposé et qu’il a accepté sera en tout cas plus intéressant que l’idée de ce médaillon à dix mètres de hauteur. Il me paraît homme fort intelligent M. de Peyerimhoff. Très au courant du mouvement d’art d’aujourd’hui, des points de vue très justes. J’ai été déjeuner chez ma petite Nadine. C’est tout de même un peu triste de penser que ce petit ménage ne sera jamais seul et que cette femme sera toujours entre eux. Ce n’était pas à Jacques de prendre une décision. C’était à elle d’avoir le tact de le faire. Qu’elle ne l’ait pas fait m’inquiète pour l’avenir. Les gens qui ne savent jamais vivre seuls, sont toujours des égoïstes. En fin de journée Bigot, préoccupé de son pont, d’articles à faire pour répondre à ceux que ses concurrents mécontents font publier par leurs amis contre lui. Pour cela il n’a pas ma sérénité. La non-réponse, comme la non-violence est une force.
Je me sens un peu de cafard. À fond même, beaucoup. Mon travail avance bien lentement. J’ai mis un temps fou à composer mon premier pylône de la porte de S[ain]t-Cloud[14]. Et toute cette composition ne sera guère en valeur à cause de la forme malheureuse, proportions. On ne voit pas comment en sortir. Je le montrerai à Bigot aujourd’hui. Il le disait aussi : on ne voit pas comment en sortir. Mon tombeau Foch n’est pas commencé. Les bas-reliefs Widal sont terminés, deux seulement. J’étais revenu de Londres dans l’enthousiasme, imprégné de cette atmosphère de grands chefs-d’œuvre dont je me suis senti enveloppé plusieurs jours. Ma conclusion de ce voyage était que je ne travaillais plus assez. Plein de bonnes intentions. Mais les dérangements reviennent. Et voilà Pâques. Cette année jusqu’à présent n’est pas féconde. La France de Chalmont[15]; dès mon retour du Brusc, il va falloir que je me mette au grand modèle. Il est impossible de partir dans le granit d’après le modèle au quart. Pour celui-là aussi, quel temps j’ai mis. Et voilà que se décide le tombeau du jeune Norman Prince, Fauré, et officiellement aussi, le Montaigne[16]. Je crois qu’avant un mois il faudra que j’entame tout cela[17]. Se ceindre. Se ressaisir. Se coucher tôt, se lever tôt. Les journées deviennent longues. Plus d’énergie pour se refuser[18].
21 [mars 1932]
Téléphone de Brandon, le député. Il me dit avoir été samedi à la réunion d’une commission à la Ville de Paris, à propos de la suite à donner au concours. Contre nous, il a senti une systématique opposition dans le but de nous évincer complètement au bénéfice de ce Cogné si suspect et si dénué du moindre talent. Comme Brandon prenait ma défense quelqu’un lui aurait dit :
— Vous en avez du courage de défendre Landowski qui a fait la S[ain]te Geneviève.
Brandon m’a demandé la liste de mes œuvres principales. Il était indigné qu’on ose mettre en comparaison une petite canaille comme ce Cogné et Bouchard et moi. Là-dessus téléphone de Bigot. Il vient d’apprendre qu’une nouvelle réunion doit avoir lieu cet après-midi et me demande de téléphoner d’urgence à Sarraut pour qu’il agisse sur le préfet. Téléphoné à Albert Sarraut qui a été des plus gentils, m’a dit qu’il connaissait en effet très bien Renard et lui téléphonerait aussitôt après que j’aurai fini de lui expliquer. J’espère qu’il aura pu le joindre. Les choses en sont là. Essayé de rattraper Bigot au téléphone. Impossible. J’aurai voulu le prévenir. Brandon me confirmait que les deux architectes Molinié et l’autre sont des hommes tout à fait louches. Quant à Nicot, leur associé :
— C’est un imbécile qui profite intelligemment de la canaillerie des autres.
22 [mars 1932] le Brusc
Juste au moment de partir hier soir, nouveau téléphone de Bigot. La discussion qui devait avoir lieu aujourd’hui est remise. Il me demandait d’écrire à Sarraut pour compléter ce que je lui avait dit au téléphone, m’assurer qu’il avait parlé au préfet. Il était trop tard. Et puis lettre bien difficile à écrire, qui ne pouvait être faite qu’avec beaucoup de réflexion et de prudence. Je n’ai rien pu faire de plus. Aussi bien est-ce un de ces cas où il ne me déplaît pas de me laisser aller à la fatalité. Au fond je ne suis qu’à moitié convaincu du projet de l’ami B[igot]. Le pont, oui, est bien, pourrait même être grandiose. Mais l’idée générale, la pensée directrice est inexistante. Au rond-point de Courbevoie, la grande Victoire n’est guère à sa place. Il y a un moment où le colossal cesse d’être grand, peut même devenir ridicule[19] et laid. De près on ne verra que les tuyautages des plis et les plumes énormes des ailes posant sur le sol. Quant à la porte Maillot, sa transformation en place Clemenceau m’est une pensée de plus en plus antipathique. Tout ça est d’une conception banale, mentalité d’il y a douze ans, rien n’évoquant la seule convention féconde du traité de paix. C’est-à-dire la réconciliation, l’essai d’une union internationale, et puis la paix elle-même. Je regrette bien de ne m’être pas assez intéressé à tout cela pendant que B[igot] faisait ses dessins. Il est vrai qu’il s’y est mis si tard. Il est vrai que j’avais tant à faire... Enfin, laissons courir. Je pense à cela ce soir, mais j’y ai peu pensé toute la journée. Elle était trop belle la journée; soleil, léger mistral, préoccupation de peinture du bateau. Demain journée sur l’eau, dont je me réjouis d’avance, avec les enfants nous clouerons des toiles imperméables et repeindrons le bateau.
23 [mars 1932 le Brusc]
Avant de quitter le Brusc en septembre dernier, j’avais confié à un garagiste nommé Giacomazzi le moteur de mon bateau, pour le réviser, il y a donc six mois pleins. Bien entendu, malgré que je l’eusse avisé depuis longtemps de mon arrivée et de mon désir de trouver tout prêt, rien n’était fait. Comme je le lui reprochais :
— C’est que j’ai eu les fièvres en août, me dit-il, avec son accent savoureux.
— En août, mais c’est à la fin septembre seulement que je vous ai donné le moteur.
— Sans doute, mais j’ai eu aussi une voiture à réparer d’urgence cet hiver.
— Elle ne vous a pas demandé six mois.
Alors et toujours avec son accent qu’il m’a semblé qu’il exagérait :
— Que voulez-vous! nous avons lambiné. Nous nous sommes mis au travail au dernier moment. Nous sommes comme ça. Tout le monde le sait.
Rien d’autre à faire que de faire semblant d’être fâché et de rire au fond de soi. C’est le défaut de mon caractère, je ris toujours au fond de moi, quand un mécanicien me dit des blagues, ou quand j’apprends qu’on me fait une rosserie, qu’on a dit du mal de moi, qu’un homme que je considère comme un ami a commis quelques petites trahisons, je ne prends jamais tout cela au sérieux. J’oublie vite, trop vite peut-être.
Notre cher Ladis est arrivé d’Alger, nous rapportant des nouvelles très graves de la petite Odile, mais non désespérées. Il a eu très grosse mer sans en être en rien incommodé.
24 [mars 1932 le Brusc]
Bonne journée de repos. On ne peut guère décrire les impressions de beauté de la nature. Quand les mots ne suffisent pas à l’expression de certains sentiments. Les arts interviennent. La poésie par les cadences, les rythmes [20], les rimes grandit la valeur des mots, et quand elle ne suffit plus à son tour, c’est la peinture et la sculpture, et la musique, qui ne sont peut-être après tout que des moyens de fixer des émotions. Quel est l’écrivain qui a su décrire le bruit et le mouvement de la mer? Leurs mots leurs phrases ne valent que par la faculté d’imagination de celui qui les lit. Aussi bien la plus belle des phrases ne peut-elle être comprise que par qui connaît la langue dans laquelle est inscrite. Autrement elle n’est rien d’autre qu’un bruit inintelligible. Tout être comprendra une marine de Turner, de Manet de Boudin ou de Poussin (le Déluge).
25 [mars 1932 le Brusc]
Je crois avoir trouvé (enfin!) la correction à faire pour avancer les deux fontaines[21] de la porte de S[ain]t-Cloud[22].
I. analyse du défaut : tels qu’ils sont actuellement, les deux cylindres sculptés, quelle que soit la valeur de la sculpture, n’ont pas d’échelle, ne pourront jamais se relier au motif d’eau qui les doit couronner. La corniche qui les termine, aussi réduite sera-t-elle, en sera toujours le couronnement logique[23]. Tout ce qu’on mettra au dessus aura toujours l’air posé dessus et la proportion juste[24], comme la forme impossible à déterminer. Tout ce que nous avons cherché ne nous a jamais donné satisfaction.
II. Raison du défaut. Cette impossibilité tient à la ligne horizontale de la corniche, alors que toute la volonté d’un jet d’eau est un jaillissement perpendiculaire. Tant que nous chercherons à unir ces contraires, à tirer un effet d’unité d’une horizontale coupant à dix mètres de hauteur des perpendiculaires, nous n’arriverons à rien.
III. Correction. Il faut donc à tout prix rompre cette horizontale, de façon à avoir de longues perpendiculaires montant parallèlement des bassins jusqu’au faîte de la composition. Pour cela, je propose de couper diagonalement dans le sens de la hauteur en quatre tranches les deux cylindres. Cela ne dérangera rien ou peu de chose des compositions sculptées déjà ordonnées en quatre motifs. J’écourte chacun de ces quatre motifs d’environ cinquante centimètres et je fais de ces intervalles des sortes de longues rigoles d’eau assez profondes (environ quarante à cinquante centimètres de profondeur); (à chercher sur maquette). La place de ces rigoles nous donnera alors logiquement, je peux même dire obligatoirement la proportion du motif supérieur. En effet, destinés à recevoir quatre colonnes d’eau, il faudra calculer la sortie des vasques carrées qui déversera ces quatre colonnes d’eau de façon à ce qu’elles s’écoulent dans des rigoles. Quand une proportion est donnée par une nécessité, elle est toujours bonne. Tout ensuite s’arrangera facilement, j’en suis sûr, comme à la fin d’une partie d’échecs les dispositions prises portent leurs justes conséquences[25].
IV. Avantages pour les divers éléments de la composition[26]. A. — Partie supérieure : entre les départs des quatre colonnes d’eau, les mêmes dispositions[27] qu’auparavant feront disparaître par alternance l’eau qui sortira dans la partie basse par les masques. L’arrangement décoratif du motif supérieur des départs d’eau facile à trouver maintenant ses proportions, comme dit plus haut, étant données par l’emplacement des rigoles pour la vasque supérieure, par le diamètre déterminé par la partie la plus profonde des rigoles, pour la base de ce motif supérieur. Les lignes se continueront ainsi avec les limites extérieures de chacun des motifs sculptés. B. — Corps du cylindre. Il sera d’une circonférence un peu plus longue (deux mètres). Peu de chose, ce qui aura l’avantage de présenter la sculpture sur une surface un peu moins convexe. Encadrée par ces chutes d’eau l’effet de la sculpture sera très heureux, sa décoration sera plus ordonnée, et d’une présentation très nouvelle et "très moderne" (mot qu’il ne faut pas oublier de prononcer au jour d’aujourd’hui) C. — La base : Elle sera d’une composition beaucoup plus variée. Les quatre colonnes d’eau pourront être reçues dans des sortes de gargouilles avançantes. Sous les panneaux[28] sculptés les masques cracheurs d’eau pourront être jumelé, ce qui sera aussi nouveau. Besoin ne sera pas d’augmenter la circonférence du premier gradin d’eau recevant le pylône, il est, à mon avis, actuellement un peu large. Par contre on donnera plus de profondeur et par suite plus d’importance décorative aux motifs qui de place en place sont destinés à recevoir les appareils d’éclairage pour les effets de nuit. Le reste ne change pas.
V. Avantages généraux. Aucune modification importante dans la structure générale, puisque le diamètre des pylônes ne sera guère augmenté que de 0,25 cm, si calculs exacts, mais je n’ai pas ici les cotes. L’eau prendra[29] un rôle bien plus important, sans cependant couler devant les parties sculptées. Elle deviendra[30], quand elle fonctionnera[31], même économiquement, le lien somptueux et ininterrompu de la composition. Si elle ne fonctionne pas, les défoncements souples de la corniche de place en place, les rapports logiques des motifs sculptés et décoratifs[32] feront de l’ensemble[33] un tout harmonieux dont les lignes de structure essentielle se continueront sans interruption, exprimant bien clairement[34] la volonté architecturale de jaillissements et de jeux d’eau.
Le tout maintenant est qu’il ne soit pas trop tard. Et il ne l’est pas. Les différences de prix seront insignifiantes. Avec les ciments hydrauliques, les agglomérés qu’on fait actuellement, aucune difficulté pour l’exécution des rigoles. Je n’ai plus qu’à envoyer copie de ceci avec les croquis que j’ai fait, tous ces jours-ci à mes architectes. Mais ils sont en loge pour le concours de Rome... Dès mon retour, tripotage des maquettes. Il faut absolument le faire. Sans quoi, ce sera encore un four. Et c’est encore moi qu’on rendra responsable d’une architecture ratée.
26 [mars 1932 le Brusc]
Journée de pluie. Je regarde les croquis des modifications aux fontaines[35]. Pas de doute. C’est beaucoup mieux. Je lis Dante, la plume à la main, dessinant, notant les sujets. J’ai les sujets des quatorze premiers chants et les premiers croquis. Chant XIII, je lisais ceci : "La vile courtisane, ce vice et cette peste ordinaire des cours... enflamme tous les esprits contre moi..." J’ai réalisé tout à coup que cette envie[36] que je sens contre moi aussi, dont tant d’échos me reviennent, est la cause inavouée du sentiment de tristesse que je ressens si souvent depuis quelques temps. C’est que peu à peu ils arrivent à leurs fins. Le concours de la Ville de Paris encore! J’aimerais bien savoir ce qui s’est passé dans ces commissions (la fameuse 11e commission probablement) du conseil municipal[37].
Là, il est vrai, je ne suis pas très convaincu, sauf l’idée générale du pont, dans ce qu’à fait Bigot. Pas de grandes pensées directrices. Les banalités de toutes les villes de province, même point de vue puéril qu’au lendemain précis de la guerre. Tout ça m’embête au fond. Aussi bien mes collaborateurs que ceux qui nous sont hostiles. N’y pensons pas. Je suis assez jeune encore pour faire toute une œuvre encore. Penser à une exposition individuelle dans quelques années. Avec la volonté de ne plus exposer nulle part jusqu’à ce moment.
Dante dit par la bouche de Virgile que les fleuves de l’enfer, l'Achéron, le Styx, le Phlégéton sont faits des larmes des vivants. Quelle étonnante image. Les larmes humaines sortent du corps du temps, qui les a recueillies dans les flancs d’une montagne où il reste éternellement debout. Sa tête est d’or. Ses bras d’argent et sa poitrine. Ses flancs de cuivre. Le reste du corps en fer. Son seul pied droit est d’argile, et c’est sur ce faible point d’appui que pose la masse entière... Certains de ces fleuves deviennent des flots de sang bouillonnant, un autre au contraire est le Léthé où les âmes repenties viennent se purifier.
Malgré la pluie, passé une partie de la matinée sur le port. Nous avons remis mon bateau à l’eau. Nous avons aidé Marius le pêcheur à mettre le sien à terre. Bonne vie. Je voudrais pouvoir me retirer ici, y voir la vie des pêcheurs et y faire mon œuvre, mon œuvre à moi, loin des gens qui commandent, et des jalousies et des hypocrisies.
27 [mars 1932 le Brusc]
Au courrier, la copie de la lettre adressée par les B[eau]x-A[rts], au préfet de l’Aisne pour la réfection des routes. J’y vois annoncée l’inauguration pour le mois de juillet! Laissons dire, cela fera activer le travail des Ponts et Chaussées. Mais l’inauguration n’aura lieu qu’au printemps 33.
Magnifique promenade, toujours le long de la belle corniche du Cap. Si je parviens à vivre de longs mois ici pour y travailler[38], je me contenterai facilement, de faire chaque jour cette même promenade. Les paysages où l’on découvre le plus de variété sont ceux qu’on voit le plus souvent. Ainsi en est-il de cette corniche. Nous avons abouti à la propriété de M. Brémond qui a su accumuler dans son jardin étagé en terrasses les plus somptueuses variétés de fleurs. Je continu ma Xe lecture de l’Enfer. Croquis. Je mènerai à bout cette entreprise. Il serait temps.
28 [mars 1932 le Brusc]
Il y aurait un beau[39] tableau à faire avec "les joueurs de boules". Mais il faudrait peindre comme Manet.
Replongé dans la lecture du Dante. Belle chose à faire. On peut dire "source inépuisable". Des hommes comme celui-là ce sont comme des forces de la nature. Chaque fois qu’on le relit on y découvre une vision nouvelle. Un petit bout de phrase vous avait échappé. Elle contient une magnifique image. Ne sont vraiment grands que ceux qui comme lui ont tendu vers l’universel, dont toutes les pensées et toutes les œuvres sont comme les membres d’un même corps. Ainsi Michelet dont la Bible de l’Humanité est la clef de toute son œuvre, ainsi Hugo (La Légende des Siècles), ainsi Flaubert (La tentation de s[ain]t-A[ntoine]), ainsi Michel-Ange dont on pourrait réunir toute l’œuvre sous le plafond de la Sixtine qui lui donnerait tout son sens.
Ne jamais se laisser aller à cette pensée : je suis vieux, je n’ai plus le temps, à quoi bon? Il faut au contraire se maintenir dans un perpétuel enthousiasme juvénile, concevoir toujours, entreprendre, ne jamais craindre d’entreprendre.
Pour bien mener à bout cette illustration de Dante, il ne faudrait faire absolument que cela pendant un an.
Lettre de Bigot. Voudrait que je fasse un article pour le Petit Parisien sur le projet porte Maillot, Défense, pont. Je ne suis pas convaincu. Je vais essayer. Je m’en veux d’avoir été faible en cette affaire. Mieux aurait valu rester en dehors de cette bagarre. Il paraît qu’un rapport Bucaille (le syndic) lu à la commission de la Ville conclut à l’exécution du projet Granet. "Le projet qui paye", comme me l’a dit Granet. Mais c’est un si charmant garçon! M. A. Cahen, le professeur de Condorcet venu déjeuner. Comme je lui parlais des difficultés du projet B[igot] avec la ville, il me confirme qu’il savait que Rosenthal est en effet dans l’affaire porte Maillot, qu’il a en effet acheté une partie des terrains Luna Park. Tout ça concorde parfaitement avec ce que m’a raconté Granet. Ce n’est pas la peine de lutter, surtout que je ne suis pas convaincu.
29 [mars 1932 le Brusc]
Promenade en mer. Essai du moteur remis à neuf. J’étais plus préoccupé de la façon dont marchait cet objet que de la contemplation du paysage. Ladis et Paulette avec nous. J’ai l’impression que Ladis caresse vaguement le projet d’acquérir quelque chose par ici. Quelle joie.
Il me donnait à lire tout à l’heure une lettre du pauvre Bouglé. Ils assistent impuissants à l’agonie de leur petite Odile. Nous savons par les dernières dépêches que la pauvre petite est morte. Il parle avec des accents poignants du regard d’angoisse avec lequel elle suivait tous les mouvements de sa maman. Je me rappelais l’agonie du pauvre Blondat. Il eut tout à coup comme un réveil, comme si une apparition particulièrement terrifiante l’avait tiré de sa torpeur. Il avait des yeux énormes, regarda avec une intensité extraordinaire, fixement, semblant ne pouvoir détacher sa vue de ce qui l’épouvantait...
Ce n’était probablement que la manifestation extérieure d’un dernier sentiment qu’il éprouvait[40], l’horrible sensation de la vie qui le quittait, il voyait sa vie heureuse, le quitter. Après quelques instants de cette expression dont je n’oublierai jamais la force il retomba dans sa torpeur et recommença d’agoniser[41]. Lui, comme nous, au moins avait-il connu la vie. Mais cette toute petite enfant.
[1] Les Sources de la Seine.
[2] . Au lieu de : "à tout casser", raturé.
[3] Sources de la Seine.
[4] . Suivi par : "poussinesques", raturé.
[5] . Au lieu de : "qui ne siffle pas", raturé.
[6] . Au lieu de : "d'Albert Thomas", raturé.
[7] Les Sources de la Seine.
[8] . Suivi par : "conserver", raturé.
[9] . Au lieu de : "Repris", raturé.
[10] . Suivi par : "Or il ne s'agit plus de faire des chan...", raturé.
[11] . Suivi par : "de son père", raturé.
[12] . Au lieu de : "illustration", raturé.
[13] Les Fantômes.
[14] Les Sources de la Seine.
[15] Les Fantômes.
[16] . Suivi par : "Cela m'ennuie", raturé.
[17] . Suivi par : "Se faire aider...", raturé.
[18] . Suivi par : "Lire de bons livres qui retrempent", raturé.
[19] . Au lieu de : "antipathique", raturé.
[20] . Suivi par : "ajoute aux mots, augmente", raturé.
[21] . Au lieu de : "pylônes", raturé.
[22] Les Sources de la Seine.
[23] . Suivi par : "La proportion", raturé.
[24] . Suivi par : "impossible à trouver", raturé.
[25] . Suivi par : "Entre les quatre colonnes d'eau", raturé.
[26] . Au lieu de : "Conséquences avantageuses", raturé.
[27] / Au lieu de : "partis", raturé.
[28] . Au lieu de : "motifs", raturé.
[29] . Suivi par : "de nouveau", raturé.
[30] . Suivi par : "cependant", "néanmoins", raturé.
[31] . Au lieu de : "marchera", raturé.
[32] . Suivi par : "et architecturaux", raturé.
[33] . Suivi par : "architectural", raturé.
[34] . Au lieu de : "donnant bien clairement", raturé.
[35] Sources de la Seine.
[36] . Au lieu de : "ce sentiment", raturé.
[37] . Au lieu de : "de la Ville de Paris", raturé.
[38] . Suivi par : "je vivrais volontiers", raturé.
[39] . Au lieu de : "étonnant", raturé.
[40] . Suivi par : "la réalisation", raturé.
[41] . Suivi par : "C'était un homme", raturé.