Avril-1932

Cahier n° 31

1[er] avril 1932 [Boulogne]

Quitté le Brusc hier soir avec grand regret. Il faudrait pouvoir vivre là, dans l'isolement, pendant plusieurs mois. Quel bon travail on ferait. Hélas! c'est un peu le sort de tous les artistes. Je relisais ces jours derniers la Vie de Gœthe. Lecture de circonstance. Combien cet homme étonnant s'est laissé accaparer, disperser. Ses plus beaux moments ont été ces moments d'Italie, alors qu'il était seul. Aussi n'est-il pas arrivé à l'achèvement de son œuvre. Il est certain, par contre, que l'exil fut un grand bonheur pour Victor Hugo. Aurions-nous eu La Légende des Siècles sans Guernesey?

À la descente du train été directement à l'École pour le jugement du 1er essai. Avant de rentrer à Boulogne, passé chez Marcel et Alice[1] où je trouve ma petite Nadine. Elle est bien. Elle est heureuse. Dès l'après-midi commencé la nouvelle maquette des fontaines[2] avec la modification. Je crois que ça donnera. Téléphone de Billard puis de Pommier. Tous deux sont inquiets d'un pareil changement à cause des difficultés que fera l'ad-mi-nis-tra-tion. Il y a cela d'abord; il y a aussi l'habitude visuelle prise.

2 [avril 1932]

Lettre collective Billard-Pommier, qu'ils m'avaient annoncée par téléphone, précisant leur point de vue qui est plutôt réfractaire, tant à cause des difficultés à prévoir avec la ville, qu'à cause des difficultés de réalisation. Mais j'ai fait la maquette nouvelle dans la journée. Elle me donne bonne impression. Je crois que c'est nettement mieux. L'eau, sans être plus dangereuse pour la sculpture, joue un plus important rôle. L'œil est appelé du sommet à la base. J'espère bien que demain nous approcherons d'une solution.

En rentrant, je trouve un rouleau de la part de M. Ch[arles] Prince. Le dessin que j'avais fait envoyer à Madame F[rederick] Prince. Sans un mot. Téléphoné à Ch[arles] Prince. Ce rouleau lui était parvenu de Biarritz, également sans un mot. Il va téléphoner ce soir et me renseignera :

— Quels gens! Quels gens! criait-il dans l'appareil.

3 [avril 1932]

Billard et Pommier. Aucune solution. Pommier ne peut pas se séparer de son cylindre sculpté. Il répugne à diviser le cylindre en quatre segments. Nous avons cependant éclairci le problème. Il se présente finalement avec deux solutions : 1. Si on conserve le parti d'eau venant d'en haut, c'est la solution nouvelle que je propose, avec l'eau coulant de haut en bas sur quatre axes du cylindre; 2. Prendre le parti franc de supprimer l'eau au sommet des cylindres. En faire deux sortes de grandes bornes d'entrée de ville, deux bornes sculptées richement, posées au milieu de deux bassins. Mes deux jeunes amis semblent pencher vers cette solution. Ce parti a évidemment l'avantage de supprimer toute complication, d'écarter définitivement l'eau de la sculpture. Oui. Mais je ne trouve pas la silhouette heureuse. On en vient tout de suite à la critique à mot cruel, "pot à tabac" ou autre. Ce qui compte d'abord, c'est la silhouette générale. Or, si on termine par une simple forme arrondie, c'est pauvre. Si on termine par des redents successifs, on tombe dans l'inconvénient des formes télescopées, d'autant plus évident là que ce sont des cylindres. Je suis de plus en plus persuadé qu'il faut jouer avec l'eau. L'attachement que montrent les deux jeunes gens au cylindre est évidemment flatteur pour moi, parce qu'ils trouvent l'arrangement de la sculpture heureux et ils craignent de la diviser. Moi je pense à l'effet d'ensemble d'abord. Si la silhouette architecturale n'est pas heureuse, la valeur de la sculpture ne sauvera rien (l'aventure de la S[ain]te Geneviève). Je pense à demander avis à Pontremoli qui est de si bon conseil.

4 [avril 1932]

Je sors, je crois bien[3], des difficultés du couronnement des pylônes[4]. Quel casse-tête chinois. J'ai deux partis entre lesquels il n'y aura plus qu'à choisir, les recherches de pylône avec les séparations pour rigoles d'eau m'ont amené à trouver q[uel]q[ue] chose de satisfaisant pour le premier parti si la sculpture court tout autour sans interruption. Je crois bien que demain soir verra la fin de tout ceci[5]. Mes architectes n'auront plus qu'à choisir. Tel qu'il est ce soir, le pylône tout simple me donne satisfaction. L'autre parti est plus curieux, mais l'un ou l'autre seront bien des sortes de bornes-fontaines, comme il fallait. Il ne faut pas rater une œuvre de cette importance.

Déjeuner du Comité d'Expansion, de Jouvenel, Brussel, Astruc, Dussaud, Julien Bernard, Benta (?), de Sault (?). Très sympathique et intéressant. Astruc, arrivé de bonne heure, me dit que les fonds sont réunis pour le monument Fauré et que je n'ai donc plus qu'à marcher. Je vais donc écrire à Rabaud. Je le crois en Égypte, mais il doit être sur son retour. Au cours du déjeuner la conversation vint sur Besnard, et Brussel raconta ce mot de lui. Quand sa femme mourut, P[oupon?] le peintre vint le voir :

— Il faut des occasions comme celle-là pour te revoir, lui dit Besnard.

Grande discussion sur l'Exposition des Arts décoratifs 1937. Paul Léon aurait proposé à Jouvenel d'être haut-commissaire. Jouvenel nous dit avoir refusé. On ne sait encore qui ce sera. Il faudrait que ce soit Paul Léon. Question des emplacements. Le projet Granet qui propose de massacrer une partie du bois de Boulogne et le jardin d'Acclimatation a été généralement critiqué. Hautecœur nous dit que presque tous les conseillers municipaux, en prévision de l'expropriation de Luna Park ont acheté des actions de cette affaire. D'où le danger de voir réaliser n'importe quel projet pourvu qu'il exproprie obligatoirement Luna Park. Le projet des B[eau]x-Arts sur les terrains du dépôt des marbres est considéré comme insuffisant. Jouvenel préconise de l'installer de la porte Maillot au rond-point de la Défense, ce qui serait l'occasion de réaliser la voie triomphale. On aurait alors des millions. Peut-être serait-ce l'occasion de réaliser le pont.

Après le déjeuner la séance du comité, menée dare-dare par Jouvenel. Quand je préside, je mène ainsi. Je n'aime pas les bavards filandreux. Lui non plus. Brussel très gentiment a essayé d'avoir une subvention pour qu'on joue à Berlin le Pèlerinage de Jacques[6]. J'ai cru que les choses marcheraient. Mais Coolus tout en rendant hommage au talent de Jacques a plaidé contre; question de principe. Je n'ai pas compris lequel? Brussel à qui je téléphonais tout à l'heure non plus.

Lily me dit que Jacques a été excellent au journal parlé de la Paix, tout à l'heure, sur la question du projet d'entente économique des États du Danube. Tardieu en s'en mêlant, en voulant que la France préside à cette opération, aurait tout compliqué. Les questions politiques ont repris le dessus. Ça ratera. La conséquence va être l'effondrement financier de tous ces États de l'Europe centrale qui entraînera celui de nombreuses grosses banques. On parle de la faillite du Crédit Lyonnais! En attendant le petit Douri, l'ami de Marcel qui a des parents au Japon lui disait que le Japon prépare activement la guerre contre la Chine. S'il retire ses troupes actuellement c'est à cause des épidémies. Le Chine de son côté se prépare et la Russie paraît-il aussi. Toute l'opération était au fond dirigée contre elle. Peut-être est-ce le fond de la question. Si tout cela est vrai, à quelles nouvelles catastrophes allons-nous! Nous parlions ce soir de Wagner et de la Tétralogie. Quel symbole. Jean-Max avait demandé un sursis d'un an pour son service militaire. Il vient de recevoir avis de la mairie d'avoir à présenter un certificat de préparation militaire, celle-ci étant obligatoire pour obtenir un sursis! Loi votée au mois de février dernier... Il paraît que la France n'est pas militariste.

5 [avril 1932]

À la maison Jaconnet avec Isay, pour voir les dernières planches. Dans l'ensemble ce sera très bien. La couverture est très réussie. C'est dommage que ce petit Isay soit si systématique et, puisqu'il s'occupait de moi, n'ait pas[7] su profiter de cette occasion, pour régler la question des "partis" en art. Il veut absolument diviser ma vie de sculpteur en périodes bien définies, point de vue qui chez moi ne correspond à rien. Ce matin encore, me parlant d'une nouvelle édition (?) il me disait qu'il la compléterait en parlant de mon côté "urbaniste", de mon développement vers les grands ensembles.

— Vous avez commencé par les morceaux d'École, de Salon, puis par faire les bustes, puis les plus grands monuments et maintenant vous en venez aux ensembles "urbanistes".

Rien à faire pour le sortir de ces divisions arbitraires. Je ne me suis jamais occupé du Salon pour le Salon. Mes premiers morceaux qui sont David et les Fils de Caïn, puis l'Hymne à l'aurore et l'Architecture et le groupe du Panthéon, ne sont aucun des morceaux d'École. L'idée du Temple a été en moi dès ma jeunesse [8]. Il faudrait plutôt faire la classification contraire et constater mélancoliquement que les conditions de la vie ne m'ont pas permis de donner toute ma mesure, que mon grand rêve je n'ai pas encore su le réaliser, que je l'ai oublié souvent, que je n'ai pas toujours assez fortement voulu. Mon défaut principal, le manque de caractère. Trop de timidité, qui frise parfois le manque de courage. Les vertus du caractère cela rentre aussi en ligne de compte, quand on a de grands projets; le don, le talent ne suffisent pas. Faire un temple! Tout ce qu'il faut être!

En attendant, je me triture la cervelle dans tous les sens pour aboutir avec ce couronnement des fontaines S[ain]t-Cloud[9]. Je suis, ce soir, réellement content. Pourvu que ça dure. C'est le premier parti qui prend le dessus, celui qui conserve les cylindres unis, sans diviser la sculpture par des rigoles d'eau. Deux bornes-fontaines. L'eau jaillissant toujours tout à fait au faîte, disparaissant et réapparaissant à la base.

En sortant de chez Jaconnet ce matin, nous avons été voir S[ain]t-Andréa, tout à fait cordial et qui semble avoir confiance dans le succès du bouquin. Il m'annonce qu'on va élever une grande basilique à Jeanne d'Arc et que l'on va me demander ma collaboration pour un important morceau. Il y aura aussi Bouchard, Despiau, Maillol, Drivier. Je suis curieux de voir ce que feront Despiau et Maillol quand ils seront en face d'un grand morceau, un vrai. Drivier, depuis sa Minerve au palais des Colonies, je suis bien déçu.

7 [avril 1932]

Été voir hier Bouglé. Quel chic type. Quel chagrin on sent en lui. Quel plus grand malheur peut frapper un homme. En le quittant passé à la Fonderie chercher les médailles Lévy-Bruhl et sénateur Béranger. Puis à la Monnaie porter à M. Daly la médaille Lévy-Bruhl. M. Daly m'a fait visiter son installation qui est charmante. Quand on passe devant cet établissement on est saisi de tristesse, mais à l'intérieur l'appartement est gai, pièces de grandes réceptions. Vue sur la Seine, la pointe de l'île. Impression d'une autre époque.

Dîner et quelques heures de la soirée au Vel d'hiv, où Jacques[10] suit professionnellement la course des Six jours. Atmosphère toute spéciale. Quel monde grouille tout autour de l'établissement! Quel devait être celui qui grouillait sous les arcades du grand cirque ou du Colisée! Les courses de taureaux et les combats de boxe sont les seuls spectacles qui puissent nous donner un peu l'idée de ce que c'était. Mais ces bicyclistes, voûtés [11] sur leurs guidons, l'échine tendue comme des fauves tournant dans leur cage, s'ils montrent une étonnante endurance sont un spectacle au fond d'une bien grande puérilité.

Repris les poses avec Louis Breguet et Madame Meunier. Charles Meunier me disait tout à l'heure[12] que les élections seraient probablement plus à gauche, mais que le gros effort serait porté contre les socialistes. Quelle frayeur on a de ces gens-là! Ce sont eux pourtant qui apportent les solutions de l'avenir. Il croit à un accroissement important du groupe républicain-socialiste, radical, etc., pour arriver à cette fameuse "concentration" :

— Dont Tardieu serait le président du Conseil? dis-je.

— Oui. L'entente est faite. Le difficile sera de mettre d'accord Tardieu et Herriot, etc.

S'il en est ainsi ce n'est pas la prochaine législature qui apportera les solutions d'envergure qu'il faudrait. Il n'y aura plus qu'à s'en remettre aux lois des nécessités de la vie. Elles donneront peut-être la sagesse aux hommes.

Ma satisfaction de mon dernier couronnement des fontaines se maintient.

Dans la revue Notre Temps, un jeune serin appelé Mardrus, à propos du dernier livre de Bergson sur les sources de la morale et de la religion écrit ceci : "Tout le monde sait que depuis plusieurs années M. Bergson est diminué physiquement et intellectuellement. Il ne faut pas oublier non plus qu'en 1914 M. Bergson écrivait que dans la guerre qui s'engageait, l'Allemagne représentait le matérialisme et la France le spiritualisme, donc que la France serait victorieuse." Ce jeune mufle n'a pas connu, cela se voit, les débuts de la guerre. Bergson n'a pas à renier ce qu'il écrivit à ce moment. Si, un esprit aussi éminent que Bergson ne trouve pas grâce devant la muflerie des critiques, qu'avons-nous à nous plaindre? Je pense à la phrase de Flaubert : "Vous êtes au dernier échelon de l'Art, etc."

Visite de Madame Letellier, secrétaire du Bureau international du Travail, qui a été enchantée du buste de A[rthur] Fontaine.

8 [avril 1932]

Moulage du couronnement des fontaines[13]. Je crois vraiment que c'est bien. Le bassin-piédestal fait bien aussi avec ces vasques avançant (en supprimant toutes ces perles inutiles). Je travaille maintenant l'esprit tranquille et tout ce premier pylône s'achemine vers la fin. Je vais commencer le second et me mettre aussi à fond au tombeau Foch. Il est temps. Les bas-reliefs Widal presque terminés aussi.

Le projet danubien échoue. Voilà encore un beau succès pour Tardieu! Tout ce que cet homme touche avorte. Il fera échouer pareillement la conférence du désarmement. Voilà ce qu'on appelle un réalisateur.

9 [avril 1932]

Correction à l'École. Acheté chez Helms un livre sur les danses cambodgiennes. Madame Ch[arles] Meunier m'a proposé de me faire connaître deux petites mulâtresses, filles d'une de ses amies de l'Odéon, qui apprennent la danse avec la danseuse hindoue du musée Guimet, et qui poseraient volontiers. Je les ferai certainement venir. Maintenant que me voici tout à fait tranquillisé du côté des fontaines porte de S[ain]t-Cloud, que cette période de recherche dont il est impossible de prévoir la fin est close, j'envisage d'organiser mon temps en m'en réservant pour mes œuvres personnelles. Primo donc : terminer le Cantiques des cantiques. À l'Institut, Rabaud me confirme que les fonds sont réunis pour le monument Fauré. Peu à peu tout se conclut. Cela me donne la tranquillité sur la question matérielle pour quelque temps. En profiter pour l'exposition personnelle dans trois ou quatre ans. Il faut ne jamais penser à son âge, penser à ses projets comme un jeune homme, "avoir toujours le diable au corps" comme disait Voltaire. Seule façon de réussir.

Avec Isay, ce soir, examiné la liste pour le service de presse du livre. Je le laisse faire. Je n'y connais rien.

10 [avril 1932]

Chez Albert Sarraut ce matin pour lui demander de faire entrer si possible Jacques[14] à la Dépêche. Accueil très cordial. Jeté un coup d'œil sur sa collection, assez inégale. C'est la première fois que je vois des Derain intéressants. Sur sa cheminée des belles, très belles terres cuites chinoises anciennes. Un Odilon Redon assez chatoyant. Art qui n'est fait que d'habileté cependant.

Jacques me téléphone que de bons échos lui reviennent des lectures individuelles du Voyage circulaire, par les acteurs du Français. Espérons qu'on ne lui donne pas de faux espoirs.

Passé la journée à ranger ma bibliothèque.

11 [avril 1932]

Séance Louis Breguet qui aujourd'hui ne me dit rien de particulièrement intéressant. Il a aperçu Flandin qui lui a paru fort préoccupé. Le mouleur me rapporte les nouveaux couronnements des fontaines[15]. Impression toujours très satisfaisante. Si j'étais seul maître, je m'arrêterais à ce parti. On pourra trouver autre chose, on ne pourra pas trouver mieux. Je suis tranquillisé et j'ai travaillé facilement au motif la Seine et ses sources. Ce premier pylône va être bientôt fini.

Hindenburg est réélu. Mais Hitler a gagné deux millions de voix... Hier soir, au théâtre Antoine, nous avons vu une pièce dont l'auteur est le fils d'Antoine (rencontré il y a deux ans chez la comtesse André de Fels au moment où il donnait son film, Les mangeurs d'hommes). Titre de la pièce : La Prochaine. Très intéressant. Très originale présentation. C'est une cruelle satire et de notre organisation sociale et de l'origine et du résultat des guerres. On sentait toute une partie de la salle fort rétive, rétractée, encaissant avec peine de dures vérités,  mais personne n'a sifflé, au contraire un groupe ardent applaudissait. Je me demande même s'il n'y avait pas une claque payée.

12 [avril 1932]

Très bon travail, toujours aux fontaines. Il y en aura encore pour longtemps. Mes architectes n'ont pas encore répondu à ma lettre. Ah! si j'étais seul à diriger, les choses marcheraient plus vite. Sans nouvelles non plus de la Ville pour la statue de Montaigne. C'est à la fin du printemps prochain que doit avoir lieu l'inauguration. Il m'est impossible de rien commencer.

14 [avril 1932]

Reçu enfin la visite de Pommier. Il a été emballé par le couronnement, réellement emballé. Rendez-vous pris pour samedi avec Billard et leur patron Defrasse. Après, rendez-vous avec l'entreprise et en route définitivement.

Bas-relief du couronnement du m[onumen]t Widal presque achevé.

Séance Breguet, mais trop courte. Séance Mme Meunier.

15 [avril 1932]

Matinée à l'École des beaux-arts. Sujet de l'esquisse du second essai : "La croisade des enfants". Les jeunes gens que j'ai vus ce soir en étaient enchantés. Puis jugement du concours d'entrée. Visite à Mlle Macquain. Elle a du talent. De très intéressants dessins, or ou argent[16], sur des fonds noirs ou de tons plus imprévus et variés. Sculpture plus inégale, quoique le morceau en cours, une femme agenouillée, marque un progrès. Le modèle doit être très beau. Après-midi aux fontaines. Trouvé le mouvement juste de la figure debout à la gauche de la Seine. Arrangement des oiseaux dans les arbres. Simplifié le bassin. Il faut le considérer uniquement comme un socle d'eau.

Enfin visite de M. Charles Prince et de Mme Frédérick Prince. Cette pauvre femme me paraît avoir perdu complètement la mémoire. Elle ne se souvenait d'aucune des esquisses que j'ai cherchées avec elle. Il semble cependant que grâce à son beau-frère Charles, la décision soit enfin toute proche. Nous avons, sur le dessin que je lui avais envoyé, crayonné un dispositif architectural. Elle revient à la fin du mois d'août.

Hier soir banquet Maurice Denis.

16 [avril 1932]

Matinée à l'École pour le jugement de la montée en loge. Mon atelier a du succès. Cinq logistes. Trois de mes bons sont restés sur le carreau. Il faut maintenant leur trouver un beau sujet.

Passé à Jeanson-de-Sailly voir le censeur.

Après-midi, visite très intéressante de Defrasse avec Pommier et Billard. Tout va bien, très bien. Defrasse a fait d'excellentes observations de détail. Il n'a rien trouvé à reprocher à la composition actuelle des fontaines. Le couronnement, le fameux couronnement lui a tout à fait plu. Il m'a donné de très bons conseils pour être sûr de l'effet ajouré, quand ce sera exécuté.

Après l'Institut, chez Bigot qui voulait me montrer un projet pour l'acropole du mont Valérien. Tout ce qu'il a trouvé c'est de refaire un temple grec, Paestum ou Ségeste... Je lui ai déconseillé vivement d'exposer cela. Je ne demande pas mieux que de collaborer à fond à ce projet, mais pas en bousculade, à condition que nous trouvions[17] quelque chose de neuf, de vraiment trouvé, et sans autre collaborateur. Je pense, et c'est tout naturel, à mon Temple, à tout ce que j'ai cherché. Je ne crois pas que pour lui ce soit là l'endroit. Mon temple devrait plus être dans un centre vivant, d'accès facile. Le mont Valérien, par son éloignement, son difficile accès, aura toujours un caractère solennel. Et puis, au fond, je préférerais le faire tout seul, c'est si difficile d'accorder deux cerveaux.

Réunion à l'École de notre petite commission de professeurs pour nos petites revendications personnelles. Puis réception chez Dezarrois. Puis re-banquet Maurice Denis, moins cérémonieux que celui d'avant-hier! C'était celui de l'École. 250 convives! Desvallières a refait un charmant discours. Maurice Denis a répondu. L'un et l'autre savent très bien en parlant l'un de l'autre parler d'eux-mêmes. Desvallières parle mieux que Maurice Denis.

Été retrouver les enfants et Lily à l'Odéon; nous voulions qu'ils voient le Roi Lear. Je suis arrivé trop tard pour la scène de l'orage. Mais j'ai éprouvé peut-être plus de plaisir encore que la première fois. C'est vraiment une œuvre extraordinaire. Ces deux[18] drames, les mêmes, celui de Lear, celui de Gloucester, se jouant parallèlement, mêlés l'un à l'autre, conséquence l'un de l'autre, cela est vraiment un audacieux tour de force, et d'un poignant effet.

17 [avril 1932]

La gentille visite de mes cinq logistes ce matin, plus mon pauvre Jacquet qui n'est pas monté, qui est un garçon très fin, sensible j'essaierai de lui faire faire un Chenavard. M. Guibourg, venu me demander d'envoyer à Assise pour un moine franciscain une photographie de mon groupe le Cantique des créatures.

À déjeuner Marcel et Alice[19], et Jacques[20] et Nadine. Jacques me dit qu'on lui jouera probablement sa pièce sur les Six jours au théâtre de la Renaissance au mois d'octobre prochain.

Visite de Bouglé qui porte si fortement son grand chagrin. Il viendra dîner mercredi.

Resté un long moment seul à l'atelier, sans travailler. À regarder, à méditer, à regretter. Quel temps je perds. Que de choses intéressantes à faire, j'ai à faire. J'ai l'impression que rien n'avance, et rien n'avance en effet. Est-ce que je reculerais devant l'effort maintenant? Je remarque que je n'attaque plus directement de grandes terres. Ma Victoire Chalmont[21], c'est pour cela sans doute qu'elle est si péniblement venue, et qu'elle n'est d'ailleurs pas encore à point. Comme ces gens que je critique, j'en ai fait faire un agrandissement mécanique! et c'est un affreux résultat. Je reprends maintenant la tête dans le plâtre. Il faudra que je reprenne tout de la même façon. Mes fontaines S[ain]t-Cloud[22], je m'y suis très complètement donné. Au point où j'en suis, je suis entièrement satisfait. Je peux même dire que peu d'œuvres de moi m'ont donné et me donnent aussi entière satisfaction. Mais ce n'est pas assuré non plus! Les modèles actuels sont trop petits. J'ai pu préciser tout, mais pas les détails[23]. Il faudrait que je fasse maintenant un modèle au tiers de l'exécution, au moins, moitié, ce serait mieux. M'en laissera-t-on le temps! Car ce sera d'une longue exécution, mais qui me fera gagner temps et sécurité pour la réalisation en pierre. Aucune surprise à craindre ensuite. Si jamais une œuvre a été importante, c'est bien celle-là. Il faut que ce soit impeccable. Je suis sûr maintenant que ce le sera. Mais comment faire pour perdre moins de temps. Je suis dans un engrenage impossible à désengrener. La vie est devenue si difficile que je me sens des inquiétudes de jeune homme devant l'avenir. Nous ne sommes plus au temps où une situation pouvait être considérée comme acquise. Aujourd'hui tout, à chaque instant, est comme remis en question. Je vis avec cette sensation parfois d'une hostilité sournoise qui me tient rigueur des succès et des titres acquis. Bigot ne me disait-il pas hier que Brecaille, cet antipathique bureaucrate de la municipalité de Paris, avait osé écrire dans son rapport que le premier prix avait été décerné au projet Bigot parce qu'il avait pour auteurs des membres de l'Institut! (Mais lui votait pour le projet Granet parce que c'est le projet qui paye, paroles de Granet). Il faut quand même que j'arrive à diminuer mes dérangements. Produire, produire, produire. Et ne plus retarder de commencer tout ce qu'on a envie de commencer. Ne pas remettre toujours à "plus tard". L'émotion diminue. La pensée change. On ne retrouve plus sa verve. On a quand même du mérite de suivre à peu près ses idées, dans une vie aussi agitée.

18 [avril 1932]

Excellente journée. Fronton du monument Widal presque terminé. Dessin du couronnement des fontaines pour l'exécution en plâtre du modèle à 0,15. J'ai hâte de voir l'ensemble à l'échelle de la grande maquette. Surtout excellent travail à ce motif de la Seine qui prend très bel aspect. Je ne croyais pas que je me serais autant intéressé à une œuvre purement décorative. Au point que cela me donne goût de chercher d'autres choses du même ordre. Au fond de ma cervelle naît un projet de centre de place qui unirait tout à la fois[24] eau, fleurs et sculpture. Non, je ne perds pas mon temps quand je suis à l'atelier. C'est si long de faire quelque chose de bien. Tous ces détails! Et surtout tous ces recommencements. Ne soyons pas découragés. Seulement, je pense à mon Temple et cela me rend mélancolique. Toute mon œuvre, jusqu'à ce jour, me paraît bien peu de chose quand je pense à ce que serait cette œuvre-là, toute seule. C'est peut-être pour cela que je ne me gobe pas.

Chez la comtesse A[ndré] de Fels. J'ai été touché de son exclamation joyeuse lorsqu'elle m'a vu entrer. J'ai été si négligent avec elle toute cette année. C'est une des plus jolies femmes que je connaisse, et dans ce monde, une des plus intelligentes. On est en pleine bataille électorale. Je n'ai pas pu approfondir beaucoup la tendance du milieu. J'ai eu l'impression que l'on est plutôt à gauche. Madame de F[els] disait avoir vu Tardieu il y a deux ou trois jours qui lui aurait dit qu'il gagnerait une dizaine de voix. Herriot il y a quelques jours aussi lui disait que son parti gagnerait une douzaine de voix. Blum ne pense pas que le parti socialiste gagnera des voix. On pense de plus en plus qu'on aura une Chambre sans majorité nette. Un monsieur racontait qu'il avait mis au point le cinéma en relief et en couleurs. Les grandes marques se disputent en ce moment ses brevets. Lui ne veut pas les vendre. Il aurait pris une trentaine de brevets pour se protéger contre les pillards d'idées. Un autre monsieur prophétisait[25] que d'ici six mois l'Allemagne et l'Amérique seraient effondrées. Quelqu'un disait :

— Mais nous la France, comme l'Italie, avec nos siècles de civilisation latine nous serons [26] à peine touchés.

Comment peut-on croire qu'une catastrophe comme l'effondrement financier de l'Amérique nous épargnerait, à cause de nos siècles de culture latine! Admirable, adorable bêtise humaine, doux bandeau sur les yeux. J'ai revu mon buste du petit Christian[27], très bien placé et qui, quoiqu'en terre cuite, fait si bien. Dans un coin, il y a un grand aquarium avec des plantes aquatiques et de ravissants petits poissons japonais ou d'autres régions exotiques. Dans un aquarium on crée bien plus facilement une réduction d'un paysage sous-marin. Devant un comme celui-là, l'imagination est emportée tout de suite. C'est pour cela certainement qu'un aquarium est plus attirant qu'une cage d'oiseaux. Je ne savais pas que Mme de F[els] avait cette passion des poissons rares. Quelqu'un lui signalait une très belle variété qu'on trouve au Portugal.

— Je suis très capable d'aller au Portugal pour chercher un poisson, disait-elle.

19 [avril 1932]

Sujet du concours de Rome des sculpteurs : "Un paysan recueille, pour les ensevelir, la tête et la lyre d'Orphée que les flots ont apportées."

Acheté un livre fort utile sur les armoiries de Paris, pour les mosaïques des fontaines de la porte S[ain]t-Cloud[28]. Me voilà avec de fameux documents.

Passé un bon moment chez Nadine. Gentille installation que la leur. C'est un petit ménage heureux. Mais que la vie est aujourd'hui difficile pour les jeunes gens. Cela me fait peine de voir mon enfant si intelligente passer du temps à chercher des affiches de mauvais goût pour des sujets de films idiots. Triste récompense du désintéressement.

Mon[29] fronton du monument Widal est presque terminé. Pylône de la Seine aussi. Bien avancé aussi la médaille Gondinet. Homme bien sympathique.

Visite du général Dumitresco, attaché militaire de Roumanie. Il venait me transmettre l'invitation du ministre de la Guerre de Roumanie à aller à Bucarest pour y juger un concours de monuments. On m'offre mon voyage, quatre jours de séjour plus six mille francs. C'est peu. De plus je n'ai guère le temps. Je crois que je vais refuser, quoique je sois assez tenté d'aller voir ce pays. Mais un pareil déplacement serait intéressant si nous pouvions en profiter pour voyager, aller de là jusqu'à Athènes.

20 [avril 1932]

Bien avancé médaille de m[aître] Gondinet. Homme très intéressant, sous son aspect un peu désuet. A beaucoup vu, beaucoup agi, beaucoup travaillé. Personne n'arrive à une situation sans beaucoup de travail. C'est là le seul secret de la chance. Il me racontait ce matin qu'il remonte dans ses ancêtres jusqu'au Moyen Âge. Vieille famille du Limousin, surtout jusqu'à ces jours comptant[30] des médecins. Un Gondinet fut médecin d'Anne d'Autriche. Plus tard sa famille se trouve alliée à Alfred de Vigny dont il a quelques intéressants autographes. Il est en train de faire une généalogie de sa famille.

Motif des Sources presque terminé, attaqué celui du Blé, qui vient bien aussi. Beaucoup avancé aussi le fronton du monument Widal qui sera très bien. Ce fronton dépasse le sujet. Il conviendrait mieux comme couronnement d'une grande école de médecine que pour un modeste monument individuel. Mais il vaut mieux être au-dessus de son sujet qu'en dessous.

Déjeuner du Dernier Quart. J'étais entre Larroy et Bedel, et puis Vignaud et Laugeron, le préfet du Nord, et Gounouillou le directeur de la Petite Gironde. Il disait que l'élection Mandel marche assez mal. Les réunions publiques lui sont très nettement défavorables. Mais Laval lui a, paraît-il, fait de telles largesses pour qu'il puisse combler sa circonscription...

Vignaud parlait des frais de son journal, le Petit Parisien : entre autres 200 000 F. par jour de papier. 1 000 000 F par mois de salaires et d'honoraires.

On parlait avec Bedel de ce que disait hier Madame A[ndré] de Fels, que son mari avait devant lui un candidat richissime, et je demandai à M. Laugeron qui est préfet, comment s'arrangent les choses?

— Ou bien un marchand de vins important vous fait savoir que ses affaires sont mauvaises et qu'il a besoin d'une avance importante. Ou bien ce sont les affaires du gendre ou du fils de tel autre électeur important. Il y a les subventions aux sociétés sportives. Il y a les billets de 1 000 et même les paquets de 10 000 F remis directement. En France, disait Laugeron, on est assez correct. On vote pour qui vous paye, quand on se fait payer.

En revenant j'ai aperçu d'énormes blocs de pierre qu'on installait aux Champs-Élysées, socle pour le Clemenceau de Cogné. Il m'a semblé qu'on plaçait ça à l'angle du Petit Palais. Ce sera moins grave. Dommage tout de même que ce soit une si médiocre chose. Ni le statufieur, ni le statufié ne méritaient place aussi éminente. Bouchard aurait fait quelque chose de très bien.

Il n'y a pas de plus pure joie que la création artistique, une fois que l'on est sorti des pataugeages. Les pataugeages eux-mêmes, quand il n'y a pas derrière vous un comité à vous bousculer, sont énervants peut-être, mais sont une forme de la passion.

21 [avril 1932]

Encore une journée heureuse. Fronton Widal presque fini. Pris grande allure. Ce monument Widal que je fais entre deux séances sera un de mes meilleurs. Buste Bréguet. Presque fini aussi. Bien avancé également celui de Mme Meunier. Enfin très bonne séance avec la belle Katia, la Cérès du motif le Blé. Je peux dire que de 8 h du matin à 6 h ½ du soir pas une minute n'est perdue. À la fin de ce mois tout cela sera terminé presque en même temps. Pour les fontaines je suis presque décidé à exécuter des modèles à moitié exécution. Avec des maquettes aussi étudiées que celles-ci je pourrai me faire aider sérieusement. Et il n'y aura aucune négligence. Avant les vacances il faudra que j'aie terminé la maquette de Paris. Mais aurai-je le temps de terminer le Cantique des cantiques?

Que me disait Bréguet ce matin? Pas grand chose. De Flandin, qu'il y aurait à Bordeaux un discours violemment antisocialiste. Ces gens-là vont déchaîner toutes les fores mauvaises par leur haine.

Madame Meunier est arrivée tardivement.

— Vous ne devinerez jamais ce que je répète en ce moment?

Je pensais à Bérénice.

— Non, Bérénice est retardée. La Tour de Nesles.

J'ai sauté de joie en l'air. Je me réjouis d'avance de cette représentation. Je l'attends depuis des années. Elle a un rôle très dur à apprendre. Elle est vraiment attachante, intelligente, pensant toujours à son travail. Elle me disait :

— Il y a un moment très embêtant, c'est quand on apprend son rôle. Mais quand on le sait bien, et toutes les répliques, les paroles viennent naturellement, si naturellement qu'il semble qu'on les pense. On vit alors son rôle. Alors commence la vraie création qui est aussi passionnante qu'une création plastique.

Comme je remontais de l'atelier, mon petit Marcel bavardait avec sa maman. Il racontait ce que lui avait répété son jeune ami Dourille, dont le père revient de Genève. Il paraît que la tenue des Japonais à Genève est scandaleuse. Ils se promènent à travers la ville en arborant des drapeaux japonais, allure provocante. Quant à Tardieu il est détesté et fait peur. Le front se forme de plus en plus contre lui, et comme il représente malheureusement la France, la France est de plus en plus isolée. On dit que Tardieu est intelligent, on le répète et le redit. S'il est intelligent, peut-il croire à l'efficacité de son fameux plan! Est-ce d'un homme intelligent cette assimilation d'une société d'États à la vie d'une société dans un État. Cette assimilation est idiote. C'est comme si les[31] accusés ou les plaideurs avaient voix délibérative dans les tribunaux. Est-ce d'un homme intelligent cette attitude de croque-mitaine, de sermonneur, devant des gens qui ont leurs idées et qui ne sont pas sans savoir qui tirent les ficelles de la marionnette Tardieu? Pour la politique intérieure, est-ce d'un homme intelligent cette attaque violente contre le socialisme, c'est-à-dire contre tout le monde ouvrier, c'est-à-dire contre la plus idéaliste force du pays? Il veut imiter Clemenceau, ce destructeur filandreux et haineux. Qu'est-ce que le patriotisme? L'amour d'une carte de géographie ou l'amour des hommes qui composent un peuple ? En tout cas, aussi bien en France qu'à Genève, on ne peut pas dire que grâce à Tardieu on aille vers des ententes et l'apaisement. À Genève, sa situation malgré son bluff paraît bien difficile. Quand un pays a vu comme la France durant la guerre tant de peuples venir à son secours, comment penser qu'elle n'est pas en partie responsable de l'isolement dans lequel elle se trouve aujourd'hui. Si on avait été alors si jaloux d'elle, on avait un moyen bien simple de le montrer, c'était de la laisser aux prises avec ses ennemis. Au lieu de cela, presque tous les pays sont venus à nous, leur jeunesse est venue mourir chez nous, pour nous. Alors? Alors c'est que j'ai l'impression que la France empêche toujours tout d'aboutir, et qu'on lui en veut de sa politique inquiète, personnelle et sans envergure.

22 [avril 1932]

Le motif : le Blé[32]. Le fronton Widal, qui prend de plus en plus l'allure d'un fronton pour grand monument. Tant mieux. Mieux vaut cela que le contraire.

Chez ma petite Nadine qui se débat avec une grande affiche pour un film sur l'Atlantide.

Passé chez Sabatté chercher des documents sur l'histoire des Salons et du Salon, pour le discours que je dois prononcer lundi soir à ce banquet des Parisiens de Paris que j'ai accepté de présider, inconsidérément. Ça m'embête. Mais on accepte toujours les corvées qui vous flattent.

Dîner chez Ladis avec Jacques[33] et Nadine, où l'on a une fois de plus discuté de la situation, répété les mêmes choses, cherché platoniquement des solutions. Je suis convaincu que les conversations avec les augures de Genève ne doivent pas être moins confuses. Ils n'arrivent en tout cas pas à plus de résultat.

Oliveira qui déjeunait chez nous ce matin nous disait tenir de William Martin que lorsqu'à Genève, il y a deux ou trois mois, au moment aigu de l'affaire sino-japonaise, la conférence vota une motion plutôt réticente pour le Japon, d'ailleurs fort prudente, le gouvernement français télégraphia à son ambassadeur à Tokyo de présenter de suite des explications de son vote au gouvernement japonais, s'excusant en quelque sorte d'avoir été obligé de voter cette motion...

23 [avril 1932]

Raymond Isay nous fait aujourd'hui la grande surprise d'apporter pour Lily la première épreuve du livre de la Librairie de France. Grande surprise qui nous fait très plaisir. Les reproductions sont très bonnes. J'ai l'impression que cela constitue un ensemble intéressant. On dit de moi paraît-il que j'ai de la chance. La chance c'est surtout beaucoup de travail.

Déjeuner chez Madame de Waresquiel avec Paul Jamot. On ne parla pas politique. On parla art moderne. Rien de sensationnel ne fut dit.

Je suis rentré sans aller à l'Académie; pour le fronton Widal et pour recevoir la grande France Chalmont revenant[34] de l'agrandissement. Quelle sale facture cela donne. Il faudra tout reprendre dans le plâtre. L'avantage est qu'on n'a pas à entretenir une énorme statue en terre. La tête est à réviser sérieusement.

Charles Prince vient me surprendre, me dit que sa pauvre belle-sœur a complètement perdu la mémoire, mais que son frère Frédérick veut en finir, qu'il va directement à Washington pour tout régler.

Je ne peux pas me dissimuler à moi-même que le livre d'Isay me fait très grand plaisir. Montrer son œuvre, c'est la meilleure réponse à faire aux détracteurs. Pourquoi pense-t-on plus à ceux qui vous critiquent qu'à ceux qui vous aiment?

25 [avril 1932]

Presque terminé la médaille de maître Gondinet. Encore une et ce sera fini. Son fils, sa belle-fille et un de leurs amis venus la voir. Bien. La jeune Madame Gondinet est une femme fort jolie et charmante[35].

Vaguement travaillé aux fontaines[36] l'après-midi, mais surtout perdu mon temps à préparer ce discours pour le dîner des Parisiens de Paris sur le Salon. Quand on pense qu'il y a des gens dont c'est le métier. J'ai trop à sculpter pour que cela m'amuse.

À dîner j'avais comme voisins l'avocat m[aître] Lenoble, président de l'Association et le docteur Bongrand, qui fut jadis externe de Ladislas à l'Hôtel-Dieu. Un journaliste, dont je ne me souviens plus du nom, me disait qu'il espérait bien que les élections allemandes feraient bien voter en France. Bien voter! On sait ce que cela veut dire. Élire des gens qui continuent la même politique hargneuse. Les peuples sont trop bêtes. Ils suivent leurs bergers et ne voient pas qu'ils sont conduits à la boucherie.

26 [avril 1932]

Attaqué la grande France de Chalmont[37], dans le plâtre. Toujours la même chose. Je répugne toujours à travailler dans le plâtre. Une fois que j'y suis, je m'y passionne. L'agrandissement est tout à fait mauvais. Tout est à refaire.

Le moissonneur qui s'essuie le front, et le couronnement des fontaines, à l'échelle de 15 %. Cette étude donnera l'effet définitif. Même dépouillé comme actuellement, sans l'habillement de son décor, ça fait bien.

27 [avril 1932]

Les funérailles de Pierre Laurens. Il était très aimé. Tout le monde avait une peine sincère. Il avait exactement le même âge que moi. Roger me dit qu'étant donné le mal qu'il avait, il vaut mieux pour lui qu'il soit mort. Il devenait aveugle et était menacé de paralysie progressive. Encore une victime de la guerre. Sans doute était-il depuis son enfance faible du côté du cœur. Les années de captivité en Allemagne avaient aggravé son état.

En quittant l'église, Bigot m'emmène voir son sujet du m[on]t Valérien. Cette fois c'est très bien. Je suis obligé de reconnaître qu'il a bien fait de m'écouter. Que n'a-t-il fait de même pour le projet du concours. Sa porte Maillot n'aurait pas soulevé les objections assez justifiées.

Puis chez Grimpret qui m'obtient immédiatement un rendez-vous avec un des s[ou]s-chefs des services vicinaux au ministère de l'Intérieur. L'ingénieur principal était absent. Son remplaçant, M. Blanchard m'a reçu de la plus cordiale manière. Je crois que j'arriverai à un résultat. Mais les B[eau]x-A[rts] ont assez mal engagé et défendu l'affaire. On n'a pas notamment expliqué la raison du choix de la butte de Chalmont. Il faudra que j'aille à Laon voir le préfet. Il faudra peut-être aussi que je voie le ministre. Je ferai ce qu'il faudra. Ce M. Blanchard m'a expliqué le fonctionnement de ce service des subventions aux communes. En fait ce n'est pas moi qui devrais m'occuper de toute cette histoire. Mais ce bon Verdier est si peu allant.

Profité de ce que j'étais dans le quartier pour voir chez Bernheim cette exposition de nus qui va de Courbet à aujourd'hui. J'ai vu là, et c'est la seule chose qui m'en soit restée, cette toile peu connue jusqu'à ce jour, qu'on appelle les Dormeuses. Toile extraordinaire, étonnante. Peut-être un peu trop grande. Mais quelle qualité! Je ne connais que le nu de L'amour sacré et profane ou celui de La Fécondité de Jordaens, à Bruxelles, qui égalent ce torse et ces reins de la jeune femme brune renversée sur le dos. Ça, c'est vraiment le plus extraordinaire morceau de peinture que je connaisse. La poitrine, la gorge, le dessin de ce torse assez mince en contraste avec l'épanouissement des hanches, c'est étonnant. Quelle belle bête que cette fille. Quels beaux animaux que ces deux filles vautrées. Rien, réellement, ne tient à côté. Pas même le Simon. Il y a vraiment quelque chose qui s'est perdu en peinture.

Journée sans travail. Jugement de l'École l'après-midi. Puis passé au Salon pour m'occuper de l'envoi de mon pauvre Rémy. C'est une très bonne chose. J'ai parlé de lui à Bouchard, à Vauxelles que j'ai rencontré et qui est très gentil pour les jeunes gens.

28 [avril 1932]

Fini médaille Gondinet. Madame Gondinet et sa sœur venues. Satisfaction. La médaille est bien, en effet.

Presque terminé le fronton Widal. J'en suis très content.

Déjeuner du Salon, entre Darras et Moullé. Échangé q[uel]q[ue]s mots avec Darras sur le sujet de la Voie triomphale. Il croit que le pont s'entreprendra. Mais Escholier que je rencontre plus tard me dit que le préfet n'aime pas les pylônes... Bigot expose l'esquisse de son acropole autel de la Paix sur le mont Valérien. Excellent projet. Donne un sens général à la Voie triomphale qui autrement n'en a aucun, où elle ne part de rien ou n'aboutit à rien. Car la vérité urbaine n'est pas son aboutissement à l'Arc de Triomphe. En réalité l'Arc de Triomphe est un point de départ. Rencontré Gillet, tout prêt à faire les articles dans notre sens. Très emballé. Longue conversation avec Moreau-Vauthier et un de ses amis, journaliste également. Avec ce monument du m[on]t Valérien et la suppression du monument Clemenceau à la porte Maillot, le projet prend une tenue qui maintenant m'intéresse. Il faudrait maintenant mettre tout à fait au point le pont des Maréchaux.

Cette exposition rétrospective est fort curieuse. Comme on peut, selon les toiles que l'on expose, grandir ou diminuer un artiste. Renoir, par exemple, figure là avec une bien mauvaise chose. Le malheureux Cézanne y apparaît ce qu'il est, un très faible bonhomme. La gloire momentanée de ce fils de notaire est incroyable. Manet reste à son rang, c['est]-à-d[ire] au tout premier. Mais qui prend une place de plus en plus éminente, c'est Déchenaud. Sa toile Les Amis prendra avec le temps une valeur de plus en plus grande. Grand peintre.

Mais tout ça me rend mélancolique. Je suis furieux après moi-même. Je laisse s'écouler les années, dans une agitation presque stérile, et j'ai abandonné mes nobles directives. Je me suis laissé gagner par la fièvre intéressée de l'époque. Au lieu, comme je me l'étais promis, de consacrer le surplus de ce qui était nécessaire à notre vie, à continuer mon œuvre, je l'ai, comme le premier petit bourgeois venu placé bêtement dans des valeurs de Bourse, et mes pauvres économies ont fondu, sans qu'il n'en reste rien, sans espoir d'en retrouver un jour la moitié même. Et le temps passe. Je vieillis. Je me conduis plus stupidement même que Rodin, que j'ai eu moi-même assez critiqué de n'avoir pas su réaliser sa Porte de l'Enfer, ni sa Tour du Travail. Je crois bien avoir écrit dans un de mes cahiers que le génie ne consistait pas tant à avoir des idées qu'à avoir l'énergie de faire ce qu'il fallait pour les réaliser. Phrases, alors! Il est encore temps de se reprendre. Quand on tient ainsi des notes, on devrait les relire souvent. Meilleur moyen de rester fidèle à soi-même, de ne pas se trahir soi-même. On n'a peut-être pas de meilleur ami que soi-même. Pas non plus de plus insidieux ennemi.

29 [avril 1932]

Presque terminé enfin la maquette de "la Seine" ou plutôt le "Bassin de la Seine"[38]. Je suis décidé à exécuter le modèle demi-grandeur (hauteur 2 [m] 60) en terre. Il faut abandonner ces agrandissements en plâtre mou. Les rares fois où je m'en suis servi, je n'ai eu que des déboires. Encore cette fois-ci, La France, c'est affreux, tout est amolli, il faut tout reprendre. C'est finalement aussi long et ça revient bien plus cher. J'en parlais hier avec Terroir devant les très belles figures[39] qu'il expose, notamment les deux ouvriers. Il me disait qu'il fait toujours ses modèles grandeur. C'est comme cela qu'ont travaillé nos maîtres. J'imagine la tête que feraient Rude ou Barye, si consciencieux, s'ils revenaient et voyaient comment certains types renommés opèrent. Je suis décidé à reprendre le Cantique des cantiques, le finir, et à attaquer Prométhée, non seulement la statue, mais tout le mur. Tant pis. Je me promets de ne plus tergiverser. Seul moyen d'aboutir. Écris à Azéma que je ne donne pas suite au projet Cité universitaire. Honnorat semble faire des difficultés. Ce temple, je ne veux pas l'exécuter en suppliant. Il doit se faire en enthousiasme.

En attendant, aujourd'hui, motif du Blé, le Faucheur et motif des Fleurs, la jeune fille à genoux, appelons-là Flore. Terminé le fronton Widal. Je crois que c'est vraiment bien. Demain je ferai commencer par Sp[ranck] l'ornementation du couronnement. Enfin, ça avance. Je sors du piétinement. Hier soir à l'Opéra, rencontré le préfet. Il voulait absolument que je lui dise quand j'aurai terminé. Je lui [ai] seulement dit la seule chose que je pouvais lui dire, quand je pensais pouvoir commencer sur place. Il m'a parlé du projet du pont, et semble assez disposé à passer à l'exécution. Voilà qui va faire plaisir à Bigot et à Bouchard. Mais ce ne sont que paroles vagues.

Hier soir, très beau, magnifique concert à l'Opéra, de la Philarmonic de Berlin. Quel orchestre merveilleusement, au point. Mais que ce chef d'orchestre était par moments ridicule. Il a une curieuse façon d'agiter[40] sa tête, la secouer d'arrière en avant, de plus en plus vite, comme si il prenait un élan de plus en plus rapide pour tout d'un coup l'envoyer dans son orchestre.

Téléph[one] de Ladis[41]. C'était pour m'annoncer que L'Illustration publiait une lettre de Stresemann au Kronprinz, avant Locarno, où il dévoile, paraît-il, des buts particulièrement machiavéliques... C'est l'argument massue, sensationnel de la dernière heure, pour faire peur, qu'on n'a pas le temps d'étudier, de vérifier, et qui est peut-être un faux.

À Shangai, un Coréen aurait jeté une bombe dans une tribune où il aurait tué presque tout l'état-major japonais, amiraux et généraux. C'est rare que des coups pareils réussissent si bien. Que ces gens venaient-ils faire à Shangai, passer des revues insultantes. Ce Japon, si admirable par tant de côtés, que de mal il est en train de faire, vers quelle catastrophe nouvelle va-t-il entraîner le monde! La preuve est pourtant faite que la force n'aboutit à rien, qu'on ne crée qu'avec la bonté et la justice.

30 [avril 1932]

Longue correction à l'École. Donné quelques conseils à deux de mes concurrents du grand prix[42]. Je croyais que ce sujet ferait faire des choses très différentes. Jusqu'à présent toutes les esquisses se ressemblent énormément.

Passé deux heures chez Raymond Isay pour dédicacer les exemplaires spéciaux du livre qui paraîtra en librairie autour du 15 mai. Ce petit travail a duré plus d'une heure et demie. Trop tard pour aller à l'Institut. Chez Bigot. Enfin sa porte Maillot s'arrange bien. Je lui ai raconté ma conversation avec le préfet hier à l'Opéra. Je pense aussi qu'il faudrait baisser un peu ces immenses pylônes. À partir d'une certaine dimension, toute qualité esthétique se perd par l'effet de la dimension elle-même. Quel sens ironique prennent avec le temps et dans la suite des événements d'aussi énormes monuments quand ils n'ont qu'un sens étroitement national (voir le Germania, etc.) Le divin seul a droit à des proportions divines, et le divin c'est l'humain dans le sens le plus généreux. C'est pourquoi, et malgré lui, dans le projet Bigot maintenant complètement au point, ce qui est le mieux, c'est le m[on]t Valérien, cet autel de la Paix qui devient le couronnement d'une acropole. L'histoire de la France qui en serait le socle, serait comme un raccourci, comme un raccourci de toutes les peines humaines vers le bonheur. La porte Maillot, avec la suppression de cette idiote statue à Clemenceau, devient exactement ce qu'elle doit être, une des entrées du bois de Boulogne, avec problème de la circulation bien étudié, fontaines décoratives, non pas un point d'arrêt, mais un passage de l'Étoile au pont, véritable et logique entrée de Paris. Mais ces deux immenses pylônes, c'est ce qu'il y a de moins bien. C'est probablement pour cela que c'est peut-être la seule chose qui se fera. Car il paraît, d'après ce que me disait l'autre jour Darras, que l'on est obligé d'abandonner le projet porte Maillot. Les spéculateurs de Luna Park ont en effet promis tant de commissions qu'ils sont obligés de demander de tels prix de leurs terrains que l'affaire ne peut plus aboutir. Amusant.

Visite au bon docteur Armaingaud. Il est dans une maison de santé. La maladie brusquement lui a donné son âge. Je n'ai guère pu lui parler et n'ai pas voulu le faire. Sa belle-sœur m'a dit qu'il avait eu une hémorragie de la vessie. Le docteur, paraît-il, assure qu'il guérira.

 

[1]    Cruppi.

[2]    Les Sources de la Seine.

[3]    . Suivi par : "avantageusement", raturé.

[4]    Les Sources de la Seine.

[5]    . Suivi par : "Les conseils que je demanderai auront des bases de", raturé.

[6]    Chabannes.

[7]    . Suivi par : "dit ce qu'il", raturé.

[8]    . Au lieu de : "dés mon début", raturé.

[9]    Les Sources de la Seine.

[10]  Chabannes.

[11]  . Au lieu de : "courbés", raturé.

[12]  . Au lieu de : "aujourd'hui", raturé.

[13]  Sources de la Seine.

[14]  Chabannes.

[15]  Sources de la Seine.

[16]  . Au lieu de : "avec des ors", raturé.

[17]  . Au lieu de : "qu'on apporte", raturé.

[18]  . Au lieu de : "double", raturé.

[19]  Cruppi.

[20]  Chabannes.

[21]  Les Fantômes.

[22]  Sources de la Seine.

[23]  . Suivi par : "floraux. Or cela va", raturé.

[24]  . Suivi par : "fontaines", raturé.

[25]  . Au lieu de : "racontait", raturé.

[26]  . Au lieu de : "nous resterons", raturé.

[27]  De Fels.

[28]  Sources de la Seine.

[29]  . Suivi par : "couronnement du monument", raturé.

[30]  . Au lieu de : "composé", raturé.

[31]  . Suivi par : "criminels de droit commun", raturé.

[32]  Les Sources de la Seine.

[33]  Chabannes.

[34]  . Au lieu de : "que me rapportait", raturé.

[35]  . Au lieu de : "remplie de charmes", raturé.

[36]  Sources de la Seine.

[37]  Les Fantômes.

[38]  Sources de la Seine.

[39]  . Au lieu de : "beaux morceaux", raturé.

[40]  . Au lieu de : "extraordinaire façon de secouer", raturé.

[41]  . Suivi par : "Je croyais que", raturé.

[42]  . Suivi par : "Très curieux", raturé.