Avril-1934

Cahier n°33

1[er] avril [1934 Rome]

Pâques sous la pluie. Fin d'après-midi, visite de Darius Milhaud et sa femme avec qui nous faisons un tour de jardin. Marcel lui montre, sur sa demande, ses mélodies.

Dir[ection] : Dans B[eau]x-A[rts], je lis un article de J[acques]-É[mile] Blanche à propos du musée de Puech. On lui a raconté combien c'était misérable, très Rodez, mais il conclut, ce qui me plaît, qu'il faudrait faire ici un important musée. Comme cela correspond à ce que j'avais demandé dans mon rapport de novembre à Bollaert, je suis enchanté. Je vais répondre.

2 [avril 1934 Rome]

Visite des Laroche, cousins de l'ambassadeur en Pologne. Il est ingénieur, a construit le port actuel d'Alexandrie et m'annonce qu'on va probablement me demander pour l'extrémité de la jetée, une statue équestre du roi d'Égypte[1].

3 [avril 1934 Rome]

L'envie de me remettre au travail revient. Envoyé ce matin modification importante au monument Albert Thomas.

Reçu la visite d'un journaliste du Figaro, Mme Le Lasseur, à laquelle j'ai eu la faiblesse de donner une interview. J'ai heureusement demandé qu'elle me la communique, ce qu'elle a promis de faire. Comme on a parlé d'un tas de choses, y compris la fameuse question mariage, elle m'en ferait dire des bêtises! Je n'ai malheureusement pas pensé à lui demander l'adresse de son hôtel.

Avec Marcel, Courtois, Bigot, visite à la Curie de César, sous la direction de Bartoli. Puis au temple de Vesta; d'ici je file chez Mme de Dampierre où il ne se passe rien d'intéressant et chez les Mâle où je rencontre R. Recouly.

Direction[2] : Nos entrevues avec G[authier] toujours aussi mornes et amusantes à force d'être désagréables. Les regards de fureur concentrés de cet homme chaque fois que je m'informe pour avoir quelque précision, sont d'un comique énorme. Car les hommes les plus comiques sont ceux qui ne croient pas l'être. Je suis quand même toujours dans l'impossibilité d'avoir mon budget reparti. Et c'est vraiment idiot d'avoir à se préoccuper de ces questions, à cause d'un imbécile.

4 [avril 1934 Rome]

Déjeuner avec le père Gillet, Charles-Roux, Marguerite Long, Bigot et les trois architectes : Dengler, Montagné, Courtois. À aucun moment la conversation ne fut sensationnelle. Foule de Français en ce moment à Rome. Nous offrons un thé à Mme Peretti de la Rocca, à son gendre et à des amis, puis à Gaston Rageot et ses filles et à sa très jolie femme. Les jeunes filles sont ravissantes. Gaston Rageot insiste beaucoup pour que je vienne à sa conférence, ce que je ferai certainement.

5 [avril 1934 Rome]

Enfin nous avons pu voir la basilique pythagoricienne de Carcopino. Fort difficile à trouver. C'est un édifice étonnant, quoique le mot édifice ne lui convienne guère. C'est vraiment un extraordinaire travail, qui m'étonne beaucoup plus que les gratte-ciel et les plus audacieux porte-à-faux de ciment armé. Cela paraît presque incroyable qu'un hypogée aussi régulier, aussi correct ait pu être ainsi taillé en plein tuf. Quel labeur. Pour sa compréhension, voir Carcopino. Son utilisation, son interprétation sont actuellement acceptées comme définitives. Maintenant c'est un endroit où l'eau suinte de partout, ce qui n'empêche pas qu'on y ait une grande émotion. Proportions très heureuses donnant un peu une impression d'immatérialité comme chez les gothiques. J'aime cela parce que cela me donne raison sur l'importance de l'idée.

Déjeuner des musiciens avec le comte de Chambrun, c[om]te et c[omte]sse Pecci-Blunt, le chef d'orch[estre] Molinari, Marg[uerite] Long, Bigot et Dupont, Desportes, Planel et les enfants. Mme Pecci-Blunt, petite-nièce du pape Léon XIII, n'a guère de race. Elle est assez belle, est assez bête, doit être assez mufle, mais semble pleine de bonne volonté pour ses concerts franco-italiens. Chambrun donne toujours cette impression incertaine : est-ce un gâteux dipsomane? Est-ce un fin limier? Il me dit que Recouly a été très content de sa réception par le Duce, qu'il viendra peut-être [3] au café. On parla des incidents de France. Chambrun penche pour le suicide. Ma voisine Pecci-Blunt protesta avec la véhémence antipathique d'une lectrice du Figaro. Molinari, charmant, m'apprend que Monteux viendra diriger dimanche.

Direction : Visite à Pinson. Il me montre quantité de dessins, un réel et important travail mais qui montre qu'on reste chez soi, bien bourgeoisement, avec la femme qui tricote pendant qu'on dessine. Il n'y a là ni Rome, ni l'Italie, mais l'atmosphère internationale d'atelier [4]. C'est le cas de tous les mariés, malheureusement.

Avec Bigot, chez Corrado Ricci, qui nous reçoit très aimablement. mais comme il est changé depuis l'été dernier. D'après ce qu'il nous dit, je diagnostique une angine de poitrine. C'est un homme grand, à beau visage, bien italien, il me semble Italien du nord. Il donne à Bigot beaucoup d'intéressants renseignements sur les fouilles dans les Forums des Césars... Il est persuadé, et personne dit-il ne le met plus en doute, que des parties des Forums de Trajan et d'Auguste étaient couvertes. On est arrivé à cette conclusion par les marbres des pavements qui sont ceux qu'on employait uniquement dans des endroits abrités, et leur état de conservation corrobore l'hypothèse. Mais cela est un détail. Bien des certitudes sont à présent acquises qui vont forcer Bigot à recommencer de grandes parties de son plan, tout l'enchevêtrement des Forums.

Après dîner Montagné, accompagné de Dupont, est venu faire entendre son baryton à Marguerite Long qui lui a trouvé une très belle voix.

6 [avril 1934 Rome]

Départ joyeux des enfants pour Naples.

Acheté via del Babuino un très beau Christ en bois qui doit être du XVe, et pour l'Académie (bureau pour moi) une vieille table fort belle et fort peu chère.

La conférence Gaston Rageot a été excellente. Il parle fort bien, avec esprit et même cabotinage. Il a dit des choses vraies et des choses fausses. Vraies quand il parle de la matérialisation et de la mécanisation de l'humanité [5]. Fausses quand il rend responsable le marxisme de cet état. Karl Marx l'a annoncé comme conséquence de l'industrie. Les responsables sont les industriels. Karl Marx constatait le fait. Son erreur a été de ne pas s'élever contre, de l'accepter et d'organiser la société en conséquence. Conclusion : la Russie. Mais Karl Marx n'a pas causé le fait. Il n'a inventé aucune machine. Mais dit avec plus de justesse Rageot, le spiritualisme est maintenu par les philosophes. Après Socrate, Descartes, aujourd'hui c'est Bergson qui essaye d'éclairer les hommes sur les causes de la maladie de l'humanité. Ayant cru uniquement à la science, elle s'aperçoit qu'elle en meurt, etc.

Trouvé là Mme Le Lasseur, cette journaliste du Figaro qui m'a interviewé hier. J'ai pu lui dire de ne rien publier encore. Elle ne le fera pas avant de m'avoir vu à Paris, lors de mon prochain passage.

Direction : Lettre de Carlier — compliquée — de Bruxelles, pour me parler de ses envois. Ce prix de Rome aura peut-être passé en tout six mois à Rome! Mais il travaille quand même. Ce qu'il avait commencé, c'était avant mon arrivée. Autant que cela me sera possible, je tenterai de les orienter sur des sujets d'Italie. Mais commencer sa pension par un voyage en Égypte, puis partir faire sa documentation à Bruxelles pour l'exécuter à Paris, c'est une façon singulière de comprendre le prix de Rome. Cette institution ne répondrait-elle plus à l'époque?

Ce que nous avons vu chez Montagné est aussi bien inquiétant. Mais lui n'est pas très sérieux. C'est un petit arriviste, amusant, très superficiel et grand discoureur. Dans son grandiose programme, qu'il faut bien que je fasse semblant de prendre au sérieux, sa première tranche concerne l'Égypte. Il a pris la ville de Tell al-Amarna. Il nous montre des dessins comme n'importe quel géomètre en pourrait faire. Nous [lui] avons vivement conseillé de faire au moins une élévation. Là, il renâcle. Je crois que c'est parce qu'il ne pourrait pas la faire. C'est un garçon qui a eu le prix par hasard. Les conséquences en sont graves pour l'Académie.

Par contre, j'ai eu grand plaisir chez Gérardin dont le tableau Vendanges est fort bien et vraiment d'une vision personnelle. Il me montre un portrait de Montagné, bien spirituel, compris comme une sorte de Rastignac. Et bien peint. Je revois son nu, certainement sa femme. C'est aussi très bien. Pendant ma visite, Madame Gérardin tricotait, tricotait, l'air bougon.

Gemignani et Müller viennent m'annoncer leur départ en avion pour Tunis. Ils sont tous deux fort gentils. Pourvu qu'il ne leur arrive pas d'accident. Aller en Tunisie en avion, je ne comprends pas ça. J'aimerais mieux y aller en barque à voile.

J'ai craint une bûche, lorsqu'on m'a passé la carte d'Umbdenstock! Dès que je l'ai vu, je lui ai annoncé mon départ pour Naples. J'ai trouvé mon homme un peu éteint. Quoiqu'il m'ait dit que tout de monde ici était dans l'admiration étonnée de ses quadrillages, je crois qu'on a dû l'écarter en douceur. Il repart après-demain. Il avait annoncé urbi et orbi une conférence. C'est un malheureux fou.

Direction : [?]

7 [avril 1934 Rome]

Je pense tout à coup à un singulier mouvement de séance hier soir à la conférence Rageot. Il dit à peu près ceci :

— Ce n'est pas la guerre qui est responsable de la situation actuelle du monde. Ce serait arrivé sans elle[6]. Peut-être plus tard, mais ça serait arrivé quand même. La guerre a peut-être précipité les événements. Elle n'en est pas responsable…

Et tout le monde a applaudi frénétiquement. Pourquoi? Était-on satisfait, parmi toutes ces petites dames, de voir réhabiliter cette délicieuse petite guéguerre si calomniée pendant laquelle on portait de beaux costumes d'infirmières et on couchait avec tous les aviateurs et autres, comme on voulait… Je ne vois aucune autre explication à semblables applaudissements "et la bêtise par dessus tout", a dit Victor Hugo.

Visite de R. Recouly qui était enchanté de sa visite à Mussolini. Nul doute, disait-il, qu'il ne désire se rapprocher effectivement de nous. L'Allemagne l'inquiète et l'irrite. Les persécutions[7], notamment du point de vue religieux, sont inadmissibles, vis-à-vis des catholiques comme des autres. Apparaît là, chez M[ussolini], l'effet des accords du Latran : la politique religieuse italienne est celle du Vatican. Tout est donc favorable pour un rapprochement entre nous et eux. Recouly va donc faire dès son retour à Paris un rapport très documenté à Barthou, lequel est d'ailleurs très partisan d'un éclaircissement total de la situation. Il avait remis certaines notes à Recouly pour qu'il les remette à son tour à M[ussolini]. Tout de même, quelles singulières méthodes, alors qu'on a des ambassadeurs et tout le personnel, de traiter par des émissaires amateurs dont la profession est de tout raconter…

8 [avril 1934 Rome]

Cartes des Petsche, aujourd'hui[8]. Visite[9] du pianiste Guilbert et de sa femme, une blonde magnifique, grande, ravissante[10] de vraie jeunesse. Est-ce à cause d'elle que ce jeune homme semble si fatigué? Elle, au contraire, resplendissait d'une sensualité impressionnante.

Départ de Lily[11] pour rejoindre les enfants à Naples. J'ai perdu tant de temps ces semaines dernières que me voici obligé de rester pour remettre en nos papiers de l'ordre. Singulière crise où je vois arriver les ennuis et ne fais presque rien, alors que tout dépend de moi. Fatigue momentanée ou atteintes[12] de la vieillesse! Cafard ce soir, ce qui m'arrive rarement. Ils iront à Pompéi demain, coucheront à Sorrente le soir. Pendant ce temps je ferai l'esquisse nouvelle pour Thomas dont la composition se précise et qui peut maintenant être traitée. Ce sera mieux que ce pilier, dont l'idée ne m'est pas très personnelle.

Chez les Anglès, Lagardelle me dit qu'il a vu de Tessan, à Rome pour quelques jours. À Paris, lui a-t-il dit, en haut lieu tout le monde est convaincu du suicide de Prince. Et on n'ose plus le dire, tellement on a laissé la presse empoisonner l'atmosphère. On craint que la constatation de la vérité ne provoque des mouvements! Tessan, paraît-il, est très noir et prévoit des catastrophes vers l'automne.

Avec Bigot, comme dans notre jeunesse, sommes allés dans un petit spectacle où nous avons vu une fort jolie danseuse qui ferait bien mieux que ma petite Allemande pour le Nocturne[13].

Je suis triste comme tout. Lily a raison. Je perds du temps et renonce ensuite à bien des agréables moments. Il n'y a qu'à aller se coucher et essayer de dormir.

Direction : Réponse à Carlier où je le prie de revenir à Rome tout de suite.

9 [avril 1934 Rome]

J'ai bien failli partir pour Naples. Mais ai bien fait de rester. J'ai passé ma journée à écrire plus de quarante lettres. J'ai été terriblement paresseux ces temps derniers. Je constate, avec remords, qu'on travaille mieux quand on est seul.

Visite de de Tessan. Il dit qu'à Paris on sait que Prince s'est suicidé. La mise en scène : pour donner le change. L'homme qui a vendu le couteau l'a exactement décrit. On n'a pas poussé de ce côté. De même qu'on n'a pas poussé du côté de son ancien ordonnance qui serait celui qui lui téléphonait pour motiver ses voyages à Dijon. C'était un esprit très catholique. Il avait annoncé posséder des documents qu'il n'avait pas. Et voilà l'ouvrage d'une presse bien organisée pour le mal. Tessan assure que Dalimier n'est pas malhonnête, qu'il est pauvre, et qu'il est touché à mort par toute cette affaire. Proust, par contre, a toujours été un affairiste, d'ailleurs riche.

Affaires extérieures : il croit qu'on arrivera à une entente, acceptant le fait accompli du réarmement allemand, mais limitant, avec contrôle mutuel et garanties. Italie très inquiète de la force allemande renaissante, très disposée à un rapprochement sérieux avec nous.

Je regrette de n'avoir pas osé hier faire demander à cette petite danseuse si elle viendrait poser. Avec une fille comme ça, mon Nocturne serait un chef-d'œuvre.

9 avril [1934 Rome]

Déjeuner chez les Mâle. Convives : la fille d'Henri Bordeaux, une fille de l'ancien ministre Bonnefous, Madame Mignon-Bonnefous je crois, aussi très jolie femme débordante de sensualité. Elle dit des phrases comme ceci :

— Chacun a sa sensualité religieuse.

Mâle reprend finement :

— Sa sensibilité.

— Non, non, reprend la jolie personne en souriant de toute sa magnifique dentition, sensualité, sensualité.

Après-midi, conférence Rageot. Amusante. Sur Anna de Noailles et Valéry. Des choses bien, mais un peu trop de gavrochisme, par moments. Il a fait rire et d'Anna et de Valéry. Après quoi, thé chez les Pecci-Blunt. Quel palais! Ah! le népotisme a du bon qui permet à des neveux et nièces de papes [14] d'avoir de si somptueux palais. Conversation avec de Tessan qui me redit à peu près les mêmes choses que l'autre jour.

Dîner, invitation Sabatier d'Esperan, avec les Rageot, les Charles-Roux [15] et un autre couple ami. Rien de sensationnel si ce n'est que ces trois voyageuses qui accompagnent Rageot, sa femme et ses deux filles, sont vraiment belles. Il y aurait un buste merveilleux à faire avec la fille aînée. Atmosphère Palace. Danses comme partout. Belle couleur générale. On me montre à une table le fils de Coty.

Travail : Repris sur toute autre directive le monument Thomas, qui sera une œuvre beaucoup plus de sculpteur. Le parti précédent, en grand, m'inquiétait de plus en plus. Ç'aurait été triste et fort ennuyeux, comme tout monument uniquement architectural. La géométrie manquera toujours d'émotion. Me voici maintenant avec un parti beaucoup plus vivant, expressif, même décoratif, et personnel. Maintenant le travail va consister à faire encaisser le changement par le comité, habitué au pilier. Les croquis que j'en fais tout en écrivant me satisfont complètement. Rien n'est si utile, quand on a un travail en cours que d'en dessiner de très petits croquis. Les proportions seules comptent.

Direction. L'ambassade m'avise que je serai reçu demain matin à 10 h 20 par le Roi pour mon invitation à l'inauguration de l'exposition.

10 avril [1934 Rome]

Réception au Quirinal. L'exposition aura lieu dans la première semaine de mai. Le jour exact sera donné après que S[a] M[ajesté] aura consulté son livre d'engagements. La conversation, je ne sais comment, a évolué vers le Vatican, et le Roi, avec de drôles de petites grimaces du bas du visage, me raconte l'histoire des armoiries du pape. La famille Ratti est une très humble famille d'un village du Piémont. Lorsque le curé Ratti fut nommé évêque, puis cardinal, il fallut lui trouver des armes. Or il y a une famille Ratti, avec laquelle il n'a aucune parenté, noble, en possession d'armoiries. On les adopta pour notre évêque. Protestations[16] des propriétaires qui restèrent sans effet. Procès. Le procès était en cours lorsque le cardinal fut nommé pape. Aussitôt la famille Ratti s'inquiète. On suspend le procès et moyennant un titre de duc, permit à Pie XI[17] de conserver définitivement les armoiries.

Esquisse Thomas modifiée me donne pleine satisfaction.

Direction : Départ pour Paris fixé à jeudi. Verrai tout le monde et m'occuperai surtout de la succession de cet imbécile de Gauthier.

Visite à Tondu… Il fait en ce moment des petites esquisses genre Douanier Rousseau! Par exemple, des gens dans une gare de banlieue parisienne attendant le train! Faire ça, à Rome… Il a de bons morceaux de nus, une femme de dos, avec de solides qualités de vérité. Mais rien de ce qu'il fait ne satisfait complètement. Il manque un je ne sais quoi. Peut-être les mêmes choses que dans le caractère de ce jeune homme[18], une gaucherie, un certain manque de nuances, timidité, le tout mêlé d'amertume, d'ironie. Ensemble très attachant parce que très sincère.

Comme je disais à Gauthier que j'allais à Paris et lui demandais s'il n'avait pas de commission, de choses à demander à ces messieurs de la rue de Valois :

— Non, j'ai écrit à ces messieurs directement.

Comme s'il y avait des choses [dont[19]] je ne serais pas au courant. C'est possible.

11 [avril 1934 Rome]

Gentille visite de la petite Lemaresquier, jeune fille intelligente et bien charmante. Visite du jardin, du tennis qui avance enfin. À déjeuner les de Tessan et les Casella. Conversation sur le caractère de la religiosité à Rome, qui en manque, disait de Tessan. Je ne sais pas pourquoi on veut que religion = catholicisme = tristesse? Le vrai esprit religieux doit être heureux et gai. Les seuls tristes devraient être ceux qui, comme nous, n'ont pas la foi, et vivent sans espoir. Aussi bien les cérémonies catholiques romaines, comme les édifices religieux sont-ils, très probablement calqués sur cérémonies et monuments antiques. Certitude[20]. Tessan, à propos de la déposition Lescouvé, redisait qu'à Paris, au Palais, au Parlement, partout, les gens de sang froid et sans parti pris sont persuadés du suicide Prince. J'en suis persuadé. Je crois que tout cela se retournera contre Lescouvé.

Promenade avec Lily et Mme Long à villa Borghèse. Puis thé chez Miss Kemp, dans sa jolie maison de via Gregoriana, puis chez Mme Heufler, au somptueux Excelsior. Lily disait que M. Casella lui avait dit que Marguerite Long n'avait jamais été invitée à jouer à Rome à cause de San Martino, qu'elle ne connaît pas. Nous essayerons d'arranger cela.

Travail : Zéro aujourd'hui.

Direction : Toujours mon Gauthier. Comme il trouvait que le docteur venait trop tard, le dérangeait pendant son déjeuner! il lui a dit de ne plus venir. Conséquence : on ne sait plus rien des malades, pensionnaires et personnel, ce qui n'empêche pas les notes mensuelles de pharmacie d'être fort grosses (on a dépensé 1 400 lires environ pendant les 3 derniers mois, avec une seule personne vraiment malade, le vieux Constantino). Comme je demandais à G[authier] de prier le docteur de revenir le voir :

— C'est convenu, Monsieur le Directeur, mettez-moi à la disposition du docteur. Et après, vous me mettrez à la disposition de votre premier domestique.

Puis discours sur le Dr Toscano qu'il a vu, me dit-il, se salir exprès les mains pendant une opération! et pour terminer par :

— Tout cela finira par un coup de poignard ou un empoisonnement.

J'aimerais bien que le malheureux ait quitté avant d'être devenu complètement fou.

Dupont me porte le programme et le prix du concert. Ça sera bien et j'espère faire mieux l'année prochaine. Examen de la bibliothèque pour une disposition meilleure. Mais j'ai été heureux de ce qu'il m'a dit de mon petit Marcel qui lui a montré quelques compositions.

Longue entrevue avec Villa. j'apporte à Paris [un?] bon dossier pour aboutir si possible avec Perchet.

Demain départ pour Paris. J'y resterai peu. Le moment est très peu indiqué pour quitter Rome. Et puis, au fond, je n'ai jamais aimé Paris, tandis que j'ai aimé Rome, où tout est réellement plus beau.

13 [avril 1934 Boulogne] Paris

Voyage sympathique avec Mme Long, mon petit Marcel et les de Tessan. Lecture. Bavardages. Tessan nous dit son dégoût actuel de la politique, nous parle du rôle du Matin dont la campagne antiparlementaire actuelle porte actuellement ses fruits vénéneux.

La campagne aux environs de Paris était ravissante ce matin. Impression de fraîcheur et de douceur. Je fais amende honorable. Je médis souvent à tort. La vérité est que tout est beau sur la terre. Ne comparons pas toujours! C'est une sotte manie.

Dans le courrier que je trouve en arrivant, une lettre de Letrosne toujours très chaud pour le Temple civique pour 1937. Je lui téléphone. Fin mai sera le moment décisif. Les choses semblent traîner de nouveau. D'autres projets seraient de nouveau envisagés. Mais il croit qu'en mai on sera fixé.

Nous nous sommes mis au travail[21], mon petit Marcel[22] et moi, chacun de notre côté, avec le même entrain. Je suis de plus en plus furieux des modifications que ces deux serins de Billard et Pommier ont apporté à ma maquette des fontaines[23]. Il prennent ma maquette, puis commandent leur pierre d'après des changements[24] apportés sur dessins. Le résultat va être que nous allons avoir en l'air des lignes horizontales maigres, noires, qui vont nuire à tous les accents de la sculpture.

Cahier n° 34

14 avril 1934 Boulogne.

N'ai-je pas fait, décidément une grosse faute en acceptant Rome? J'en avais évidemment[25] envie. Me retrouvant ici, après les deux bonnes longues après-midi de travail, dans mon atelier organisé, je commence à penser de plus en plus que Lily avait raison. Mais on juge de ses actes passés avec l'esprit du moment présent. C'est pourquoi on ne comprend plus la raison de ses actes. Cette raison est faite de quantité de plus petites raisons dont l'ensemble est déterminant. De ces petites raisons du moment, la candidature M[aurice] D[enis] fut une des principales. Elle a fait jouer en moi l'esprit de corps. Nous considérions tous que ce serait mauvais pour l'Ac[adémie]. J'étais intimement persuadé que ce serait très mauvais pour cette Villa à laquelle tant de souvenirs nous rattachent. Nous trouvions aussi, sentiment moins noble, que ce serait humiliant pour la corporation des grands prix… Aussi l'esprit de lutte, etc. La principale était que ça me plaisait idéalement beaucoup, que je comptais y travailler beaucoup, avec beaucoup moins de dérangements, etc. Mais la robe de chambre du père [?...] jouera toujours son rôle déterminant dans les plus graves actions des hommes.

Nous trouvons, bien entendu, cette atmosphère, pour parler le langage à la mode, ce climat inquiet et passionné qui a ses inconvénients mais aussi un autre intérêt que le narcissisme d'autres pays. Chez Nadine et Jacques[26] où nous dînions hier soir avec quelques membres de l'équipe Notre Temps, on disait que Pressard sortirait absolument intact de toute cette histoire. Lescouvé est très sévèrement jugé. On n'accuse pas, on n'[…] pas sur des impressions. On juge sévèrement également les déclarations de Sarraut, Chéron, Doumergue qui affirment crime lorsque les présomptions pour le suicide apparaissent au moins aussi importantes. Il paraît que l'insp[ecteur] Bonny tire sa puissance du fait qu'il aida les Sarraut à se sortir d'une histoire de femme en mêlant cette femme à une histoire de cocaïne, etc. Enfin le jeu des cancans joue à plein. Cela fait penser à une immense aventure de sérail. Ladis me dit que Dubail s'était plaint à lui de l'attitude de Lescouvé qui voulait sa place. Il recommandait des gens contre lesquels ensuite il votait[27]. Ladis considère l'expertise des restes de Prince, quinze jours après, comme une honteuse et macabre farce. Les docteurs de cette contre-expertise doivent leur situation à Lescouvé.

Le Montaigne en marbre fait rudement bien. Il faut absolument que je décide le vieux docteur Armaingaud à attendre pour sa mise en place, que je sois rentré, pour que j'aie le temps de faire au visage les retouches nécessaires. Autrement ça va être encore un ouvrage négligé.

Martzloff me téléphone à propos du buste Chautemps en panne. Car je reste avec ce buste sur les bras, sans avoir été même remboursé de mes frais de fonte. Je crois que c'est Martzloff qui va s'occuper principalement de l'Exp[osition] 1937. Il me dit de lui parler à lui de tout ce qui m'intéresse en l'occurrence. Ce n'est pas sûr que Letrosne reste architecte en chef.

15 [avril 1934]

Dîner chez Marg[uerite] Long, avec Paul Léon et son fils. Je lui parle de mon imbécile de Rome. S'il était toujours directeur, ça aurait été tout seul. Je dois voir Huisman demain à ce sujet. P[aul] L[éon] m'assure qu'il est très bien, moins fuyant que Bollaert; avec moi B[ollaert] a été on ne peut plus gentil. Mais je comprends que P[aul] L[éon] ne l'estime pas beaucoup. Son indignation était, paraît-il, comique lorsqu'il apprit son changement :

— Comprenez-vous qu'on se conduise ainsi vis-à-vis d'un haut fonctionnaire! déclarait-il à Paul Léon lui-même.

Il fallut, pour qu'il rejoigne Lyon, que Doumergue prenne lui-même le téléphone et lui donne l'ordre de partir le jour même. P[aul] L[éon] confirme ce qu'on m'avait déjà dit que Lescouvé était le grand conseiller des gens du grand monde pour frauder le fisc.

Été chez le père Landucci puis chez Spranck voir les bas-reliefs d'Opio. Travail mal mené, qui traîne. Toujours mauvais de se laisser diriger uniquement par la pitié que nous inspirent les gens.

Benj[amin], chez qui je passe une heure tranquille dans son jardin, me dit sa persuasion du suicide Prince et que, si les événements ne sont pas faussés par quelque entreprise violente, tout cela se retournera.

Jacques me dit que Notre Temps tient le coup péniblement. Ce n'est qu'à partir du 1er juin qu'ils seront sauvés. Mais pour le moment c'est terriblement dur.

Terriblement dur pour tout le monde et notre pauvre État. P[aul] L[éon] disait que le mois dernier on a demandé à emprunter à l'Italie, qui refusa. C'est la Hollande qui prêta le milliard nécessaire pour les échéances de fin du mois.

16 [avril 1934]

Aurai-je un jour à regretter Gauthier? Lamblin que je vois avant Huisman me dit que celui-ci a des "idées" à propos du poste de secrétaire général. Les idées de Huisman sont de nommer un littérateur! Un diplômé de l'École du Louvre! ! Un jeune intellectuel inoccupé!!! Voilà ce qu'il me dit. Je réponds que ce qu'il faudrait avant tout, c'est un bon comptable :

— L'affaire de trois semaines!

J'essaye de lui faire comprendre que ce n'est pas un très jeune homme qu'il faut, etc.

— Vous comprenez, il faudrait là-bas quelqu'un qui puisse recevoir les visiteurs quand vous n'êtes pas là, leur parler du Forum!, etc.

Tout ça d'autant plus idiot que parmi les candidats, il y en a deux excellents, Gilauton ou Fournier. Gilauton déjà au courant, mutilé de guerre, quarantaine d'année. En le quittant, je dis en riant à Huisman :

— Si vous tenez à m'envoyer un intellectuel, alors que ce soit plutôt un agrégé de mathématiques qu'un agrégé de philosophie.

A-t-il compris? Je n'ai pas osé lui citer Beaumarchais : "Il fallait un calculateur. Ce fut un danseur qui l'obtint."

En sortant, je vois Moullé que je mets au courant et qui me dit :

— Sans doute il doit avoir quelque copain à placer.

On attend la réponse du président de la République [28] pour la date d'inauguration de Chalmont.

Établi mon contrat pour le monument Thomas. Chez le docteur Armaingaud qui veut absolument inaugurer Montaigne le 30 de ce mois. Avec ses 92 ans, sa menace de mourir avant d'avoir vu la statue en place, arguments massue qu'il brandit sur votre tête, comment ne pas céder. Elle sera donc posée et remise à la ville le 30, sans moi.

Dîner chez Nadine avec Viple, du B. I. T. Voilà qu'ils veulent là-bas que le monument soit achevé dans un an! Viple disait que Henderson a été très content de sa visite à Barthou qu'il a trouvé beaucoup plus allant que [Paul-]Boncour, surtout plus précis.

À l'Hôtel de ville, chez Darras, pour la fonte Déroulède, et fixation date du Montaigne. On ne fera pas la statue en bronze. En descendant je trouve la place occupée par la police : manifestations de fonctionnaires.

17 [avril 1934]

Jugement de la montée en loges des sculpteurs. Mon atelier ancien connaît encore un beau succès, cinq logistes. Il aurait dû y en avoir plus. Visite à Pontremoli plus directorial et important que jamais, puis à Suzanne, très gentille, qui ne cache nullement sa satisfaction. Ils sont très bien installés, dans un appartement qui a un charmant aspect campagnard.

Chez Taillens à qui je fais établir les dessins approximatifs du Temple. Ce serait une affaire d'une trentaine de millions.

Déjeuné seul avec mon petit Marcel. J'attaque avec lui cette terriblement délicate question sexuelle dont un père devrait toujours parler sans contrainte avec ses fils. J'ai trouvé cet enfant fort averti (il n'y a qu'à se rappeler ce qu'on était à son âge), plein de bon sens et de tact. Il me dit que les jeunes filles sont terriblement entreprenantes. Son ami Goldschmidt, retour de Londres, lui a raconté qu'il est impossible d'être seul avec une jeune Anglaise sans l'embrasser et la peloter, sans quoi on est considéré comme le dernier des idiots.

Après-midi de travail au pylône de la Seine[29], modèle définitif. Ma méthode a été excellente. Mes dessins ont permis à Jacquet d'avancer beaucoup et à coup sûr. En très peu de temps j'arrange et corrige. À mon définitif retour en quinze jours j'aurai fini et l'on pourra commencer sur place. Mais voilà que de plus en plus j'acquiers la mentalité de Lily, et trouve de plus en plus stupide l'aventure de Rome. Il est bien temps! C'est que je suis sculpteur, et si je ne me sens pas là-bas dans de bonnes conditions de travail, je ne pourrai pas résister. Perdre les quelques belles années qui me restent et faire le faux ambassadeur, à recevoir une majorité d'indifférents[30] pour quelques personnes remarquables, intéressants ou amis, à considérer l'embourgeoisement précoce des jeunes prix de Rome, à subir l'hostilité sourde ou avouée d'un rond-de-cuir jaloux, etc., ça ne vaut pas, ah non! d'être séparé de ses enfants et de ses vrais amis, de renoncer à de beaux travaux et de ne pas même pouvoir faire ceux qu'on devrait faire. Ça va mal!

18 [avril 1934]

Direction : chez M. Perchet dont je crois que j'obtiendrai les crédits pour la réparation de la façade de la Villa et la loge du concierge. Puis je monte chez Gilauton. Je crois que cet homme-là sera réellement très bien. D'abord il connaît parfaitement le fonctionnement de l'Académie. Il paraît énergique. Ses chefs, Moullé, Dufour, Lamblin, le déclarent parfait et qu'ils le regretteront. Je ne crois pas trouver mieux.

Mais au déjeuner du Dernier-Quart où je me rends, avisé par Robiquet, rencontré par hasard, que c'était le dernier de la saison, je rencontre Verne et Huisman qui vient d'y être élu. Or Verne me dit :

— Je m'occupe de vous, Huisman m'a demandé de vous trouver un secrétaire parmi mes attachés. Je pense à un.

— S'y connaît-il en comptabilité?

— Oh! pas du tout, il est au Louvre à la Peinture.

J'explique à Verne que ce n'est pas tout à fait ce qu'il me faut. Je me trouve à table à côté de lui et je lui redis ce qu'il me faut, quelque chose comme un excellent sergent-major, un scrupuleux économe. Après le déjeuner il va, comme un hanneton, en parler à Huisman. À bâtons rompus, en serrant des mains, disant au revoir à l'un, prenant rendez-vous avec l'autre, me dit qu'il pense à m'envoyer un jeune homme actuellement au musée du Louvre qui avait commencé par faire ses études de médecine!

— C'est l'attaché de Verne.

Je dis à Verne de me l'envoyer dans l'après-midi, si possible.

— Vous vous exagérez les difficultés et l'importance de la comptabilité, me dit Huisman…

Reçu la visite de ce jeune homme, excessivement sympathique et intelligent. Très loyalement il me dit que rien ne le prépare à un poste comme celui qu'on lui propose. Il venait, m'a-t-il semblé, plutôt pour s'excuser de ne pas accepter une place que je ne lui offrais pas… J'ai eu l'impression que Verne l'avait sollicité, qu'il ne savait comment faire pour se débarrasser de cette offre, enfin situation stupide, créée par des gens qui ne connaissent rien à la question. Il me cita de lui-même Beaumarchais "Il fallait un calculateur…" Mais dès mon arrivée à Rome j'écrirai en vitesse à Huisman. Je veux, en tout cas, fixer par écrit mon point de vue. Si on me nomme quand même un type qui ne viendrait ici qu'en amateur, comptable improvisé, je ne veux pas en avoir la moindre responsabilité pour les conséquences de désordre qui en résulteront.

19 [avril 1934 Rome]

Voyage désagréable du point de vue moral.

1. Direction : Je suis très préoccupé de la nomination qu'ils sont capables de faire pour remplacer G[authier]. Après tout j'aime encore mieux un antipathique comme G[authier] mais qui fait à peu près bien son métier qu'un amateur ou un de ces écrivailleurs d'art dont je suis menacé. Méditation sur la lettre à écrire à Huisman et à Verne.

2. La politique intérieure et extérieure de la France. Comme beaucoup, je suis stupéfait de la brutalité de notre changement de politique extérieure. Attitude qui correspond à ce que me disait dernièrement R[ené] Besnard chez les Anglès. La seule chose qui me rassure, c'est qu'il y a tout de même dans ce ministère singulier un homme comme Marquet. Il semblait que nous étions à la veille d'un arrangement, d'une transaction pas fameuse puisqu'il ne s'agissait pas de désarmement encore mais de limitation seulement, qui eût été un pas vers le but ardemment souhaité par tous les gens de bon sens. J'aime à croire qu'il y a de très graves raisons que nous ne connaissons pas, pour courir ce risque très dangereux d'isolement. Je pense que s'il n'en était pas ainsi, Marquet, s'il est ce qu'on dit, aurait démissionné. Il ne faudrait pas tout de même que la crainte des "Action Française", Croix-de-Feu, etc., les uns trompeurs et violents, les autres trompés et courageux, soit plus forte que le souci d'épargner au pays la plus terrible des aventures. En même temps, être spectateur de l'autre aspect de la question. L'Italie comme l'Allemagne ensuite, en prenant des attitudes revendicatrices, intransigeantes voire même menaçantes, ont obtenu beaucoup. Si par ce nouveau mouvement, la France obtient ces réelles garanties que je croyais que Locarno, le pacte à quatre, me semblait lui donner, mais que l'on estime sans doute trop vagues, je m'inclinerai. Mais…

Commencé lettre à Huisman.

20 [avril 1934 Rome]

Ma lettre à Huisman est partie. Je la crois bien. Lily la trouve bien. Je lui recommande encore M. Gilauton. Si l'on m'envoie un homme qui ne fait pas l'affaire, je ne pourrai en tout cas pas être accusé d'avoir manqué de caractère et, par flatterie, d'avoir approuvé ce que je n'approuvais pas.

Conférence de mon vieux camarade Hazard sur Stendhal. Intéressante, très bien faite. Puis dîner chez Chaix au lycée. Fatigue qui ne s'imposait pas. Il nous a raconté d'amusantes histoires de ses débuts comme pion dans de petits lycées de province où végète un petit monde de professeurs et de proviseurs ratés.

21 [avril 1934 Rome]

Tant que Briand conduisait la politique étrangère de la France, la France avait un énorme prestige extérieur et était le centre de la politique internationale, parce qu'il faisait une politique nettement pacifique. Ce sceptre est passé aux mains de Mussolini parce qu'il a pris la même attitude. Je ne crois pas que jamais une nation, après une guerre victorieuse ait voulu, comme nous, maintenir à perpétuité son ancien ennemi vaincu dans une situation[31] impossible. Le premier soin de l'Italie après la guerre a été de faire avec ses anciens voisins ennemis la politique de rapprochement qui a abouti aux pactes récents que l'on sait. Et il s'agit de la Hongrie et de l'Autriche bien réduites toutes les deux. La France, au contraire, semble n'avoir d'autre but que de rester au plus mal avec l'Allemagne, n'a jamais fait un geste d'apaisement, tout en crevant de peur. Il se crée de plus en plus une situation pareille à celle de Rome et de Carthage. Qui aura le sort de Carthage! Hélas!

Monument Thomas que je transforme de manière excellente. Approbation totale de Lily. Au lieu de ce froid pilier, un groupe de quatre ouvriers représentant les quatre parties du monde. [C'est] beaucoup plus plastique.

À déjeuner, le jeune ménage Yves Guilbert, les Delbet et Lagriffoul. Delbet paraît horrifié par l'art baroque. Il le dit. Il semble ne rien aimer ici. C'est la première fois qu'il venait. Il est resté trois jours et part demain pour Naples. Même la Sixtine n'est pas épargnée par lui. J'aime qu'on dise ce qu'on pense. Il la compare à la S[ain]te-Chapelle. Cette manie de comparaison est stupide. Défaut français. Sur un mot de moi à propos de la note française à propos de laquelle Chambrun lui aurait dit que toutes les portes n'étaient pas fermées, il me dit que c'est bien dommage qu'on n'ait pas fermé toutes les portes. Tous les bourgeois français sont fous[32].

Le jeune pianiste Y[ves] Guilbert nous joue du Brahms, du Chopin, du Debussy. Il joue bien, très loyalement, sans chercher à faire de gros effets. Peut-être est-ce un peu trop sage.

Direction : Entrevue normale avec Gauthier : pièces à signer dispositions dernières à prendre pour l'exposition. Le Roi a fixé le samedi 5 mai. Les bois sont dans la loggia où on les monte. Visite de Dupont qui m'apporte le programme du concert qui aura lieu le 13. Nous allons essayer de le donner le soir. Visite de Courtois qui m'apporte les dessins pour la nouvelle disposition de l'estrade. Ce sera mieux. Au lieu de la mettre contre la statue de Louis XIV, elle sera devant la fenêtre centrale.

Visite de Müller. Il revient de Tunis par l'avion. Parti à 9 heures, il était ici pour déjeuner. Mais au départ, l'avion faillit capoter par perte de vitesse dans un virage pris trop bas. Il revient enthousiaste. Gemignani est resté pour attendre un caboteur qui l'emmènera en Grèce.

Fin de journée dans la belle villa que M. et Mme Barducci ont via S[an] Sebastiano (via Appia antica). Bien bel endroit. Belle maison moderne qu'un peintre italien a décoré de mosaïques très réussies. Rencontré Paribeni, Nogara, Curtius, Miss Strong, etc[33].

Puis chez les Daliétos, je retrouve l'attaché roumain M. Lecca, dont la femme est si charmante. J'imagine que Cléopâtre devait être pareille. Lecca jubile de la note française. On ne saisit pas encore la pensée italienne. Les journaux aujourd'hui sont totalement muets, absolument pas un mot, même d'information. D'après Mme Anglès, les Italiens qu'elle a vus semblent assez impressionnés.

— Enfin la France a manifesté une volonté, dit-on.

Si c'est une volonté dans le bon sens, ça va. Mais… Mais le voyage de Barthou en Pologne fait beaucoup penser au voyage de Poincaré en Russie (1914). Je m'efforce de trouver que c'est très bien ainsi. Au fond de moi, je crois que c'est un désastre et que notre pays est mené à sa perte. Il paraît que c'est Tardieu qui a dirigé cette opération. Dire que les élections nous avaient débarrassés de cet imbécile. L'émeute nous l'a ramené. Un des auteurs principaux de l'inepte traité de Versailles, auteur stupide du fameux projet d'armée internationale, il sera l'agent principal du désastre qui maintenant menace la France. Mais tous les matins, le bourgeois français rassuré momentanément sur son coupon, assuré qu'on le laissera à peu près tranquillement frauder le fisc, satisfait qu'on ait tout de même un peu serré la vis à ces "repus" de fonctionnaires, fier qu'on ait parlé ferme enfin et haut à ces Anglais (sans lesquels on aurait perdu la guerre, mais ça ne fait rien) dégustera son café au lait en même temps que les mensonges de son journal, jusqu'au jour où il s'éveillera de l'égoïste torpeur béate où il est vautré, parce qu'il s'apercevra qu'il est seul, tout seul devant l'Allemand affamé. Parce que c'est comme cela qu'elle se présentera la fameuse "guerre préventive".

22 [avril 1934 Rome]

Trouvé mon groupe du monument Thomas, bien mieux que le pilier qui commençait à m'ennuyer. Je me vante souvent d'une imagination inépuisable. Je crois que c'est vrai. Mon évocation des quatre parties du monde sera nouvelle, c'est en même temps celle du travail international : le fondeur ou l'Europe; le sarcleur ou l'Afrique; le coolie ou l'Asie; le chasseur de fourrures ou l'Amérique. Ça s'arrange bien. Le buste de Thomas se présentera mieux. Au fond je suis très emballé. Le tout est maintenant de faire accepter le changement d'abord, puis de ne pas être bousculé par la hâte, ensuite.

Reçu lettre de Flegenheimer à ce propos. Qui voudra faire l'important.

Cette ville est inépuisable en surprises de beauté. Hier c'était via Appia. Aujourd'hui c'est via Cellia, chez les Manzoni, l'ancien ambassadeur à Paris. D'une certaine fenêtre il y avait une vue sur la campagne. La regarder vous donnait autant de talent qu'à Poussin. Premiers plans sombres, vallonnés. Comme fond, l'Urbs fauve. C'était après le coucher du soleil. Ils ont bâti là, à une dizaine de k[ilomètres] de Rome, une somptueuse villa, pleine de très belles choses. Ce sont tous les deux des gens très charmants. Lui, avant d'être à Paris, a été trois ans en Russie. Il disait que c'était de la folie que d'espérer avoir des relations d'amitié solide avec ces gens-là. Rencontré une princesse Fabriciotti, enthousiaste et qui fait de très bonne peinture. Beaucoup d'autres charmantes femmes. Tout le monde ou presque est comtesse, duchesse, princesse. Ça n'empêche pas que toutes ces femmes sont intelligentes et très souvent fort jolies.

Dupont m'apporte le programme du concert annuel.

Conférence avec Courtois pour arrangement nouveau de la bibliothèque pour le concert.

23 [avril 1934 Rome]

Ma seconde esq[uisse] Thomas marche merveilleusement. C'est une nouvelle interprétation des 4 parties du monde, sous la forme ouvrière.

Dir[ection] : Les autres moments de la journée occupés par les dispositions à prendre pour l'arrangement de la bibliothèque pour le concert. Réunion quotidienne avec Gauthier, à peu près bonne.

Après-midi, thé-marsala avec tous les pensionnaires pour l'exposition. L'innovation cette année sera de donner le concert le soir. Gare aux refroidissements et à la cohue. Nous allons prendre nos précautions. Innover c'est bien. Gare les bûches.

Visite à Leygue qui avance le nu qu'il fait avec sa gentille femme. Garçon qui a une grande facilité. Je le crois assez flemme. C'est là le fond de tout.

24 [avril 1934 Rome]

Fin esquisse Thomas, du moins du groupe du couronnement qui est trouvé et serait bien amusant à exécuter. Ça évolue vers le bronze. Après tout ce serait mieux peut-être : socle en granit; toute la sculpture en bronze. Pour le moment je suis surtout content de m'être débarrassé de ce triste pilier. C'était surtout projet d'architecte, donc abstrait; n'aurait valu que par sa taille, donc effet facile. C'est plus difficile d'impressionner par la qualité que par la quantité. Lily qui vient avec Mme Roger semble satisfaite. Mme Roger venait me montrer une très intéressante photographie de la villa Médicis, un tableau de Nattier, le père, date 1651, où se voient toutes les statues, tous les arrangements de la façade à cette époque[34]. Nous irons voir le tableau mardi prochain. Ma petite Bernadette plaît.

Soir, chez le directeur de l'Académie américaine. Se présente à moi une femme sculpteur tchécoslovaque, H. Zelezna, qui me dit que ma tête est un beau morceau de sculpture!… Le gentil M. Hewlett me fait dire qu'il regrette de ne pas parler français, ni italien, ce qui le prive de parler avec un homme comme moi!… Le monument de Genève [35] est, pour lui, un des plus beaux morceaux de sculpture de toutes les époques… Bavardé, près d'un buffet où de gentilles américaines venaient s'abreuver de cocktails, avec un jeune prêtre qui en faisait autant et des pensionnaires qui en faisaient aussi autant. C'était très gai, très cordial. J'admire le beau visage de Miss Strong, d'une grande noblesse et intelligence. La malheureuse est mutilée par une arthrite dont elle souffre depuis son enfance.

Direction : Visite à Brayer. Son grand tableau vient bien, composition bonne, mais toujours la même insuffisance de métier. Maintenant c'est trop tard. Il ne l'acquerra plus. Toutes ses œuvres auront toujours quelque chose d'insuffisant. L'erreur initiale remonte loin. J'avais espéré l'année dernière. Il ne me semble pas avoir persévéré. Ses Cigarières feront quand même une bonne toile[36]. Son portrait du jeune chevalier de Malte est très bon. Mais quel charmant homme[37].

Chez Bizette[-Lindet] : Son buste de jeune fille est bon. C'est même mieux que Despiau, dans ce genre là. Sa statue, c'est un peu dommage. Il aurait pu faire mieux.

Branle-bas de l'exposition. Je me lance dans les innovations : concert le soir. Essaie d'autre disposition de la salle, choix de tissus, étude d'un éclairage de la loggia par lumière indirecte, lutte contre les courants d'air et organisation du vestiaire. Grosses questions!! Lourdes responsabilités!! que nous étudions avec Courtois en riant bien.

25 [avril 1934 Rome]

Travail : Enchanté de mon esquisse Thomas. Je crois que ça a réellement grand caractère. J'ai installé aujourd'hui la maquette du groupe sur le socle. Pourvu maintenant que le comité là-bas ne fasse pas de difficultés pour ce changement. Mais quel travail encore!

Vie romaine : visite de la princesse Cantacuzène et une amie. Elles ont été emballées de ma Bernadette. C'est vrai qu'elle est bien.

Conférence à l'école d'archéologie allemande. Bien mal faite. Un professeur italien lisait à toute vitesse un texte sur le Forum Argentina. Programme intéressant. Défilait derrière lui des projections, en général mauvaises.

Thé chez Armando Suarez. Appartement charmant, classique du vieux garçon riche aimant à bibeloter. Beaucoup de femmes fort jolies qui faisaient en bavardant un raffut du tonnerre, ambassadeur de Turquie, ambassadeur de Yougoslavie. Ce dernier cherchait un membre de notre ambassade. Voici mon impression résultant des conversations eues ou entendues. L'Angleterre est absolument furieuse de la note française. C'est pire qu'après l'échec de la conférence de Cannes. Nous aurons beau ergoter, l'échec de la conférence si, comme c'est à craindre, il a lieu, nous retombera sur les épaules. Cependant la Hongrie s'arme, reçoit d'ici avions et munitions, accumule paraît-il ses troupes sur la frontière roumaine, n'attend que l'échec de la conférence pour s'emparer des territoires revendiqués par elle. En Roumanie, Titulesco vit entouré d'une garde de prétoriens. Ne voyage qu'avec cette garde, car il est menacé. Il ne garde le pouvoir que par la volonté du roi, contre la majorité de la nation. Sa situation d'ailleurs ne peut plus s'éterniser. Alors, si la Hongrie attaquait la Roumanie, la France déclarerait la guerre à la Hongrie[38]? C'est à ça qu'on nous mène?

Direction : Habituelle antipathique entrevue avec Gauthier. Rendez-vous avec Courtois pour l'aménagement de la bibliothèque pour le concert. Ça va s'arranger. L'éclairage de la loggia sera bien. Et je crois que même cette terrible question vestiaire! sera bien organisée[39].

Direction : Visite de M. Lamond[40], le directeur, pour la musique, de l'Académie américaine, [qui] venait avec Y[vonne] Desportes pour organiser un concert des pensionnaires américains et français. Il voudrait faire la répétition ici, à l'occasion de la venue en Europe du président de la Fondation. Difficile à cause du moment. Me parle d'une maison qu'il construit à Monte-Carlo pour y avoir en même temps six pensionnaires musiciens des six pays suivants : Amérique, Angleterre, France, Italie, Espagne, Belgique. Le Français devrait être le dernier grand prix ayant fini sa pension à Rome.

26 [avril 1934 Rome]

À déjeuner, les Anglès et Mme Walter et sa fille. Demain Mme Anglès doit venir m'interviewer (encore!) pour préparer un article pour Paris-Midi, à propos de l'ouverture de l'exposition.

Téléph[one] de Chambrun à propos du buste de Chateaubriand. Ma proposition de le placer contre le mur de la Trinité-des-Monts est soumise au governatore di Roma.

Travail : néant aujourd'hui.

Direction : Tandis que j'étais avec Villa et Courtois à décider de divers points en suspens pour l'arrangement de la bibliothèque pour le concert, arrive Lagriffoul qui demande à me parler. Un peu ému, lorsqu'il vient me retrouver ici, il m'annonce, à ma grande surprise, que les pensionnaires sont divisés en deux camps, à cause des femmes. Les célibataires se plaignaient de plus en plus de la place que prennent les femmes de leurs camarades mariés, repas trop tardifs, n'en finissant plus, conversations sans intérêt[41], des scènes regrettables, presque violentes auraient eu lieu; réunion générale à la suite de laquelle les pensionnaires non mariés[42] décidèrent le départ des ménages. Les ménages se sont alors réunis dans la chambre de Planel où ils prennent leurs repas ensemble. Je suis assez embarrassé. Il faut évidemment profiter de l'incident pour régler cette situation des repas[43] et de l'encombrement de ces ménages. Mais le faire avec tact et faire comprendre que si individuellement chacun de ces petits ménages m'est fort sympathique et disposé à les aider, du point de vue de l'Académie il ne faut pas qu'ils apportent aucun trouble. Tout cela très nuisible au travail.

À propos [de l']exposition, j'ai décidé de mettre un vélum pour améliorer l'éclairage un peu brutal de la loggia. Je savais le prix  : 1,20 L. Le tapissier m'en propose à 1,50 L, venant de la Casa del Arrantamento prônée par Gauthier. Je refuse et déclare ne pas vouloir payer plus que 1,20. Finalement on me l'apporte. Le tapissier alors me demande de ne pas dire à Gauthier qu'il a pris ce tissu dans une autre maison, que Gauthier l'attraperait… Bizarre ou plutôt pas bizarre.

Téléph[one] de M. de Chambrun, à propos du buste de Chateaubriand, qui sera probablement passé le long du mur de la Trinité-des-Monts : inauguration à l'automne. Rendez-vous pris pour demain pour nous entendre pour l'inauguration de samedi.

Concert à l'Augusteo : orchestre de Berlin avec Furtwängler. Remarquable. Sonate ou Sérénade en sol majeur de Mozart, jouée avec une valeur, une tendresse, un goût difficiles à égaler. Puis trois préludes d'une légende dramatique sur Palestrina, par un Russe, Hans Pfitzner. Mais surtout ce furent la 7e symphonie et l'ouverture de Tannhäuser. Avec ces deux hommes-là[44] on est toujours emporté hors du temps. Et c'est toujours humain. Et l'on y découvre toujours du nouveau et des richesses d'émotion.

27 [avril 1934 Rome]

Rendez-vous avec Mme Anglès. Ah! ces conversations avec devant soi le petit bloc de poche et le petit crayon[45]!

Visite à M. de Chambrun, toujours aimable. Il fait venir Dampierre pour se faire dire par lui le protocole de la réception de samedi. Arrive donc le monocle de Dampierre en équilibre sur ses deux longues jambes. Assis, il commence :

— Alors voilà, vous attendez sur le perron…

— Jaquette ou redingote? interrompt de Chambrun, yeux humides, paupières rouges.

— Jaquette ou redingote, répond Dampierre, comme vous voudrez. Le Roi arrive donc. Vous allez à la rencontre de la voiture et vous offrez le bras à la Reine. Le Roi ne prendra le bras de personne. Puis vous les mènerez dans les salles, en passant d'une salle dans l'autre. Après quoi il y aura le petit concert. Ensuite vous les conduirez dans le salon prendre une coupe de champagne.

Alors j'ai interrompu timidement ce monocle monologuant et ai demandé si le directeur de l'Académie et sa femme étaient invités… L'imbécile a compris :

— Bien entendu, bien entendu, avec Monsieur et Madame Landowski, etc.

Est arrivé Charles-Roux que j'ai invité pour samedi après-midi. Tout est donc, du point de vue des dates, en règle.

De retour, visite du docteur Toscano. Le secrétaire lui a téléphoné pour lui demander un rapport sur la maladie de Constantino, pour envoyer à Paris. Il venait m'en aviser. Initiative de Gauthier dont je ne discerne pas l'arrière-pensée. Je ne l'ai pas vu aujourd'hui à cause de mon rendez-vous Chambrun.

Entrevue avec Lagriffoul. Le pauvre petit est tout retourné de cette division [46] en deux camps. Le camp des mariés est en proie d'ailleurs à une terreur panique d'être obligé de quitter l'Académie. Il me sera transmis demain une demande officielle du camp des ménages pour avoir une nappe et faire salle à manger autorisée chez Planel. Ça sera pour moi le moment de la décision. Elle sera : refus de cette autorisation; conseil de se trouver un restaurant en ville pour faire une petite popote des ménages. Il faudra leur faire bien comprendre que s'ils m'intéressent chacun comme ménage individuel, en "corps constitué" ils sont nuisibles à l'Académie. Leur rappeler que les femmes sont tolérées, qu'il est contraire au règlement qu'elles vivent à l'Académie. Du moment que cette facilité crée des incidents et de la brouille, nuit à la bonne camaraderie et que certains s'en plaignent, la situation actuelle doit changer. Et tenir bon, gentiment.

Travail : Fait un bon dessin du sculpteur baissé pour le pylône Paris des fontaines[47].

Visite de Schwob d'Héricourt et de son gendre et fille. Dans l'admiration des jardins de la Villa. Tout à fait dans nos idées sur les affaires en cours à Paris.

M. de Chambrun me disait ce matin qu'il avait fallu signer cet accord commercial de Milan pour empêcher une réaction violente ici contre notre attitude pour le désarmement. Mais situation des plus précaires.

28 [avril 1934 Rome]

On suit avec intérêt le voyage Barthou en Italie. Il ne semble pas qu'il ait donné grand chose. La Pologne s'entend évidemment avec l'Allemagne contre la Russie. Elle est de plus très mal avec la Tchécoslovaquie. Il y a entre les deux pays une question de mines à leur commune frontière, lourde d'inquiétantes menaces. On dit que si jamais une conflagration éclatait, ces deux pays se jetteraient l'un sur l'autre. Ce sont là les alliés que la France préfère à l'Angleterre ou l'Italie…

Visite de M. Guichard, pour[48] me présenter un M. Mignon, qui vient faire des conférences à Rome.

Direction : Visite de Leygue, gentil mais toujours compliqué. Il semble fort inquiet de la situation créée par la division actuelle. On voudrait savoir ce que je vais faire et ce que je pense. Ce que je pense, je ne l'ai jamais caché : c'est que les femmes ne devraient non seulement pas habiter la Villa, ce qui est décidé, mais n'y plus prendre leurs repas. Leygue ne me cache pas qu'il trouve que le "parti célibataire" a raison… Ce qu'il voudrait surtout, c'est pouvoir terminer agréablement sa pension, habitant ici avec sa petite femme, désir fort compréhensible[49]. Je suis cependant contraint d'établir un règlement de la salle à manger et qui ne favorisera certainement pas l'emprise des ménages. Mais c'est vraiment une question bien rasante.

Jolie promenade avec les enfants au Palatin.

29 [avril 1934 Rome]

Je suis retourné à Terracina. C'est pendant l'été de 1905 que j'y ai été la première fois. J'y allais en troisième classe, par un petit train qui s'arrêtait à toutes les stations parfumées. Je me rappelle que j'avais emporté avec moi[50]Sous la pierre blanche et Le jardin d'Épicure. Ce sont peut-être les meilleurs livres d'Anatole France qui était plus un essayiste qu'un romancier[51].

Les villes, créations des hommes, naissent, vivent, changent et meurent comme nous-mêmes. Je reviens là aujourd'hui, directeur de la Villa, dans l'auto du directeur. Je faisais alors, dans mon atelier de pensionnaire, les Fils de Caïn, que je commençais. Je ne me doutais pas, certes, à ce moment, de leur destin. Quoi que je fasse ici, à présent[52], j'en connais désormais le destin. J'ai connu certains insuccès. J'ai connu les plus grands succès. Les échecs marquent plus que les réussites. Mais qu'ai-je aujourd'hui dans mon atelier de directeur? Durant ces six mois comme j'ai fait peu de chose! Suis-je devenu comme cette petite ville, que j'ai connu jadis[53] si pittoresque, habitée presque uniquement par des femmes aux vêtements noirs et blancs, quelque chose d'assez banal[54] avec seulement des souvenirs, un reste de personnalité? La porte du Moyen Âge par laquelle le soir rentraient les troupeaux de chèvres, qui conduisait à la route aux hautes falaises habitées par de véritables troglodytes, on l'a conservée, cette porte, mais tout autour ce sont des petites maisons comme à Asnières, avec des toits en tuiles artificielles. La falaise est exploitée. Je n'ai pu retrouver la maison où j'avais loué une chambre. Et Terracina, la vraie Terracina, se trouve reléguée, rejetée[55] par la ville nouvelle et banale, qui voudrait être une station balnéaire, comme la Casbah à Alger étouffe d'année en année au milieu de la ville moderne qui la dévore comme un cancer, cœurs vrais des cités[56] que les hommes[57] saignent peu à peu, ainsi en est-il de nous-mêmes. Qu'est devenu le bâtisseur du Temple, qui était en moi, qui naissait en moi à cette époque de ma vie? Il est là, oui, toujours, sans doute mais je n'ai pu que dresser les plans[58], je n'ai pas pu encore réaliser. Sans doute m'a-t-il manqué un peu de folie[59], de cette folie qui sait grouper autour de soi[60] la foi et les dévouements[61], qui est faite d'intelligence et d'une certaine ruse, d'énormément de toupet, de manque total de sens critique, enfin toutes ces "qualités" d'action qui auraient fait de moi un homme complet. Énergie de se refuser à tout ce qui n'est pas dans la ligne directe du but à atteindre, comme la direction d'ici, par exemple, tous ces travaux d'intérêt secondaire qui prennent autant de temps que de grands, etc.

Si les villes vieillies meurent ou se transforment, il en naît de toutes nouvelles, qui sortent de terre en quelques mois. Quand on a, comme aujourd'hui, un type tout cuit de maison, d'Hôtel de ville, d'hôtel meublé, etc., et un procédé comme cet affreux ciment armé, il ne faut pas s'en étonner. Voici Sabaudia et Littorio que nous avons vu avec Terracina aujourd'hui. Un architecte hollandais aurait fait exactement la même chose s'il avait eu ainsi à construire de toutes pièces une ville nouvelle dans son pays. C'est la rue Mallet-Stevens d'Auteuil multipliée. Je ne peux pas considérer cela sur le plan esthétique. Est-ce même agréable à habiter? Et je voudrais revoir cela dans vingt-cinq ans. L'aspect d'exposition abandonnée de la rue M[allet]-S[tevens] donne la réponse.

Nous sommes revenus par le mont Circeo. Promenade à pied qui m'a rappelé le Brusc et cap Myrtes. C'était plus imaginatif peut-être. Ce n'est pas plus beau.

30 [avril 1934 Rome]

Moulage de mon esquisse d'Albert Thomas. J'espère que je ferai accepter sans difficultés au comité le changement.

Visite des officiers français venus à Rome pour le concours hippique, jeunes hommes charmants qui ne doivent pas être très capables de parler de beaucoup d'autres choses que de chevaux et de femmes. Il est bon qu'il en soit ainsi, que chacun ne pense qu'à ce à pour quoi il est fait. Ils ont été très sensibles au charme de notre Villa. Au moment de partir, le Colonel, chef de la mission, s'est consulté avec ces jeunes hommes et ensuite, en me disant au revoir, m'a remis des entrées pour le concours, absolument comme on remet au portier un pourboire. Je ne crois pas que ces messieurs aient savouré le comique. Mais la vérité est que c'était très gentil.

Direction : les envois s'installent. Bizette[-Lindet] a apporté son marbre. Combien je regrette de n'avoir pas été là pour l'arrêter dès qu'il a voulu commencer ça. C'est d'un bien pauvre intérêt. Certains morceaux sont bons (le ventre par exemple). Quand même, pour un dernier envoi, c'est pauvre. Le bas-relief de Lagriffoul est mieux. C'est un peu grand pour le sujet. Il y a là des promesses vraies. Brayer a apporté un certain nombre de ses belles esquisses. Belle vision. Réel talent. Le grand tableau n'est pas arrivé. Là, ce n'est plus la même chose. Le don, la vision personnelle ne suffisent plus. Il y faut un savoir qu'il n'a pas pu acquérir. Insuffisance de l'éducation première.

Je l'avais à dîner avec Isorni, le gendre de Desvallières, avec Y[vonne] Desportes, avec Lagriffoul. Isorni, qui monta l'année dernière en loge, peu justement, et qui en sortit un tableau peu réussi. Je ne crois pas que la confiance que ce jeune homme paraît avoir en lui soit très justifiée. Lagriffoul que j'interroge sur le petit conflit de la salle à manger me dit qu'ils s'efforcent les uns et les autres d'arranger les choses. Mais il me semble que le camp "célibataires" met meilleure volonté que le camp des "mariés". Il paraît que Dengler et Courtois auraient proposé de ne plus venir à table pour permettre aux mariés d'y revenir avec leurs femmes. Voilà qui n'est pas admissible car cela reviendrait à interdire le salon et la salle à manger à ceux qui seuls ont le droit d'y être pour en permettre l'usage aux personnes qui n'y ont aucun droit. Donc le règlement que j'ai élaboré s'impose. Mais est-ce vraiment intéressant d'avoir à s'occuper[62] d'histoires de ce genre?

 

[1]    . Méhémet Ali.

[2]    . Précédé par : "Secrétariat", raturé.

[3]    . Suivi par : "tout à l'heure", raturé.

[4]    . Suivi par : "Évidemment", raturé.

[5]    . Au lieu de : "des individus", raturé.

[6]    . Au lieu de : "sans la guerre", raturé.

[7]    . Au lieu de : "Son attitude", raturé.

[8]    . Suivi par : "et de sa femme", raturé.

[9]    . Suivi par : "d'un couple de", raturé.

[10]  . Au lieu de : "resplensissante", raturé.

[11]  Amélie Landowski.

[12]  . Au lieu de : "ou approche", raturé.

[13]  Fauré.

[14]  . Suivi par : "qui lui permet", raturé.

[15]  . Suivi par : "et comte et comtesse", raturé.

[16]  . Au lieu de : "indignation", raturé.

[17]  . Suivi par : "de s'emparer", raturé.

[18]  . Au lieu de : "de ce garçon", raturé.

[19]  . Dans le manuscrit : auxquelles.

[20]  . Suivi par : "Mais je n'ai pas pris part à la conversation", raturé.

[21]  . La phrase commence par : "Après toilette", raturé.

[22]  Marcel Landowski.

[23]  Sources de la Seine.

[24]  . Au lieu de : "modifications", raturé.

[25]  . Au lieu de : "grande", raturé.

[26]  Chabannes.

[27]  . Suivi par : "Les docteurs", raturé.

[28]  . Albert Lebrun.

[29]  Sources de la Seine.

[30]  . Au lieu de : "d'imbéciles et d'emmerdeurs", raturé.

[31]  . Suivi par : "dangereusement", raturé.

[32]  . Suivi par : "Il se rengorgeait", raturé.

[33]  . Suivi par : "Le ministre de Rou...", raturé.

[34]  . Au lieu de : "ce moment", raturé.

[35]  . Monument de la Réformation.

[36]  . Au lieu de : "une très belle toile", raturé.

[37]  . Au lieu de : "garçon", raturé.

[38]  . Suivi par : "Tout de même! tout de même!", raturé.

[39]  . Au lieu de : "Sera réglé", raturé.

[40]  . Orthographié aussi "Lhamond", 23 mars 1936.

[41]  . Suivi par : "camaraderie", raturé.

[42]  . Suivi par : "obtinrent que", raturé.

[43]  . Suivi par : "de ces femmes", raturé.

[44]  . Au lieu de : "gaillards", raturé.

[45]  . Suivi par : "Drôle de métier, gagner sa vie en", raturé.

[46]  . Au lieu de : "brouille", raturé.

[47]  Sources de la Seine.

[48]  . Au lieu de : "venant", raturé.

[49]  . Suivi par : "Je vais être", raturé.

[50]  . Suivi par : "les livres d'A. France", raturé.

[51]  . Au lieu de : "créateur", raturé.

[52]  . Suivi par : "à Rome", raturé.

[53]  . Au lieu de : "petit port de pêche", raturé.

[54]  . Suivi par : "ressemblant", raturé.

[55]  . Au lieu de : "entourée", raturé.

[56]  . Suivi par : "de jadis", raturé.

[57]  . Suivi par : "détruisent à plaisir", raturé.

[58]  . Suivi par : "comme ces architectes", raturé.

[59]  . Suivi par : "vraie", raturé.

[60]  . Au lieu de : "d'un homme", raturé.

[61]  . Suivi par : "d'autres hommes", raturé.

[62]  . Suivi par : "de toute", raturé.