Juin-1943

1er juin [1943]

Soixante-huit ans. Il faut que je me répète ce chiffre, il faut que j'évoque les hommes, autour de moi, qui ont mon âge, pour en avoir vraiment conscience. Et ça [ne] me fait aucun plaisir. Tant de choses à dire, si peu d'années fécondes à vivre! Heureux les sans imagination, les contents d'eux-mêmes, les satisfaits de peu, genre Despiau et consorts médiocres. Assez sur ce thème. J'y pense aujourd'hui car j'apprends que le musée d'Art moderne est rouvert. Ladoué devait me faire signe, pour me proposer une place meilleure pour le buste de Lily que le coin d'ombre où cet imbécile l'a placé, et couvert des traces des doigts gras des hommes sans soin qui l'on manié. Je vais aller voir. Et si rien n'a été fait, je protesterai énergiquement. Car tout de même, quand je vois la meilleure place, la seule bonne place, dans ce musée idiot qui n'en n'a qu'une! occupée par cette mauvaise figure d'athlète assis de Despiau, agrandissement à la machine, figure où il y a des fautes élémentaires comme la longueur inégale des deux bras, et tout autour ces bustes se ressemblant plus à eux-mêmes qu'aux personnes portraiturées, j’ai le droit légitime de protester si au moins un buste de moi n'a pas une place de même importance. Cette figure de Despiau, les gens qui la lui avaient commandée des Luxembourgeois, pour un tombeau — la lui avaient refusée tout d'abord. Il a fallu toute la faconde de Perret — l'architecte du tombeau — et l'influence de toute la bande pour persuader les pauvres gens de leur ignorance et de la qualité inouïe, rarissime, géniale! de cette mauvaise académie. Le jury de l'exposition de 1937, j'en étais, passant devant, sans savoir de qui elle était, s'étonnait qu'on osât envoyer une œuvre aussi mauvaise. Quand on la sut de Despiau, beaucoup, comme moi, qui savent les limites de son talent, ne s'étonnèrent pas. Et la voilà, grave exemple pour la jeunesse, en place d'honneur, avec son geste bête, sa mollesse d'exécution, les traces de l'aiguille de la machine ne sont même pas effacées.

Et tandis que moi, comme tant d'autres, me laisse aller à ces mesquines préoccupations — heureusement elles ne sont pas les principales et je finis toujours par les dominer — tandis qu'à travers toute l'Europe les familles sont dispersées, qu'à travers le monde tombent les jeunes générations de tous les peuples, tandis que de part et d'autre les belligérants se déclarent intraitables, l'Allemagne essaye, par l'Espagne, de traiter avec les Américains qu'elle a juré de mettre à genoux; et comme ça n'a pas marché, elle essaye à Stockholm, de traiter avec les Russes, et chacun sait que cette guerre est faite pour refouler les Russes en Asie-Sibérique...

2 juin [1943]

Journée de Françoise[1]. Le matin elle m'emmène à Gaveau pour l'écouter essayer son piano dans la salle, mais... la salle était occupée par une répétition de chœurs! Elle avait seulement oublié de s'arranger avec la direction de l’établissement. Elle a donc répété dans une salle basse où une douzaine d'énormes pianos reposaient côte à côte comme des monstres noirs. Monstres dont les claviers s'ouvrent comme des mâchoires, montrant de longues dents blanches et noires, dévorateurs d'ambitions, d'espoirs, ayant toujours finalement raison de toutes les mains qui luttent avec eux. Une lumière blafarde brillait de ci de là sur les bois luisants. Françoise toute blonde, éclairée comme par une lumière intérieure, se déclarait enchantée de son monstre. Le soir, elle a eu un succès très grand. Une salle bien remplie. Dès la première partie de la Sonate pathétique, les applaudissements ont spontanément éclaté et le succès n'a cessé de grandir. Elle a l'étoffe d'une très grande artiste.

En rentrant, nous avons fêté ce succès et en même temps... mes soixante-huit ans. C'est moins drôle.

Dans la journée, était venu le jeune Trémois, me montrer son carton de concours de Rome. Garçon bien intelligent, un peu agité, sûrement un de nos peintres d'avenir. Mais qui peut prévoir de ces destinées! Tant de désastres les guettent, ces jeunes hommes. Et ceux qui échapperont aux conséquences de la situation, seront happés par les inquiétudes théoriques.

Avant le concert, à l’Entraide, que Darras présidait avec "serinité" je dis bien "serinité" et non sereinité. Ce qui ressort de cette réunion, c'est la carence de l'État, incapable de se décider, de trouver même un titre au groupement des artistes et qui laisse se former, en dehors de lui, un organisme indépendant, l’Entraide, fondé par les artistes et quelques amateurs. Que quelques ambitions, quelques intérêts cherchent à se satisfaire là, sans doute, il n'en demeure pas moins que ce que l'État, qui se dit autoritaire ne peut pas faire, bien qu'il ait en mains tous les moyens, a été fait par les artistes, sans autres moyens que leur débrouillage. Cette Entraide, c'est la continuation élargie de la Fraternité des Artistes que l'Académie avait fondée en 1914-18. De Monzie a tenu, en 1939, à prendre ça en mains. Sa situation de ministre lui donnait bien des facilités. Heureusement que cela existe. Et je crois bien que bientôt l’État ne pourra pas faire autre chose que de sanctionner cette situation de fait. Mais il se passe en ce moment des événements qui vont mettre ce malheureux État de Vichy dans un porte-à-faux général encore plus terrible. Que vont même devenir toutes ces velléités?

3 juin [1943]

À la fonderie où j'achève de retoucher Les Vautours.

Je crois que la constitution d'un gouvernement unique à Alger est un très grand événement.

4 juin [1943]

Avant d'aller à l'inauguration du musée de la Marine, je passe au musée d'Art moderne pour voir si Ladoué a mieux placé le buste de Lily. En le cherchant, je tombe sur la salle des nouvelles acquisitions. Je remarque surtout un paysage de petite dimension de Fontanarosa. C'est un motif de banlieue, j'ai rarement vu paysage donnant autant d'émotion. C'est d'une infinie tristesse. Il y a un ciel de couleur indéfinissable, d'une valeur si juste, si chargé de fumées, si bouché que, dessous, maisons, routes suent toute la mélancolie des vies sans espoir qui se passent, monotonement et moutonement dans les faubourgs des grandes villes. Ce Fontanarosa a déjà au Salon une toile importante et remarquable. Il est certainement un de nos meilleurs peintres d'aujourd'hui, sinon le meilleur, une sorte de Géricault, dont il a le sens de l'effet. Il y a là aussi un nu de Ceria, pas mal. Ceria, voilà encore un de ces hommes passant pour "avancé", "de gauche" en art, uniquement parce qu'il expose dans les Salons "d'avant-garde". Un demi-tour suffit pour que l'avant-garde devienne l'arrière-garde. Ce torse est fort sage, mais petitement peint. J'étais pressé, j'ai passé rapidement, ai cependant eu le temps de remarquer encore un intérieur de Tondu. Le passage de ses personnages dans le fond manque toujours de souplesse. Il manque là un je ne sais quoi de sensible. Je remarque aussi une petite figure de Poisson, appelée Ève. Quelle nouveauté! Et c'est aussi banal que le titre. Voilà encore un monsieur bien surfait et qui bénéficie aussi du groupement dans lequel il s'est mis. Je passe devant l'emplacement d'honneur où l'on a installé Despiau. J'examine à nouveau son Athlète. Comme c'est faible et sans intérêt, avec des fautes élémentaires. Il y a aussi huit bustes de lui. Deux seulement sont bons, très bons même, la Landaise et la petite fille. Tout le reste, c'est mal construit, systématique. Quel déchet pour nos conservateurs à venir. Comme les morceaux de Maillol. Rien n'est bien. Il faudrait revenir là-dessus, mais le type est tellement sympathique. Despiau que j'aimais bien à un moment, l'est devenu de moins en moins. Je trouve mon buste dans la salle de peinture où sont des peintres que j'aime, Besnard, Simon, J[acques]-É[mile] Blanche, etc., une des belles salles du musée. L'éclairage est excellent. Je ne puis être que content.

Inauguration du musée de la Marine. Comme toutes les inaugurations actuelles. Très brillante à sa façon. Je retrouve le général Brécard, l'amiral Gardel. Puis Poli, Ladoué, que je remercie de la place du buste de Lily, puis arrivent Hautecœur, Abel Bonnard. J'aperçois le critique d'art Vanderpyl, qui de loin me fait un petit salut protecteur, bien risible. Mon bas-relief de de Grasse est là, mais sans de Grasse. On l'a laissé par prudence dans la cave. Peut-être l'architecte a-t-il pris ce prétexte parce que le parti imprévu de ma composition change ses habitudes.

Je reviens à pied avec Hautecœur. Il paraît que l'affaire Hilaire renaît. Mais on la prend en souplesse maintenant, et avec des sourires et des promesses (comme si les promesses actuelles pourraient être tenues) et des propositions d'arrangement. Nous parlons aussi de la corporation. Je propose le nom de fédération. De la réforme de l'enseignement, etc. Hautecœur lui-même qui, dernièrement, dans une interview se vantait d'avoir acheté je ne sais plus combien de Maillol et de Despiau me dit :

— Il ne restera pas grand chose de tout ça.

Exemple, chez un homme généralement courageux, de la lâcheté devant la snoberie et surtout devant la presse.

Le Cantique est de nouveau en voie magnifique. Il m'intéresse de nouveau comme si je le faisais pour la première fois. En même temps je pense avec joie au Michel-Ange auquel je me mettrai aussitôt le Cantique terminé. J'ai écrit au vieux Franciosa qui, je crois bien, fera l'affaire.

5 juin [1943]

Au musée de l'Homme pour faire des croquis des momies incas. Quelles images poignantes! Surtout trois dans la salle du haut. C'est le de profundis Clamavi de l'Apocalypse. Ce sont les malheureux du chant III de l'Enfer "Lasciate ogni speranza, voi' chentrate"... "voci alte e fioche, et suon di man con elle..." Mais elles me serviront, entre autres, de départ pour un nouveau dessin des harpies : "faune lamenti in su gli alberi strani" du chant XIII.

Déjeuner au Cald-arrosti. Dans le métro je rencontre Domergue qui lui se rendait aux Optimistes! Il m'y invite pour samedi prochain.

Institut, sans histoire. Puis thé chez Mme de Dampierre, puis chez les Langeron, où je retrouve Domergue, René Moulin, docteur Le Mée.

6 juin [1943]

Chez le professeur d'esthétique à la Sorbonne, M. Lalo, il y avait réunion dont le thème était : Qu'est-ce que la poésie? Il faudra que dans deux ou trois mois, je vienne là pour, comme il a été fait aujourd'hui, exposer ma thèse, et qu'on la discute ensuite, sur l'enseignement des Beaux-Arts. Aujourd'hui je retrouve là Valéry, non vu depuis bien longtemps, Waroquier, le professeur Masson[2]. Celui qui tenait le rôle que je devrais tenir en octobre, est un M. Lalo qui a fait paraître un livre sur la Poésie. J'essaie de reconstituer à peu près la conservation-discussion qui s'institua. Tout le monde, une douzaine d'hommes s'installèrent autour de la table de la salle à manger. Les quelques dames présentes s'assirent en auditrices. Il s'agissait de préciser la nature de la poésie, son domaine propre.

M. Lalo expose que l'on fait, à tort, déborder la poésie sur des activités littéraires qui, à son avis, ne sont pas de son domaine, comme le théâtre, et dans la prose. Inversement, il y a des pièces de vers qui ne sont pas de la poésie. Lectures. Il y a beaucoup de pièces de Baudelaire qui ne sont pas poétiques. La poésie doit éviter de se noyer dans la prose, sous peine de se casser les reins. Il cite une image de Baudelaire qui va jusqu'à comparer le poète à l'acrobate qui doit répéter et exécuter parfaitement ses tours. La poésie est un ravissement de l'âme qui produit une sorte d'extase par le choix heureux des mots. Il cite en exemple, le vers célèbre de Mallarmé : "Aboli bibelot d'inanités sonore". Leur sens n'a pas grande importance. C'est du domaine de la prose qui, elle expose, développe, affirme, prouve.

M. Lalo donne la parole à Valéry.

Paul Valéry. Il est satisfait de l'affirmation de M. Lalo que la pensée n'a pas grande importance et le remercie d'avoir cité cette sorte de définition qu'il a lui-même donnée à la poésie, qui n'en est pas une. On a une idée vague de ce qu'est la poésie, mais on prend ce vague pour sa définition. La poésie ne doit pas exprimer d'idées, mais elle vaut par la composition. (Comment peut-on composer s'il n'y a pas d'idée à développer?). Je crois comprendre qu'il s'agit du genre de vers. Il n'y a pas d'invention de forme, pas plus qu'il n'y a d'inspiration, l'inspiration dont j'ai horreur, dit Valéry. Il s'agit de la création d'un système de mots pour organiser la composition poétique. La prose s'anéantit elle-même par le sens qu'elle donne aux mots. Quand le raisonnement est achevé, la prose est achevée et disparaît derrière le sens. La poésie, au contraire ne s'anéantit pas, car elle vit par elle-même, par l'équilibre des vers et des strophes, par le rythme et la qualité des mots. Il n'en est pas de même de la prose qui ne sacrifie pas la pensée à la forme.

Cependant Flaubert composait sur un rythme ternaire. Deux phrases courtes, une longue (et Valéry a dit, la forme crée l'idée).

Valéry, on devrait dire plutôt dire fabrication de vers que de poésie, versification. C'est une musique de mots, car un poème n'existe pas tant qu'il n'est pas dit.

Un monsieur Souriau est invité à parler. Versification ou prose, question de pure forme. La définition de la poésie proposée par M. Lalo est fort bonne, mais il faut y voir non seulement le ravissement, mais la résistance au ravissement. (Pas compris).

Un personnage très hirsute, barbe grise et noire, énormes sourcils, sorte de Socrate, prend la parole. J'apprends ensuite que c'est un physicien venu à la philosophie, M. Bachelard. Il s'élève contre l'affirmation de Valéry que la poésie n'existe que lorsqu'elle est récitée. Il prend lui, au contraire, grande joie, à lire des vers dans le silence. C'est la déclamation muette, qui a un charme tout particulier, donne une exaltation nerveuse. Et puis, le domaine de la poésie, ce sont les images. L'image poétique mériterait une étude toute spéciale. On peut dire qu'il y a des images littéraires pures, n'ayant pas de correspondance plastique. Voici un exemple d'image poétique absolue : l'alouette. Si nous analysons en effet l'image poétique "alouette", nous n'évoquons pas l'alouette que nous n'avons jamais vue (?). Tous les poètes, dans toutes les langues ont exprimé l'émotion joyeuse, d'émancipation, d'extase cosmique en évoquant le chant de l'alouette. Voyez Shelley : "Oiseau tu ne fus jamais, tu es onde de joie.." C'est au point que M. Bachelard ferait volontiers de l'alouette une sorte de valeur poétique qu'il appellerait "l'aloueton" qui permettrait en dehors de la valeur des mots de juger de la valeur cosmique de la poésie : "Je n'ai jamais aimé une femme sans lui donner des ailes" dit le poète, image dérivant de l'"aloueton".

M. Masson (professeur d'hist[oire] de la musique). Est-ce vraiment une image? N'est-ce pas plutôt une abstraction?

M. Lalo. Votre image n'est-elle pas au fond une image plus littéraire que cosmique. Elle ne vient pas des champs. Elle remonte à Shakespeare. Elle vient de Roméo et Juliette.

Quelqu'un. Certains mots ont une charge émotive, ainsi votre alouette, mais l'aigle, le serpent en ont également.

De Waroquier, glabre, pâle, rasé, sérieux, très. Tous les noms d'animaux n'ont-ils pas cette puissance d'évocation?

Le philosophe broussailleux (Bachelard). Les constellations aussi ont cette puissance, n'ayant rien à voir avec la représentation plastique qu'on en a fait. Ainsi la Grande Ourse. Peut-on imaginer représentation plus erronée? Cependant, un poète, Maurice de Guérin a su donner remarquablement l'impression du mouvement lent des astres, mouvement impossible à exprimer dans un autre art que la poésie. Images dynamiques dont certains poètes se sont parfois mal servis. Ainsi Élémir Bourges, dans la Nef, a souvent de mauvaises images. Ce sont des connaissances acquises plaquées sur des rêveries. Il parle à un moment de sphères qui s'attirent. C'est absurde.

M. Lalo donne la parole à Luc Durtain. Grand bel homme, à visage régulier, intelligent. Luc Durtain : Je voudrais revenir sur le ravissement. En employant ce mot, M. Lalo indique que le poète transporte le lecteur à un point culminant où l'extase qui ne doit pas aller jusqu'à la connaissance ouvre des perspectives successives toujours nouvelles. Totalité d'où rien n'est exclu. Mais cette universalité même de la poésie risque de l'appauvrir par les répétitions. C'est alors que dans cet immense domaine apparaît le choix, le choix qui fixe les rythmes. Le rythme, élément premier de la poésie. Le vers apparaît comme un lambeau de superposition entre fragment de l'univers et fragment du texte (?). La poésie débouche dans l'éternel par une forme extrêmement précise. Les limites du cadre poétique ont un immense rôle. M. Luc Durtain se tait. Silence général. Mais, dit M. Lalo, M. Chapoutier, spécialiste du grec, pourra peut-être nous dire quelques mots intéressants.

M. Chapoutier. En grec, le mot poésie a un sens bien net : fabrication. Mot employé par Paul Valéry. Mais c'est une fabrication tout à fait détachée de l'écriture ordinaire. Le langage poétique grec, est tout à fait différent de la prose. C'est absolument net.

M. Lalo. C'est comme pour la poésie anglaise. Spencer, au XVIe siècle, fabriqua une langue poétique, un comportement poétique spécial, dont on use encore.

La discussion devient de plus en plus vague et confuse. M. Lalo cite les vers de Racine : La fille de Minos et de Pasiphaé.

M. Lalo lui demande : La fille de Pasiphaé et de Minos n'est pas aussi bien, pourquoi? Madame Colonna Romano cite d’Annunzio.

M. Janatier prend la parole. Le langage poétique et l'expression d'un sentiment personnel. Il rappelle la pensée de Baudelaire sur le poète à la fois magnétiseur et somnambule. L'œuvre poétique contient une partie consciente et une partie inconsciente, elle est donc une synthèse du conscient et de l'inconscient. Elle est la clef de voûte de tous les arts. Mais elle a tort de vouloir être ou musique ou plastique.

À ce moment prend la parole un monsieur à cheveux blancs, fin visage, bien rasé, ressemblant un peu à Max d'Ollone. Il s'appelle je crois, M. Rutreauff[3]. Il serait professeur ou directeur d'un Institut français en Lituanie.

La poésie, dit-il, parlant avec componction, est à la fois sujet et objet. Sans doute le ravissement est son objet. Mais, méfions-nous. Quel critérium avons-nous pour distinguer le ravissement d'essence supérieur d'un autre ravissement qui peut très bien n'être que sensualisme. Or, le ravissement, même d'ordre mystique, peut fort bien être inspiré par des émotions impures. Il y a une fausse mystique. La raison nous offre les moyens de ne pas nous laisser tromper.

Waroquier intervient pour déclarer que la poésie est l'expression du sentiment poétique...

M. Lalo essaye de résumer la discussion.

(Je me demande quel était son véritable objet. On a été continuellement en porte-à-faux entre le fond et la forme, et surtout on n'a pas pris parti entre le fond et la forme. Pour les uns, Valéry, Lalo, la forme seule compte, la fabrication comme dit Valéry. Pour les autres c'est l'indéfinissable sentiment poétique que l'on peut trouver répandu partout, dans toute œuvre d'art, même en dehors de l'œuvre d'art. À la base, tapie, est la fameuse doctrine d'activité de jeu, cause de ce désordre des esprits.)

M. Lalo dit : quand j'étais jeune, en province, je ne connaissais comme grands poètes que Victor Hugo, Lamartine, Musset. Quand j'arrivais à Paris, j'appris que ces hommes étaient moins que rien, que les grands poètes étaient Mallarmé et Verlaine. Doit-on nier les uns pour ne reconnaître que les autres? Ne pourrait-on pas dire qu'il y a plusieurs sortes de vers, le vers éloquent, le vers descriptif, le vers tragique, et le vers uniquement poétique...

À ce moment, il était six heures et demie. Nous sommes partis. Et bien que bien des idées intéressantes aient été exprimées par des hommes fort intelligents, je pensais un peu à ces discussions dont parle Chevrillon dans son livre sur le Maroc, où de graves personnages, pendant des heures, dans l'ombre des Medersah, en sirotant du thé à la menthe, se demandent si on peut écrire des versets du Coran avec de l'encre dans laquelle est tombée une souris. La forme ou le fond.

Madame Malaterre dînait chez nous. Toujours charmante. Il paraît que L., qu'elle a vu à Vichy, lui a dit que "la France pouvait encore sauver l'Allemagne". La France a certainement un grand rôle à jouer, mais comment! Et de quoi serons-nous sûrs après. "Ne donne un baiser, ma mie, que la bague au doigt, que la bague au doigt". Elle nous racontait que le pauvre maréchal écoute les plus éhontées flatteries. À une exposition d'art religieux, devant un Christ en croix, Ménètrel lui dit :

— C'est un persécuté, comme vous, Monsieur le Maréchal.

— Oui, c'est vrai, répondit le pauvre vieil homme, mais moi, c'est pire.

7 juin [1943]

Au musée d'Art moderne pour nettoyer le buste de Lily[4]. Que penser d'un conservateur de musée, le premier de l'État, qui laisse ses gardiens maculer pareillement un marbre d'aussi belle qualité. Je parle de la matière. D'ailleurs que penser d’un conservateur de musée, d'un directeur des Beaux-Arts, qui accroche dans les salles d'aussi mauvaises peintures, met en place d'honneur d'aussi mauvaises sculptures? Je ne puis traverser cette entrée de la sculpture, où on ne voit que des Maillol, tout ça mauvais, bête surtout, tellement bête, sans m'indigner. Quel exemple pour la jeunesse. Les conséquences, on les voit là avec ces pauvretés, mauvaises académies de ces Yencesse, Auricoste, Deluol, etc. Qu'est-ce que tout ça a de moderne, si ce n'est un procédé de facture? Disons mode et non moderne. De Despiau c'est pareil. C'est moins bête, c'est rusé au contraire. Sur les neuf ou dix pièces que Hautecœur a achetées de lui, deux bustes seuls méritent d'être conservés, la Landaise et la petite fille malingre. Tous les autres bustes se ressemblent entre eux par leurs défauts, mal construits, traités tout en superficie, les yeux agrandis pour flatter le modèle, et mal dessinés. On comprend que les jeunes s'emballent sur de pareilles choses. Cela reviendra à ce qu'ils font, ou ce qu'ils ressemble à ça. Et la critique imbécile parle d'influence. Influence de la médiocrité, attraction de la facilité. Le résultat, on le voit au palais de Chaillot dans cet échantillonnage décoratif, sans directive, sans plan d'ensemble, sans originalité, à force de la chercher, collection d'énormes et affreux timbres postes dont le disparate n'empêche pas la sottise. À Genève aussi, au Palais des Nations, même résultat, et bien plus grave dans ses conséquences, car c'est à l'étranger.

Hautecœur, hier, avec qui je revenais après l'inauguration du musée de la Marine, me disait l'affreuse impression que lui avait faite toute la participation française. C'est à Huisman qu'on la doit. Il me disait :

— Il y aura, plus tard, un gros déchet dans l'œuvre de Despiau et de Maillol.

Je lui ai dit :

— Alors, pourquoi en avez-vous encombré le musée d'Art moderne?.

Car ces acquisitions sont toutes récentes, et je me rappelle d'une interview de lui où il s'en félicitait. Lâcheté. Je lui ai dit aussi que j'aimerais bien qu'il prenne de moi une œuvre assez importante pour ce musée où je n'ai que peu de choses. Il m'a répondu :

— Parlez-en à Ladoué, c'est lui qui fait les propositions.

Alors je lui ai dit :

— Ah, je ne savais pas que Ladoué était le secrétaire général des Beaux-Arts.

Il n'a rien répondu. D'habitude il a la riposte immédiate et mordante. Je n'ai pas insisté et nous avons parlé d'autre chose.

Je reçois un article fort important sur moi paru dans le Pariser Zeitung, de ce critique venu me voir au moment de la sortie de Peut-on enseigner les Beaux-Arts?. Il m'avait dit qu'il voulait publier une étude sur l'enseignement. C'est tout un article sur moi. Mais comme je ne comprends pas l'allemand...

Ce matin, séance n°2 à la médaille René Moulin [5]. Presque finie. Il me dit que certainement Pétain était d'accord avec Darlan lorsque ce dernier est passé en Algérie. Il dit que les Allemands conservent Pétain pour qu'il serve d'intermédiaire avec l'Amérique...

8 juin [1943]

Discours de Ch[urchill] annonciateur d'événements énormes. Ici, en attendant, on entend parler que d'arrestations. En Pologne, il paraît qu'il y a eu de nouveaux effrayants massacres de Juifs. Roosevelt fait savoir que s'il est fait usage de gaz toxiques, Américains et Anglais en useront de manière inimaginable! An 1943 de l'ère chrétienne.

Un ami de Marcel, qui s'appelle Mathelin et qui est peintre, lui parlait peinture :

— Mets-toi devant un arbre et copie-le, c'est facile. Mais essaye de dessiner quelque chose qui ne signifie absolument rien. Ça c'est difficile. À moi, ça m'est impossible. Et pourtant, c'est ce que fait Picasso. Et ces toiles qui ne veulent absolument rien dire, il peut en faire dix douze par jour. Ça c'est le génie.

Cela dit très sérieusement, avec une conviction absolue. Ce peintre est un très charmant garçon. 25 ans environ. Il fait une affreuse peinture, puérile, par manque de don. C'est bien léché, très vilain de ton, mal dessiné, naturellement. Il vend ça.

9 juin [1943]

Dessin de Déméter, avec la belle Kathia, pour les Portes de la Faculté[6].

Fin de journée, visite de Madame Neuzillet, veuve de l'amiral, de sa sœur et de sa nièce. Personnes très compréhensives, très sensibles, qui ne marchent nullement dans le snobisme mercantile de l'époque.

10 juin [1943]

Toute la journée au Cantique, dont je n'ose plus parler, même à moi-même. Ça va de nouveau très bien.

11 juin [1943]

Remontant de l'atelier, je trouve Lily indignée. Dans le journal Beaux-Arts on annonce un film sur la sculpture contemporaine. Il y a toute la bande des Tuileries, naturellement on ne m'a rien demandé, mais Despiau, Maillol, Poisson, Wlérick, Belmondo, etc., tous les officiels du moment. Je ne m'en émeus réellement aucunement. Je connais trop ces renversements. J'espère vivre encore assez d'années pour faire des œuvres nouvelles et achever celles que j'ai commencées, corriger, si possible, les erreurs de quelques-unes, et alors je serai bien tranquille. Je peux l'être déjà. Marcel[7] racontait qu'il se trouvait hier au studio à côté de l'auteur de ce film et qui disait pis que pendre de H[enri] Bouchard. Bouchard a malheureusement de gros défauts, mais c'est un de nos meilleurs sculpteurs. Et puis quand même, ces critiques, ces hommes de lettres manqués, avec leur manière supérieure de parler des artistes ont quelque chose d'odieux. Ce sont au fond de pauvres types... Ça n'empêche pas que, en France, actuellement les beaux-arts sont dirigés par les marchands (dans la coulisse) et les critiques, leurs agents de publicité.

On annonce l'occupation de l'île de Pantaleria, par les Anglais, à la suite d'effrayants bombardements aériens. Une fois de plus, je pense aux conversations que j'avais, pendant que je faisais sa statue équestre, avec le général Brécard :

— Mais, mon bon ami, me disait-il, vous attachez beaucoup trop d'importance à l'aviation. Arme fragile, peu efficace. Instrument de reconnaissance, oui. Aussi bien, après quinze jours, il n'y aura plus d'aviation. Et puis, ce n'est pas l'aviation qui occupe, etc.

13 juin [1943]

J[ean]-G[abriel] Domergue m'avait invité aux "Optimistes". C'est un déjeuner d'hommes du monde, ultra hommes du monde, très "gens de cercle" d'il y a vingt-cinq ans et plus, juste avant 14. Jockey-Club et peut-être plus Volney et Boissy-d'Anglas. Ce déjeuner est caractérisé par la présence de femmes. Ces femmes ne doivent pas être les épouses des membres du déjeuner. Ce sont des invitées d'une seule fois, et qui doivent être jolies et jeunes. Le fait est qu'il y avait autour de cette table de très, très jolies personnes, actrices, chanteuses, danseuses. J'étais entre une dame dont Domergue fait le portrait et une jeune actrice jouant actuellement au théâtre Pigalle. Quand à la conversation, on a surtout parlé pédérastie...

Je pars avec le vieux René Baschet. Nous entrons dans une galerie nouvelle, avenue de l'Opéra, où sont exposées des toiles de Descatoire. Très belle qualité. Peinture robuste, où le couteau à palette joue un rôle essentiel. Il peint avec des ocres, des terres. Uniquement des paysages, ce qui est quand même le genre le plus facile. On n'a qu'à copier, à-peu-près. L'imagination n'a pas à fonctionner. L'intelligence, à peine. La sensibilité de l'œil, l'adresse de la main sont les rouages essentiels.

À l'Institut, lecture des lettres pour la succession de Meunier. On lance une candidature Prinet, 82 ans. Place aux jeunes.

Réception en tout petit comité chez la comtesse de Pange, vieille famille royaliste. Quand j'arrive on parlait d'ouvrages parus ou en cours sur Necker, qu'on prononce Necr' dans le grand monde. Puis on a parlé de Louis XVII. Conversation très intéressante. Il y avait M. Bardoux. Il me dit son indignation de ce qu'il a vu sur les murs du nouveau musée d'Art moderne. Les marchands et les critiques d'art mènent le jeu avec quelques amateurs snobs, négociants camouflés. David-Weill a disparu. Henraux le remplace. Et il est plus mufle et moins généreux.

À l'Opéra, dans la loge Rousseau[8]Pénélope[9]. C'est évidemment de la belle musique... C'est très différent de Ravel, mais comme chez Ravel, à aucun moment l'émotion n'arrive à la puissance. On semble en présence d'une œuvre exécutée comme un devoir. Les amis de Fauré devaient lui dire :

— On ne connaît de vous que de la musique de chambre. Faites un opéra.

On a dû lui présenter des livrets. Il a choisi Pénélope. Il s'y est mis comme le candidat au prix de Rome se met à sa cantate. Ne méritent vraiment l'admiration que les œuvres entièrement inventées, affabulation, livret, comme l'œuvre wagnérienne, comme la Habanera, ou Louise de Charpentier. Cette mise en vignette illustrée de grands poèmes, ça ne donne finalement rien.

14 juin [1943]

Je reçois une lettre de Monod-Herzen. Il m'écrit à propos de ce film appelé Nos Tailleurs d'images, indigné qu'il ne soit rien fait sur mon atelier et sur mon œuvre. Hier, M. Bardoux qui était venu me voir manifestait ce même étonnement et la même indignation. Moi, véritablement, je prends ça avec beaucoup de philosophie, mais je suis très touché et très heureux de la lettre Monod-Herzen.

Les bobards d'hier : Les Anglo-Américains auraient nommé le comte Sforza gouverneur de la Libye italienne.

Mme Beltram-Massès me téléphone. Elle vient de recevoir des nouvelles de son mari. L'exposition marche très mal. La période d'euphorie est passée. La pesetas s'est stabilisée. Chacun garde les siennes. Il me fait conseiller d'arrêter les frais. Heureusement que j'étais prudent et ne me suis pas emballé. Massès a heureusement des portraits à faire, ce qui l'empêche de boire un bouillon.

 

De l'individualité en art. Quand en 1863 on réforma l'enseignement, le rapport concluait : nous allons maintenant former des individualités. Cette conclusion était et reste une idiotie. On ne forme pas des individualités. Chaque être nait avec son individualité, comme chaque être nait brun ou blond, et du point de vue moral et intellectuel avec des caractéristiques profondes, originelles qui constituent sa personnalité foncière. Sans doute, avec des teintures on fera d'une brune une blonde. Vous n'empêcherez pas les yeux de rester ceux d'une brune et si vous n'entretenez pas à grand peine la blondeur au moyen d'ingrédients plus ou moins destructeurs du système pileux, sous la blonde la brune apparaît toujours. Est-ce que, dans une même famille, des enfants du même sang, élevés de même manière, ne se révèlent pas bien différents les uns des autres? Est-ce que, du point de vue physique, parmi des enfants faisant les mêmes exercices, les uns ne resteront pas toujours faibles, les uns petits, les autres grands, différents les uns des autres par la structure de leur squelette dont dépend la longueur des muscles. Aucune culture physique ne fera d'un homme à muscles courts un athlète à muscles longs et vice versa. Est-ce qu'un professeur d'écriture, donnant à ses petits élèves les mêmes principes de calligraphie ne verra pas rapidement chaque enfant prendre son écriture personnelle? Et l'écriture n'est-elle pas considérée comme un des signes révélant le caractère individuel?

Enfin, pour entrer dans notre domaine, est-ce que dans un atelier de jeunes artistes , quelle que soit l'autorité du patron, ceux qui sont doués n'affirment-ils pas leur personnalités différentes, en interprétant pour ainsi dire malgré eux différemment, le même modèle. C'est que le dessin, ou la sculpture (qui est un dessin dans les trois dimensions), sont des écritures. Les différences seront parfois subtiles, tiendront à des nuances de sensibilité, mais existeront toujours et seront toujours de même nature, quel que soit le modèle. Quand il s'agira de composition, les différences seront beaucoup plus marquées, car l'effort d'imitation est remplacé par l'effort d'imagination.

En musique, un professeur de chant ne pourra pas transformer une basse chantante en ténor, un soprano en contralto. Non seulement il ne pourra pas les transformer, mais s'il se trompe sur la nature de la voix de son élève, ce qui arrive parfois, il la casse au lieu de la développer.

Mais nous sommes dans presque tous les cas en présence de constitutions physiologiques. On peut donc répondre qu'il s'agit de personnalités sensibles, intelligentes, artistes. (suite à un autre jour).

15 juin [1943]

Avant-dernière séance de la médaille René Moulin. Comme je lui parlais de mon voyage en Allemagne, de l'impression pénible que j'avais fréquemment eue que France et Allemagne auraient pu s'entendre en toute liberté sans attendre que l'entente soit imposée à la France dans des conditions d'infériorité absolues actuelles, affreuses :

— Je crois bien, me répond-il. Après Munich, Ribbentrop est venu à Paris. Il offrait à la France une entente, mais à la condition qu'on laisse à l'Allemagne les coudées franches à l'est, c'est-à-dire conquérir l'Ukraine.

C'est, assure R[ené] Moulin, parce qu'on fit attendre indéfiniment une réponse à cette proposition, que l'Allemagne, reniant sa signature, envahit la Tchécoslovaquie. Il dit aussi tenir de Guy Crouzet que l'Allemagne prépare des avions d'un type nouveau, et des bombes d'un type nouveau, spécialement faites pour attaquer Londres.

Lily rentrant de Paris dit qu'on lui a dit que l'Allemagne cherche par tous les intermédiaires neutres à engager des pourparlers de paix. Elle aurait été jusqu'à proposer de rendre l'Alsace?... À quoi Roosevelt aurait fait répondre qu'il s'agissait de toute la rive gauche du Rhin et non de la seule Alsace. Les Allemands auraient aussi demandé qu'on s'engage de part et d'autre à cesser les bombardements de villes ouvertes. À quoi R[oosevelt] aurait fait répondre que lorsqu'ils avaient la suprématie aérienne, ils ne pensaient pas à protester contre les bombardements de villes ouvertes.

17 juin [1943]

Chez Hautecœur, réunion avec le président Richard, Poli, et un représentant de la Présidence du conseil, un certain M. Ruel ou Ruet[10] qui s'occupe spécialement des corporations. C'est un homme jeune et qui m'a fait la meilleure impression. Il a l'air convaincu, cherchant à étayer ses convictions. Quant à Hautecœur, il commence à me décevoir. Il finit par se prendre au sérieux, est toujours prêt à vous faire un cours, vous rappeler qu'il est historien, sorti de Normale comme agrégé d'histoire. L'affaire de la corporation va tout de même aboutir. C'est l'essentiel. Ce Monsieur Ruet a presque promis que ce serait chose faite dans un mois. À la fin de la réunion il demande :

— Et les fantaisistes, qu'en ferez-vous?

— Que voulez-vous dire par fantaisistes?

— Des hommes comme les cubistes. Ce sont des artistes aussi, répond Hautecœur.

Et ajoute Poli :

— Au musée d’Art moderne, M. Hautecœur a fait figurer les cubistes.

Comme M. Ruet protestait timidement.

— Je suis un historien. Tout doit figurer dans un musée. Il n'y a pas de progrès en art, etc.

Enfin tous les boniments, sophismes qui ont conduit l'art français où il en est. Hautecœur ne serait-il pas autre chose qu'un Hippias? J'en ai bien peur.

Ils considèrent un musée d'Art comme un savant indifférent considère un musée d'ethnographie.

18 [juin 1943]

Le jeune attaché à la présidence du conseil, qui était hier chez Hautecœur, s'appelle Rouaix. Quand je réfléchis au programme élaboré hier, je me demande à quoi ça aboutira. Si j'ai bien saisi l'idée du gouvernement en l'espèce M. Rouaix il veut réunir en une énorme corporation toutes les activités intellectuelles : hommes de lettres, artistes, musiciens, théâtres chaque profession formant des sections divisées elles-mêmes en sous-sections, etc. Il voudrait que ces sections aient des règlements aussi pareils que possible. Ce parti pris d'unification me parait une erreur. On va retomber dans l'aventure de la Commune des arts de David. Pourquoi ne pas laisser chaque profession établir elle-même ses règlements. Ainsi avait-il été fait lorsque Boileau rédigea la charte des corporations au Moyen Âge. Les organisations viables se créant par des travailleurs non par les bureaucrates. Mais ceux-ci veulent tout coiffer.

19 juin [1943]

Le matin, réunion chez Riou pour la Société Phogor. Pas bien intéressant. J'ai accepté par amitié pour Riou, de faire partie de ce conseil. Je n'y resterai sans doute pas. Je ne veux plus rien faire d'autre absolument que sculpter ou écrire de temps en temps.

À l'Institut, classement des peintres pour l'élection de samedi. Prinet vient en première ligne, naturellement. Domergue n'est pas classé. Je crois que si je ne connaissais pas personnellement Domergue, je comprendrais mieux l'hostilité des peintres à son égard. Sa peinture, au fond, est très exactement le type de la peinture que je ne devrais pas aimer. Il y a là cependant des qualités de peinture en soi, de premier ordre, mais cette facilité, cet àpeupréisme, cette déformation, toujours la même, cet amusement, ce faisandé, je devrais détester tout cela. Et cependant tous ces défauts sont maniés avec un tel goût, un tel plaisir qu'on s'y laisse prendre, comme au chatoiement de bijoux faux remarquablement imités. Et puis l'homme est si intelligent, si plein d'idées, qu'il serait un élément très actif.

En sortant, je vais avec Niclausse au Salon des Tuileries. Tout à fait incidemment nous parlons de ce film Nos tailleurs d'images[11] et il me dit que Hautecœur a conseillé le choix. Ça, je veux le vérifier.

Aux Tuileries, il n'y a que deux choses bien. Une en sculpture, un buste de Despiau, très soigné, léché même comme du Puech... et un intérieur d'atelier par Gruber. Le plein air vu à travers le vitrage (toit de tuiles roses) est un peu fade, mais l'ensemble est bon.

L'amusant, quand on lit les critiques sur ce Salon est de voir tout loué avec excès. On sent le mot d'ordre et que le mot d'ordre vient des directions de journaux qui ont reçu ce qu'il faut. Publicité, propagande. Difficile de lutter contre de pareils procédés. Wlérick expose un grand nu qui est une fois de plus un agrandissement à la machine, mou, mal conduit. Dejean une Phryné, affreuse vraiment, d'une bêtise qu'aucun vieux praticien gâteux des Artistes français n'a jamais atteinte. Autour, quantité de bustes quelconques. Sur les murs beaucoup de dessins très "dessin de maître" se ressemblant à peu près tous, Despiau en tête. En peinture, deux grandes aquarelles de Segonzac qui sont bien. Mais comme c'est curieux de voir tout ce monde, comme de vieux académiciens d'il y a un siècle s'efforcer de faire du Poussin corrigé par Courbet (voir les deux filles enlacées de Planson) et la presse, toute, sans aucune exception, vante, vante toute cette production, avec la même unanimité qu'elle dénigre les autres Salons où il y a beaucoup plus de vrais talents. J'oubliais de noter une toile de Chapelain-Midy, la Douleur qui a failli être une chose de premier ordre. C'est la meilleure chose de cette exposition. Celui-ci est devenu le Salon officiel, ayant toutes les faveurs. Renversement total.

20 juin [1943]

Petite réception chez les Marrast. Il habite derrière Notre-Dame. Ce quartier, on ne peut pas dire qu'il est le cerveau de Paris. Il en est le cœur. Je ne peux jamais y venir sans une véritable émotion. La beauté de ce chevet de Notre-Dame! Ah que voilà de l'architecture. Aucun temple grec n'existe à côté de ça. Et combien je me désole, quand me retournant, j'aperçois cet affreux pilier de ma pauvre S[ain]te Geneviève.

21 juin [1943]

Ce salon des "Tuileries", je disais qu'il était le Salon officiel. Je ne pensais pas si bien dire. Car, se conduisant avec la même sottise renversée que l'Académie du temps où elle organisait le Salon officiel, le comité d'impuissants des "Tuileries" juge avec la même sévérité que jadis l'Académie. Mais si l'Académie éliminait tout ce qui était trop mal fichu ou trop extraordinaire (elle a fait quelques retentissantes erreurs) ce jury élimine tout ce qui est trop soigné et reçoit, au nom de la personnalité tout ou à peu près tout ce qui est mal fichu. Aussi grande bagarre entre les critiques, avec les marchands dont les poulains ont été évincés faisant éreinter le dit Salon (Voir les Nouveau Temps) et ceux dont les poulains sont en cimaise voyant des génies partout (voir Comœdia et l'agent-critique Pierre du Colombier). Adnet racontait cela à Marcel[12]. Je serais vraiment curieux de connaître les détails de cette querelle des marchands du temple!

Et pendant que de pareilles sottises se passent, les trombes d'acier, les bombes incendiaires anéantissent nos villes, tuent les gens dans leur lit. Ceux qui ont déchaîné pareil cataclysme, pourra-t-on jamais les punir assez? Et ce sont deux hommes qui ont voulu la guerre. Mais voilà! ils croyaient gagner très vite celle-ci. Nul doute, qu'ils ne rêvaient ensuite de jouer les héros pacificateurs, étendant sur les peuples enthousiastes leurs mains bénissantes. Les imbéciles.

23 [juin 1943]

Matin, commission de coordination rue de Valois, sous la présidence de Hautecœur. La thèse que j'ai défendue dans mon bouquin, on essaye de la rendre réalité. Mais les professeurs de l'École des A[rts] d[écoratifs] ne veulent pas d'ateliers techniques. Ce qui est idiot. Ils ne veulent faire que des ensembliers et des négociants. (thèse Prou) À la rigueur, mais à la condition de réunir aux deux Écoles supérieures, l'École des Arts appliqués. Ce à quoi jamais ne consentira l'enseignement technique. Hautecœur lui-même déclara qu'aucune direction ne consent jamais à abandonner un service. À quoi servent donc les ministres? Alors on ne fera rien de viable. Les changements envisagés (union de l'École des A[rts] d[écoratifs] à l'École des B[eau]x-A[rts] dont elle devient une section entre autres) ne sera qu'un changement de nom et va provoquer une levée de boucliers dans le milieu des décorateurs, gens très hargneux. C'est bien inutile pour Hautecœur et pour Tournon. L'autre problème concernant l'École B[eaux]-A[rts] (pour remédier aux injustice trop fréquentes dans les concours) devrait être plus une réforme de moralité qu'une réforme de constitution des jurys. Si on essaye d'appliquer les propositions, il va y avoir aussi une levée de boucliers contre. (roulement des élèves obligation de suivre des ateliers spécialisés, mesures ma foi, non dénuées de bien-fondé, mais à condition que ces ateliers spécialisés ne doublent pas l'enseignement des chefs d'atelier. Le brave Gaumont est obnubilé par l'attitude tellement antipathique de Bouchard. Une réforme de cette importance ne peut pourtant pas se faire sur cette base! Mais la grande pensée de mon règne, l'art collectif, l'atelier de décoration monumentale, va prendre un développement excellent. De même la fondation de bourses plus nombreuses.

Il paraît que c'est Yencesse qui donna à l'auteur du film Tailleurs d'Images la liste des sculpteurs à filmer. C'est un nommé Lucot. Comme Hautecœur lui reprochait, me dit-il, de ne m’avoir pas filmé, Lucot lui répondit que j'habitais trop loin. Mais ça n'a vraiment aucune importance, sauf la mentalité Yencesse auquel c'est moi et Bouchard qui avons fait obtenir le prix de la Fondation américaine.

25 juin [1943]

Matinée : dessin des Néréides (Porte de la Faculté)[13] avec Kathia. Après-midi Cantique avec la petite M[arie] C[ombet]. Travaillé de 2 h ½ à 8 heures sans une minute d'arrêt et sans fatigue.

Hier soir, reçu la lettre de commande du Père-Lachaise[14]. Mais les ronds de cuir fixent un délai de deux ans, alors qu'il faut au moins quatre ans. Je marque donc ma réserve à ce propos sur le contrat. C'est d'autant plus bête que j'avais prévenu du temps nécessaire.

Hier au soir à dîner Gaston Riou. Ne me paraît plus très au courant. Mais qui l'est?

28 juin [1943]

Vu un très beau modèle aujourd'hui pour Michel-Ange. Il faut que ce soit comme un des prophètes de la Sixtine. Je commencerai dans quinze jours... si le Cantique... ah! ce Cantique!

De la personnalité. Gaumont venait me voir hier pour me parler de ses élèves, de certains de ses élèves, des tout jeunes venant de l'École des Arts appliqués. Leurs professeurs là-bas s'appellent Wlérick, Zwoboda, Traverse, Yencesse hommes considérés comme "à personnalité" (et qui font tous à-peu-près la même chose). Leurs élèves arrivent à l'École prévenus contre elle. Ce sont de ces garçons qui ne copient pas le modèle, et quand le patron le leur reproche, répondent: "Je vois ça comme ça". Bouchard a les mêmes difficultés avec des jeunes venant de la même École. Voilà donc des petits bonshommes, n'ayant pas vingt ans, formés d'après le sacro-saint principe du respect de la personnalité, et qui pensent tous de la même façon, sculptent de la même façon. Voilà donc un exemple tangible, concret de l'erreur de pareille doctrine. Gaumont me racontait qu'un de ces gamins auquel il reprochait de n'avoir pas fait l'esquisse, lui répondit : "C'est trop scolaire"...

Il conviendrait donc d'aller au fond de ce problème, d'en montrer le côté artificiel (fantôme de problème aussi), et de prouver que la poursuite de la personnalité conduit à son abandon.

Posons-nous la question suivante : Qu'est la personnalité de Michel-Ange? Celle de Raphaël? Celle de Poussin? de Vélasquez, du Titien, de David, de Fragonard, de Delacroix, de Manet, etc.?

(Analyse remise à un autre jour). Ne pas oublier d'autres sculpteurs : Houdon, Carpeaux, Rodin, Falguière et pourquoi ne pas étaler jusque chez les musiciens, compositeurs et virtuoses? Car les grands virtuoses ont leur personnalité. Tel concerto de Beeth[oven] joué par Cortot ne sera pas tout à fait pareil joué par Marguerite Long, et dirigé par tel ou tel chef d'orchestre. Bien que les analogies soient toujours dangereuses, la musique me paraît plus facile à disséquer, de ce point de vue.

30 juin Falguière

Lily[15] me montre les notes qu'elle a rapportées du Val de Grâce, où elle a été visiter des grands blessés de cette guerre. Un cas particulièrement navrant : un homme tout jeune, fait prisonnier, a été sans raison frappé d'un violent coup de bâton par un adjudant allemand. Cette brute dispersait à coups de bâton des Français qui se bousculaient pour recevoir leur ration de soupe. Penser ça!.. Un Allemand dispersant ainsi des Français, comme des gamins nègres! Le malheureux reçut sur l'épaule un coup qui lui brisa l'omoplate et la clavicule. Mal soigné, trop tardivement soigné, une infection compliqua l'ostéite. Il est actuellement mourant, inguérissable, condamné inéluctablement. C'est un jeune homme très intelligent, ancien élève de Saumur, marié.

Hier soir chez Marthe de Fels, réunion musicale, au programme organisé par Marcel[16]. Françoise[17] a joué remarquablement avec Pehring [ ?] la Sonate de Fauré. Quelle belle chose. Autre belle chose, le quatuor de Ravel. Étourdissant. D'une étonnante richesse musicale et si intelligent. Je regardais les quatre virtuoses. Ils mettaient, enlevaient la sourdine. Le violoncelliste posait son archet, jouait du violoncelle comme d'une énorme guitare, parfois même comme sur un tambour, puis reprenait à toute vitesse son archet. Il y avait chez Ravel un humoriste qui s'amusait même aux dépens de ses exécutants. Mais je n'aime pas la Toccata d’Honegger. De courtes mélodies sur des poèmes d'Apollinaire et de Cocteau. Poèmes très brefs auxquels la musique donne de la valeur. Jacqueline[18] a joué très brillamment aussi avec Honegger. Marthe[19] me reparle de son buste. Elle est vraiment jolie. Je serai content de faire maintenant un buste de femme. Peut-être ferai-je aussi cet été celui d’Honegger. Remarqué une autre fort belle femme, Madame Buneau-Varilla, belle-fille du colonel si gentil que j'ai connu beaucoup. Buste magnifique à faire. Il y avait aussi une jolie note picturale avec le quatuor. Ces quatre hommes groupés autour d'une lampe haute éclairant leur musique, note la plus claire. Comme fond : de grands marronniers à travers les verrières des portes. Sujet de dessin aussi, ou d'eau forte.

Les journées sont trop brèves! Que de choses à faire. Tout mérite d'être fait. Un de nos rôles est précisément de fixer des effets que personne ne remarque. Personne certainement n'a remarqué l'effet très étonnant de ce quatuor. J'ai toute une série de sujets pris dans la vie, dont les hommes sont les éléments sur lesquels agissent les objets, et dont l'effet lumineux affirme le symbole. Ainsi ce quatuor hier soir. Ainsi les grands orchestres. Les taches lumineuses sont sur les partitions. Il semble que ce sont les partitions qui sont sources de lumière, comme elles sont sources de sons. Ainsi ces scènes de cabaret, vues à Alger, dans la Casbah. Ces femmes buvant, ce nègre ivre, nu. Toute la lumière était sur la table et les bouteilles. Et cette autre, les buveurs d'anisette debout devant le zinc, leurs mains tenant les verres pleins du liquides laiteux. Un coup de soleil barrant d'un éclair lumineux le zinc et ces mains tenant les verres. Pas besoin de chercher midi à quatorze heures. La vie donne tous les prétextes voulus à beaux effets de couleur et de lumière, avec l'émotion d'humanité.

 


[1] Françoise Landowski-Caillet.

[2] Paul-Marie Masson.

[3] Rurhreauff ?

[4] Landowski Paul Madame.

[5]. Manuscrit : "Louis Moulin".

[6] Nouvelle Faculté de médecine.

[7] Marcel Landowski.

[8] Jacques Rousseau ?

[9]. De Gabriel Fauré.

[10] En fait Rouaix.

[11] Film de René Lucot.

[12] Marcel Landowski.

[13] Nouvelle faculté de médecine.

[14] Le Retour éternel.

[15] Amélie Landowski.

[16] Marcel Landowski.

[17] Françoise Landowski.

[18] Jacqueline Pottier-Landowski

[19] Marthe de Fels.