Juillet-1943

1er juillet [1943]

Le Cantique, dont je n'osais plus parler ici à moi-même, réapparaît, peut réapparaître. Il est refait et je le crois mieux qu'auparavant. Lily, Françoise, Gérard[1] le revoyaient ce soir et en ont été impressionnés.

Nouvelle lettre charmante de Monod-Herzen, toujours à propos de ce film publicitaire sur les sculpteurs.

2 juillet [1943]

Fernand Gregh et Léla dînent ici ce soir. Il est tout à fait remis. Il est toujours aussi séduisant. Il me disait qu'il n'a jamais travaillé autant.

3 juillet [1943]

Jaudon, réintégré, nous invite à dîner avec M. et Madame Mouraille. C'était la réunion des principaux auteurs de sa réintégration. Dîner tout à fait sympathique et excellent, ce qui a son prix par les temps qui courent. Je vois beaucoup de très bonnes choses chez lui, de très excellents paysages. Il a presque terminé sa litho des "Lances". Très remarquable. M. Mouraille, chef de cabinet d'Abel Bonnard est homme très sympathique, fort intelligent. Conversation naturellement intéressante, mais dont il n'y a pas grand chose à noter. M. M[ouraille] semble considérer la situation actuelle comme acquise. Dorénavant l'Allemagne contrôlera l'Europe, le Japon, l'Asie, les États-Unis les deux Amériques. La grande conséquence, à son avis, des événements est le rejet des États-Unis vers l'Atlantique, le Pacifique, par leur défaite pour le Japon, leur étant enlevé. D'où pour eux la nécessité de s'installer à Casablanca et à Dakar. Il y a là un point de vue. Il ne vaut que si plus rien ne change. Or, dans un sens ou dans un autre, les choses changeront. Car un compromis ne semble pas possible. L'Italie, d'une part, est trop gourmande et ni l'Angl[eterre], ni l'Amérique ne peuvent accepter de lui rendre un territoire quelconque en Afrique, comme elle l'exige. L'Allemagne, d'autre part, qui veut surtout l'Ukraine ne peut obtenir cette cession de la Russie. Tels seraient les deux écueils sur lesquels ont buté de récents pourparlers en Espagne. L'Allemagne a envoyé à Madrid un délégué, ancien ambassadeur à Washington, très lié avec le monde influent d'Amérique et notamment avec l'actuel ambassadeur des États-Unis à Madrid. Ces anciens copains de chancellerie, n'ont cependant pu s'entendre, malgré de cordiales tapes dans le dos et les verres de whisky. Alors on va s'en remettre de nouveau au jugement de Dieu... La guerre c'est le duel des peuples. Mais ce ne sont pas, parmi tous ces peuples, ceux qui le devraient qui se battent. La chevalerie, c'était mieux. Ils ne faisaient pas battre les autres pour eux.

4 juillet [1943]

Poughéon venu me voir, me raconte une bien sotte algarade de ce pauvre Bouchard. Il paraît qu'au comité des Artistes français, il a violemment reproché à ses collègues de l'Institut présents, de n'avoir pas voté pour Fouqueray, membre du comité! Effets désastreux. Réactions violentes et furieuses. En d'autres temps, peut-être que là aussi, on aurait fait appel au jugement de Dieu! Pauvres hommes.

5 juillet [1943]

Jugement du concours d'Architecture. Rien de sensationnel.

Dessiner avec un beau modèle, mais posant bien mal de l'"apparition de l'homme" pour la Porte.

Les concours de sculpteurs sont exposés. Il y a trois bons bas reliefs : Deltour, Fenaux, Revol. Tous les trois sont mes élèves du bon temps de chef d'atelier. Deltour est peut-être celui qui a le plus d'avenir. Lui, aura le prix demain, ou Fenaux. En sortant je vais chez Terroir. Le modèle du fronton pour S[ain]t-Denis est fait. Très bien. J'obtiens, par contre, bien difficilement, de le faire entrer dans les propositions indiquées pour l'École de médecine[2]. En une époque de réelle et saine unité artistique Terroir aurait eu une toute autre place, et méritée, que celle qu'il a, dans notre stupide [époque].

Une grosse bataille, déclenchée par l'Allemagne, est en cours sur le front russe. Peut-être est-ce vrai que nous arrivons aux heures décisives.

6 juillet [1943]

Fenaux obtient le grand prix. Je regrette Deltour. Si Deltour l'avait eu, je regretterais Fenaux. Mais je crois qu'entre les deux, Deltour est meilleur.

7 juillet [1943]

Matin : Dessin de "l'apparition de l'homme".

Après-midi, dessin de Psyché et Adonis pour le grand panneau "Le Couple humain devant la vie".[3]

Sur le front russe, il semble que les adversaires sont au corps à corps comme ces boxeurs poids lourds qui se martèlent les flancs, presque immobiles, sans qu'aucun avantage bien net soit marqué par l'un ou par l'autre. Mais dans le cas présent, le coup nul sera un gros désavantage pour l'Allemagne, qui, en fin de compte, supporte seule le poids de cette guerre idiote, dont la responsabilité incombe beaucoup plus à l'Italie qu'à elle. Hélas, l'idiotie de la chose n'en supprime pas l'odieux et la monstruosité.

Fenaux, très épanoui vient me voir en fin de journée.

8 juillet [1943]

Des tas de visites ce matin. De Hérain le graveur, le premier mari de la maréchale Pétain. Il me montre des choses d'Afrique, mais traitées sans beaucoup de caractère. Il est candidat à la prochaine élection à l'Académie.

Curieuse visite du jeune Prince Carol de Hohenzollern. Nom impressionnant qui n'est plus qu'un nom de l'histoire passée. Il est de la branche roumaine. Il voudrait faire de la sculpture et venait me demander des leçons. Nous en reparlerons à l'automne. Je n'aime pas être encombré par les élèves amateurs. Demander renseignements à Jaudon. Nous avons parlé de la situation générale. "Que pense-t-on, que fait-on en Roumanie"? "Nous avons perdu en Russie la moitié de notre armée. Nous avions à choisir entre les ogres en gants blancs et les ogres en gants rouges. Nous avons préféré les ogres en gants blancs. Maintenant nous attendons les Américains et les Anglais pour qu'ils aident, avec les Allemands à nous débarrasser pour toujours du danger russe". Il croit à un retournement, une alliance anglo-allemande contre la Russie! Il me disait que le général Noguès, lorsqu'il alla saluer le Sultan en quittant le Maroc, racontait à quelqu'un à Madrid que le Sultan lui aurait dit :

— À présent, Général, nous ne sommes plus sous le protectorat français, nous sommes sous le protectorat américain.

Quand on pense aux discussions esthétiques, surtout au fameux problème "Le but de l'art", on en arrive à la conclusion que la question est mal posée. Parce que l'art n'a pas qu'un seul but, il en a plusieurs. Voilà pour la première erreur. L'autre erreur consiste à prendre les moyens par la fin, c'est-à-dire l'exécution comme but en soi. Ça est jeu. Quand l'œuvre est achevée, l'exécution ne doit plus compter. L'homme en marche n'a pas la marche pour objet, ou alors elle est un exercice. L'objet de la marche est de porter d'un point à un autre; son but est le point à atteindre. Le but atteint, la marche n'importe plus.

Fenaux dîne à la maison. Très gentil, un peu terne. A-t-il l'étoffe d'un grand bonhomme? Il a trente-deux ans. Et n'a rien de bouillonnant.

10 juillet [1943]

Matin chez Lamblin, pour la question billet de chemin de fer. Il me fait attendre trois bons quarts d'heure. Les ministères peuvent retenir, paraît-il, pour fonctionnaires ou autres personnes en mission, des places. Malgré mon appréhension de quitter Boulogne, il faut tout de même aller voir ce qui se passe au Brusc. Surtout, je voudrais aller voir Ladis[4] et Lily à Clermont. Lily ne serait pas bien.

Très content du travail.

Les Anglais-Américains débarquent en Sicile. S'ils réussissent une opération aussi annoncée, se sera extraordinaire.

11 juillet [1943]

Je "reperle" le Cantique, de nouveau vers sa fin.

Visite du vieux modèle Franciosa. Il me dit qu'en Italie, tout le monde attend les Américains à bras ouverts. Quand je pense que j'ai fait des académies à l'École, avant 1900, à l'atelier du père Barrias.

Après-midi au Théâtre Hébertot pour voir Pygmalion de Bernard Shaw. Très amusante pièce, comme toujours riche d'observations sarcastiques. C'est de la bonne ironie et de la philosophie biologique. Son personnage principal homme n'est pas bon. Femme, très bien. Ce n'était pas joué avec suffisamment de fantaisie.

Les nouvelles siciliennes semblent, jusqu'à présent, favorables aux Anglo-Américains. les prisonniers sont, disent-ils, déjà nombreux.

12 juillet [1943]

Dans le métro, deux soldats allemands somnolaient devant nous. Deux beaux petits gars blonds, bien bâtis, avec des visages tout jeunes, et vraiment charmants. Combien de beaux jeunes hommes pareils sont tombés depuis quatre ans, pourrissent sur toutes les terres de la terre, combien de millions? et ces beaux Italiens, bâtis comme des statues antiques. Et ces deux peuples avaient à leur tête deux hommes venus du peuple. Deux hommes qui avaient fait la guerre, en simples soldats. Vers la quarantaine, ces deux hommes après une jeunesse sans éclat, une vie d'adulte assez douteuse, sombré dans des conditions presque sordides, se révèlent tout à coup des animateurs. Des circonstances exceptionnelles en font tout à coup les personnages les plus puissants du monde. C'est alors le cas de se souvenir du poète "et monté sur le faîte il aspire à descendre". Ces deux hommes avaient tous les moyens d'être grands. Il leur suffisait de ne pas penser à "leur gloire" mais au vrai bonheur de leurs peuples, c'est-à-dire à leur donner la paix, le bien-être, la prospérité. Et de l'assurer ainsi aux autres peuples. Car un chef d'État digne de ce nom est celui qui ne se considère pas comme isolé, n'ayant à tenir compte d'aucun des besoins de ses voisins. Un chef d'État puissant se doit à tous les peuples. Ses devoirs dépassent ses étroites frontières. Mais ces deux malheureux n'ont pas eu une mentalité supérieure à celle de quelque militaire aventurier. À leurs peuples d'abord, ils n'ont apporté que misère, oppression. Et à tous les autres peuples ensuite, misère, oppression, guerre, ruines, famine.. La mort partout. Et voilà l'Italie, la belle et heureuse Italie ravagée par la guerre. Benito? non Maledetto[5].

13 juillet [1943]

Médaillon de Louis Martin[6]. Il disait que si les Américains se maintiennent en Sicile, arrivent à s'y installer solidement, l'Italie s’effondrera. Elle voudrait déjà abandonner la partie. L'Allemagne la maintient à coups de menaces et de promesses. En cas de retournement de la situation tout notre Empire paiera, y compris l'Algérie. Mais M. Martin croit que tout dépend de la puissance de l'aviation et il ne lui paraît plus possible que l'Allemagne et l'Italie puissent reprendre la suprématie. L'Allemagne aurait attaqué en Russie malgré les demandes de l'Italie qui lui demandait de réserver ses forces pour lutter contre les débarquement éventuels. Mais l’Allemagne a préféré tenter d'éloigner le danger russe grandissant. Il semble qu'elle n'y soit pas parvenue. Les événements vont peut-être se précipiter. Cinquième acte? En tout cas quatrième.

Sur un autre plan, il me disait que de M. faisait des affaires avec son ami D. de P. Il préparait un nouveau livre dans le genre de son Ci-devant, mais, en raison des événements, bavant sur d'autres de ses amis. Il est toujours l'homme qui trahit Chaumié...

14 juillet [1943]

La façon dont marchent les événements en Sicile me stupéfie. C'est à croire que les Italo-Allemands ont été surpris! Trois mille bateaux ont déversé des troupes et du matériel avant que les défenseurs de la fameuse imprenable forteresse Europe aient eu le temps de se grouper! De dures batailles vont certainement avoir lieu maintenant. Mais les Alliés ont déjà de sérieux avantages, ont conquis en Sicile même de grands aérodromes. En même temps, en Russie, les Bolcheviks en fin de compte ont stoppé partout des attaques formidables. Peut-être est-ce là le vrai second Verdun? Il paraît qu'on aurait trouvé un ordre du jour de Hitler à ses troupes attribuant à l'Italie la responsabilité du désastre de Stalingrad et de la défaite de Tunisie. Ordre du jour datant du début de l'offensive dont on fait aujourd'hui une bataille défensive.

Bonne journée de travail. Benjamin[7] ce soir à dîner. Il paraît que la brave Madame Vergnaud est complètement stupide. C'est un véritable balancier. Elle va finir par perdre la meilleure des causes.

15 juillet [1943]

Travaillé dans l'enthousiasme. Jamais cette figure n'a été aussi bien. Les faux aplombs de face et de profil n'ont rien d'incertain, ni d'instable. Ils donnent la vie. Et c'est très construit. Maintenant je fais de la sculpture pure... Ça ne nuit pas au sentiment général, car la forme est notre unique langage. Je ne regrette pas la chute, mais le temps excessif passé. Il fallait six mois, j'ai mis plus d'un an! Et je croyais mettre trois mois.

Quand on fait de l'histoire de l'art, on divise cette histoire en temps anciens (pays divers) Moyen Âge, Renaissance (XV-XVIe), temps classiques, etc., temps modernes. Ce n'est là qu'une chronologie et qui ne correspond pas aux divisions de l'évolution artistique. Cette évolution est caractérisée par trois directives très nettes qui correspondent à des périodes très caractérisées : première, période religieuse; deuxième, période humaine; troisième, période individuelle. Période religieuse où l'Égypte en fournit l'exemple le plus typique; période humaine : C'est la Grèce qui en est le foyer. Période individuelle : commence à la soi-disant Renaissance (La vraie Renaissance a été le XIIe-XIIIe-XIVe qui fut une période religieuse). La Renaissance du XVe est une décadence, car elle n'est qu'une imitation artificielle. Toute l'histoire de l'Art oscille entre ces trois périodes fondamentales. À chacune correspond la tenue et la qualité de l'art.

16 juillet [1943]

Visite de Colladant. Il est fiancé avec la petite d'Andréis. Sa famille fait des difficultés. Il venait me demander d'écrire à ses parents, ce que j'ai fait immédiatement, car cette petite Andréis, comme nature, caractère, énergie, enthousiasme, est remarquable. Comme talent, c'est autre chose, mais ça n'a pas d'importance. Elle est jolie, ça en a plus.

Déjeuner à La Croix-de-Berny, dans le stade du métro, déjeuner offert par Martin et le comte Clauzel, (conseil d'administration du Métro). Tout le monde considère l'affaire de Sicile comme réglée... Et il paraît que deux armées beaucoup plus importantes préparent, entre autres, un débarquement en Hollande-Belgique (sept millions d'hommes sont réunis) et un débarquement dans les Balkans. J'étais à table, entre Martin et Baréty, (son père, docteur, a connu l'oncle Paul). Il explique la position Laval par une rancune farouche d'avoir été écarté du pouvoir et des motifs d'intérêt financier. Il regrette que P[étain] après la rupture de l'armistice ne soit pas parti avec Darlan. Ce fut une journée intéressante, visite des terrains de jeux et de sports. En sortant, nous croisons une escouade se rendant à la piscine. Baréty qui comprend l'allemand me dit :

— Un de ces hommes, en nous montrant disait à son camarade : "Tiens regarde comment sont faits des vainqueurs..."

De retour à Boulogne, coup de téléphone du jeune Trémois. C'était aujourd'hui le jugement du concours de peinture. C'est lui qui a remporté le prix. Il en est éberlué. Et moi qui croyais ce jugement la semaine prochaine. Sans doute le changement de date a dû être décidé à un de ces derniers samedis où je ne fus pas.

17 juillet [1943]

Les Anglais sont aux portes de Catane. Les Américains aux portes d'Agrigente... Laval, dans son dernier discours (il y a dix jours), disait : "Si jamais les Anglo-Américains réussissaient à débarquer n'importe où, ils ne resteraient pas quarante-huit heures."

Travaillé avec un enthousiasme de vingt-cinq ans à la Sulamite[8]. Ça avance, avance, avance. En fin de compte, quand on a du cran, ce n'est peut-être pas mauvais de sentir autour de soi, cette montée d'envieux, de médiocres, s'efforçant par tous les moyens à discréditer votre talent. On serre les dents. Cependant, avec ma nature consciencieuse, je n'avais pas, moi, besoin de cet excitant attristant, à tous les points de vue tellement injustifié.

Reçu lettre de P.A. Masson. Tout est d'accord maintenant pour le groupe du Père-Lachaise[9].

18 juillet [1943]

À l'École des B[eau]x-A[rts], l'exposition des concours de Rome de peinture. Concours faible. Pas beaucoup meilleur que celui de l'an dernier où l'on ne donna pas de prix. Cette année, on en a donné deux. Une erreur de convocation a fait que je n'ai pas été au jugement. Le petit Trémois a le second des premiers prix. C'est peut-être celui qui promet le plus. Mais quelle ignorance et quel mauvais tableau. Il devrait rester encore deux ou trois ans à l'École à faire des études sérieuses, mais il est intelligent et il m'a téléphoné qu'il était stupéfait et savait très bien son tableau mauvais. Donc, espoir. Je ne sais pas très bien ce que donnera Trévedy, le premier prix, et pourquoi avec une toile si boîte à bonbons, on lui a donné ce prix. Le meilleur était de Fabricant. Mais celui-là aussi, quel est son tempérament? En tout cas, il dessine fort bien. Il a fait des progrès. Il me paraît plus sensible. Guyennot continue à me décevoir. Sa toile de S[ain]te Véronique, était-elle un hasard?

Déjeuner avec les Caillet à Montmartre. Puis nous allons au cinéma. En fin de compte, journée perdue, car il n'y avait rien à glaner dans un film qui s'appelle Le Camion blanc et est une histoire de gitanes, sans aucun caractère.

19 [juillet 1943]

Dans l'atelier de pratique, j'aperçois ce matin une véritable bête de l'Apocalypse. Cela se tenait tout droit, immobile sur deux longues pattes. Ces deux hautes pattes étaient surmontées d'une boule hirsute de plumes d'où jaillissait un bec noir aux commissures jaunes. Je m'en suis approché sans que cela ait esquissé le moindre mouvement. Et comme c'était tout petit, tout petit, malgré ces rapports de proportions, je l'ai pris dans mes mains. C'était un petit rossignol des murailles tombé du nid, que depuis deux ans un couple a fait dans l'atelier. Ils y entrent par la cour. J'ai mis la petite bête dans une boîte et les parents viennent l'y nourrir, en sautant de tête en tête et en manifestant bruyamment pour me chasser.

20 juillet [1943]

Envoyé cinq dessins à l'exposition de l’Entraide. Au fond, je regrette, je ne devrais exposer mes dessins que dans une exposition d'ensemble.

Troisième séance de la médaille Martin. Ça vient difficilement. Il croit toujours à la fin avant décembre...? L'affaire sicilienne marche bien, cependant Catane n'a pu être enlevé. Je continue à rester stupéfait que cette opération ait pu réussir, même à ce degré là seulement.

21 juillet [1943]

Lagriffoul vient me voir ce matin. Nous parlons de choses et d'autres, entre autres, du film sur les sculpteurs. Il connaît ce Lucot, l'auteur. C'est Yencesse et Belmondo qui l'ont chambré. Mais il paraît qu'il est très déçu, parce que presque tous les photographiés l'ont engueulé, ne se trouvant, chacun, pas mis à sa vraie place. Dejean, parmi eux, cet imbécile personnage, lui a dit :

— Suis-je ou non le premier sculpteur de France? Alors, pourquoi m'avoir mis à un rang, comme derrière Maillol? etc.

Les autres à peu près pareils. Ce Lucot s'est aussi rendu compte que Maillol, ça n'était pas grand chose. Tout ça, bien inférieur.

À dîner, nous avions M. et Mme Mouraille. Couple tout à fait charmant. J'ai posé quelques questions directes. Première : Est-il vrai que, après Munich, Ribbentrop est venu à Paris, proposer une entente, à condition qu'on s'engagea à laisser l'Allemagne attaquer la Russie, à travers la Pologne, pour s'emparer de l'Ukraine? Réponse : c'est exact. Puis j'ai demandé comment est envisagé de manière concrète la position de la France dans l'Europe, la fameuse Europe nouvelle, sous l'hégémonie allemande? Réponse : Il y a la solution Reichwer et la solution nationale socialiste. La première est la solution militaire, c'est-à-dire reprise de l'Alsace-Lorraine, reprise des colonies, indemnité de guerre énorme, véritable tribut à durée énorme. La solution nationale socialiste s'occuperait moins des frontières (? savoir...) Mais M. Mouraille n'a guère pu me donner des précisions. Il disait qu'en ce moment, le Japon fait de très gros efforts pour parvenir à une paix russo-allemande. Des négociations avancées auraient eu lieu qui aurait fait échouer la Russie qui voulait Narwick...

22 juillet [1943]

À l'église russe, le mariage de Mme Stoyanowsky. Église de proportions heureuses (c'est le plan classique des petites églises byzantines de Grèce) mais la décoration en est banale. De la peinture cherche à imiter la mosaïque. C'est donc la fausse bijouterie. Cérémonie qui m'a beaucoup intéressé. C'est une réduction de la cérémonie du mariage des empereurs et impératrices byzantines. Les mariés sont couronnés symboliquement, mais la couronne ne doit pas toucher leurs têtes. Seuls, les empereurs ont le droit de la porter. Les garçons d'honneur tiennent donc à quelques centimètres des têtes ces couronnes royales. Symbole : Ils sont roi et reine l'un et l'autre. Autre symbole : le pope à un moment prend les mains unis des mariés dans sa main droite et les emmène. Les garçons d'honneur suivent tenant les couronnes au-dessus des têtes des époux. Ce curieux petit cortège fait ainsi trois fois le tour de l'autel. On forme ainsi le cercle d'immortalité. C'est évidemment un résidu du cercle magique de nos ancêtres. Mais à côté du déroulement des différentes phases de la cérémonie il y avait la musique et les chœurs qui jouaient un rôle équivalent. C'était très remarquable. Deux voix surtout avaient un accent d'émotion dramatique. Le chef des chœurs, qui chante seul un moment, au milieu de la cérémonie. Et la seconde du pope, basse profonde, qui chante à la fin un solo poignant comme du Moussorgsky. Après l'église, réception et dîner somptueux chez les Stoyanowsky. Ce fut très charmant, d'une grande distinction et il y avait plusieurs jeunes femmes ravissantes tout à fait. Nous sommes rentrés à pied. Retourné à la P[ariser] Z[eitung] le chèque qu'elle m'avait envoyé pour honoraires, il y a quelques jours. Bizarre histoire que cet article signé de moi, paru dans un journal, auquel je n'ai jamais rien envoyé.

23 juillet [1943]

Matin chez M. Rouaix, à la présidence du conseil pour la mise au point du texte  de loi sur la corporation. C'est un homme jeune et charmant que M. Rouaix, mais ne connaissant rien aux milieux artistiques, si variés, tout à la fois si sympathiques et si susceptibles. Quel artiste accepte de se considérer comme inférieur à un autre artiste?

24 juillet [1943]

Petite réception chez Poughéon, pour les nouveaux grands prix.

Les Anglo-Américains ont conquis les deux tiers de la Sicile en quinze jours. C'est stupéfiant. Une opération depuis si longtemps claironnée et attendue (d'aucuns disent espérés).

Je reçois une lettre de l'Institut allemand me demandant un article sur l'enseignement des Beaux-Arts en France pour une revue appelée : Cahiers franco-allemands. Ce serait avec plaisir que je collaborerais à des revues de ce genre, quand la situation de la France vis-à-vis de l'Allemagne, sera claire. Ce n'est pas le cas. Je regrette cette occasion de remettre au point tant de critiques idiotes répandues à l'étranger sur l'enseignement des Beaux-Arts en France.

25 juillet [1943]

Quelqu'un qui travaille dans le cinéma à la Continental Film disait que le directeur de cette firme venait de partir d'urgence au Portugal pour vendre son affaire aux Américains. Le directeur est allemand et toute l'affaire est allemande...

26 juillet [1943]

Paulette[10] me réveille téléphoniquement. En termes sibyllins elle m'annonce un événement sensationnel. Je me précipite sur la radio. Mussolini a démissionné. C'est évidemment sensationnel, mais il paraît que le roi appelle Badoglio qui est une brute. En tout cas, c'en est fini, espérons-le, pour toujours, du fascisme et de son inventeur. Donc, nous avons assisté à ce fait historique. Cette histoire de vingt ans qui a bouleversé le monde et s'achève dans la plus sanglante tragédie de l'histoire. Je me rappelle, en 1935, lors de l’inauguration de la Cité universitaire, ce même jour où la Société des Nations votait les sanctions contre l'Italie, ce professeur suisse, ami de Mussolini. Il avait été reçu la veille par lui, il lui avait dit entre autres : "L'Angleterre aura peut-être ma peau, mais ce sera dans la plus sanglante tragédie du monde". L'Angleterre, pour le moment, n'a que sa démission. C'est déjà quelque chose.

29 juillet [1943]

Médaille Martin. Benjamin[11] vient nous voir et nous bavardons un moment. Martin racontait que le maréchal Pétain recevait les maires des départements du Nord, le jour où Mussolini démissionnait. Rien n'était encore annoncé. Pétain leur dit : "Il est arrivé un événement qui peut nous être très favorable." Était-il au courant déjà? Est-ce à cela qu'il faisait allusion? Ou n'est-ce pas une phrase arrangée après-coup, par l’auditeur? En Italie, Badoglio commence par un serrage de vis encore pire que le fascisme! On ne sait où est Mussolini. Churchill vient de faire une déclaration excellente, très objective et sans haine. En Sicile la bataille pour Catane ne progresse pas. En Russie, il semble que les Soviets viennent aujourd'hui de remporter un important succès dans la région d'Orel. Bombardements aériens intenses. Et moi, je travaille dans le silence, à l'atelier, comme tant d'artistes. Et je pensais à cet imbécile de Mussolini, avec ses allures de parvenu. Et je pensais à cette belle Italie ravagée, à ce peuple si bon enfant et sympathique, martyrisé depuis vingt ans. Pourvu que ce Mussolini soit mis hors d'état de nuire. Peut-être a-t-il pu se sauver, en Allemagne, chez son ami Hitler? Ou en Espagne, chez son poulain Franco?

31 juillet [1943]

Dîner chez Riou. Avec nous un M. Waldmann, un Lyonnais, auteur dramatique. Il fait actuellement un film sur la vallée du Rhône et en demanderait la musique à Marcel[12]. On parle beaucoup, bien entendu, de l'Italie. Le roi et l'armée n'ont pas voulu accepter le programme allemand qui serait le suivant, grosso modo : L'axe reconnaît son infériorité en aviation et en marine. Il se considère comme nettement supérieur en armée de terre. Il s'agit donc d'amener les Anglo-Américains dans une bataille terrestre, qui doit être pour eux un Waterloo retourné. Pour cela, il faut être dans les meilleures conditions; le meilleur moyen est donc de se concentrer, tandis que l'adversaire se dispersera, allongera de plus en plus ses lignes de communication. C'est la doctrine de "réduit national" dans lequel Italie et Allemagne se refermeraient. En effet, on abandonnerait toute l'Italie jusqu'au Pô, la France en partie, les Vosges et la Meuse formant la ligne frontière nouvelle, etc. En même temps, on négocie dans la mesure du possible, avec la Russie. On demande à la Suisse d'entrer dans l'Alliance. La Suisse a refusé. Alors on lui a demandé de fournir 40 000 spécialistes. Refus nouveau. On propose à la France un traité de paix et une alliance contre une armée de 400 000 Français... Naturellement, avant de faire cette opération de repli, on vide le pays, on emporte tout ce qu'on peut, surtout les récoltes. Et puis on attend et on espère livrer dans les plaines lombardes la dernière bataille de la guerre. C'est le plan que, paraît-il, Mussolini rapportait de l'entrevue de Vérone, et c'est peut-être finalement celui qui sera mis en application par force. Tout au moins en ce qui concerne l'Italie. Car, à mon sens, Badoglio ne peut pas demander actuellement un armistice. Logiquement, il doit rester dans la guerre, tant qu'il aura derrière lui des kilomètres pour se replier et une armature gouvernementale. Il ne faut pas oublier la "reddition sans condition" exigée des Anglo-Américains. La guerre reste une immense inconnue jusqu'à la dernière cartouche tirée. En attendant, on arrête tous les membres de la famille Mussolini, le comte Ciano compris et son abominable femme, cette Edda si laide et si vulgaire.

 


[1] Françoise Landowski-Caillet et Gérard Caillet.

[2] Nouvelle faculté de médecine.

[3] Nouvelle faculté de médecine.

[4] Ladislas Landowski et sa femme Amélie.

[5]. "Maudit", en italien.

[6]. Manuscrit : "Paul Martin".

[7] Benjamin Landowski.

[8] Cantique des cantiques.

[9] Le Retour éternel.

[10] Paulette Landowski.

[11] Benjamin Landowski.

[12] Marcel Landowski.