Novembre-1943

1er nov[embre 1943]

La statue fait maintenant des bons décisifs. Aujourd’hui notamment. J'ai, naturellement, toujours le modèle près de moi, mais c’est maintenant le moment où l’on s’en libère, bien que cette expression ne soit pas très juste. C’est le moment où l’on se libère du modèle-posant pour se rapprocher du modèle-mouvant. C’est le fameux mystère du mouvement, du mouvement fixé, saisi, non immobilisé (l'erreur de David dans les Sabines : Romulus) Il faut réunir plusieurs temps, c’est tout le secret, si l’on veut. C’est toute la difficulté.

Je pense à la mode actuelle chez les sculpteurs de ne plus exposer que des torses. Je me rappelle avoir entendu un jour un conférencier (Je crois que c'était Sacha Guitry) nous expliquer "spirituellement" qu’il n’y avait pas de raison de ne pas considérer un torse sans tête comme aussi intéressant qu’une tête sans torse. Voilà le type d’un beau sophisme. Alors pourquoi pas un pubis ou une paire de genoux. J’entends bien l’intérêt uniquement technique du morceau. Vraiment est-ce au morceau pur qu’on veut nous ramener? Alors faites le bien, le morceau, messieurs, soyez forts. Mais retournez à l'École, d'abord vous en avez tous besoin. Car vous êtes faibles, vous ne savez rien, et vous faites tous la même chose. Une tête, c’est un tout par l’expression.

3 nov[embre 1943]

Les radios retentissent des échos de la conférence de Moscou. Ici, on fait la moue méprisante. Pour le présent c’est du bluff. Pour l’avenir, ce n’est qu’une réédition de la Société des Nations, quant à l’Autriche, chacun sait que c’est l’Autriche qui a appelé l’Allemagne, et que, par conséquent, vouloir refaire une Autriche indépendante est une sottise. Quant aux autres nations d’Europe, qui ne sont pas mentionnées dans les communiqués, c’est un signe que les Anglo-Américains les abandonnent aux Russes, etc. Mais je crois que l’événement est d’une très grande importance. Je ne serais pas étonné qu'une des premières conséquences de la conférence soit la demande à la Turquie concession analogue à celle demandée au Portugal. Puis nous allons assister à un effort militaire conjugué, qui sera énorme et sans doute décisif. Mais à quel prix! D’autre part, il ne me parait pas possible que l’Allemagne n’ait pas quelques tours en réserve (genre mines flottantes) comme ces fameuses fusées stratosphériques et ne renoncera qu’après avoir essayé. S’il n’y a pas quelque chose de ce genre, sa résistance est folie. Il est vrai que sa guerre et tout ce qui l’a précédé en est déjà une fameuse. Quant au programme pour la paix, rien ne sera viable si un système douanier nouveau n’est pas trouvé. Il ne faut pas que des prix artificiels augmentent le coût de la vie dans certains pays, pour favoriser de grosses industries importatrices et bien d’autres questions du même genre.

Retouchés des cires chez Barbedienne. Ce matin j’ai remontré le Cantique à Marcel et Jacqueline[1]. Je remarque avec satisfaction que cette statue, on la regarde longtemps, on s’assied pour la regarder.

Ce qui se passe en Italie est fort intéressant. La question de l’abdication du petit roi [2]est posée. Je me rappelle ce que me disait Aymon, il y a huit ans "nous le pendrons avec Mussolini, car il a soutenu ce gangster". En se plaçant au point de vue du roi, sa grosse sottise a été de laisser faire la guerre, alors que, je le sais par la princesse Maria[3] (quand je faisais le buste de la Grande Duchesse du Luxembourg) alors qu’il y a était absolument opposé. C’est le comte Sforza qui mène la campagne. Tout ce qui se passe, partout, en ce moment est intéressant du point de vue de Sirius... Mon Dieu! de notre point de vue aussi.

On est très inquiet du sort du fils du docteur Charles Richet. On craint qu’il ne soit fusillé. Jacqueline Richet[4], arrêtée depuis plusieurs mois, restée longtemps à Fresnes, aurait été transférée on ne sait où.

4 nov[embre 1943]

La guerre se joue définitivement à Krivoïrog. Les Russes rencontrent là une résistance très sérieuse et jusqu’à présent efficace. Mais le succès allemand est léger, en comparaison de l’écrasante défaite subie à Mélitropol. Une fois le Dniepr franchi à Kerson, l’affaire Krivoïrog sera, je crois, bien vite réglée. Cependant les Anglo-Américains sont à Ivernia (150 km de Rome). Le recul allemand, il fait penser au recul du tigre que le dompteur refoule à coups de fouet, et qui cède, mais les lèvres retroussées et avec des retours de griffes dehors contre lesquels il faut être prêt.

Le petit roi V[ictor]-E[mmanuel] serait arrivé à Naples. Il vient devant Sforza et ses partisans, plaider sa cause et défendre sa couronne.

À la fin de ma séance aujourd’hui, regardé la figure à la lampe. Excellent effet. Forme pleine, je peux être tranquille.

Indirectement par les Gregh, bonnes nouvelles de Jean-Max[5].

5 nov[embre 1943]

Buste de M. Baudinière. Il m’arrive fort agité par de récents incidents auxquels il a été mêlé au Comité du Livre[6]. Il me raconte qu’à une réunion récente du dit Comité, le président responsable s’efforçait d’expliquer et de justifier les raisons pour quoi la France est complètement réduite à l’inaction par la répartition, alors qu’en Belgique les éditeurs ont tout ce qu’ils veulent, que des maisons d’édition nouvelles se fondent sans difficultés. Baudinière prit la parole, mit les pieds dans le plat, disait que les Allemands sont les responsables, que leur malveillance vis-à-vis de l’édition française et de la culture française (intellectuelle) est évidente et active (La seule culture qu’il voudrait laisser à la France est la culture maraîchère), la chose fut répétée aux Champs-Élysées et lorsque Caboche, ces derniers jours vint demander sa répartition mensuelle, il fut très mal accueilli et Baudinière fut malmené, en paroles, jusqu’à présent les choses en sont là. Il me dit que, de part et d’autres, il y a de grands mouvements de troupes, la flotte anglo-américaine étant en grande partie remontée vers le Nord, et des trains fort nombreux, de troupes et matériels allemands y retournent d’Italie. Est-ce la conséquence de la conférence de Moscou? Ou l'exécution d'un plan préétabli? J’aimerais mieux la seconde hypothèse. Eden et Mesmen Joglou sont au Caire. Il ne peut s’agir que des Dardanelles et de Gallipoli. Le moment crucial approche.

Cependant je travaille de bonnes et longues journées. Je ne suis pas le seul.

Il paraît que le général de Gaulle a prononcé un remarquable discours à Alger à l’ouverture de la session d’une chambre consultative élue par les diverses organisations de résistance. Je n’ai pas entendu ce discours. Tout ce que j’ai entendu du général de Gaulle m’a toujours paru remarquable. Bon sens. Largeur d’esprit, générosité. Sens politique en même temps.

6 novembre [1943]

À l’exposition de la Samothrace, où nous attendons plus d’une demi-heure le préfet qui finalement ne vient pas, nous fait annoncer la venue d’un de ses attachés qui n’est pas venu non plus, mais lui sans s’excuser. Par contre arrivent à l’heure très corrects deux officiers représentant L'hôtel Majestic.

Hautecœur inaugure donc, secondé par Taittinger et moi-même. Vraiment est-ce la peine de tant d’affaires pour d'aussi petites expositions. Quelques bons petits paysages comme tout le monde en fait aujourd’hui. Exposition genre cercle. Hautecœur relève d’une congestion pulmonaire.

Déjeune au Cald'arrosti où Lejeune nous annonce que les Allemands préparent contre l’Angleterre une expédition massive de gaz d’une effroyable toxicité. Je suis entre Samuel-Rousseau et Rabaud. Rabaud me dit que Jacqueline arrêtée, n’a été interrogée que trois mois après son arrestation. C’est le système. On attend que l’inculpé ou l’inculpée soit bien affaibli, déprimé. En les bousculant, mélangeant les promesses d’indulgence et les menaces du pire, on cherche à obtenir des aveux, des dénonciations. Quand ça ne réussit pas, quelques semaines après, on vous relâche. À l’Institut, j’apprends la prise de Kiev. C’est un nouveau succès considérable. Bouchard, hargneux, déclare savoir que les Allemands se retirent sans laisser un écrou derrière eux. Séance à-peu-près comme toutes les séances. Prinet nous lit cependant une notice sur Meunier, excellente, pleine de sensibilité. On parle de la vacance d’un siège de sculpteur. Tournon et Denis se proposent de lancer de nouveau une candidature Despiau, ce bonhomme discrédité par son attitude vis-à-vis de Brecker. J’aurais voté pour lui il y a un an, je ne le ferai plus maintenant. Et puis vraiment, cet excès de réclame, cette manière pharmaceutique m’irrite par trop. Nous avons quinze sculpteurs meilleurs que lui.

Chez Madame de Dampierre, les habitués ordinaires. Hautecœur revenait d’inaugurer une exposition des "moins de trente ans" et remarquait que personne ne dessine plus, ne sait plus dessiner. À qui la faute? Voyez le Musée d’Art Moderne dont vous êtes responsable. M. Bardoux me dit que Charles-Roux lui a dit que l’accord était fait avec la Turquie qui donnait aux Anglo-Américains le passage des Dardanelles et ses camps d’aviation.

Longue conversation avec Georges Lecomte. Ils sont tous les mêmes. En paroles, ils se lamentent sur l’effroyable décadence de l'art français, auxquels ils ont contribué par lâcheté. Je m’excuse auprès de lui de ne pas lui avoir encore écrit pour le remercier de son papier sur mon livre. Il me dit que c’est un livre courageux et qu’il faut en ce moment prendre position :

— Les journaux ne prendraient pas d'articles disant ce que nous pensons. Ils sont payés par les consortium des marchands et ne doivent louer que certains artistes et essayer de discréditer les autres. Les critiques actuels sont tous des hommes à solde. C’est pourquoi je n’écris plus rien sur l'art.

C’est cette dictature de la presse dont je parle dans mon livre, les "Saturnales du pouvoir" dont parlait voici déjà longtemps Balzac. L'expression est parfaite. C’est cependant Lecomte qui s’est amusé à faire ériger sur une place publique le Balzac de Rodin. Belle esquisse mais pas statue de place publique. En vérité, il n’y connaissent rien et sont dans une perpétuelle incohérence.

7 novembre [1943]

Je préside aujourd’hui le déjeuner des intellectuels, qu'Irèné Maugée maintient à bout de bras. Ce poète famélique est devenu restaurateur malgré lui. En effet, au moment de la fondation des restaurants communautaires il a été mis en demeure d’abandonner son local de l’avenue d’Orléans dont on avait décidé de faire un de ces restaurants. Alors il décida d’en devenir le patron. Comme il a un assez grand jardin à la Celle-S[ain]t-Cloud qu’il cultive lui-même, il assure ainsi le ravitaillement en légumes de son entreprise et finalement il gagne quelque argent. Le local est tristement délabré. Tables de marbre blanc tachetées entourent la salle. Pas même de nappes en papier. Le plafond est bas. C’est une salle d’angle. Les murs sont marrons en bas, vieux jaunâtre pour le reste. Dans le fond donnent trois portes côte à côte. Sur celles de droite et de gauche il est écrit : W-C Dames, W-C Hommes. Celle du centre porte "secrétariat". C’est tordant. Des cabines téléphoniques avec : Ville, provinces, étrangers, sont bourrés de choux, de carottes?, etc., Irénée Maugé plus sale, plus taché que jamais, les mains noires, indiscutablement crasseuses. Mais c’est charmant de sincérité. Les intellectuels sont venus peu nombreux. L’affaire du restaurant universitaire a dispersé les écrivains et artistes. Un déjeuner fort maigre, tous les mois, n’attire plus guère. On m'a fait des discours charmants. Irénée Maugé et Marc Chesneau, un poète fort sympathique. Il avait lu le livre de Isaye et lui reproche de ne pas être vivant, ma personne n’y paraissant pas.

Retournant prendre le métro du retour, je repasse devant le Balzac. Comme il fait mal décidément. Je ne peux m’empêcher de penser pauvre Balzac, pauvre Rodin. Rodin ne voulait pas le laisser placer. Il l’avait repris chez lui pour le continuer. C’est tout de même G[eorges] Lecomte le principal responsable.

Lily[7] semble commencer une grave maladie. Paulette[8] parle de congestion pulmonaire.

9 nov[embre 1943]

M. Baudinière. Buste très difficile, tout en expression. Il faut saisir quantité de nuances instantanées. Il faut que je le fasse parler tout le temps. Le sculpter immobile, même très ressemblant, ne le ferait pas ressemblant. Or c’est la difficulté, faire ressemblant. Je ne suis pas du tout de cette école de la facilité où l’on décide avec supériorité que la ressemblance importe peu, que la qualité plastique ou picturale importe seule. Je prétends que sans la ressemblance il n’y a pas de qualité plastique, ou bien une qualité plastique bien banale. Réunir les deux, c’est la vraie difficulté.

Il ne raconte rien de bien intéressant. Il a reçu cependant une femme journaliste venant de Turquie. Elle ne lui a rapporté que des racontars sur les tractations entre Russes et Allemands, entre Anglais et Allemands se déroulant en dessous parallèlement aux conversations directes entre Russes et Anglo-Américains. Avec quelle facilité on accepte comme vrai tout ce qui est caractérisé par l’esprit de trahison. Infinie bêtise humaine! Je suis bien convaincu que Russes, Anglais, Américains agissent très loyalement vis-à-vis les uns des autres. Baudinière me parle toujours avec enthousiasme de ses recherches et découvertes concernant la fabrication du papier, qui libérerait la France de toute importation étrangère.

Discours tonitruant de Hitler. C’est à son tour de parler de la dernière bataille, la seule qui compte... Jamais, lui étant là, l’Allemagne ne cédera. Mais, étant donné les sacrifices énormes qu’elle fait, elle ne supportera pas que ses "Alliés" renâclent (sic) devant des sacrifices équivalents. Il reconnaît que, au moment de la défection de l’Italie, l’Allemagne s’est trouvée en situation très grave. Mais "la stratégie d’escargots des Anglo-Américains lui a permis de se rétablir".

Téléphone de Boschot à propos de l’élection du sculpteur. Je lui dis mon ennui de l’intention de quelques-uns de susciter à nouveau la candidature Despiau, si discrédité moralement. Je vais à nouveau écrire à Gaumont. Si ce serin voulait se présenter, je crois que tout s’arrangerait.

C’est une pneumonie qui finit par se déclarer franchement. Dans quel état de faiblesse, en trois jours, ce mal a mis Lily. C’est terrifiant. Paulette est calme, m’assure qu’il n’y a aucune inquiétude à voir.

12 [novembre 1943]

Discours invraisemblable du Chancelier. Pareille inconscience ne peut être que sincère. C’est là son signe dangereux, parce que irréductible. Il y est dit que l’Allemagne, comme l’Italie, sont entrées en guerre contraints et forcés, que jamais elles n’avaient menacé personne, tandis que les louches intrigues de la Lettonie, Lituanie, du Danemark, de la Hollande, de la Belgique, de la Norvège ne sont plus à démontrer, et leur caractère menaçant! Puis terribles promesses de représailles pour "l’inhumaine Angleterre". On verra ce qu’on verra! Attendez! Patience! Elle sera rasée!

13 [novembre 1943]

Je rentre de la séance de l’Institut. Boschot m’appelle au téléphone :

— Maurice Denis vient de se faire écraser par un camion boulevard S[ain]t-Germain.Tué sur le coup. Fracture du crâne.

Perte très grande pour l’Académie. Homme affable, bienveillant, rien du caractère partisan de ses compagnons, Perret et autres. Plus je l’ai approché, plus je l’ai estimé.

Quelle pénible impression cette séance de la section de sculpture où j’étais seul avec Niclausse, avec devant nous, ces trois médiocres : Descatoires, Gasq, Lejeune, et ce méchant Bouchard. Ils ont voulu tous les quatre déclarer tout de suite la vacance Desruelles. Je ne suis pas partisan de ces élections quand même. C’est Drivier qui sera élu si, définitivement Gaumont ne se présente pas. Avec Drivier, qui n’a rien de bien admirable comme sculpteur, nos réunions de section seront moins ternes, en tout cas.

14 novembre [1943]

Ma petite Françoise[9] a débuté à Pasdeloup. Très gros, très réel succès. J'étais dans l’angoisse pendant qu’elle jouait, parce que je savais que dans son lit, dans le moment le plus aigu de sa maladie, Lily l’écoutait. Les conséquences ne sont pas catastrophiques. Poussée de fièvre, bien entendu. Pas trop excessive. Ne pas la laisser écouter n’aurait pas empêché la tension nerveuse. La bonne Mme Bouche, l’infirmière, l’assure. Paulette reste rassurante. Lily est incroyablement jolie, amenuisée, quelle faiblesse!

15 [novembre 1943]

Grosse amélioration, chute quasi verticale de la température.

Et voilà que nous arrive la nouvelle de la mort de Henri Martin. Perte à mon avis plus grande, que celle de Maurice Denis. C’était un plus grand peintre, beaucoup plus grand, moins intrigant. La situation de M[aurice] D[enis] était beaucoup plus importante parce qu’il écrivait et s'était, très jeune, classé parmi les "indépendants" les "révolutionnaires"! Vraiment comiques ces bourgeois rentés, réactionnaires dans leur existence et défendant l’anarchisme intellectuel. J’ai oublié que jadis, à mon retour de Rome, Maurice Denis m’empêche d’avoir la décoration du Théâtre des Champs-Élysées et la fit donner à Bourdelle. Du moins dans mon comportement vis-à-vis de lui, j’ai fais comme si j’avais oublié.

16 [novembre 1943]

Baudinière me dit qu’il se passe des choses très graves, à Vichy. Le Maréchal devait hier ou avant-hier prononcer un message au peuple de France. D’heure en heure on annonçait à la radio Vichy : "Ne quittez pas l’écoute, le chef de d'État vous parle". À la place du message, on jouait des rigodons-disques. Bref, le Maréchal n’a rien pu dire, parce que les Allemands se sont opposés. Ce message paraît-il, annonçait la décision du Maréchal de réunir l’Assemblée Nationale et de lui déléguer les pouvoirs pour désigner son successeur. C’était un coup droit à Laval. D’où, à l’instigation de ce dernier, veto des Allemands. Mais tout cela est-il vraiment grave? Tout cela a-t-il vraiment la moindre importance?

Je reçois la coupure d’un article de Réau dans l’Opinion, sur la sculpture actuelle en France. C’est conformément aux directives du moment, des éloges sur Maillol et Despiau et quelques-uns de leur bande. À la fin il dit cependant : on ne peut cependant ignorer les artistes d’une autre formation, comme Bouchard et Landowski et ne pas reconnaître le mérite d’une œuvre comme le monument de la Réformation à Genève... Et c’est tout. Ce monument qui est certainement le meilleur morceau de sculpture de la première moitié de ce siècle. Maillol ou Despiau ont-ils jamais campé une seule figure de cette difficulté, composé un bout de bas-relief comme les nôtres? Et toute l’œuvre de Bouchard. Et toute la mienne. J’ai beau me contraindre à l’indifférence vis-à-vis de ces campagnes perfides, au fond de moi, bien souvent, quand je suis seul, dans mon atelier, au travail, au milieu de tout ce passé où il y a des choses qu’aucun de mes contemporains n’est capable de faire, je me sens triste et dégoûté! Après tout! ne nous plaignons pas. J’aurai tout connu, y compris l’injustice et l’incompréhension. Trouvons y valeur tonique. Mais j’ai bien de la peine à me retenir d’écrire une lettre d’engueulade à ce pachyderme de Réau.

17 [novembre 1943]

Le bruit circule de la démission du Maréchal. D’aucun disent qu’il ne pense pas à démissionner, mais qu’il boude. Il se refuse à signer les pièces qu’on lui présente. alors on les signe à sa place dans la pièce à côté. Et le Maréchal est content de soi. Les autres s’en fichent. Et tout est pour le mieux dans le meilleur des États.

18 [novembre 1943]

Contre-attaque allemande à Gitomir[10], avec succès. Dans la mer Égée ils viennent de prendre une des dernières îles du Dodécanèse italien. Quel dommage qu’il y ait derrière tant d'héroïsme chez ce peuple, un si terrible programme d’asservissement. C’est pourquoi ils sont seuls, c’est parce que le programme de la France en 14-18 était tout autre, qu’au centre de son drapeau brillait le mot Liberté qu’elle ne fut pas la seule et qu’elle gagnât. Malheureusement après...

19 novembre [1943]

Baudinière me dit qu’à Paris s’organise un nouveau gouvernement. Il contiendrait Luchaire, Déat, Guilbeau (homme de Doriot). On parle aussi de de Monzie, Frossart (mais je ne crois pas que ces deux là marchent dans pareille combinaison. Elle aurait pour but d’abord de faire la paix avec l’Allemagne, ensuite de contracter une alliance. Bref d’arriver à un retournement d’alliance et de jeter la France - dans quel état - dans la guerre. Il faut encore de jeunes êtres au Moloch! Pareil programme n’est pas impossible, malgré sa folie. Baudinière prétend que les ports norvégiens puent à plein nez le pétrole. Ce seraient des convois américains de briseurs de blocus convoyés par des sous-marins allemands. Son buste vient bien.

20 [novembre 1943]

Mme Bouche, l’infirmière de Lily, qui fut plus d’un an à Drancy, nous raconte que là-bas, malheureusement, entre eux, ces malheureux ne se conduisaient pas magnifiquement. Au moment des départs surtout, ils se vendaient entre eux, un morceau de pain 200 F, un paquet de cigarettes 5 à 600 F, voir la cigarette 100 F et même la bouffée 20 F! Les gendarmes faisaient le trafic des lettres, 50 F en temps ordinaire, 200 F au moment des départs. Comme certains recevaient des paquets magnifiques, d’autres moins bien, d’autres pas du tout, les autorités décidèrent qu’on les mettrait en commun. Alors beaucoup écrivirent de ne plus en envoyer. Pauvre humanité!

24 nov[embre 1943]

Jacques[11] de passage, nous dit qu’il y a des tractations à Lisbonne? Elles échouèrent à cause de la volonté de l’Allemagne de conserver une armée de 100 000 hommes et de l’irréductible opposition russe à cette concession. La Turquie doit mettre ses bases à la disposition des A[nglo]-A[méricains]. Elle aura en compensation Alep. Cette donation aurait contribué au mouvement libanais, etc.

 


[1] Marcel et Jacqueline Landowski.

[2] Victor-Emmanuel III d’Italie.

[3] Maria de Savoie, fille de Victor-Emmanuel III.

[4] Nièce de Charles Richet, elle est arrêtée et déportée ainsi qu’Olivier le fils de Charles.

[5] Jean-Max Landowski.

[6] Comité d'organisation des industries, arts et commerces du livre créé en 1941.

[7] Amélie Landowski

[8] Paulette Landowski

[9] Françoise Landowski-Caillet.

[10] Probablement Jytomyr en Ukraine.

[11] Jacques Chabannes.